LE NUMÉRIQUE POUR “AUGMENTER” LE THÉÂTRE ?

Étude de cas : To Like or Not, Émilie Anna Maillet

Écrit et mis en scène par Émilie Anna Maillet et coproduit avec la Compagnie Ex Voto à la lune, le spectacle To Like or Not incarne une forme innovante de théâtre numérique, jouant avec les frontières entre l’art scénique traditionnel et les technologies contemporaines. La pièce de théâtre explore les dynamiques des relations dans une bande d’adolescents, relations humaines marquées par l’omniprésence des réseaux sociaux. Conçu pour provoquer la réflexion sur les rapports sociaux d’adolescents à l’ère numérique, To Like or Not plonge les spectateurs dans un monde hybride. Lors des premières minutes de la pièce, les spectateurs sont invités à suivre un live Instagram d’un des personnages de la pièce en scannant un QR code affiché sur le rideau. La première rencontre avec l’intrigue se fait donc littéralement sur les réseaux sociaux, via son smartphone.

Ouverture de la pièce de théâtre par un live Instagram d’un des personnages

La pièce ne fait pas qu’explorer les dynamiques et les enjeux du numérique, puisqu’elle intègre le numérique sur tous les plans de sa conception : augmentation grâce à la réalité virtuelle, comptes Instagram pour chacun des personnages principaux, numérique dans la scénographie et l’esthétique… Présenté comme un spectacle “augmenté”, le projet, en complément des financements classiques du spectacle vivant, a obtenu des fonds de plusieurs organisations dont les projets sont dédiés au numérique ; le Fonds de soutien à la création artistique numérique, une aide du CNC accordée à la préproduction d’oeuvres pour la création immersive et du dispositif « Expérience augmentée du spectacle vivant » du plan France 2030 et opérée par la Caisse des Dépôts. 

Ces dispositifs numériques permettent aux spectateurs d’approfondir la compréhension des personnages, d’assurer une expérience de communication continue au-delà du cadre de la pièce, de permettre une multiplicité de discours pluriels au théâtre que dans d’autres médiums artistiques, d’enrichir la proposition scénographique etc. Cette forme de théâtre augmenté est un exemple frappant de la manière dont le numérique peut redéfinir les pratiques artistiques. En intégrant des outils comme la réalité virtuelle et les réseaux sociaux, To Like or Not offre une expérience théâtrale hybride qui s’appuie sur les potentialités technologiques pour enrichir l’expérience du spectateur. En explorant ces nouvelles dimensions, ce spectacle ouvre la voie à une réflexion sur les possibilités du numérique pour « augmenter » le théâtre, et soulève des questions sur l’évolution de la relation entre l’art et le public à l’ère du numérique.

Un projet théâtral étendu au delà de la scène

Dépassement de la scène : 

En parallèle du spectacle et de l’expérience physique de la scène, proposition d’une expérience (facultative), les spectateurs peuvent se retrouver dans la pièce, interagissant avec les personnages via des casques de réalité virtuelle. Cette expérience donne accès à une immersion totale. Les spectateurs ne sont pas simplement des observateurs, mais deviennent des acteurs de l’expérience, capables de dialoguer et d’interagir avec les personnages en 3D. Cette immersion redéfinit la relation classique entre l’artiste et le public, et introduit une nouvelle forme de narration. Avant de découvrir le spectacle, le public connaît donc les personnages, les dynamiques et les situations.

L’expérience immersive existe essentiellement pour un projet de sensibilisation sur le harcèlement. Elle permet, particulièrement aux scolaires, de revenir plusieurs fois sur des situations par différents biais, comprendre les scènes de harcèlement et comment y faire face. Le théâtre par immersion devient un nouvel outil de médiation. 

Construction d’un monde “réel” sur les plateformes. 

L’existence des personnages sur les réseaux sociaux prolonge l’univers de la pièce au-delà de la scène, en créant un véritable parallèle avec le monde réel. Depuis 2022, chaque personnage possède un compte Instagram actif, alimenté régulièrement avec des contenus qui reflètent sa personnalité, ses centres d’intérêt, ses relations. Ces profils construisent un univers narratif cohérent et autonome, où les amitiés, les conflits, les couples ou les passions sont déjà en place avant même le début du spectacle. Ce dispositif permet une immersion prolongée, où le théâtre s’invite dans la vie quotidienne du public, et brouille volontairement les frontières entre fiction et réalité.

L’Esthétique de la mise en scène et les nouvelles formes de jeu par l’intrusion du numérique

Le spectacle donne aux comédiens et à la metteuse en scène un nouvel imaginaire et une nouvelle façon de faire du théâtre. 

Le numérique permet de mettre en scène avec précision des situations où il occupe une place centrale, notamment dans la vie des adolescents. Certaines scènes montrent les personnages interagir via des jeux vidéo ou des échanges numériques. Ces moments prennent sens grâce à l’intégration du numérique dans la mise en scène, qui les rend plus naturels, plus crédibles. Des conversations écrites, projetées sur des écrans mais non lues à voix haute, apportent une narration discrète mais essentielle. Elles rendent visibles les non-dits, les tensions ou les émotions, reflétant les nouvelles formes de communication, souvent silencieuses mais intenses. Ces choix permettent à la pièce de témoigner avec justesse des codes et réalités contemporains.

Sur le plan esthétique, le numérique transforme aussi la scénographie. Les écrans, omniprésents, investissent toute la hauteur de la scène, élargissant l’espace dramatique. On navigue entre différents lieux, moments, et points de vue. Grâce aux projections, aux smartphones ou aux réseaux sociaux, le spectateur est transporté dans un théâtre éclaté, à la fois sur scène, en ligne et dans l’intimité des personnages. Le numérique devient ainsi un outil de narration à part entière, aussi visuel que dramaturgique.

© Pascale Cholette

Limites : un théâtre augmenté… mais à quel prix ?

Si To Like or Not ouvre des perspectives passionnantes pour une hybridation entre théâtre et numérique, cette proposition audacieuse révèle également certaines tensions et limites dans sa mise en œuvre.

Une présence numérique inégale

L’un des constats relevés est la disparité dans l’usage du numérique tout au long du spectacle. Très présent dans la première partie – via les interactions sur Instagram, les projections, les discussions textuelles et les éléments immersifs – le dispositif s’estompe à mesure que l’action dramatique s’intensifie. Ce retrait progressif interroge : s’agit-il d’un choix volontaire pour revenir à l’émotion brute et à l’incarnation sur scène ? Ou d’une limite du dispositif lui-même, trop envahissant ou distrayant lorsque les enjeux dramatiques prennent le pas sur l’esthétique ? Cette variation peut aussi générer une forme de rupture de rythme ou de confusion chez le spectateur.

Des contraintes techniques encore présentes

Le recours à des outils numériques innovants s’accompagne inévitablement de risques techniques, et To Like or Not n’y échappe pas. Lors des captations en direct intégrées au spectacle, certains spectateurs ont noté un décalage entre l’image projetée et l’action sur scène, provoquant une perte de fluidité. Le journal Le Monde souligne ainsi que «saturé de sons et d’images, le théâtre s’englue lui aussi dans ces mondes virtuels parallèles”. Ces accrocs nuisent à l’effet d’immersion et rappellent que la réussite d’une telle intégration repose sur une technologie irréprochable, encore difficile à atteindre dans le cadre d’une production théâtrale.

Une immersion qui peut rester superficielle

L’expérience immersive, bien qu’innovante, peut manquer de profondeur narrative. Comme l’indique Sceneweb, si la réalité virtuelle permet d’entrer dans la peau d’un personnage, certaines scènes projetées souffrent d’un traitement encore trop lisse ou stéréotypé, avec un aspect gadget qui peut parfois desservir l’intention initiale. Le potentiel pédagogique (notamment autour du harcèlement scolaire) est indéniable, mais il demande une écriture plus fine et plus nuancée pour véritablement toucher le public.

Le risque d’un “théâtre éclaté”

Enfin, la multiplication des supports – scène, réseaux sociaux, réalité virtuelle, live Instagram – interroge la cohérence du projet théâtral. Le spectateur, surtout s’il n’a pas suivi le dispositif dans son ensemble (notamment les réseaux sociaux en amont), peut se sentir déconnecté de l’univers proposé. Ce « spectacle transmédia » impose presque une préparation pour en saisir toutes les strates narratives. Cela pose une question de démocratisation de l’accès à l’œuvre : le spectacle s’adresse-t-il toujours à tous les publics, ou seulement à ceux déjà familiers de ces codes numériques ?

Conclusion

Le spectacle To Like or Not d’Émilie Anna Maillet illustre parfaitement comment le numérique peut enrichir et transformer le théâtre en proposant une expérience immersive et interactive. En intégrant les réseaux sociaux, la réalité virtuelle et des dispositifs scéniques innovants, il dépasse les frontières du spectacle vivant traditionnel et questionne notre rapport aux technologies. Toutefois, cette hybridation soulève aussi des défis, notamment en termes de cohérence dramaturgique et de limites techniques pouvant déranger l’immersion du spectateur. Ce projet ouvre néanmoins des perspectives sur l’avenir du théâtre, en explorant comment le numérique peut non seulement “augmenter” l’expérience scénique, mais aussi redéfinir la relation entre le public et l’œuvre artistique.

Marie Grouin-Rigaux, Maëlle Houix et Clémentine Schmitt

© Pascale Cholette

Bibliographie

  • Gagneré, G. (2023). Une passerelle entre arts numériques et spectacle vivant. Frontières numériques. Actes du 5ᵉ colloque international sur les frontières numériques. Europia.
  • Paredes, M. (2024, février). L’utilisation du numérique dans le spectacle vivant : l’appropriation de l’œuvre à partir d’un dispositif de médiation culturelle (Thèse de doctorat, Université Rennes 2).

Sitographie

Les #Directioners, premières fangirls connectées : identité collective et fandom à l’ère des réseaux

Harry, Louis, Liam, Niall et Zayn. Si vous n’étiez pas adolescent dans les années 2010, ces prénoms ne vous évoqueront probablement rien. Pourtant, ils ont marqué une génération entière, et le nom de leur groupe, lui, était sur toutes les lèvres : One Direction.

Ils ont entre 16 et 18 ans lorsqu’ils postulent, individuellement, aux auditions de l’émission X-Factor au Royaume-Uni. Si aucun n’est sélectionné, ils tapent tout de même dans l’œil des juges, qui décident de les réunir afin qu’ils poursuivent l’aventure en groupe. Ils sont talentueux, c’est certain, mais leur acte n’est pas encore tout à fait rôdé (on est bien loin de leurs 7 Brit Awards). Ils ne finissent d’ailleurs que troisième de la compétition. Alors, comment expliquer le succès fulgurant des One Direction ? Et comment expliquer que, 10 ans après leur séparation, leurs fans – les Directioners – soient toujours aussi actifs ? Plongée dans les abysses d’un fandom qui a révolutionné les façons d’être fan, s’emparant des réseaux sociaux comme outil de construction identitaire.

© Scott Barbour/ Getty Images

La fulgurance des débuts

Contrairement aux boysbands des années 90 (NSYNC, Backstreet Boys), le succès des 1D ne repose pas uniquement sur les médias traditionnels. 2010, c’est le début de l’ère “réseaux sociaux”. Si X-Factor est diffusé à la télévision, les 5 adolescents publient tout au long de leur aventure des “Video Diaries” relatant leur quotidien sur Youtube. C’est ce sentiment de proximité, plus que leurs performances artistiques, qui démarque 1D des anciens boysbands et leur permet d’acquérir rapidement un socle solide de fans – essentiellement des jeunes filles. 

Et ce sont sur ces fans qu’ils ont pu compter, dès le départ et tout au long de leur carrière, pour assurer le marketing du groupe. Dans le documentaire This Is Us sorti en 2013, leur manager Simon Cowell l’explique : “Après leur défaite sur X-Factor, 200 ou 300 ‘super-fans’ en ont fait leur mission de promouvoir One Direction pour qu’ils deviennent le plus grand groupe au monde.” Twitter, Facebook, Tumblr, Instagram… tous les moyens sont bons pour faire parler de leurs artistes favoris. 

World Wide Fans

Là où, quelques années auparavant, être fan signifiait s’abonner à des magazines, assister à des “meet and greets”, ou, par le bouche-à-oreille, rencontrer d’autres fans en adhérant à des fanclubs locaux, l’arrivée des réseaux sociaux a révolutionné les façons d’être fan.

En effet, il est plus facile d’entrer en contact avec d’autres individus aux goûts similaires. Il n’y a aucune barrière à l’entrée, n’importe qui peut rejoindre le fandom. Se constitue alors un vaste réseau interconnecté, qui dépasse toute frontière géographique, permettant le partage d’expériences et nourrissant un sentiment d’appartenance à un Tout qui dépasse les fans individuellement.

© facethemusic28/ Pinterest

Une communauté active et organisée, experte des réseaux

Par ailleurs, dans cette nouvelle ère digitale, les fans ne sont plus seulement passives. Elles participent activement au succès de leurs artistes favoris. Les Directioners ont parfaitement su s’emparer des nouveaux outils à leur disposition pour organiser des tendances et remplacer le label aux fonctions de marketing. 

Par exemple, en mars 2015, après le départ de Zayn, le hashtag #AlwaysInOurHeartsZaynMalik a explosé et surpassé en popularité le crash du vol Germanwings. Leur mobilisation s’illustre également par le projet No Control, où les fans ont auto-promu une chanson du groupe ignorée par le label. Elles ont fixé une fausse date de sortie du single, et investi massivement les réseaux. Il leur a fallu moins d’une semaine pour que le morceau soit diffusé en radio.

Expertes dans le maniement des réseaux, les Directioners ont également su tirer parti des différentes fonctionnalités de chaque plateforme pour exprimer les multiples facettes du fandom. Sur Twitter, on retrouve la face “publique” : véritables journalistes, les fans suivent et partagent l’actualité du groupe en temps réel. Sur Tumblr, plus intimiste, les fans se retrouvent entre elles pour des analyses approfondies de paroles, des décryptages d’interviews, et des conversations légères et humoristiques ponctuées de contenus imagés (GIFs, memes). Aujourd’hui, elles s’emparent de TikTok pour lancer des trends et partager des “edits”, de Youtube pour publier des compilations, d’Instagram pour filmer les concerts en live…

Enfin, comme partout, une forme de hiérarchie s’installe sur les réseaux sociaux. Certains comptes, hyperactifs, bénéficient d’une exposition et d’une reconnaissance supérieures, sont considérés comme des références. En France, c’est l’équipe de @Team1DFrance qui régit la vie du fandom. Véritable organisation structurée, ce qui n’était à l’origine qu’un compte d’updates collabore aujourd’hui avec les équipes des artistes, et organise de vastes « fan projects » lors des concerts, par exemple.

Screenshot du compte Twitter de Team1DFrance au 25 mars 2025

La construction d’une identité de groupe

La communauté Directioners devient alors une petite sous-société, avec ses codes et langages propres. Lieu de discussions, d’échanges, d’enquêtes, les membres du fandom partagent des références et des inside jokes qu’eux seuls peuvent comprendre, utilisent des termes spécifiques, tels que “OT5” pour désigner les fans du groupe entier, ou “Solo stans” pour les fans d’un membre dans sa carrière solo, et des symboles communs s’installent dans le collectif. Ces codes créent un double effet d’inclusion et d’exclusion : seuls ceux qui les maîtrisent sont capables de comprendre les conversations au sein du fandom, une façon de mettre à distance les non-fans et de renforcer le sentiment d’une identité de groupe propre. Ces normes et croyances constituent un capital culturel qui permet aux fans de se reconnaître entre eux et possède un véritable pouvoir distinctif (Bourdieu, 1979). 

Les réseaux sociaux, par leurs algorithmes, leur effet de masse et leur étendue, n’ont fait que renforcer ces phénomènes. Les fans utilisent d’ailleurs leurs profils comme outil d’affirmation identitaire : il n’est pas peu commun de retrouver une référence à 1D ou à leur carrière solo dans la bio, l’username ou la photo de profil des fans, même s’il s’agit d’un compte personnel. L’appartenance au fandom est, pour beaucoup, un marqueur identitaire.

Culture participative : les réseaux comme théâtre des interactions

Si les fans sont actifs dans la promotion de leur groupe favori, ils sont également directement impliqués dans l’élaboration du “lore” entourant les artistes. Émergent alors des récits alternatifs et des théories du complot, nourries par des dissections approfondies des comportements des chanteurs, et poussées jusqu’à l’élaboration de fanarts, de montages vidéos, photoshop ou la rédaction de fanfictions qui réinterprètent la vie du groupe. L’un des plus connus est le mythe “Larry Stylinson, selon lequel Louis et Harry entretiendraient une relation romantique secrète. Bien que maintes fois démentie, certains fans – les “Larries” – sont toujours convaincus, preuves à l’appui, de sa véracité.

Des sites comme Tumblr, Wattpad ou Archive of Our Own ont fortement contribué à l’élaboration de ces récits alternatifs, sans compter les milliers d’edits et de compilations qui peuplent TikTok ou Youtube. L’imaginaire collectif joue un rôle clé dans la définition de l’identité de groupe.

Pour nourrir cet imaginaire, 10 ans après la séparation du groupe, les réseaux sociaux font également office de mémoire collective. Véritables archives, on retrouve sur Tumblr ou Twitter des collections des moments phares du groupe, les trends nostalgiques s’emparent de Tiktok (ex: en 2023, la chanson Night Changes connaît un regain massif de streams après une trend sur la plateforme) et des rites s’installent, tels que des “streaming parties” pour célébrer des anniversaires d’albums.

Ainsi, le fandom fonctionne comme une mise en scène collective : chacun adopte des comportements et participe à des actions qui réaffirment son appartenance au groupe. L’identité du fan se façonne dans son interaction avec les autres. Les réseaux sociaux agissent comme théâtre de ces interactions, permettant aux fans de se voir et se valider mutuellement (Goffman, 1956 et Greenland, 2016).

Le retournement du stigmate de la fangirl

Dans l’imaginaire collectif, et dans l’histoire médiatique, le personnage de la groupie est souvent stigmatisé. Assimilée à une pathologie, l’obsession des jeunes femmes pour un artiste est vue comme une aliénation, de l’hystérie, et bien souvent moquée (Lewis, 1992).

Sur les réseaux sociaux, ces fangirls peuvent se connecter entre elles. Ces communautés virtuelles deviennent des “safe places” où les jeunes filles peuvent être elles-mêmes, sans crainte d’être stigmatisées, car leurs sentiments sont compris, validés et partagés par les autres membres : ce qui est condamné dehors est ici valorisé. Solidarité, confiance et loyauté sont les maîtres mots de ces relations. De nombreux témoignages de fans expriment à quel point cette expérience a renforcé leur confiance en elles. À un âge où elles se cherchent encore, l’appartenance à un fandom a sans aucun doute un impact majeur sur la construction identitaire de ces jeunes femmes. Le fandom est un lieu d’empowerment où les femmes se soutiennent et retournent ensemble le stigmate, jusqu’à revendiquer avec fierté leur identité de fangirl.

© louistomlinson11/ Pinterest
Sororité entre fans
© Jule H/ Pinterest
Les concerts comme ‘‘safe place’’ hors internet

En constituant une communauté aussi soudée sur les réseaux sociaux, les Directioners se sont démarquées par une identité collective très forte. Raisons du succès du boysband, elles étaient pionnières dans l’exploitation des nouvelles plateformes et leur modèle d’organisation numérique est aujourd’hui repris par de nombreuses fanbases. Si One Direction s’est séparé en 2015, 10 ans plus tard, le fandom est plus vivant que jamais, preuve de la résilience de ces fans 2.0.

Léa Meimoun

Sources

Chiara Ferragni et le Pandoro Gate : Quand l’influence se heurte à la transparence

Unsplash.com / Image libre de droit

L’image de Chiara Ferragni semblait inébranlable. Suivie par plus de 30 millions de personnes sur Instagram, omniprésente dans les médias, partenaire de marques prestigieuses, l’influenceuse italienne avait réussi à transformer sa notoriété en un empire commercial solide. Mais en décembre 2023, c’est une simple brioche de Noël qui a tout fait basculer. Vendu sous couvert d’une action caritative, le pandoro co-signé avec la marque Balocco affichait un prix gonflé… sans que les bénéfices ne soient réellement reversés à la cause annoncée. L’affaire, vite rebaptisée Pandoro Gate, a pris une ampleur nationale puis internationale.

Ce scandale a lancé un débat bien plus large : jusqu’où peut-on faire confiance aux influenceurs ? Et surtout, les marques ont-elles intérêt à s’associer à des personnalités aussi exposées, dont la réputation peut basculer du jour au lendemain ? Dans un univers où l’authenticité fait vendre, la frontière entre sincérité et mise en scène devient de plus en plus floue.

Chiara Ferragni : l’ascension d’une reine de l’influence

Avant de se retrouver au cœur d’un scandale retentissant, Chiara Ferragni représentait l’archétype de l’influenceuse à succès. À la fois entrepreneuse, figure de mode et personnage public, elle avait réussi à construire en une dizaine d’années un empire où tout — sa vie privée, ses convictions, ses partenariats — formait un récit cohérent. Elle ne se contentait pas d’être visible : elle incarnait une stratégie marketing à elle seule.

Tout commence en 2009, avec le lancement de The Blonde Salad, un blog à mi-chemin entre carnet personnel et vitrine fashion. Les réseaux sociaux n’en sont encore qu’à leurs débuts, mais Ferragni en saisit très vite le potentiel. Très vite, elle passe du statut de blogueuse mode à celui de figure incontournable de l’influence numérique. Instagram devient sa plateforme de prédilection. Elle y expose ses looks, ses voyages, ses collaborations, mais aussi sa vie de couple et de mère. L’ensemble est soigné, scénarisé, mais donne le sentiment de transparence. Ce mélange entre contenu inspirant et dimension personnelle séduit une audience massive : plus de 30 millions d’abonnés, une communauté fidèle et engagée.

Ferragni comprend également qu’elle peut aller plus loin. Elle crée sa propre marque de vêtements et d’accessoires, puis fonde TBS Crew, sa société de production de contenu. Son modèle repose sur un principe simple : faire de sa vie un espace commercial intégré, où chaque publication peut devenir un vecteur publicitaire, sans que cela ne paraisse forcé.

Ce positionnement fait d’elle un atout stratégique pour les marques. Là où une campagne traditionnelle cherche à imposer un message, Ferragni l’intègre dans son univers. De Dior à Nespresso en passant par Lancôme et Tod’s, les marques voient en elle une extension de leur identité, capable de toucher un public jeune et connecté. Au fil des années, son influence dépasse la mode. En pleine crise du Covid-19, elle relaie les appels à la vaccination et lève des fonds pour les hôpitaux de Milan. En 2021, elle est même nommée au conseil d’administration de Tod’s, preuve de sa reconnaissance dans le monde économique. Elle est reçue au palais présidentiel par Sergio Mattarella. Ferragni devient alors une figure publique à part entière, autant médiatique qu’institutionnelle.

Jusqu’alors, tout semble parfaitement maîtrisé. Elle a su dépasser le cadre des réseaux sociaux, tout en conservant un lien fort avec sa communauté. Mais c’est justement cette exposition permanente qui rend le système fragile. Lorsqu’une crise survient, ce n’est pas un produit qui est en cause : c’est l’ensemble de l’image publique qui vacille. Et dans le cas du Pandoro Gate, le contraste entre le message de sincérité affiché et la réalité perçue a brisé ce fragile équilibre.

Le Pandoro Gate : une opération marketing qui tourne à la crise réputationnelle

En décembre 2023, Chiara Ferragni se retrouve au centre d’un scandale qui va profondément entacher son image. En cause : une opération marketing autour d’un pandoro, une brioche traditionnelle italienne, lancée en partenariat avec la marque Balocco. Le produit, appelé le Pink Christmas Pandoro est vendu à 9 euros, soit plus du double du prix original, avec une communication indiquant qu’une partie des bénéfices serait reversée à l’hôpital pédiatrique Regina Margherita de Turin.

Mais l’enquête menée par l’Autorité italienne de la concurrence (AGCM) révèle un décalage majeur entre le message diffusé et la réalité de l’opération. En réalité, Balocco avait effectué un don unique de 50 000 euros à l’hôpital, plusieurs mois avant le début de la campagne. Aucun pourcentage des ventes du produit n’était destiné à l’établissement de santé. Pourtant, cette campagne a rapporté plus d’un million d’euros aux entreprises de l’influenceuse.

Le 16 décembre, l’AGCM condamne respectivement l’influenceuse et l’entreprise Balocco à une amende d’un million d’euros et de 400 000 euros pour pratique commerciale trompeuse. La polémique prend rapidement de l’ampleur. Le gouvernement italien, par la voix de Giorgia Meloni, la première ministre, critique publiquement la campagne. Dans un contexte de défiance croissante envers les influenceurs, l’affaire devient un sujet national, repris par les principaux médias.

Ferragni publie alors une vidéo d’excuses, évoquant une erreur de communication, et annonce un don personnel d’un million d’euros à l’hôpital concerné. Mais cette tentative de reprise en main ne suffit pas à apaiser les critiques. L’affaire met en lumière les limites d’un modèle reposant fortement sur la réputation personnelle de l’influenceuse. En associant son image à une opération caritative, Ferragni engageait directement la relation de confiance qu’elle entretient avec son public. La perception d’une instrumentalisation de la solidarité à des fins commerciales a provoqué une rupture symbolique.

Au-delà de l’aspect juridique, les conséquences économiques sont également visibles. L’influenceuse perd plus de 300 000 abonnés sur Instagram en quelques jours, et plusieurs  partenaires commerciaux suspendent leur collaboration. En mars 2024, Ferragni est écartée du conseil d’administration de Tod’s, qu’elle avait intégré en 2021 pour aider à moderniser l’image de la marque. Quelques semaines plus tard, sa société TBS Crew annonce une augmentation de capital de 6,4 millions d’euros, traduisant un besoin urgent de redresser sa structure financière.

Les influenceurs sont-ils encore un atout pour les marques ?

L’affaire Ferragni n’a pas seulement terni l’image d’une influenceuse. Elle a mis en lumière les fragilités d’un modèle qui, depuis une dizaine d’années, s’est imposé comme un levier central dans les stratégies de communication des marques. Le marketing d’influence repose sur un principe simple : créer un lien de confiance entre une personnalité et son public, pour rendre un message commercial plus crédible. Mais ce lien, qui a longtemps été vu comme une force, devient aujourd’hui une zone de risque.

Dans le cas de Chiara Ferragni, ce n’est pas tant le produit qui a posé problème, ni même les profits générés. C’est la manière dont une opération commerciale a été habillée d’un discours solidaire, en laissant entendre qu’une partie des ventes serait reversée à un hôpital. Le public a perçu un écart entre les promesses et la réalité. Et dans un univers où tout repose sur la sincérité perçue, cette dissonance a suffi à briser la confiance.

En France, la loi adoptée en juin 2023 encadre plus strictement les pratiques des influenceurs : obligation d’indiquer les partenariats commerciaux, interdiction de certaines publicités trompeuses, sanctions en cas de manquement. Mais cette régulation, aussi nécessaire soit-elle, ne suffit pas à restaurer la confiance du public.

Cette crise intervient dans un contexte plus large. Bien que les macro-influenceurs, très exposés, génèrent souvent beaucoup de visibilité, provoquent en réalité peu d’adhésion réelle. À l’inverse, d’après une étude de Hubspot en 2023, les micro-influenceurs, suivis par des communautés plus restreintes mais plus ciblées, génèrent jusqu’à 60% plus d’engagement que leurs homologues qui ont une audience plus large. Pour autant, l’influence reste un levier puissant. En 2025, une étude du Global Banking & Finance Review indique que 69 % des consommateurs disent faire confiance aux recommandations de produits partagées par des influenceurs sur les réseaux sociaux. Le modèle évolue, mais il reste largement pertinent.

Désormais, pour les marques, le critère de l’audience ne peut plus être le seul. Il faut aussi prendre en compte la stabilité de l’image publique de l’influenceur, son historique en matière d’engagements ou de controverses, la cohérence entre ses prises de parole, mais surtout, la perception réelle de sa sincérité auprès de son audience. Ce travail de sélection — parfois négligé — devient essentiel pour limiter les risques de dissonance. C’est ce qu’on appelle de plus en plus la due diligence de réputation, un processus d’évaluation qualitative du profil d’un influenceur avant tout partenariat.

En parallèle, on observe un recentrage sur des collaborations plus longues et plus cohérentes, presque assimilables à du co-branding. L’idée n’est plus de multiplier les opérations ponctuelles, mais de construire un récit commun dans la durée, avec des influenceurs qui partagent réellement les valeurs de la marque.

En bref, le Pandoro Gate ne remet pas en cause l’efficacité du marketing d’influence. Il rappelle en revanche qu’il ne peut plus se résumer à une question de visibilité ou de chiffres.

Dans un paysage où les frontières entre communication, engagement et storytelling deviennent de plus en plus floues, cette affaire pose une question essentielle : les influenceurs doivent-ils rester de simples vitrines commerciales, ou devenir de véritables partenaires de confiance, garants du message qu’ils transmettent ?

Insaf HEBBAR

Références :

Milos Schmidt, Chiara Ferragni : Quelle est l’influence des influenceurs sur les décisions des consommateurs ?, Dec 22, 2023

Victoria Beurnez, « Pandoro gate »: que reproche la justice italienne à l’influenceuse Chiara Ferragni?, Jan 09, 2024

Clémence Mart, « Pandoro Gate » : L’influenceuse italienne Chiara Ferragni au cœur d’un scandale national à cause de brioches de Noël, Jan 09, 2024

Bettina Bush Mignanego, Les difficultés s’accumulent pour l’influenceuse Chiara Ferragni, Jan 09, 2024

Filippo Gozzo, Italy’s top influencer Chiara Ferragni to stand trial for aggravated fraud over ‘Pandoro gate’, Jan 29, 2025

Allan Kaval, Aureliano Tonet, Chiara Ferragni, splendeur et misère d’une influenceuse, Mar 15, 2024

Alexandre Dos Santos, Influence à la performance :  le bouclier indispensable face à une économie en crise, Dec 04, 2024

Le foyer comme vitrine : marketing, intimité et pression du “tout partager” sur les réseaux sociaux.

Sur les réseaux sociaux, la vie de famille devient contenu. Maternité, cuisine, disputes et confidences sont exposées pour capter l’attention, gagner la confiance… et monétiser l’intime. Derrière l’authenticité affichée, un business rodé s’installe.

Une révolution silencieuse au cœur du foyer

Autrefois invisible, le quotidien domestique fait désormais spectacle. Sur les réseaux sociaux, des centaines d’influenceuses transforment leur vie de famille en feuilleton, leur cuisine en plateau de tournage, leur couple en stratégie de contenu. Le foyer est devenu un lieu d’influence, une vitrine permanente où se jouent des récits de maternité, de féminité, d’amour et de consommation.

Figure emblématique de ce phénomène, Poupette Kenza a été la leader incontestée de ce mouvement. À seulement 24 ans, elle a rassemblé une audience colossale sur Snapchat, Instagram et TikTok, en partageant chaque recoin de sa vie privée. Jusqu’à l’arrêt brutal de son activité après plusieurs scandales, elle a incarné l’extrême de cette logique d’exposition totale. Elle laisse derrière elle un nouveau phénomène, fascinant mais profondément inquiétant.

À travers cette exposition massive de leur vie domestique, ces femmes influentes redéfinissent les frontières de l’intime. Mais que révèle vraiment cette mise en scène continue ? Et à quel point brouille-t-elle les limites entre ce que l’on vit et ce que l’on vend ?

L’influenceuse Poupette Kenza, de son vrai nom Kenza Benchrif :


Le quotidien mis en vitrine : la stratégie de l’exposition continue

Filmer son réveil, ses enfants à table, ses disputes conjugales ou l’état de son évier n’a plus rien d’exceptionnel : c’est devenu un langage, une narration, une présence. Dans ce nouvel ordre médiatique, l’intime n’est plus dissimulé, il est déployé. Certaines influenceuses partagent leur quotidien avec une intensité quasi obsessionnelle, jusqu’à publier 200 stories par jour, découpant leur vie en séquences digestes, calibrées pour capter l’attention. C’est notamment le cas de Poupette Kenza, qui illustrait jusqu’à l’absurde cette logique de saturation narrative.

Derrière le naturel affiché se cache une mise en scène pensée : les contre-plongées sur les cernes, le désordre en arrière-plan, les « mauvaises mines » brandies comme gage de sincérité. Cette illusion de spontanéité est l’arme la plus puissante de la narration numérique. Tout paraît brut, et c’est précisément cela qui vend. Dans une économie de l’attention saturée, c’est la vulnérabilité apparente qui fidélise. Kenza, en diffusant ses moments les plus privés — comme sa rupture ou même une crise d’épilepsie de son mari qu’elle filme au lieu d’appeler les secours — poussait cette logique jusqu’à ses limites les plus problématiques.

Les pseudonymes eux-mêmes s’enracinent dans ce registre du foyer : Dania2g parlait si souvent de son mari que son pseudonyme est devenu « Dania Mon Mari.  SirineJne, elle, fait référence à son mari comme Batman et devient « Sirine Batman », avant de devenir « Sirine Maman » à l’annonce de sa grossesse. Comme si l’identité se recomposait autour des rôles domestiques. Le storytelling personnel devient un outil de branding, le foyer un levier de conversion émotionnelle. 

L’intime monétisé : stratégies commerciales et illusions d’authenticité

Ce théâtre de l’intime n’a rien d’anodin. Il répond à une logique marchande claire : capter l’attention pour la convertir en consommation. Plus l’influenceuse paraît proche, vraie, humaine, plus son pouvoir de recommandation s’intensifie. C’est une économie fondée sur la confiance affective. On n’achète pas un produit, on valide un lien. Et ce lien est la clé de leur modèle économique.

Les partenariats commerciaux ne sont pas des compléments, ce sont leur principale source de revenus. Les influenceuses vendent des emplacements dans leur vie, des instants d’attention, des tranches de confiance. Lorsqu’une mère de famille recommande une table à langer ou un shampoing pour bébé, elle ne vend pas un objet : elle vend l’image d’une femme crédible, rassurante, à qui l’on peut s’identifier. C’est ce transfert de confiance qui transforme leur quotidien en valeur marchande.

Les placements de produits s’insèrent ainsi dans le fil de la vie quotidienne, dans un décor crédible, un rythme familier. Mais sous cette douceur apparente, les dérives sont nombreuses. Poupette Kenza, par exemple, a été condamnée à 50 000 euros d’amende pour avoir promu des produits interdits à la vente en France (bandes de blanchiment dentaire) en les présentant comme des recommandations sincères et spontanées alors qu’il s’agissait d’un partenariat rémunéré. Elle a également prétendu lancer sa propre marque d’autobronzants alors qu’il ne s’agissait que de dropshipping maquillé, en vendant à prix fort des produits génériques simplement réétiquetés.

Le foyer devient alors un espace de storytelling commercial : chaque moment est une opportunité de placement. L’enfant devient figurant, la dispute devient climax, la maternité devient ligne éditoriale. Et plus la frontière entre vie vécue et vie médiatisée s’efface, plus la logique du marketing se fait invisible. Kenza, encore, intégrait régulièrement ses enfants dans ses publications, y compris dans des contextes où leur exposition était jugée dangereuse.

Certaines ex-vedettes de téléréalité se reconvertissent dans ce registre pour fuir l’oubli. Passées de la provocation en maillot de bain à l’image apaisée de la mère responsable, elles opèrent une mue stratégique. Ce repositionnement familial n’est pas une reconversion personnelle : c’est une relance algorithmique. Kenza, révélée à la base par ses clashs et sa spontanéité brute, avait progressivement glissé vers un contenu centré sur le foyer, la parentalité et l’entrepreneuriat féminin — sans jamais renoncer au spectaculaire.

Les dérives psychologiques et sociales d’une économie de soi

Mais cette économie de l’intime a un prix. Pour celles qui s’y prêtaient, la performance devenait permanente. Il ne s’agissait plus seulement de vivre : il fallait raconter, cadrer, anticiper ce qui serait filmable. Cette double existence — celle qu’on vit et celle qu’on donne à voir — installe une tension constante. Elle altère la perception de soi, rendant la validation numérique indispensable à l’estime personnelle.

Pour les enfants, les dangers sont plus graves encore. Filmés dans des moments vulnérables, exposés parfois sans leur consentement, ils deviennent malgré eux des personnages. Certains contenus sont repris, détournés, circulent sur des réseaux obscurs. Dans le cas de Kenza, plusieurs vidéos de sa fille ont été diffusées sans filtre, jusqu’à être détournées et retrouvées sur des plateformes pédopornographiques, menant à une enquête judiciaire et au retrait temporaire de la garde de ses enfants.

Quant au public, il n’est pas passif. Il commente, il soutient, il juge, il s’identifie. Cette illusion d’intimité crée une emprise affective forte. Certaines fans construisent des relations parasociales si intenses qu’elles perdent de vue la distance nécessaire : elles défendent, imitent, vivent à travers l’autre. Poupette Kenza a vu sa disparition temporaire des réseaux provoquer une telle angoisse chez certaines de ses fans que certaines ont arrêté d’aller travailler, incapables de rompre ce lien affectif unilatéral.

Sociologiquement, ce modèle réactive des normes genrées. Il valorise la femme douce, présente, soignée, centrée sur son foyer, maîtrisant ménage, beauté, parentalité et marketing. Ce retour au foyer, en apparence moderne, est souvent conservateur dans ses implications. Il enferme, plus qu’il ne libère. L’idéal mis en avant est celui d’une mère omniprésente, d’une épouse dévouée, mais aussi d’une entrepreneuse performante : un cumul de rôles irréalistes, qui creuse les écarts entre vie rêvée et réalité vécue.

D’un point de vue psychologique, le phénomène accentue une forme d’hyper-visibilité émotionnelle. Les influenceuses partagent leurs joies, leurs peines, leurs crises, leurs colères en temps réel, au risque d’une exposition mentale continue. La frontière entre spontanéité et dépendance affective devient floue. La plateforme devient un miroir grossissant où chaque émotion est monétisée, chaque moment intime mis en tension avec le regard de milliers d’inconnus.

Déconstruire la mise en scène du quotidien

Ce que révèle ce phénomène, au fond, c’est une nouvelle forme de capitalisme émotionnel. Le foyer devient un espace de production, l’intimité devient un outil d’influence, et la sincérité est calibrée en fonction de son potentiel viral. Ce ne sont plus seulement des produits qu’on vend : ce sont des modes de vie, des affects, des projections.

Pour les créatrices de contenu, cela exige une vigilance constante. Pour les spectateurs, cela appelle un regard critique. Et pour la société, cela pose la question de ce que nous valorisons : la transparence ou la performance ? L’émotion sincère ou sa simulation rentable ? Kenza cristallise cette tension : à force de tout exposer, elle incarne les excès, les succès, mais aussi les dangers de cette mise en scène permanente.

Partager n’est pas un problème. Ce qui l’est, c’est de ne plus savoir pour qui l’on partage, ni à quel prix. Il est temps de redéfinir les contours de l’intimité, non comme un produit de consommation, mais comme un espace de respiration, de construction, de dignité.

Zohra Farhati

Social Media Listening: How Does It Work and the Ethical Dilemmas surrounding it

Were you aware that all your witty tweets, enthusiastic Instagram posts, comments on Facebook, are all surveyed, collected and analysed? If you are like me, probably not. Today, social media monitoring market represents US$2.4 billion just in Europe and is even expected to grow more than twice by 2030.

But when does it all start? As early as 1998James R. Beniger (1998), president of the American Association for Public Opinion Research, had the idea that the Internet could profoundly renew the way pollsters study ‘how we form our attitudes and opinions, are influenced by mass media and by each other, make decisions as consumers and as voters’. This early recognition of the Internet’s potential to transform opinion research laid the groundwork for what would later become social media listening. As digital communication expanded, and social networks became central to public discourse, businesses, researchers, and policymakers saw unprecedented opportunities to harness online conversations. By the 2000s, numerous start-ups and agencies emerged, advocating for the systematic collection and analysis of social media data as a means to gain deeper insights into public sentiment. This shift marked a turning point in how organizations sought to « know what people think, » a concept epitomized by Brandwatch and other leading social media listening vendors.

Social media listening, also known as social media monitoring, is defined by the process of monitoring online chatter, in order to understand what is being said about a brand, organization, or topic. In practical terms, it involves monitoring and analysing mentions, comments, hashtags, opinions and even nowadays emojis from users across various platforms. The goal? To extract actionable insights from the billions of data points: emerging trends, customer opinions on products, audience expectations, or even early signals of a potential crisis.

In today’s hyper-connected world, social media listening has become an essential tool for both private businesses and public institutions.

How Social Media Listening Works

Social media listening goes beyond just monitoring or tracking mentions. It involves qualitative analysis of the « mood » and nuances of online conversations. In other words, it’s not just about counting how many times your brand is mentioned but understanding how, why it’s being discussed and what is the context. To achieve this, professionals rely on specialized tools and structured methods for collection and organization of the ongoing information flow.

The best-known tools that you might have heard of are Hootsuite, Talkwalker, Brandwatch, Meltwater, Mention, and even local platforms like Digimind. These platforms aggregate data from a variety of sources: major social networks (Instagram, Twitter, Facebook, LinkedIn, TikTok…), forums, blogs, review sites, and even online media. They use keyword-based queries (including complex Boolean operators for refined searches) to filter relevant mentions on a given subject. The collected data can include text (post content, tweets, captions, comments…), quantitative metrics (number of mentions, likes, shares, engagement rates), and even multimedia content (photos, videos or logos).

Social listening also focuses on context: who is speaking (user profile), tone (sentiment analysis: positive, neutral, or negative), and the reach of the message (influencer status, audience size). The software used Linguistic Inquiry and Word Count (LIWC) comes from decades of scientific research on people’s language and behaviour. Its employs a dictionary that classifies several hundred words as indicators of positive emotion (love, nice, sweet) and several hundred words as indicators of negative emotion (hurt, ugly, nasty). Subsets of negative emotion words assess manifestations of anger (hate, annoyed), sadness (sad, crying), and anxiety (worried, fear). It then calculates an emotional tone score based on the negative and positive emotion words. However, studies have shown the difficulty to being 100% certain: posts that did not align with any category could be skipped and not categorized. So, it is important to keep in mind that human judgment remains crucial to properly interpret the nuances (humour, sarcasm, irony) that algorithms may miss. Now that we know how social medial listening works, let’s dive deeper into some examples.

Adjusting Marketing Strategy: Ben & Jerry’s

To put all that into practice, lets look at an example from the cream brand Ben & Jerry’s, which uses social listening not only for brand management but also to inform product development and marketing strategies. By analysing advertising performance and customer conversations on social media, Ben & Jerry’s discovered an unexpected trend: it was during winter that engagement with their online ads peaked, as many customers mentioned enjoying ice cream in the colder months, often while binge-watching Netflix. Countered intuitive, isn’t it?

Thanks to this insight, the company adjusted its marketing strategy to target these « winter snackers. » For instance, it launched a new flavour called “Netflix & Chill’d”, a playful nod to this behaviour of pairing ice cream with streaming on cold nights. This new flavour, directly inspired by online discussions, allowed Ben & Jerry’s to show that it was listening to its clients and adapting to their lifestyle. Beyond product development, the company also optimized its strategic advertising calendar, investing more in winter months when its audience was most engaged. This case demonstrates how social listening can help identify hidden opportunities in consumer behaviour and adjust marketing strategies accordingly.

Ethical Dilemmas and Limitations of Social Media Listening

While social media listening opens up exciting possibilities, it also raises important ethical concerns that need to be considered. Indeed, monitoring users’ conversations online, even when publicly available, does not come without its challenges regarding privacy, consent, and bias.

The Cambridge Analytica scandal in 2018, where millions of Facebook profiles were harvested and analysed without explicit consent for political targeting, highlighted the potential pitfalls of mass data collection. Since then, public awareness has grown, and 70% of American consumers are now concerned about how their data is used. In order to adapt, businesses should pursuit a more transparent social listening practices and ensure they respect users’ consent. Furthermore, businesses operating in Europe should always anonymize any collected data as much as possible and focus on broad trend analysis rather than individual information. It is also strongly advisable to inform users in privacy policies that their social media mentions may be monitored.

Biases are another important point to kept in mind. Not all populations use social media in the same way, and not all opinions are equal in terms of volume or visibility. On top of that, automated analysis algorithms can have their own biases (e.g., misinterpreting sarcasm as a negative sentiment or overrepresenting popular topics at the expense of more subtle but important conversations). Furthermore, more and more people are using emojis to express their opinion or share a though, but it is still very hard to correctly identify the meaning (for example, a crying emoji is not always used to identity sadness or negative emotions, it can be used to express joy or even love). Therefore, it’s crucial to maintain a critical perspective on the insights generated by social listening and cross-reference them with other sources (such as traditional customer surveys or market studies) to avoid making unfair or misguided decisions.

But where do we put the line between helpful listening and invasive surveillance?

Authors like Shoshana Zuboff (2018) have theorized the concept of ‘surveillance capitalism’, arguing that the continuous capture, extraction, and valuation of data are now a key feature of today’s capitalist societies, reconfiguring market positions and political power. However, can we really capitalise on all the data there is?

When a company reaches out to an individual who hasn’t directly tagged them in a negative post, it may be perceived as either a thoughtful customer care response or an unwelcome « tracking » of the users every move. Is it even possible to collect and utilise such data? Legally, in Europe regulations such as the GDPR impose strict requirements on the use of personal data, including publicly available social media information, demanding transparency, proportionality, and security for any organization that collects this type of data. Users should also be able to exercise control over the data they share and how it is being used.

To conclude, social media listening is not a new concept. However, with the over-personalisation of products and services, it has become a crucial tool for businesses and public institutions. Like many digital technologies, the power of this tool comes with increased responsibility. Social media listening, when done thoughtfully and ethically, can truly enhance communication and decision-making in the digital age.

But aren’t we entering a new era of total surveillance by the Big Brother? And can we put all our trust in the governments?

Nadejda STEFANOVA

References :

Grandviewresearch.com. (2025). Europe Social Media Listening Market Size & Outlook, 2030. [online] Available at: https://www.grandviewresearch.com/horizon/outlook/social-media-listening-market/europe

Barari, M. and Eisend, M. (2024). Computational Content Analysis in Advertising Research. Journal of Advertising, pp.1–19. https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/00913367.2024.2407642#d1e313

Pew Research Center. 2015. Methodology: How crimson hexagon works. April 1. https://www.journalism.org/ 2015/04/01/methodology-crimson-hexagon/

Barnett-Smith, R. (2024). Social Listening Examples: 9 Brands Getting It Right | Mention. [online] Mention. https://mention.com/en/blog/social-listening-examples/

Auxier, B., Rainie, L., Anderson, M., Perrin, A., Kumar, M. and Turner, E. (2019). Americans and Privacy: Concerned, Confused and Feeling Lack of Control over Their Personal Information. [online] Pew Research Center. https://www.pewresearch.org/internet/2019/11/15/americans-and-privacy-concerned-confused-and-feeling-lack-of-control-over-their-personal-information/.

Le numérique face à l’authenticité artistique dans le spectacle vivant : philosophie et éthique de la digital performance

En février dernier, à l’aune du sommet du Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle qui s’est tenu en France ce mois-ci, le président de la Sacem, Patrick Sigwalt, et la présidente de l’Adami, Anne Bouvier, appelaient les artistes à signer une tribune sur les dangers de l’IA dans le domaine de la musique. L’avènement de l’IA à l’ère du numérique suscite manifestement un grand nombre d’inquiétudes, de défiance et de précaution dans les différentes branches du secteur culturel. Qu’en est-il du spectacle vivant, un domaine historiquement marqué par l’évolution des technologies ? En effet, machinerie, éclairage, son : voilà quelques innovations qui ont transformé l’expérience du spectacle vivant à travers les époques, jusqu’à la possibilité aujourd’hui de figer une performance, pourtant par essence unique, en permettant sa captation et un nombre infini de reproductions. 

Le numérique trouve donc aujourd’hui sa place lors de chacune des étapes de la création et de la diffusion d’un spectacle. Il peut en outre s’intégrer d’une telle façon qu’il vient modifier les repères et les codes habituels des arts de la scène. C’est notamment le cas dans les digital performance, qui sont une forme hybride permettant la cohabitation du vivant et du numérique. Dans l’ouvrage pionnier Digital Performance: A History of New Media in Theater, Dance, Performance Art, and Installation, Steve Dixon et Barry Smith soulignent que « le terme […] comprend toutes les œuvres des arts de la scène où les technologies informatiques jouent un rôle clé en ce qui concerne le contenu, la technique, l’esthétique ou le résultat final ». En 2020, la troupe catalane de théâtre La Fura dels Baus s’inscrit comme actrice de ce mouvement en proposant une représentation de Macbeth en vidéoconférence. Elle explore depuis cette hybridité nouvelle qu’elle définit en ces mots : « Le Théâtre Digital fait référence à un langage binaire qui relie l’organique et le non organique, le matériel et le virtuel, l’acteur en chair et en os et l’avatar, le spectateur présent et l’internaute, la scène physique et le cyberespace ».

Une proposition prometteuse mais qui néanmoins interroge : peut-on toujours parler de spectacle vivant lorsque de tels dispositifs numériques sont utilisés ? Jusqu’où la digital performance peut-elle repousser les frontières du spectacle vivant sans en altérer son essence et son authenticité ?

Une méfiance compréhensible vis-à-vis d’une « numérisation » des arts de la scène

En effet, le spectacle vivant puise ses origines dans l’Antiquité, et a, en plus de 2000 ans d’existence, évolué de multiples façons. Les innovations technologiques ont, de façon naturelle, participé à ces évolutions et intégré la scène. Mais, jusqu’à maintenant, comme l’explique l’historienne du théâtre Clarisse Bardiot, spécialiste des humanités numériques, une inchangée fondamentale dans l’essence du spectacle vivant réside dans la coprésence physique entre l’artiste et le public. C’est cela qui, pour beaucoup, définit l’aspect « vivant » dans le terme « spectacle vivant ».

Les technologies numériques, si elles prenaient la place des artistes sur la scène, participeraient donc à première vue à une dénaturation du spectacle vivant. Les détracteurs de l’utilisation du numérique cherchent à alerter sur ce sujet, et sur leur peur de la disparition progressive des artistes. En effet, depuis les années 2000, quelques dramaturges se sont essayés à introduire des robots sur scène, voire même à des représentations sans acteur. Oriza Hirata propose en 2012 sa pièce Les Trois Sœurs (version androïde) où des robots montent sur scène, en jouant leur propre rôle, face à des comédiens qui jouent les personnages humains. Au contraire, la compagnie new-yorkaise Amorphic Robot Works proposait en 2000 un spectacle joué entièrement par des robots. Plus récemment, le groupe ABBA réalisait une tournée de concerts en hologrammes.

A l’échelle mondiale donc, le numérique prend une place de plus en plus importante, qui remet en question la définition de spectacle vivant. Qui plus est, dans une situation économique précaire, les évolutions numériques permettent de remplacer certains postes : des chanteurs se produisent seuls sur scène en diffusant la musique à travers des enceintes (comme le fait Eddy de Pretto par exemple), des voix off peuvent également remplacer des personnages pour de courtes répliques, comme c’était le cas dans le seul en scène Ici / Là-Bas de Christine Gandois.

Ainsi, les technologies numériques soulèvent des questions éthiques car elles permettent déjà de remplacer la présence d’artistes sur scène. De plus, l’IA commence également – de façon encore exploratoire – à s’immiscer dans les processus d’écriture de dialogues et d’intrigues, ce qui suscite d’autres questionnements philosophiques, en particulier sur la définition d’une œuvre d’art.

Une création artistique nouvelle, qui intègre ces innovations numériques

Cependant, le développement des technologies numériques a permis l’émergence de nouveaux possibles. Que ce soit en termes de décors (qui peuvent être créés grâce à des jeux de lumière élaborés), de sonorisation, ou encore de mise en scène, les digital performance offrent des propositions artistiques inédites aux spectateurs, souvent interdisciplinaires, où se mêlent théâtre, cinéma et musique.

Au théâtre, l’arrivée des écrans sur scène permet un dédoublement de l’image qui, loin de concurrencer le jeu des comédiens, appuie le propos des metteurs en scène. En 2023, les chercheuses canadiennes Josette Féral et Julie-Michèle Morin consacrent un ouvrage à l’utilisation de la vidéo sur scène. Elles interviewent pour cela 21 metteurs en scène qui utilisent ces technologies de façon centrale, parmi lesquels certains des dramaturges contemporains les plus primés : Roméo Castellucci, Ivo Van Hove, Milo Rau, Christiane Jatahy ou encore Jacques Delcuvellerie. Le théâtre interactif a également été révolutionné par ces technologies, et par les applications mobiles notamment.

Des innovations qui peuvent aussi apparaître comme des solutions dans une situation économique précaire

L’usage du numérique a parallèlement l’ambition d’offrir au spectacle vivant de nouvelles perspectives dans un contexte économique contraint. En effet, la maladie des coûts, théorisée par William Baumol et William Bowen en 1966, frappe de plein fouet ce secteur, où l’évolution des gains de productivité ne permet pas d’augmenter les salaires au même rythme que l’économie extérieure.

Les tentatives de hausse des prix des représentations ont rarement su couvrir les impacts de ce phénomène, puisqu’elles se sont heurtées à une limite ayant conduit à la réduction des marges “wage gap”. Les dons et les subventions publiques sont alors essentiels à la survie du spectacle vivant, mais restent parfois insuffisants dans un secteur dont les coûts sont imprévisibles, et rendent les structures dépendantes à la gestion du budget de l’État. Qui plus est, la demande globale concernant le spectacle vivant reste faible par rapport aux autres secteurs, le public régulier est peu diversifié en termes d’âge et de catégorie socio-professionnelle, et les petites structures concentrent moins de 5% des recettes globales. De plus, on constate un désengagement progressif des jeunes publics (15 à 24 ans) au profit d’autres pratiques culturelles et numériques. Or, l’utilisation des technologies digitales sur scène est susceptible d’attirer un public plus jeune, qui pourrait être sensible à des représentations au caractère plus interactif et immersif, permettant un véritable renouveau d’une pratique parfois considérée comme relativement traditionnelle et réservée à une élite déjà initiée. D’ailleurs, de nombreuses œuvres que l’on peut rapprocher du mouvement des digital performances connaissent un succès critique et commercial, c’est le cas par exemple de Rwanda 94, mise en scène du Groupov, Entre Chiens et Loups de Christiane Jatahy, ou encore Grace, le récent spectacle de danse de Benjamin Millepied.

Enfin, l’avènement d’outils scéniques digitaux pourraient notamment diminuer le coût alloué à la construction, au stockage et au transport des décors, permettant d’augmenter le wage gap et de profiter à l’économie des structures. Cela démontre ainsi une possibilité d’innovation conduisant à générer des gains de productivité.

Ainsi, la digital performance pourrait permettre aux structures de contourner la maladie des coûts et de diversifier et élargir leur public en apportant un renouveau technique et artistique, mais soulève encore de nombreuses questions éthiques. On pourrait craindre une disparition progressive du lien entre public et artiste, pourtant caractéristique du spectacle vivant, ainsi qu’une précarisation des artistes et techniciens qui peinent déjà à bénéficier d’une stabilité professionnelle et économique. Le risque d’agrandir le fossé économique entre les petites et grandes structures, qui auraient davantage de facilité à investir dans des outils numériques, pose également question.  L’objectif d’hybridation et non de substitution pourrait être une piste privilégiée, mais est-il réellement possible de contrôler cet équilibre à long-terme si la standardisation du numérique devient prépondérante ?

GONNOT Anna, KORCHANE Angéla et ROUET Héloïse.

Le numérique au service de l’inclusion dans l’expérience muséale ?

La question de l’inclusivité dans les musées est une thématique relativement récente, mais elle est rapidement devenue un sujet incontournable ces dernières années. L’inclusivité n’est plus une simple option, elle est une obligation pour les établissements publics afin que tous les visiteurs puissent bénéficier d’une expérience muséale optimale.

En Europe, par exemple, plusieurs législations sur l’accessibilité, comme la directive européenne de 2016 sur l’accessibilité des sites web et des applications mobiles des organismes du secteur public, imposent aux musées et autres institutions publiques d’adopter des mesures permettant de rendre leurs services accessibles à tous. Cela inclut non seulement l’accessibilité physique pendant la visite, par exemple via des rampes ou des ascenseurs pour les personnes à mobilité réduite, mais également l’accessibilité numérique, qui concerne tous les visiteurs ayant des besoins spécifiques liés à la lecture, à l’audition ou à la compréhension des informations.

Les résultats (certes encore très perfectibles) suivent : en 2022, une étude Malakoff Humanis / BVA révélait que 65 % des personnes en situation de handicap considéraient l’accès aux musées et expositions en France comme facile, soit 8 % de plus que cinq ans auparavant lors de la même enquête.

Cette inclusivité prend, depuis quelque temps, une dimension numérique. Depuis le 25 juin 2021, le Centre Pompidou a mis en place une application d’aide à la visite, disponible gratuitement sur téléphone et tablette (Apple et Android), destinée aux personnes atteintes de troubles du spectre de l’autisme (TSA), mais aussi à tous les autres publics ayant des besoins similaires pour visiter le musée. L’application a été conçue en partenariat avec Infiniteach et Sesame Autisme. Il semble que cette initiative ne soit pas un cas isolé, puisque d’autres musées en France et plus largement en Europe investissent eux aussi dans cette technologie.

Après près de cinq ans, maintenant que l’engouement pour la nouveauté numérique s’est estompé, l’heure est au bilan : les applications d’aide à la visite sont-elles de véritables avancées ou de simples gadgets technologiques ?

Un impératif d’inclusion dans les musées : cadre législatif et attentes des publics

Depuis la loi de 2005 « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées », l’accessibilité universelle est une obligation. L’article 41 précise que la loi s’applique à toute forme de handicap, physique, sensoriel, cognitif, mental ou psychique, et concerne tous types de locaux, privés ou publics. L’article 45 décrit « la chaîne du déplacement », incluant l’aménagement de la voirie, des transports et de leur intermodalité, pour les personnes et éventuellement les animaux accompagnants (article 54). Un délai maximal de 10 ans était accordé pour la mise en conformité (Art. L. 111-7-3), avec des dérogations possibles sous conditions strictes. L’accessibilité s’impose donc aux musées, anciens comme nouveaux, et peut être exigée par toute personne en situation de handicap. Si l’adaptation de monuments historiques peut s’avérer complexe, les nouvelles structures et rénovations doivent intégrer cet objectif dès leur conception avec l’appui de spécialistes. L’accessibilité ne doit pas être un « chapitre particulier » du projet d’établissement, mais une prise en compte globale et permanente (Ministère de la Culture, L’accessibilité universelle, avril 2021). Chaque musée doit disposer d’un référent « accessibilité ». L’État, via le Service des musées de France, voit dans cette exigence « l’opportunité de repenser la façon de concevoir les musées (…) en mettant le visiteur au cœur de la réflexion » (Ibid.).

L’accessibilité implique une réflexion sur l’expérience muséale dans son ensemble : accessibilité des transports, circulation dans le bâtiment, billetterie, vestiaires, boutiques, sanitaires, signalisation, éclairage, acoustique des salles, exposition des œuvres et accès aux informations. La diversité des handicaps nécessite des dispositifs adaptés et un personnel formé à leur utilisation.

Le numérique fait désormais partie de cette expérience : consultation du site, achat de billets en ligne, demande de prise en compte du handicap, et outils numériques sur place. Le « Référentiel général d’amélioration de l’accessibilité » (RGAA) de 2019, complétant la directive européenne de 2016, impose de « rendre les contenus et services numériques compréhensibles et utilisables par les personnes en situation de handicap ». Ce document en ligne liste les obligations légales et 106 critères d’évaluation. La première question posée est : « Chaque image porteuse d’information a-t-elle une alternative textuelle ? ».

Toutefois, ces adaptations doivent respecter les capacités financières des établissements, ce qui, dans un contexte budgétaire contraint, menace leur mise en œuvre complète.

Le numérique comme levier d’accessibilité et d’innovation

Le numérique joue un rôle croissant dans l’accessibilité des musées, en proposant des dispositifs adaptés aux publics en situation de handicap. Parmi les initiatives notables, le Centre Pompidou a développé l’application « Centre Pompidou Accessibilité », destinée aux visiteurs atteints de troubles du spectre de l’autisme (TSA) et du neuro-développement. Téléchargeable gratuitement sur smartphone et tablette, elle permet de préparer la visite en amont et d’accéder à des contenus adaptés sur place. D’autres institutions, comme le Musée du Louvre, ont mis en place des dispositifs de médiation numérique, tels que des audioguides Nintendo DS adaptés aux déficiences visuelles ou des parcours en langue des signes française (LSF). Autre exemple, L’application Nomade des musées de Rouen permet aux visiteurs de découvrir une sélection d’œuvres majeures grâce à des contenus spécialement adaptés aux personnes en situation de handicap visuel, auditif ou mental. Cette application a été développée avec des parcours en audiodescription et en français Facile à Lire et à Comprendre (FALC).

Au niveau européen, le musée d’Amsterdam a développé des visites en réalité virtuelle spécialement conçues pour les personnes à mobilité réduite, leur permettant d’explorer les collections depuis chez elles. Ces innovations illustrent comment le numérique, loin d’être un simple gadget, constitue un levier essentiel pour repenser l’inclusivité et enrichir l’expérience muséale pour tous.
Au musée Rijksmuseum, les visites guidées intelligentes, dotées d’assistants vocaux et d’audioguides basés sur l’IA permettent aux visiteurs de découvrir les collections à leur propre rythme, tout en bénéficiant de commentaires contextualisés et personnalisés.

Aussi, les interfaces tactiles inclusives facilitent quant à elles l’accès aux informations pour les personnes en situation de déficience motrice ou cognitive, en offrant une navigation simplifiée et intuitive.

Un visiteur malvoyant peut recevoir une description audio détaillée des œuvres, enrichie de commentaires historiques et artistiques. Et une personne en situation de handicap moteur peut bénéficier d’un parcours optimisé dans ce musée hollandais et d’un accès facilité aux contenus grâce à une navigation assistée par IA.

Ainsi, ces avancées technologiques ne se substituent pas à l’expérience physique du musée, mais l’enrichissent plutôt en proposant des solutions adaptées aux besoins spécifiques de chaque visiteur.

Dispositifs numériques : inclusion ou nouvelles formes d’exclusion?

Les dispositifs numériques facilitent l’appropriation des institutions muséales par les publics empêchés, souvent perçus comme des lieux élitistes ou complexes (cf. Bourdieu). Pourtant, leur coût en limite l’accès, notamment pour les publics précaires dont notamment les personnes en situation de handicap. Les offres annexes, comme la réalité augmentée, sont fréquemment payants, ce qui constitue un frein supplémentaire.

Outre le prix, d’autres facteurs subsistent. Une étude de la fondation Malakoff Humanis révèle que 59% des personnes en situation de handicap souhaiteraient multiplier leurs sorties culturelles, mais que l’accessibilité constitue un frein pour 19% d’entre elles.
La société Evelity met également en évidence les lacunes en matière d’accessibilité des musées et de leurs abords, ainsi que le manque d’un accueil adapté. Par ailleurs, 70% des répondants atteints de déficience visuelle considèrent que l’accessibilité en transport et la disponibilité d’informations en ligne comme des critères déterminants, avant même l’adaptation des visites à leur handicap. 

Un autre défi majeur est la fracture numérique, qui accentue les inégalités d’accès à la culture. L’accès aux technologies varie selon le milieu social, le contexte géographique et la familiarité avec le numérique. Le temps d’adaptation nécessaire pour maîtriser ces outils peut freiner l’expérience de visite et détourner de la découverte des œuvres. Par ailleurs, tous les outils numériques ne répondent pas aux besoins spécifiques. Par exemple, la réalité augmentée reste difficilement accessible aux personnes malvoyantes ou présentant des troubles cognitifs. Par conséquent, le numérique, bien qu’il facilite la médiation, peut paradoxalement exclure certains publics.

Quel consensus? Pour garantir une expérience muséale inclusive, une approche hybride combinant dispositifs numériques et médiation humaine semble être la solution la plus adaptée. Des projets menés à La Villette, tels que la Micro-folie, illustrent l’intérêt de cette complémentarité : l’association de dispositifs interactifs et de l’accompagnement par des médiateurs formés permet de rendre l’expérience de visite plus instructive.

Armand COSSET, Emma DROUIN, Sara MAZZELLI, Noëla ROCHART

Bibliographie : 

Jarrier, Elodie., et al. « Une mesure des effets de l’utilisation d’un outil numérique sur l’expérience de visite muséale ». Management & Avenir, 2019/2 N° 108, 2019. p.107-126. CAIRN.INFO, shs.cairn.info/revue-management-et-avenir-2019-2-page-107?lang=fr.

Lebat, Cindy, “Les dispositifs numériques immersifs. Une opportunité pour les visiteurs déficients sensoriels ?”, La Lettre de l’OCIM [Online], 202-203 | 2022, Online since 01 July 2023. URL: http://journals.openedition.org/ocim/5129; DOI: https://doi.org/10.4000/ocim.5129

Pinède, Nathalie. et al. « Numérique et situations de handicap : le projet “Fractures corporelles, Fractures numériques” ». Communication & Organisation, 2019/2 n° 56, 2019. p.139-148. CAIRN.INFO, shs.cairn.info/revue-communication-et-organisation-2019-2-page-139?lang=fr.

Le numérique dans la représentation artistique des corps : corps augmentés ou corps déshumanisés ?

Unsplash.com / image libre de droit

Le spectacle vivant peut se définir par ce que nous appelons communément “performance”, il contient l’idée selon laquelle en y assistant, nous vivons un événement éminemment présent, en train de se produire. Cet événement est le fruit d’une production du corps de l’artiste qui, par une mise en scène précise, prend sens devant les yeux du spectateur·ice, en direct.

En parallèle de l’irruption du numérique dans les arts vivants, nous parlons de plus en plus de “performance” pour qualifier ces productions, ce qui rend la définition de la performance floue. Or la performance a un spectre définitionnel assez large historiquement comme l’explique Julie Pellegrin. C’est d’abord un terme utilisé dans le secteur artistique avec les avant-gardes du XXe siècle, qui renaît dans les années 1960 sous le nom d’event ou de happening puis qui se transforme sous l’appellation de performing arts rejoignant ainsi la définition que nous utilisons ici, celle de spectacle vivant. Dans ces diverses évolutions, la performance semble aller de paire avec l’utilisation du corps comme moyen de réaliser un exploit et comme outil performatif au sens linguistique – dans la mesure où l’action du corps fait le spectacle, elle semble ne pas avoir besoin d’autre médium. Or, le numérique semble dévier de ces aspects, il nécessite un médium, comme un écran par exemple, il semble nous inciter à sortir de nos corps ou à l’oublier dans la mesure où il nous sort du réel. De prime abord, le numérique apparaît comme un outil qui nous positionne hors du présent, d’une réalité avec laquelle le spectateur ou l’artiste sont en co-présences quand la performance pourrait être caractérisée par la liveness, le fait même d’être présent.

Ainsi, dans quelle mesure le numérique, comme médium supplémentaire de la performance,  permet-il de ré-envisager la place du corps présent dans le spectacle vivant ?

 

Performance médiatisée et liveness

Alors qu’au départ la scène était composée quasi exclusivement de comédien·ne·s venu·e·s performer, elle a progressivement accueilli des innovations technologiques qui ont contraint ces derniers à laisser un peu de leur place au sein du spectacle. Le numérique va plus loin encore que les innovations technologiques qui l’ont précédé, en allant jusqu’à la disparition de la scène et de la présence physique des performeur·euse·s : les captations et enregistrements ont révolutionné le monde de la performance, en proposant aux spectateur·ice·s de profiter de celle-ci directement depuis chez elles·eux. Cette médiatisation tend aujourd’hui à séparer performance et corps physique (que ce soient les corps des artistes ou ceux des spectateur·ice·s), autrefois terriblement intriqués l’un avec l’autre. Regarder une performance ne signifie plus nécessairement aller physiquement dans un théâtre et voir, en live, des personnes se mouvoir. Pourtant, les théâtres continuent de se remplir et les artistes continuent de performer en live pour un public. La présence du public prend en effet une plus grande symbolique, et même un sens expérientiel : le public n’aura pas la même expérience qu’il soit chez lui, seul, ou dans une salle de spectacle, entouré d’autres spectateur·ice·s. 

Image libre de droit

Si le numérique a mis en évidence l’intérêt du liveness, qui allait de soi avant cette révolution, il a également opéré de réelles transformations pour la création et les artistes. Ce double medium, captation et live, voire triple avec les live stream, contraint les performeur·se·s à partager la scène avec les caméras. La captation implique parfois des choix scéniques spécifiques pour prendre en compte le rendu capté : une responsable Arts et Spectacles d’Arte nous confie ainsi que ses équipes de tournage influent parfois sur le placement de certains décors et artistes sur la scène pour que ces derniers collent aux attendus de la télévision et captent l’attention du spectateur·ice qui regarderait depuis chez lui (rencontre réalisée le 12 février 2025). Ce cas de la contrainte spatiale et corporelle du numérique est pourtant marginal à côté des libertés qu’il permet en termes de gestion de l’espace scénique : Monica Paredes parle ainsi d’une “mutation des espaces habitables” pour évoquer cette restructuration des espaces utilisables et des placements des corps sur scène, du fait du numérique (Paredes, 2023). Il pousse la création au-delà du plateau et même du réel. Les limites imposées par le corps du spectateur·ice cessent ainsi d’être une contrainte artistique : en témoigne notamment le dispositif Scènes Augmentées qui, à travers des jumelles de réalité virtuelle comme un prolongement du corps du spectateur·ice, élargit l’espace scénique pour y créer des corps et actions qui n’existent pas en live. Par le biais de techniques numériques innovantes, le quatrième mur peut donc se briser un peu plus, en repensant les contraintes imposées par les corps tant du spectateur·ice que de l’artiste. 

Le numérique comme production spéculative au sein de la performance : l’interactivité comme moteur de la création

Paradoxalement, alors que certaines réflexions soulignent l’impact négatif des nouvelles technologies dans l’immédiateté de la relation entre le·la performeur·se et le public (Schloss, 2003), le numérique offre également la possibilité d’engager le corps du public qui devient alors une condition nécessaire au processus créatif. Le spectacle Eve 3.0 mêle chorégraphie et VR : le public participe ainsi à la narration en dansant avec différents acteur·ice·s réel·le·s et virtuel·le·s, transformant ainsi les spectateur·ice·s en interprètes. Le numérique permet de dépasser la co-présence habituelle des corps des interprètes et du public souvent scindés en deux groupes distincts. Cette évolution soulève une nouvelle réflexion sur le concept d’interactivité, où l’intégration du numérique dans le monde du spectacle vivant ouvre un questionnement sur les théories de la réception, l’œuvre ne pouvant plus exister indépendamment de l’engagement du public. La conférence des absents de Rimini Protokoll est une performance où les conférenciers ne sont pas physiquement présents sur scène, mais sont représentés par le public, qui lit leurs discours en leur nom. C’est donc la présence des spectateur·ice·s qui joue le rôle clé dans la réalisation de la performance, ils·elles “co-créent” l’œuvre. La téléprésence devient une présence performative qui modifie et altère les règles de la représentation et l’absence physique module un espace pour de nouvelles inscriptions et des perspectives inattendues, tandis que la mise en scène à distance de Rimini Protokoll donne vie à un jeu théâtral de traductions et de corps. Ce type d’interaction est explicite dans la question de l’utilisation des technologies dans le spectacle vivant. Là où le terme vivant nous renvoie à un corps visible, tactile, présent, la limite à ne pas dépasser est précisément celle de la fiction ou d’une paralysie de la dramaturgie et de la narration. La capacité consiste donc à utiliser les nouveaux dispositifs numériques comme une nourriture de quelque chose qui existe déjà, à savoir l’humain. Cette alimentation permet d’augmenter les possibilités d’interaction et donc de création, de participation active et de personnalisation de l’expérience. La coexistence de l’art et du numérique devient ainsi un champ d’expérimentation où l’artiste et les spectateur·ice·s échangent continuellement et contribuent ensemble aux processus de création.   

Image libre de droit

Le numérique peut aussi donner l’illusion de pouvoir repousser les contraintes physiques corporelles : il rend vivant ce qui, par définition, ne l’est pas. Les hologrammes, par exemple, permettent de transgresser les limites du corps humain, d’effacer la temporalité en faisant revivre des personnes décédées, comme l’ont montré les performances d’hologrammes de Tupac à Coachella, ou de Maria Callas à la salle Pleyel en 2018. Au-delà des réflexions éthiques et juridiques que ces représentations supposent, l’intégration de ces évolutions technologiques dans le spectacle vivant ouvre la voie à une réflexion plus ontologique. Le numérique ne se contente pas de satisfaire une forme de fascination pour le corps des artistes, il incarne la promesse d’un prolongement existentiel du corps, une manière de pallier leur caractère éphémère et de prolonger l’illusion d’incarnation, même après la disparition physique. 

La performance et le numérique offrent également un nouveau moyen d’émanciper les corps minorisés, en dépassant les contraintes imposées par la scène traditionnelle. Dans Sylvia, Fabrice Murgia utilise la captation vidéo pour questionner les normes de représentation, projetant sur un écran à l’arrière de la scène des gros plans du corps des comédiennes. La caméra redéfinit l’espace scénique et l’expérience du spectateur en mettant en avant des corps et des émotions souvent invisibilisés. Cette approche rejoint une réflexion plus large sur la manière dont les nouvelles technologies peuvent être mobilisées pour offrir une tribune à des récits et des présences marginalisées. 

L’intégration du numérique dans le spectacle vivant ne se résume ainsi pas à une simple transformation des dispositifs scéniques, mais constitue une reconfiguration profonde des rapports entre corps, espace et spectateur·ice·s. Loin d’effacer la présence physique, il en révèle de nouvelles dimensions, en amplifiant l’expérience sensorielle et en redéfinissant les modalités d’interaction. Qu’il s’agisse d’une médiatisation de la performance, d’une interactivité accrue ou d’une émancipation des corps minorisés, le numérique apparaît non pas comme une rupture, mais comme un prolongement et un outil spéculatif permettant d’explorer d’autres formes de corporéité.

Suzanne BRICE, Arianna DI BELLO, Mélissande MICHELET, Camille RÉAU

Bibliographie

Delporte, C. (2022, 18 mars). Des hologrammes aux avatars, que nous réservent les concerts de demain ? Les Echos. https://www.lesechos.fr/weekend/spectacles-musique/des-hologrammes-aux-avatars-que-nous-reservent-les-concerts-de-demain-1394722

Paredes, M. (2023, août 12). L’utilisation du numérique dans le spectacle vivant : l’appropriation de l’œuvre à partir d’un dispositif de médiation culturelle. Theses.fr. https://theses.fr/2023REN20044

Scènes Augmentées : une solution de double virtuel pour réinventer le spectacle vivant. (2024, 7 octobre). Makery. https://www.makery.info/2024/10/07/scenes-augmentees-une-solution-de-double-virtuel-pour-reinventer-le-spectacle-vivant/

Schloss, W. A. (2003). Using Contemporary Technology in Live Performance: The Dilemma of the Performer, Journal of New Music Research. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/affaire-en-cours/qu-appelle-t-on-performance-8420419

Sorbier, M. (2022, 26 mai). Qu’appelle-t-on « performance » ? France Culture. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/affaire-en-cours/qu-appelle-t-on-performance-8420419

Les Influenceurs Masculinistes et la Radicalisation en Ligne : Quand YouTube et les Réseaux Façonnent le Débat Public 

Unsplash.com / Image libre de droit

Plus personne n’en doute : l’essor des réseaux sociaux a bouleversé notre manière de nous informer, de débattre, et, pour certains, a même ouvert la voie à des formes insidieuses de radicalisation. YouTube, Instagram, X, TikTok… Ces plateformes sont devenues bien plus que de simples lieux de divertissement : elles sont aujourd’hui des espaces où se fabriquent de nouvelles formes d’engagement politique.  Dans ce terreau, la figure de l’influenceur politique a peu à peu émergé, jusqu’à s’imposer comme un acteur central du débat public.

Mais que se passe-t-il quand des discours extrêmes – antiféministes, racistes, homophobes ou encore masculinistes – s’y propagent librement, drapés dans un discours prétendument “authentique” ou “engagé” ? Dans ce brouhaha idéologique, un phénomène en particulier attire l’attention et inquiète : celui des communautés dites « Incels » (involuntary celibates), nées de la frustration intime de certains hommes face au rejet amoureux. En ligne, ces dernières ont progressivement glissé vers un rejet systématique des femmes, du féminisme, et plus largement des valeurs progressistes. Elles se sont peu à peu transformées en de véritables foyers de propos haineux et profondément réactionnaires.

Dans le prolongement de cette dérive, une question s’impose : comment une détresse affective individuelle peut-elle devenir le socle d’un projet idéologique collectif ? Certains influenceurs ou influenceuses, parfois sans même revendiquer explicitement leur proximité avec ces sphères, reprennent et véhiculent ces narratifs, leurs codes et leurs obsessions. Ils exaltent la virilité, minimisent ou rejettent frontalement le féminisme, et valorisent l’idée d’une soumission féminine. Autant de points de contact entre ces communautés souterraines et certaines figures du web politique, qui n’hésitent pas à s’approprier ces récits pour mieux les propulser dans l’espace public.

Mais comment ces logiques, à la fois provocatrices et séduisantes, circulent-elles si facilement ? Et surtout, comment parviennent-elles à captiver, à séduire, voire à convaincre ?

Unsplash.com / Image libre de droit

La naissance d’un phénomène : quand la frustration devient une arme politique

À l’origine, le terme « Incel » naît dans les années 1990 sous l’impulsion d’une étudiante canadienne, anonyme, dissimulée derrière le pseudonyme d’“Alana”. Elle souhaitait créer un espace d’écoute pour toutes les personnes — hommes comme femmes — confrontées à la solitude affective. Une sorte de refuge numérique, pensé comme une “safe place” dans un Internet déjà envahi par la mise en scène de soi et la comparaison permanente. Loin, très loin, des discours actuels, ce petit espace se voulait inclusif, ouvert, et non genré.

Mais avec la montée en puissance de forums comme Reddit, 4chan ou plus récemment Discord, le terme change de mains — et de ton. Ces plateformes, par leur structure même, deviennent des catalyseurs puissants de radicalisation. Anonymat absolu, absence de modération, langage codé et culture du mème : tout y favorise le dérapage collectif, l’escalade verbale, l’effet de meute. Très vite, ce qui relevait de la confession intime se transforme en rhétorique de guerre. Les propos se durcissent. Le féminisme devient l’ennemie à abattre. Et avec lui, toute femme jugée “trop libre”, “trop visible”, “trop exigeante”.

Chez leurs détracteurs, le langage lui-même devient un instrument de domination symbolique. Tout y est codé, hiérarchisé, chargé de rancœur. On parle de “females” plutôt que de “women”, on théorise le “looksmaxing” — optimisation du physique perçue comme clé d’accès à la reconnaissance sociale —, on invoque la “black pill”, cette vision fataliste selon laquelle les hommes laids sont condamnés à ne jamais être aimés. Et la “friendzone” ? Érigée en injustice systémique, elle résume à elle seule le sentiment d’exclusion que ces discours cultivent. Dans cette nouvelle grammaire du ressentiment, les femmes sont perçues comme responsables de la souffrance masculine, accusées de privilégier les « Chads » — ces hommes alpha, dominants, au physique avantageux — elles relègueraient les “beta males” dans l’invisibilité sociale et sexuelle.

Dans les fils de discussion, les premières attaques contre les femmes se multiplient. Certaines sont accusées de “jouer avec les sentiments des gentils garçons”, d’autres « d’accumuler les relations toxiques, puis de pleurer sur leur sort à trente ans”1. Les forums deviennent des tribunaux numériques où la femme occidentale est jugée, moquée, réduite à une caricature. Derrière l’humour grinçant et les ”private jokes”, c’est une colère sourde qui gronde : celle d’hommes qui se vivent comme évincés, humiliés, oubliés par une société qui valoriserait, selon eux, l’apparence, la domination et l’hypersexualité.

Cette logique de victimisation s’est rapidement transformée en colère idéologique et a vite donné lieu à l’émergence de figures sacrificielles. En 2014, Elliot Rodger, jeune homme de 22 ans, tue six personnes et en blesse treize autres en Californie avant de se donner la mort. Dans son manifeste, il se présente comme un “gentleman” trahi par les femmes, et légitime son passage à l’acte comme une vengeance. Depuis, il est devenu une figure quasi-sacrée pour une frange radicale du mouvement, qui le surnomme “Saint Elliot”.

Alors, comment expliquer qu’une communauté née du désespoir glisse aujourd’hui vers une idéologie misogyne ? Pourquoi ces figures violentes deviennent-elles des modèles à suivre ? Faut-il voir dans cette dérive une simple provocation ou l’expression d’un malaise bien plus profond dans nos sociétés ? 

Unsplash.com / Image libre de droit

YouTube et la fabrique algorithmique de la haine

En réalité, l’adhésion à ces idéologies n’a rien d’accidentel : les plateformes les favorisent. Conçus pour maximiser l’engagement, leurs algorithmes privilégient les contenus clivants, polémiques, émotionnellement chargés. Les réseaux sociaux comme X assurent une viralisation éclair de ces messages, particulièrement auprès des plus jeunes et donc – des plus influençables. Sur TikTok, les formats courts, rythmés, manichéens, séduisent par leur apparente simplicité. Quelques mots, une punchline, une image choc : c’est suffisant pour installer une vision du monde binaire, où le féminisme est vu comme une menace et la masculinité comme une valeur à réhabiliter.

Mais c’est sur YouTube que l’enracinement idéologique opère le plus profondément. En quelques clics, un utilisateur peut passer de vidéos anodines à des contenus de plus en plus radicaux. L’algorithme, loin de ralentir cette dérive, l’encourage : plus une vidéo provoque, plus elle est visible. C’est dans ce contexte que prolifèrent les « commentary channels », des chaînes spécialisées dans l’analyse critique de contenus ou de comportements, souvent sous un angle culturel ou sociétal. Ces créateurs adoptent un ton faussement “posé” ou “rationnel”, s’expriment en connaissant parfaitement les limites du légal, et évitent ainsi toute sanction directe. Sous couvert de réflexions “neutres” ou de “liberté d’opinion”, ils s’autorisent des attaques ciblées, notamment envers des personnes anonymes — souvent des femmes — à qui ils vouent une obsession à peine dissimulée.

La plateforme, loin d’être un simple espace d’expression, agit comme une véritable chambre d’écho où se construit un imaginaire masculiniste globalisé. Des figures américaines comme Andrew Tate (millions de vues malgré de multiples bannissements) et Jordan Peterson (8,6 millions d’abonnés) y prospèrent. Tous deux diffusent, à des degrés divers, une idée commune : celle d’un homme dépossédé de son pouvoir, qu’il s’agirait de reconquérir. Mais plus inquiétant encore : ces contenus s’accompagnent régulièrement de cyberharcèlement ciblé — contre des militantes féministes, des influenceuses, des journalistes — sans réelle sanction. La haine y est donc non seulement visible, mais tolérée.

Dans cette constellation, une figure française tire son épingle du jeu : Thaïs d’Escuffon. Ancienne porte-parole de Génération Identitaire, elle s’impose aujourd’hui sur YouTube comme l’une des voix féminines les plus visibles d’un conservatisme décomplexé”.

Débat « Féministe vs Antiféministe » entre Thaïs d’Escufon et Mélissa Amnéris, publié sur la chaîne YouTube de Carla Ghebali le 3 janvier 2025.

Thaïs d’Escuffon, une vitrine féminine pour l’ordre patriarcal

Mais qui est-elle vraiment ? Ancienne porte-parole de Génération Identitaire — un mouvement dissous pour incitation à la haine — la jeune femme de 25 ans s’est imposée comme une figure montante de la sphère conservatrice française. À travers ses vidéos léchées et ses interventions médiatiques, elle défend une vision ultraconservatrice du monde, prônant le retour à un “ordre naturel” où les femmes retrouveraient leur rôle d’épouses et de mères. Par sa posture de “voix dissidente ”, elle s’oppose frontalement au féminisme, qu’elle accuse de détruire les repères traditionnels et évoque un prétendu “matriarcat” occidental responsable de la détresse masculine. Ce discours séduit, notamment les jeunes hommes en quête de repères, de clarté, et parfois… de domination.

Comment expliquer qu’une figure aussi clivante parvienne à fédérer une audience fidèle, parfois admirative ? Qu’a-t-elle de si singulier pour incarner, aux yeux de certains, un modèle à suivre ? C’est simple : elle incarne ce que les partis d’extrême droite tentent de construire depuis des années sur Internet. Une nouvelle génération de militantes, jeunes, urbaines, éduquées, qui parlent le langage des réseaux. En s’appuyant sur des profils comme le sien, l’extrême droite parvient à réenchanter son récit. Finis les discours poussiéreux d’anciens militants en costume-cravate. Place aux vlogs, aux shorts TikTok, aux slogans calibrés pour buzzer. L’image compte autant que le fond — et parfois plus.

Et surtout, ces partis ont compris une chose essentielle : quand les médias traditionnels suscitent de la méfiance, les influenceurs inspirent de la confiance. Ils créent du lien, de l’intimité, une impression de sincérité. Et cette proximité émotionnelle est un canal redoutablement efficace pour faire passer les idées les plus radicales — sans jamais en avoir l’air.

Invitée dans de nombreuses émissions en ligne, largement relayée sur les réseaux, elle fascine autant qu’elle dérange. On clique pour comprendre, pour juger, pour débattre. Mais c’est précisément là que réside le danger : notre curiosité fait tourner l’algorithme, et l’algorithme normalise. Ce qui, pour beaucoup, reste une simple provocation finit par devenir une opinion admise. Et pour les publics les plus vulnérables, les moins armés pour décoder ces discours, cette radicalité déguisée en bon sens devient une évidence.

​Image tirée de la série à succès « Adolescence », sortie le 13 mars 2025 sur Netflix, créée par Jack Thorne et Stephen Graham, et réalisée par Philip Barantini.

Une violence bien réelle pour une réponse encore timide

Ce glissement progressif de la provocation à la normalisation n’est pas sans conséquences. Car ces discours ne restent pas confinés à l’écran : ils façonnent les interactions, orientent les comportements et finissent par redéfinir les normes du débat.

Aujourd’hui, toute prise de parole perçue comme « anti-traditionnelle » s’expose à une remise en question systématique, voire à des campagnes de discrédit. L’objectif est souvent le même : rendre invisibles les discours contradictoires et favoriser un espace numérique où seules les idées réactionnaires circulent librement. Ces communautés fonctionnent comme des bulles fermées : plus on y adhère, plus leur vision du monde paraît dominante et plus il est difficile d’en sortir.

L’anonymat favorise cette dynamique, et les plateformes, elles, peinent encore à répondre efficacement. Cela entraîne, pour les publics les plus vulnérables, un risque accru de harcèlement qui peut conduire à des conséquences dramatiques.

Dans ce contexte, la responsabilité des grandes plateformes numériques (GAFAM) est de plus en plus questionnée. Cette responsabilité est d’autant plus problématique que certaines plateformes comme le X d’Elon Musk et le Facebook de Mark Zuckerberg revendiquent une liberté d’expression qui se traduit par une absence totale de modération; en témoigne leurs récentes prises de position au sujet des politiques de modération de leurs réseaux respectifs.

En réaction à cette atmosphère délétère, certaines œuvres participent à une prise de conscience. La mini-série britannique « Adolescence« , diffusée sur Netflix depuis mars 2025, illustre avec justesse les conséquences de la radicalisation numérique. Créée par Jack Thorne et Stephen Graham, elle interroge les effets néfastes des réseaux sur la jeunesse. Un signal fort : elle a été saluée par le Premier ministre Keir Starmer, qui a recommandé sa diffusion en milieu scolaire.

URTEBISE Jade. 

Sources :

Indications :

  • 1 Reformulations synthétiques inspirées des discours fréquemment observés sur les forums Incels. Ces expressions ne sont pas des citations directes, mais plutôt des représentations des sentiments et opinions couramment exprimés au sein de ces communautés.​

IA et numérique, quelles perspectives pour l’accessibilité du spectacle vivant ?

La loi n°2005-102 du 11 février 2005, intitulée « Égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées », a marqué un tournant majeur dans la reconnaissance des droits des personnes en situation de handicap en France. En consacrant le principe d’accessibilité généralisée, elle impose aux établissements recevant du public, y compris les lieux culturels, d’adapter leurs infrastructures et leurs services afin de garantir un accès équitable à tous. Cette exigence s’inscrit dans une démarche plus large de démocratisation culturelle, une ambition portée en France depuis André Malraux. Elle a conduit le secteur culturel à investir massivement dans le développement des relations avec les publics pour rendre la culture accessible à tous (Paredes, 2024). Néanmoins, si des avancées significatives ont été réalisées dans les domaines des arts visuels et du cinéma, le spectacle vivant reste confronté à de nombreux défis en matière d’accessibilité, notamment pour les personnes sourdes, malentendantes, aveugles et malvoyantes. La spontanéité et l’improvisation inhérentes à ce secteur compliquent en effet la mise en place de solutions adaptées. Toutefois, face à ces obstacles, les innovations numériques apparaissent comme une réponse prometteuse, permettant de repenser l’expérience du spectacle vivant pour mieux répondre aux besoins des spectateurs en situation de handicap, mais aussi, en agissant comme un outil de lutte contre les discriminations (Lydia Morlet-Haïdara, 2017). Réalité augmentée, réalité virtuelle, ou encore intelligence artificielle, depuis 2005, le secteur a vu la création de nombreux dispositifs numériques afin d’adapter l’expérience de la scène aux personnes en situation de handicap. 

Dans cet article, nous nous interrogeons sur la manière dont le numérique permet aux acteurs du spectacle vivant de favoriser une accessibilité réelle et inclusive pour les personnes en situation de handicap, et ainsi de participer à cet objectif de démocratisation culturelle. 

Il s’agira dans un premier temps d’examiner les différents dispositifs numériques déployés pour améliorer l’accessibilité du spectacle vivant, puis d’analyser l’essor des investissements dans ces technologies, qui accompagnent une ouverture croissante du secteur aux personnes en situation de handicap. Enfin, nous mettrons en lumière les limites de cette transition, en soulignant les disparités et les contraintes qui subsistent dans l’adoption de ces outils au service de la démocratisation culturelle.

  1. Numérique et accessibilité dans le spectacle vivant : quels dispositifs ?
  1. Lunettes intelligentes pour les surtitres en direct et la langue des signes

L’utilisation de lunettes intelligentes pour fournir des surtitres en temps réel (sous-titres) et d’autres aides visuelles pendant les spectacles est un développement majeur dans le secteur du spectacle vivant. Expérimentée par la compagnie française Panthea au Festival d’Avignon en 2015, ces lunettes de réalité augmentée projettent les dialogues traduits ou transcrits directement sur l’objectif dans le champ de vision du spectateur, sans obstruer la vue de la scène. Les spectateurs peuvent alors choisir une traduction en langue étrangère, un sous-titrage français « adapté » qui comprend les noms des personnages, des effets sonores ou d’autres indices pour les spectateurs sourds et malentendants. Le même appareil peut également délivrer une piste d’audiodescription via un écouteur connecté, ce qui permet aux spectateurs aveugles ou malvoyants d’entendre en temps réel les descriptions des décors, des costumes et des mouvements sur scène. De plus, ces systèmes peuvent prendre en charge l’interprétation en langue des signes en diffusant un flux vidéo d’un interprète sur les lunettes ou un appareil portable couplé. En permettant de personnaliser l’affichage du texte, les lunettes intelligentes offrent une expérience de visionnement personnalisée pour chaque utilisateur.

  1. Les gilets vibrants pour ressentir la musique

Pour les publics sourds et malentendants, l’utilisation de la technologie vibrante pour transmettre les éléments émotionnels et rythmiques de la musique a été développée. Un exemple marquant est le gilet vibrant SoundX, un appareil portable développé en partenariat avec la Philharmonie de Paris. Le système SoundX utilise l’intelligence artificielle pour convertir les signaux audios en direct en vibrations synchronisées qui sont ressenties sur le torse du porteur. Porté comme un gilet léger ou un sac à dos, il traduit les fréquences musicales en retour tactile, permettant aux spectateurs sourds de ressentir la dynamique d’une symphonie ou d’un opéra sur leur peau. Cela complète les aspects visuels d’une performance (comme regarder des musiciens ou des danseurs) avec une sensation physique directe de rythme et de tempo. Développé à l’origine pour les jeux immersifs, le gilet a ensuite été affiné avec les commentaires d’utilisateurs sourds pour assurer une réponse vibratoire précise sur tout le spectre sonore. À titre d’exemple, à partir de la saison 2024-2025, la Philharmonie de Paris met gratuitement à la disposition des spectateurs malentendants ces gilets vibrants lors de certains concerts. En mettant à disposition ce dispositif multisensoriel, la salle de concert a ouvert ses portes à des auditeurs qui ne pouvaient jusqu’alors pas profiter pleinement des spectacles en direct.

  1. L’audiodescription et la conception immersive pour plus d’accessibilité au théâtre

Pour les publics aveugles et malvoyants, les technologies numériques ont ouvert de nouveaux modes d’engagement avec le spectacle vivant. L’audiodescription, diffusée par des casques sans fil pendant les spectacles, fournit une narration en temps réel des éléments visuels – décors, costumes, mouvements – permettant au public de se faire une image mentale de l’action. Ce service est souvent complété par des visites tactiles, au cours desquelles les spectateurs sont invités à explorer les principaux accessoires et costumes par le toucher avant la représentation. De grandes salles comme le Théâtre du Châtelet combinent ces services avec des programmes accessibles en braille ou en gros caractères, garantissant ainsi une expérience multisensorielle qui va au-delà des dialogues parlés. Parallèlement, les technologies immersives créent d’autres moyens d’accéder aux spectacles. La réalité virtuelle et la vidéo à 360° simulent des expériences théâtrales pour ceux qui ne peuvent pas y assister en personne, tandis que des expositions telles que World Unseen à La Villette en 2024 montrent comment la photographie peut, elle aussi, être traduite en formats tactiles, audio et braille. Conçue en collaboration avec des défenseurs de l’accessibilité, l’exposition offre alors aux visiteurs aveugles et voyants une expérience sensorielle partagée, remettant en question les normes visuelles de la consommation artistique. 

Ces innovations numériques illustrent la manière dont les outils numériques ne se contentent pas d’adapter les formats existants aux publics handicapés, mais imaginent également le langage même de l’expérience artistique. Si ces différentes technologies semblent alors se répandre dans de nombreux théâtres nationaux, il convient désormais de regarder si les investissements, le nombre d’acteurs, mais aussi la réception de ces dispositifs sont le signe d’une démocratisation culturelle du secteur aux personnes en situation de handicap. 

II. Un investissement dans le numérique qui s’accroît, allant de pair avec une plus grande accessibilité du secteur 

  1. Des investissements croissants dans les dispositifs numériques pour personnes en situation de handicap

Outre l’essor d’entreprises et acteurs spécialisés dans le développement de dispositifs numériques (Panthéa, Epson, SoundX), les initiatives en faveur de l’accessibilité numérique dans le secteur culturel se sont multipliées ces dernières années. On peut tout d’abord souligner une nette évolution des budgets dédiés aux projets culturels inclusifs. En Île-de-France, la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC) a alloué en 2024 une enveloppe budgétaire de 555 200 euros au programme « Culture et Santé », visant à financer des projets culturels inclusifs et à améliorer l’accessibilité des infrastructures culturelles. Ce fonds a permis de soutenir 17 projets destinés à équiper les lieux culturels en matériel adapté, tels que des casques, des boucles magnétiques ou des lunettes Panthéa. Par ailleurs, le ministère de la Culture et plusieurs régions ont également augmenté leur soutien financier à ces initiatives, révélant une prise de conscience croissante de l’importance de l’accessibilité numérique pour favoriser l’inclusion culturelle. On note à ce titre plusieurs dispositifs visant à subventionner le secteur culturel et promouvoir l’investissement des institutions dans les dispositifs numériques d’accès au spectacle vivant. Le dispositif pour la création artistique multimédia et numérique joue par exemple un rôle clé dans l’accessibilité culturelle, en intégrant des outils innovants comme la réalité augmentée, la réalité virtuelle ou l’audiodescription automatisée. De plus, le plan France Relance, qui vise à moderniser et numériser le secteur culturel, a permis d’accélérer l’adoption de ces technologies par les institutions. Ce programme a notamment encouragé l’équipement des théâtres et opéras en solutions immersives et interactives, facilitant ainsi l’accès aux œuvres pour un public plus large, y compris les personnes en situation de handicap. Ces différents dispositifs témoignent ainsi d’une nette évolution des investissements dans les outils numériques dédiés aux personnes en situation de handicap dans le secteur du spectacle vivant.  

  1. Un engagement croissant des institutions culturelles en faveur de l’accessibilité numérique

De plus en plus d’institutions culturelles françaises disposent aujourd’hui d’un des dispositifs numériques cités plus haut. Les théâtres nationaux publics ont en effet largement investi dans les relations publiques pour favoriser l’accès à leur programmation aux personnes en situation de handicap. En ce qui concerne la technologie développée par Panthéa par exemple, on compte en France 23 théâtres, 5 opéras, 3 festivals et 17 compagnies qui en disposent. Parmi eux, le Théâtre du Châtelet offre des places réservées aux personnes à mobilité réduite et propose des lunettes en réalité augmentée en partenariat avec Panthéa et Epson. Selon Olivier Py, directeur du Théâtre du Châtelet, les lunettes connectées sont sans aucun doute un dispositif qui va de pair avec la démocratisation culturelle : « Le Théâtre du Châtelet est le théâtre de tous. Engagés en faveur de l’accessibilité et du changement de la représentation sociale du public, […] les lunettes connectées représentent une possibilité d’avenir incroyable et ouvrent un champ des possibles immense pour des publics toujours plus vastes. » Ces investissements ont de même été constatés dans d’autres grandes institutions culturelles telles que l’Opéra de Paris, ayant largement investi dans les lunettes connectées et les gilets vibrants, mais aussi le Théâtre de la Colline, ayant mis en place d’un programme d’accessibilité comprenant audiodescription et spectacles adaptés en langue des signes française (LSF). Concernant les gilets vibrants, plusieurs institutions culturelles en France ont également investi dans cette technologie pour améliorer l’expérience des spectateurs sourds, malentendants ou autistes. Par exemple, l’Opéra de Montpellier a acquis vingt gilets vibrants, tandis que le Théâtre Silvia Monfort à Paris en a mis cinq à disposition du public. Ces initiatives témoignent ainsi d’une volonté croissante des institutions culturelles vivantes d’intégrer pleinement les publics en situation de handicap à leurs programmations. Toutefois, si ces avancées marquent un progrès significatif, des efforts restent à fournir pour généraliser ces dispositifs et garantir une accessibilité équitable sur l’ensemble du territoire.

  1. Une bonne réception de ces dispositifs par les publics et les institutions 

Selon une étude de 2022 de la Fondation Malakoff Humanis Handicap, 75 % des personnes en situation de handicap ont visité au moins une fois par an un lieu culturel au cours des dernières années. Si on l’on se focalise sur le spectacle vivant, on constate une adoption croissante de ces dispositifs par les publics en situation de handicap. Les publics sont globalement très satisfaits de ces dispositifs. Par exemple, l’expérimentation des lunettes connectées lors des 10 représentations de Così fan tutte (opéra de Mozart) au Théâtre du Châtelet a été largement plébiscitée par le public. Chaque soir, la totalité des 27 paires de lunettes mises à disposition a été empruntée. On peut lire plusieurs témoignages de spectateurs à ce sujet : « Je ne peux pas lire les petits caractères. J’ai agrandi les surtitres sur les lunettes connectées et cela m’a permis de lire sans difficulté les surtitres tout au long du spectacle. ». Au sujet des gilets vibrant également : « Les gilets vibrants m’ont permis de ressentir pleinement la musique, une expérience inédite et immersive. » Ainsi, comme le souligne Lydia Morlet-Haïdara (2017), les technologies numériques, en améliorant l’accès au spectacle vivant, constituent un véritable levier pour réduire les inégalités et favoriser l’inclusion des personnes en situation de handicap.

Les institutions culturelles et les collectivités locales, quant à elles, reconnaissent la nécessité d’intégrer ces technologies à leurs relations et accueils des publics, tel qu’en témoigne l’engagement croissant des institutions en faveur de l’accessibilité par le numérique. La numérisation du spectacle vivant est perçue comme un vecteur d’inclusion essentiel qui, loin d’être une simple tendance, constitue une transformation profonde et durable du paysage culturel. Toutefois, comme le souligne Nathalie Pinède (2022), si le numérique constitue une opportunité majeure pour l’inclusion des personnes en situation de handicap, il peut aussi générer de nouvelles formes d’exclusion lorsque l’accessibilité n’est pas pleinement prise en compte.

III. Néanmoins, des dispositifs encore sous et inégalement mobilisés dans le secteur du spectacle vivant au service de la démocratisation culturelle

  1. Un inégal accès à ces dispositifs numériques dans le secteur (contraintes budgétaires)

Bien que le secteur du spectacle vivant manifeste un intérêt croissant pour le potentiel de la transformation numérique en tant qu’outil de démocratisation culturelle (Paredes, 2024), la concrétisation de cet intérêt se heurte à un accès inégal aux dispositifs numériques, principalement en raison de contraintes budgétaires significatives. Les petites structures et les compagnies indépendantes, caractérisées par des marges financières réduites, éprouvent des difficultés considérables à investir dans des technologies avancées et souvent coûteuses, telles que les lunettes connectées pour le surtitrage et l’audiodescription développés par Panthea. Comme le soulignent nos interlocuteurs de Panthea, « Si l’institution a peu de budget, elle ne va pas se tourner vers notre offre de lunettes connectées, car trop cher ». Ces outils, pourtant essentiels pour l’inclusion des publics en situation de handicap (Deizot, Petr, 2020), représentent un investissement initial et des coûts de maintenance substantiels, limitant leur adoption à une partie restreinte du secteur.

Deux autres facteurs peuvent expliquer ces inégalités d’accès. Premièrement, bien que des mécanismes de subvention tels que cités précédemment existent, leur efficacité est atténuée par une méconnaissance persistante de leur existence et de leurs modalités d’accès par une part importante des acteurs du secteur. En effet, en 2016, plus de la moitié des établissements (51,8 %) ignoraient l’existence de l’appel à projets « Services numériques culturels innovants », et cette méconnaissance a même augmenté en 2021 où 75% des établissements sollicités ne connaissaient pas l’appel à projet (Deizot, Petr, 2020). Cette asymétrie d’information entrave la capacité des structures les plus nécessiteuses de bénéficier d’un soutien financier pour développer des solutions numériques innovantes au service de la démocratisation culturelle. Deuxièmement, l’accès inégal se manifeste également dans la faible intégration d’outils d’accessibilité numérique au sein des plateformes en ligne des lieux de spectacle vivant. Rendre les informations relatives à la programmation, aux horaires et aux services accessibles à tous les types de handicap (visuel, auditif, moteur, cognitif) demeure un défi technique et financier considérable pour de nombreuses structures, qui ne disposent pas toujours des expertises internes ou des ressources externes nécessaires à cet effet.

En dépit d’une prise de conscience croissante de la nécessité éthique et sociétale de rendre le spectacle vivant accessible à un public plus large et diversifié, la réalité budgétaire persistante continue de contraindre les investissements dans les dispositifs numériques spécifiquement dédiés à la démocratisation culturelle, perpétuant ainsi des disparités d’accès au sein du secteur.

  1. La lente intégration de l’IA dans les dispositifs numériques

L’intelligence artificielle émerge comme un outil potentiellement transformateur pour la démocratisation culturelle dans le secteur du spectacle vivant, offrant des perspectives significatives, notamment dans les domaines du surtitrage multilingue et de l’amélioration de l’accessibilité linguistique. Des entreprises comme Panthea explorent activement l’intégration de l’IA dans leurs solutions de traduction et d’adaptation en temps réel, afin de surmonter les barrières linguistiques qui peuvent exclure une partie du public international ou des minorités linguistiques. 

Au-delà de l’accessibilité linguistique, l’IA recèle un potentiel considérable dans le domaine de la création et de la diffusion de contenus. Cependant, il convient de souligner que l’IA n’est pas encore une solution universelle et mature pour le secteur du spectacle vivant. La qualité de la traduction automatique pour les œuvres littéraires et artistiques, caractérisées par des nuances culturelles, des jeux de mots et des références spécifiques, nécessite encore des améliorations substantielles et un travail de relecture et de correction humaine demeure indispensable pour garantir une fidélité et une sensibilité adéquates. Comme le précise notre interlocuteur Panthea, pour le moment, l’IA n’est « pas satisfaisante pour des œuvres littéraires » et le « Travail de relecture et de correction pas intellectuellement évident ». De plus, l’adoption et l’intégration efficaces de l’IA au sein des équipes culturelles nécessitent le développement de compétences spécifiques en matière de traitement automatique du langage, d’apprentissage machine et de gestion des données.

La complémentarité envisagée entre l’IA et les autres dispositifs numériques existants (lunettes connectées, gilets vibrants, plateformes de streaming accessibles) offre un potentiel prometteur pour une démocratisation culturelle multiforme et inclusive. Toutefois, la réalisation de ce potentiel nécessite des stratégies claires en matière d’investissement technologique, de formation des personnels et d’évaluation de l’impact sur l’accessibilité et l’engagement des publics.

  1. Une organisation du secteur fragile

Le secteur du spectacle vivant, bien qu’ayant amorcé une transition numérique progressive, demeure fragile dans son organisation interne pour intégrer pleinement les outils numériques au service d’une démocratisation culturelle significative et durable. Un manque structurel de temps, de ressources financières et de compétences numériques spécialisées au sein des équipes constitue un obstacle majeur à la conception, au développement et au déploiement de projets numériques ambitieux et inclusifs. Le manque de formations initiales et continues adaptées aux spécificités du numérique dans le contexte du spectacle vivant, au-delà des compétences traditionnelles en communication et en marketing, freine considérablement l’adoption et l’exploitation efficace des technologies numériques pour atteindre les objectifs de démocratisation culturelle. Bien que la collaboration transversale entre les différents services (médiation, communication, technique, artistique) soit reconnue comme essentielle pour la réussite des projets numériques, sa mise en œuvre effective se heurte souvent à des cloisonnements organisationnels, à des cultures professionnelles distinctes et à une absence de coordination stratégique au niveau de la direction des structures. La pérennisation des initiatives numériques et leur évaluation systématique et rigoureuse pour mesurer leur impact réel sur l’accessibilité, l’engagement et la diversification des publics demeurent des défis importants pour assurer une démocratisation culturelle durable et significative grâce au numérique. L’absence de cadres d’évaluation partagés, de critères de réussite clairement définis et de ressources dédiées à cette fin limite la capacité du secteur à tirer des enseignements de ses expérimentations et à optimiser ses stratégies numériques au service de la démocratisation culturelle. 

Conclusion

L’innovation numérique redessine progressivement le paysage de l’accessibilité des arts du spectacle, en offrant aux personnes souffrant de handicaps sensoriels de nouveaux moyens de participer à des spectacles en direct. Les lunettes intelligentes, les gilets haptiques et les outils audiovisuels immersifs contribuent à un environnement culturel plus inclusif en adaptant les expériences à de divers besoins. Ces technologies ne se contentent pas de compenser les limitations physiques ; elles imaginent activement la manière dont l’art est perçu, interprété et partagé.

Pourtant, l’accessibilité par des moyens numériques reste inégale d’un lieu à l’autre et dépend largement de l’engagement institutionnel et du financement public. Le secteur des arts du spectacle doit continuer à combler ces lacunes s’il veut parvenir à une véritable démocratisation culturelle. Il est encourageant de constater que des tendances similaires peuvent être observées au-delà de la scène : les musées, les cinémas et même la radiodiffusion publique intègrent de plus en plus une conception numérique accessible. Le défi à relever consiste à maintenir cette dynamique et à faire en sorte que l’accessibilité ne soit pas considérée comme une exception, mais comme une composante essentielle de l’expérience artistique.

ARCHIMBAUD Marie, DURAND Anna, JARROUSSE Solène.

Bibliographie : 

Écrits scientifiques

Denizot, Marion, et Christine Petr. « Services numériques à destination des publics des théâtres. » Culture et recherche 134 (hiver 2016-2017) : 16-19. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02426390/.

Morlet-Haïdara, L.  (2017). Le Numérique Comme Outil de Lutte Contre les Discriminations. Journal du Droit de la Santé et de l’Assurance – Maladie (JDSAM) 16(2), 20-25. https://doi-org.proxy.bu.dauphine.fr/10.3917/jdsam.172.0020

Paredes, Monica. L’utilisation du numérique dans le spectacle vivant : l’appropriation de l’œuvre à partir d’un dispositif de médiation culturelle. Thèse de doctorat, Université Rennes 2, 2023. https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-04468938/.

Pinède, N.  (2022). Handicap et Numérique : Entre Besoins, Opportunités et Paradoxes. Servir, 516(6), 37-40. https://doi-org.proxy.bu.dauphine.fr/10.3917/servir.516.0037

Articles de presse

Figaro. « À Montpellier, l’opéra s’ouvre aux sourds et malentendants grâce à des gilets vibrants. » Le Figaro, 24 octobre 2021. https://www.lefigaro.fr/musique/a-montpellier-l-opera-accessible-aux-sourds-et-malentendants-grace-aux-gilets-vibrants-20211024.

« En 2024, le numérique sera-t-il (ir)responsable ? » Les Enovateurs, 28 décembre 2023. https://les-enovateurs.com/2024-numerique-responsable-ou-irresponsable.

Delcourt, Maxime. « VR : l’art immersif au service de l’inclusion culturelle. » Fisheye Immersive, 12 juillet 2023. https://fisheyeimmersive.com/article/handicap-quand-la-vr-facile-lacces-aux-arts-vivants/.

AskMona. « Le numérique, un levier de créativité pour les lieux de spectacle vivant ? » Ask Mona, 8 février 2022. https://www.askmona.fr/numerique-creativite-spectacle-vivant/.

Sites institutionnels et ressources en ligne

DICRéAM : aide à la production – les-aides.fr. https://les-aides.fr/aide/I5KP3w/cnc/nouveaux-medias-et-creation-numerique-dicream-aide-a-la-production.html#:~:text=Le%20DICR%C3%A9AM%20(Dispositif%20pour%20la,nouvelles%20technologies%20multim%C3%A9dias%20et%20num%C3%A9riques. Consulté le 31 mars 2025.

Handicap et inclusivité : un état des lieux des initiatives culturelles en Île-de-France. Ministère de la Culture, 18 février 2025. https://www.culture.gouv.fr/regions/drac-ile-de-france/actualites/actualite-a-la-une/handicap-et-inclusivite-un-etat-des-lieux-des-initiatives-culturelles-en-ile-de-france.

La Villette. « Exposition photo Canon « World Unseen » – La Villette 2024. » La Villette. https://www.lavillette.com/manifestations/exposition-photo-canon-world-unseen/. Consulté le 31 mars 2025.

SoundX. « SoundX | The power of inclusivity in your pocket. » SoundX. https://www.soundx.fr. Consulté le 31 mars 2025.

Théâtre du Châtelet. « Accueil. » https://www.chatelet.com/. Consulté le 31 mars 2025.

« Culture et handicap : des avancées significatives mais des inégalités persistantes. » Autonomia. https://www.autonomia.org/article/culture-et-handicap-des-avancees-significatives-mais-des-inegalites-persistantes. Consulté le 31 mars 2025.

Panthea. « Votre partenaire pour des solutions innovantes de surtitrage. » Panthea, 12 novembre 2019. https://panthea.com/fr/page-daccueil/.

Annexe 1 

Entretien à distance en visioconférence réalisé en février 2025. Échange avec trois collaborateurs de l’entreprise Panthéa. 

Compte rendu de l’entretien

Introduction L’entretien a permis d’explorer les principales orientations et évolutions du domaine du surtitrage dans le spectacle vivant, en particulier à travers l’expérience et les innovations d’une entreprise spécialisée. Cet échange a mis en lumière les enjeux liés à l’accessibilité culturelle, l’impact des technologies émergentes et les défis économiques et institutionnels rencontrés par cette structure.

Présentation de l’entreprise et de ses activités L’entreprise interrogée s’est développée autour du surtitrage de spectacles, avec une expertise en traduction et découpage du texte. Progressivement, elle a étendu son offre en intégrant des solutions d’accessibilité, notamment des lunettes connectées permettant l’affichage de surtitres et de vidéos en langue des signes. Une attention particulière est portée aux besoins des spectateurs malentendants ou malvoyants.

L’entreprise se structure autour de trois axes principaux :

  1. Le surtitrage traditionnel, qui représente environ 90 % de son activité.
  2. L’accessibilité, avec des solutions innovantes pour répondre aux besoins des spectateurs en situation de handicap (LSF, audiodescription).
  3. Le développement de logiciels spécifiques, permettant une gestion simplifiée et centralisée du surtitrage sur différents supports.

Évolution du marché et impact de la pandémie L’entretien met en évidence une certaine stagnation du marché du surtitrage traditionnel, bien que l’accessibilité culturelle prenne de plus en plus d’ampleur. La pandémie a marqué un tournant en ralentissant l’expansion internationale et en accentuant une tendance au repli régional des festivals et institutions. Malgré cela, la sensibilisation croissante des institutions aux enjeux d’accessibilité constitue un levier de développement.

L’apport des nouvelles technologies et l’intelligence artificielle L’entreprise explore l’intégration des outils de traduction automatique, bien que leur pertinence soit encore discutée dans un contexte artistique exigeant. L’usage d’intelligences artificielles telles que DeepL ou Mistral est envisagé, mais la nécessité de corrections humaines reste prépondérante, notamment pour préserver la qualité du surtitrage.

Relation avec les institutions et modèle économique L’approche de l’entreprise repose sur une collaboration étroite avec les institutions culturelles, en adaptant ses solutions aux contraintes budgétaires et techniques de chaque structure. L’objectif est d’offrir des services sur mesure, plutôt que d’imposer une technologie standardisée.

Expérience utilisateur et accessibilité Les retours des spectateurs sur les lunettes connectées montrent un intérêt pour cette innovation, mais également des contraintes ergonomiques (poids, confort). L’entreprise cherche à améliorer ces dispositifs grâce à des ajustements techniques et en intégrant les retours des usagers. Un travail de concertation avec des experts en accessibilité et des associations spécialisées permet d’affiner ces solutions.

Perspectives et développement international Bien que le cœur d’activité reste le spectacle vivant, des réflexions sont en cours pour élargir les champs d’application, notamment dans d’autres secteurs culturels. Cependant, des contraintes de concurrence et de spécificité du marché rendent cette diversification complexe. L’entreprise reste ouverte aux collaborations, notamment avec des acteurs internationaux, pour répondre aux particularités linguistiques et culturelles de chaque projet.

Conclusion L’entretien a permis d’exposer les dynamiques actuelles du surtitrage dans le spectacle vivant, entre tradition et innovation technologique. L’entreprise interrogée se positionne comme un acteur engagé dans l’accessibilité culturelle, tout en maintenant une exigence qualitative forte. Les défis restent nombreux, notamment en termes d’ergonomie, d’intégration des nouvelles technologies et de financement des solutions inclusives. Cependant, les perspectives d’évolution, portées par une sensibilisation croissante des institutions et des publics, ouvrent la voie à de nouvelles opportunités.

Le monde en vertical : entre démocratisation de la création et standardisation des contenus

Depuis l’irruption de TikTok dans le paysage numérique mondial, les vidéos courtes au format vertical (9:16) ont profondément remodelé les usages, les esthétiques et les récits sur les réseaux sociaux. Pensé nativement pour le smartphone, ce format a séduit par sa simplicité, sa rapidité de consommation et son potentiel viral, avant d’être adopté par l’ensemble des grandes plateformes.

Bien avant TikTok, Vine ou Musical.ly avaient déjà expérimenté la verticalité. Mais aujourd’hui, c’est une véritable normalisation du format vertical qui s’impose : Instagram a lancé ses Reels, YouTube ses Shorts, Facebook ses vidéos verticales autoplay. Ce glissement stratégique, centré sur la vidéo mobile, n’a pas toujours été bien accueilli. Instagram, notamment, a été critiqué dès 2022 pour avoir modifié son algorithme au détriment des contenus photo, et la controverse persiste en 2025 avec l’apparition du format vertical sur les grilles de profil, une rupture symbolique dans une plateforme historiquement attachée au carré.

Cependant, réduire cette évolution à une simple logique algorithmique ou de design serait insuffisant. Le format vertical transforme en profondeur la fabrique des images, impose une esthétique propre, et fait émerger de nouvelles formes narratives, souvent brèves, remixables, et standardisées. L’enjeu est alors d’interroger les conséquences de cette mutation : le format vertical facilite-t-il une plus grande créativité ou participe-t-il à son homogénéisation ?

Le smartphone comme studio : produire est à portée de main

Le fait que le format vertical se soit imposé comme standard sur l’ensemble des plateformes n’a rien d’un hasard. Si le format horizontal dominait historiquement l’univers audiovisuel, du cinéma à la télévision, c’est bien le vertical qui s’impose aujourd’hui comme le plus adapté à l’usage mobile. En effet, 94 % des utilisateurs tiennent leur téléphone à la verticale, et plus de 75 % du contenu vidéo est désormais consommé sur mobile.

Au-delà des usages de consommation, le smartphone a facilité une réappropriation massive de la création d’image. Aujourd’hui, toute personne possédant un smartphone peut filmer, monter, publier — en solo et en mobilité. Cette démocratisation technique a redéfini les codes de la production visuelle. Les cadrages sont désormais rapprochés, les plans face caméra et le contenu est pensé pour le scroll. L’image devient spontanée, personnelle, immédiate.

Unsplash

Une logique visuelle influencée par les plateformes

La logique du format vertical a aussi profondément affecté le champ publicitaire. Les marques s’alignent sur les codes des contenus “organiques”, produits par les utilisateurs, pour toucher une audience plus réceptive à l’authenticité qu’à la mise en scène. D’après une étude relayée par Embryo, les vidéos verticales augmentent le taux de mémorisation de la marque jusqu’à 90 %, contre 69 % pour les vidéos horizontales. C’est dans cette dynamique que certaines marques ont adapté leur stratégie sur les réseaux sociaux.

C’est le cas par exemple de la marque Jacquemus qui, en partenariat avec Apple, a enregistré et diffusé un défilé et une série de vidéos filmées exclusivement à l’iPhone, adoptant pleinement l’esthétique sociale. Si dans leur cas c’est surtout le format et la captation qui sont natifs aux réseaux sociaux, on peut voir de plus en plus de contenu publicitaire qui reprend les codes des réseaux et s’affranchit des logiques publicitaires traditionnelles.

En plus d’être plus engageant, ce type de contenu est aussi moins cher à produire, ce qui n’est pas négligeable lorsqu’on parle de campagnes globales, particulièrement dans un monde où l’on n’a jamais produit autant d’images. D’après Buffer et Animoto, non seulement les contenus moins léchés et plus « DIY » coutent moins cher, mais performent mieux sur les réseaux.

Buffer

CapCut, Edits – quand l’outil devient stratégique

La diffusion du format vertical est indissociable du développement d’outils de montage accessibles. L’exemple de CapCut, édité par ByteDance (TikTok), est emblématique : avec plus de 200 millions d’utilisateurs actifs par mois, il offre une panoplie de filtres, transitions et effets préformatés pour accompagner la production rapide de vidéos engageantes. Grâce à ce genre d’outils, tout le monde peut devenir créateur de contenu. On a pu s’apercevoir de l’importance de ces derniers en début d’année, lors de l’interdiction temporaire de TikTok aux États-Unis. Propriété de ByteDance, l’application CapCut a également été interdite, révélant la dépendance de nombreux créateurs à cet outil, même en dehors de TikTok.

Dans ce contexte, Meta a annoncé le lancement d’Instagram Edits, une application intégrée de montage destinée à concurrencer CapCut. Il s’agit pour Instagram de retenir ses créateurs en leur fournissant des outils natifs, tout en maîtrisant davantage le cycle de création. Cette “guerre des outils” reflète l’importance stratégique de la fabrique des images dans ces économies contemporaines.

Une esthétique propre au format vertical

La généralisation du format vertical s’accompagne de nouvelles pratiques gestuelles et visuelles. Tournées à bout de bras, les vidéos ont un cadrage resserré et une nouvelle composition de l’image s’impose. Le regard direct à la caméra crée une proximité inédite avec le spectateur. Le montage sur mobile favorise des techniques spécifiques : jump cuts, transitions manuelles (main sur l’objectif, rotation, etc.), textes incrustés, musiques virales.

Ces éléments sont devenus des signes esthétiques largement reconnaissables. Ils permettent à chacun de produire des contenus au rendu homogène, rapidement identifiables et partageables dans un flux de vidéos quasi-ininterrompu.

La facilité technique favorise une temporalité de production accélérée. Filmer, monter, publier se fait dans une même séquence, souvent depuis un seul espace : le smartphone. Le contenu est pensé pour le scroll, pour un visionnage court, rapide, fluide. L’immédiateté remplace la planification, et le montage devient un geste quotidien plus qu’un processus éditorial.

Standardisation algorithmique et contraintes créatives

Si la création semble aujourd’hui à portée de main, elle s’inscrit aussi dans une logique algorithmique qui conditionne sa diffusion. Les plateformes favorisent les contenus qui retiennent l’attention ou génèrent des interactions. En effet, les vidéos verticales génèrent jusqu’à 2 à 3 fois plus d’engagement que les vidéos horizontales sur des plateformes comme Instagram (Buffer). Cela pousse les créateurs à reproduire les “recettes” gagnantes : même format, même rythme, mêmes musiques ou effets visuels.

Cette dynamique crée une forme d’homogénéisation des contenus : la viralité devient un enjeu de conformité. Les formats audiovisuels populaires sont reproduits en masse ; les variations sont souvent superficielles. Au-delà des trends temporaires, de nombreux formats ou concepts sont très rapidement exportés et reproduits dès qu’ils sont identifiés comme « efficaces ». Il en résulte un paradoxe : jamais la création n’a été aussi accessible, et pourtant les contenus tendent à se ressembler de plus en plus.

Une tension entre codes dominants et tentatives de singularisation

Cette tension entre standardisation et créativité est au cœur des débats contemporains sur les formats courts. D’un côté, les codes dominants assurent la visibilité. De l’autre, ils peuvent limiter l’inventivité. Certains créateurs choisissent de contourner ou de détourner ces normes. L’esthétique lo-fi, par exemple, propose une alternative visuelle plus brute, revendiquant une forme d’authenticité dans l’imperfection.

Des marques comme Burberry ont misé sur cette stratégie, en produisant des contenus volontairement décalés : image instable, narration sans effets, rendu minimaliste. D’autres expérimentent avec des formats plus lents, des effets inattendus, ou une narration plus fragmentée. Bien que pas forcément virales ou adoptées globalement, les campagnes innovantes et créatives qui détournent les codes des réseaux sociaux ressortent tout de même du lot, probablement parce qu’il est plus facile de se distinguer dans un flux homogène. Ces pratiques restent minoritaires, mais elles rappellent que l’espace créatif subsiste, même dans un environnement hautement normé.

Quel avenir pour la création verticale ?

Avec un tel rythme de production et une forte normalisation des formats, on peut légitimement s’interroger sur la manière dont l’intelligence artificielle contribuera à la pérennité de ce type de récit. À une époque où les agences de communication et de publicité promeuvent des stratégies fondées sur un flux continu de contenus, l’IA apparaît comme un allié incontournable pour soutenir un tel volume de production.

Reste à savoir si, entre les codes standardisés des réseaux sociaux et le fonctionnement de l’IA — largement basé sur l’imitation et la réutilisation de contenus existants —, il sera encore possible de produire des formes véritablement créatives et innovantes dans les années à venir, ou si l’on assistera à une forme de recyclage infini des mêmes formats, effets et récits.

Une chose est certaine : le format vertical n’est ni un simple support technique, ni un vecteur neutre. Il véhicule des logiques culturelles, économiques et esthétiques qu’il convient d’interroger dans leurs effets à long terme sur la création contemporaine.

Toma Jukic

Sources :

Bertrand, A. (2025, 11 février). Jacquemus x Apple : une campagne audacieuse qui révolutionne le luxe et la mode. TheMarketMag. https://themarketmag.com/jacquemus-x-apple-une-campagne-audacieuse-qui-revolutionne-le-luxe-et-la-mode/

Roch, A. (2024, 22 mars). Qu’est-ce que Edits, la nouvelle app d’Instagram clairement pensée pour concurrencer TikTok et CapCut ? Frandroid. https://www.frandroid.com/android/2476536_quest-ce-que-edits-la-nouvelle-app-dinstagram-clairement-pensee-pour-concurrencer-tiktok-et-capcut

Embryo. (2024). 30+ vertical video stats: Why your business needs to go vertical. https://embryo.com/blog/30-vertical-video-stats/

Hern, A. (2022, July 26). ‘Stop trying to be TikTok’: User backlash over Instagram changes. The Guardian. https://www.theguardian.com/technology/2022/jul/26/instagram-changes-user-backlash-trying-to-be-tiktok

Navarro-Güere, H. (2023). El vídeo en formato vertical. Una revisión de la literatura en comunicación. Revista Mediterránea de Comunicación, 14(1), 69–81. https://www.mediterranea-comunicacion.org/article/view/23028

Radio France. (2025, 24 janvier). Net plus ultra [Podcast]. France Inter. https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/net-plus-ultra/net-plus-ultra-du-vendredi-24-janvier-2025-6897690

Zahran, A. (2023, October 3). The rise of vertical video and its impact on social media. Entrepreneur Middle East. https://www.entrepreneur.com/en-ae/growth-strategies/the-rise-of-vertical-video-and-its-impact-on-social-media/441368

Extrême droite et réseaux sociaux : vers une normalisation idéologique par la viralité

Dans quelles mesures les chambres d’écho des médias d’extrême droite participent au déplacement de la fenêtre d’Overton ? 

Le 28 janvier dernier, le ministre de la Justice, Gérald Darmanin était l’invité de Pascal Praud sur la chaine CNews pour évoquer les solutions qu’il souhaitait mettre en place pour lutter contre la délinquance. A cette occasion, le présentateur de l’émission controversé l’heure des pros, pose à son invité la question suivante : « Est-ce que vous avez pensé à rouvrir les bagnes ? ». Bien que ces propos puissent sembler particulièrement choquants voir hors du domaine de l’entendable ils participent à un mécanisme bien connu des sciences politiques : celui de déplacer la fenêtre d’Overton. La fenêtre d’Overton définit le périmètre de ce qui peut être dit au sein d’une société, c’est-à-dire les idées qui sont jugées acceptables par une population. A l’extérieure de cette fenêtre, se trouvent les idées radicales rejetées par la majorité d’une population. A l’image de la société, la fenêtre d’Overton n’est pas figée, elle correspond au cadre du dicible dans une société donnée à une époque précise. C’est ainsi qu’elle se déplace au gré de l’évolution des normes et des valeurs au cours d’un processus lent mais certains acteurs du monde médiatique et numérique œuvrent à déplacer cette fenêtre. 

Chambres d’écho et bulles de filtres : de quoi parle-t-on ? 

Dans ce processus, les chambres d‘échos et en particulier celles des sphères de l’extrême droite sont régulièrement pointées du doigts mais nous pouvons nous interroger sur leur réel impact dans le déplacement de la fenêtre d’Overton. Les chambres d’échos médiatiques désignent, une situation dans laquelle l’information, les idées, ou les croyances sont amplifiées ou renforcées par la communication et la répétition dans un système défini. Ce phénomène repose sur l’amplification : plus une infirmation est partagée, plus elle semble crédible et ceci qu’elle soit avérée ou totalement erronée. Les chambres d’échos sont souvent associées aux bulles de filtres qui sont un concept développé par Eli Pariser dans son ouvrage The Filter Bubble publié en 2011. Ce phénomène représente selon lui « l’univers personnel d’informations » qui nous est proposé par des filtres personnalisés sur les réseaux sociaux, mais également des moteurs de recherche. En d’autres termes, la personnalisation des contenus sur les réseaux sociaux au moyen des algorithmes, principe inhérent de ces plateformes, qui a pour but de maximiser l’engagement des utilisateurs limiterait l’exposition à des opinions divergentes et donc renforceraient le mécanisme des chambres d’échos.

Néanmoins de nombreuses études relativisent leur importance et notamment celles de Fletcher et al. intitulé How Many People Live in Politcally Partisan Online News Echo Chambers in Différent Countries concluant qu’en réalité seulement 5% des internautes se retrouvent réellement dans des écosystèmes médiatiques partisans fermés. 

En réalité, les algorithmes des réseaux sociaux ne peuvent pas expliquer à eux seuls le déplacement de la fenêtre d’Overton car ils ne peuvent pas être complètement décorrélés des préférences des individus qui ont toujours existées et ce bien avant l’arrivée des réseaux sociaux. Ce que nous expose Alex Bruns dans « Echo chambers? Filter bubbles? The misleading metaphors that obscure the real problem » est que l’homophilie se donne à voir depuis longtemps dans les sociétés et n’est pas une nouveauté liée au monde numérique. Les individus ont toujours préféré être exposés à des contenus résonnant avec leur système de valeur et leurs idéologies, les réseaux ont juste permis de massifier l’accès à des contenus préférentiels. Finalement comme nous le dit Dominique Cardon « la bulle c’est nous qui la créons » en choisissant nos amis, nos sources et nos médias. 

Bien que l’impact réel des bulles de filtres soit remis en cause par de nombreuses études, le phénomène des chambres d’échos dans les sphères d’extrême droite n’est pas complètement à mettre de côté pour autant. En effet, en analysant le fonctionnement des algorithmes des réseaux sociaux, nous voyons que les contenus qui suscitent le plus d’interactions sont ceux que l’algorithme va davantage mettre en avant. 

C’est ainsi que les contenus les plus clivants et les tweets choquants sont ceux qui suscite le plus d’interactions que ce soit de likes et de partage d’utilisateurs d’accord ou de débats dans les commentaires entre utilisateurs qui ne partagent pas les propos avancés. Ceci contribue alors à la mise en avant sur la plateforme de déclarations racistes, sexistes, homophobe, antisémites et islamophobes faisant partie des thèmes préférentiels de l’extrême droite. Ses contenus relayés massivement et s’appuyant souvent sur des mauvaises informations ou des fausses informations finissent par rendre audibles des idées jusqu’ici impensables et donc contribuent à déplacer la fenêtre d’Overton. Ce mécanisme pourrait même se voir amplifier dans les prochains mois avec la bascule en train de s’opérer sur les utilisateurs de X. 

Twitter sous Elon Musk : un laboratoire algorithmique pour l’extrême droite mondiale. 

Depuis son rachat par Elon Musk en octobre 2022, Twitter (rebaptisé X) a connu une transformation radicale de ses politiques de modérations, de ses algorithmes de recommandation et de son positionnement idéologique. Celui qui s’autoproclame « défenseur absolu de la liberté d’expression » – qualificatif lui permettant de faire la promotion de discours anti-démocratiques et en opposition avec les principes essentiels du droit international – a mis fin à de nombreux mécanismes de régulations internes. Parmi eux nous pouvons citer la suspension du conseil de sécurité, le licenciement des équipes chargées de la modération de contenus haineux ou encore la réactivation de nombreux comptes précédemment bannis pour incitation à la haine, désinformation ou propos violents (Donald Trump, Andrew Tate, …).

Ceci a entrainé une désertion massive de personnalités modérées, progressistes ou journalistiques, dénonçant l’augmentation des discours de haine et le manque de sécurité pour les utilisateurs vulnérables, laissant alors la plateforme entre les mains de l’extrême droite. Désormais des figures comme Jordan Peterson, Tucker Carlson ou encore Éric Zemmour ont pignon sur rue et la visibilité de leurs contributions est démultipliée par les logiques algorithmiques. Ce phénomène est accentué par des stratégies d’astroturfing : des campagnes coordonnées de désinformation menées par des comptes automatisés ou semi-automatisés, qui se chargent de relayer massivement certains contenus pour leur donner l’illusion d’une popularité organique. Les techniques sont diverses : création de faux comptes dédiés au retweet intensif, diffusion de tweets prêts à l’emploi sur des groupes Telegram ou Discord ou encore l’achat de likes ou de retweet manipulant la perception du débat. Dans ce contexte, X est devenu un écosystème favorable à la propagation des idées d’extrême droite qui ne sont pas seulement tolérées, mais parfois récompensées par une exposition accrue. L’effet de chambre d’écho s’en trouve renforcé : les utilisateurs interagissent de plus en plus entre eux dans des réseaux idéologiquement homogènes, où les discours de haine sont validés, partagés et banalisés. Ce rééquilibrage idéologique de la plateforme, combiné à sa logique d’amplification algorithmique, participe ainsi à un déplacement concret de la fenêtre d’Overton : ce qui était hier perçu comme inacceptable ou marginal s’installe aujourd’hui dans le débat public comme une opinion « controversée mais légitime ». 

CNews et la « stratégie Bannon »

La chaine d’information en continu relaie régulièrement un discours longtemps resté à la marge : les bienfaits de la colonisation, la remise en cause du droit du sol ou encore l’ensauvagement des jeunes de banlieues. Mais ce qui en fait une arme redoutablement efficace n’est pas tant la diffusion linéaire de ce genre de propos que la viralisation de ses séquences sur les réseaux sociaux et surtout sur X. Des extraits polémiques deviennent des mèmes, repris parfois par des comptes anonymes mais massivement suivis. On assiste ainsi à une boucle : les idées extrêmes sont lancées à l’antenne, amplifiées par les réseaux sociaux, intégrées dans le top de tendances twitter, reprises par des médias traditionnels… puis validées comme débat légitime. Cette volontée d’inonder l’espace public a été théorisé par un ex-conseiller de Donald Trump, Steve Bannon, par la maxime suivante : « Flood the zone with shit ». Cette phrase sert à présenter une stratégie de chaos informationnel ou l’espace public est saturé de contenus radicaux ou confus, afin de rendre audibles des idées jusqu’ici impensables. Cette stratégie, basée sur la répétition et l’outrance, s’exporte et trouve un terrain fertile sur les réseaux sociaux. C’est très certainement cela qui a inspiré Donald Trump lorsqu’il a déclaré lors du débat contre Kamala Harris que les migrants mangeaient des chiens et des chats. 

In Fine qu’en est-il ? 

L’effet cumulatif de ces dynamiques – chambres d’écho, amplification algorithmique, astroturfing, légitimation médiatique – contribue bel et bien à rendre certaines idées plus visibles, plus acceptables, voire mainstream. Le glissement du débat sur les retraites, l’immigration ou la sécurité montre que des thématiques jadis cantonnées à l’extrême droite irriguent aujourd’hui le débat politique « classique ». Mais attention aux effets de loupe car l’importance réelle des chambres d’écho est souvent surestimée par les médias traditionnels, qui y voient une menace à leur propre légitimité​. Il serait ainsi intéressant de coupler des analyses algorithmiques à d’autres plus sociologique et ce surtout depuis la transformation de X pour mettre à jour les termes de bulles de filtres ou des chambres d’échos en y intégrant d’autres facteurs.  



Victor de Beja

Sources

Bruns, A. (2019). Echo chambers? Filter bubbles? The misleading metaphors that obscure the real problem. Digital Media Research Centre. https://www.taylorfrancis.com/reader/download/4aa190ba-1ab1-4e69-b193-68979c469b18/chapter/pdf?context=ubx

Cardon, D. (2019). À quoi rêvent les algorithmes : Nos vies à l’heure des big data. Seuil.

CScience. (2022). Les chambres d’écho et la perte de notre sens critiquehttps://www.cscience.ca/analyse-les-chambres-decho-et-la-perte-de-notre-sens-critique/

Darras, É. (2017). Les faux-semblants du Front National. Presses de Sciences Po. Cairn

Le Monde. (2022, 16 février). La fenêtre d’Overton ou le champ de l’acceptable en politiquehttps://www.lemonde.fr/idees/article/2022/02/16/la-fenetre-d-overton-ou-le-champ-de-l-acceptable-en-politique_6113836_3232.html

Pariser, E. (2011). The Filter Bubble: What the Internet Is Hiding from You. Penguin Press.

Fletcher, R., Cornia, A., Graves, L., & Nielsen, R. K. (2020). How Many People Live in Politically Partisan Online News Echo Chambers in Different Countries?. Reuters Institute.


Le parieur, la data et l’illusion du contrôle : focus sur la NBA.

Portée par l’obsession des chiffres et la puissance des algorithmes, la NBA est devenue le terrain idéal des bookmakers. Entre données ouvertes, marketing personnalisé et paris ultra-segmentés, le joueur est-il encore maître de ses choix ?

“Grosse cote, gros gain, gros respect.”

L’image est flatteuse. Un parieur qui, tel un meneur de jeu sur le parquet, prend ses décisions au millième de seconde. Il scrute les statistiques, analyse les cotes, lit le jeu comme on déchiffre un code. Sur les réseaux sociaux, dans les publicités, cette figure nouvelle s’impose : celle d’un stratège, éclairé par les lumières de la data.

Cette narration bien huilée ne doit rien au hasard. Elle est le fruit d’une mutation profonde du pari sportif à l’ère numérique. Autrefois jeu de hasard à peine déguisé, il s’est mué en un marché ultra-rentable, piloté par des géants discrets mais omniprésents : les opérateurs de paris en ligne, les bookmakers, passés maîtres dans l’art d’exploiter les données.

Et dans ce nouvel échiquier, la NBA occupe une place à part. Plus qu’un simple championnat, la ligue nord-américaine est devenue le laboratoire rêvé de ces acteurs. Parce qu’elle génère une avalanche de chiffres. Parce qu’elle capte une audience jeune, connectée, avide d’analyses et de frissons.

Mais derrière cette illusion de maîtrise, qui tire vraiment les ficelles ? Et si, à force de croire dominer le jeu, les parieurs n’étaient que les figurants d’un scénario écrit par d’autres ?

Qui booste ses gains ?


Une vibration dans la poche, une alerte sur l’écran : « Cotes boostées pour les Sixers ce soir ! » Le geste est devenu banal, presque automatique. Et pourtant, il révèle une transformation profonde. En France, les mises sur les paris sportifs en ligne ont atteint 8,49 milliards d’euros en 2023, en hausse de 2,2 % par rapport à l’année précédente. Le Produit Brut des Jeux (PBJ) – soit la différence entre les mises et les gains reversés aux joueurs – s’est établi à 1,5 milliard d’euros, en progression de 6,4 % selon l’Autorité nationale des jeux (ANJ).

Cette croissance, même sans événement sportif mondial, repose sur une stratégie claire : exploiter les données pour capter, retenir, faire rejouer, même sur des matchs de deuxième division grecque. Et la tendance pourrait se confirmer en 2025, une année sans aucune grande compétition internationale majeure, où la stratégie data-driven des opérateurs sera d’autant plus visible. Le parieur n’est plus un client, c’est un profil. Et chaque profil donne lieu à une infinité de micro-décisions automatisées.

En 2024, les opérateurs ont massivement investi dans le marketing, avec des centaines de millions d’euros consacrés à des stratégies ultra-ciblées. (670 millions d’euros).  Chaque euro injecté est optimisé via des modèles prédictifs, pour toucher la bonne personne, au bon moment, avec la bonne alerte. Un ROI positif, automatique, et croissant.

Fan des Lakers ? Vous vibrerez à chaque match… pas seulement pour l’amour du sport, mais parce qu’une alerte viendra vous souffler qu’il est temps de miser. Vibrer pour le jeu, vibrer pour une cote. La frontière s’estompe. Et c’est là que la donnée fait sa loi.

Derrière chaque pari, il y a un chiffre. Derrière chaque chiffre, un algorithme. Le fonctionnement des cotes n’a plus rien d’artisanal. La cote, c’est ce petit chiffre qui semble anodin, mais qui résume toute la mécanique du pari sportif. Elle indique ce que vous gagnerez en cas de victoire, mais elle reflète surtout deux choses : la probabilité qu’un événement se produise… et la marge que s’accorde le bookmaker.

Prenez une cote de 2,00. Elle suggère qu’un événement a 50 % de chances de se produire. Mais dans la réalité, les cotes sont toujours ajustées à la baisse. Pourquoi ? Parce que l’opérateur doit s’assurer de rester bénéficiaire, quelle que soit l’issue. C’est ce qu’on appelle la “marge”. Et cette marge, souvent invisible pour le parieur, est intégrée dans chaque pari.

Prenons un exemple : si Stephen Curry joue contre les Lakers, l’algorithme va croiser ses statistiques passées face à cette équipe, ses performances à domicile ou à l’extérieur, le nombre de jours de repos, la météo s’il y en a une influence, et même l’historique de mises sur ce type de pari. Résultat : une probabilité chiffrée, transformée en cote. Mais surtout, une marge intégrée. Car il ne s’agit pas seulement d’estimer la chance qu’un événement se produise. Il s’agit de s’assurer que, quel que soit l’issue, la maison gagne.

Et si un grand nombre de joueurs se ruent sur une cote, celle-ci est aussitôt ajustée. Non pas parce que l’événement est plus probable, mais parce que le risque devient plus grand pour l’opérateur. C’est un mécanisme de régulation instantanée, géré par des algorithmes qui tournent sans pause. La moindre anomalie de mise, la plus petite variation de volume, déclenche une cascade de recalibrages. Rien n’est laissé au hasard.

Le joueur, lui, croit flairer une opportunité. Il pense avoir repéré une faille, anticipé une logique. Mais il joue sur un terrain modélisé, dans un système dont il ne maîtrise ni les règles, ni les rouages. Il parie avec ses intuitions. L’algorithme, lui, parie avec ses données.

C’est ici que la NBA prend toute sa dimension. Car s’il existe un championnat qui transforme chaque match en mine d’or statistique, c’est bien celui-là. Depuis des années, la ligue nord-américaine est pionnière dans l’analyse de la performance. Chaque mouvement est scruté, chaque tir localisé, chaque joueur quantifié. Points, rebonds, passes, temps de possession, efficacité par zone, tout est compté. Et tout est public.

Les plateformes comme NBA.com/stats ou Basketball Reference rendent accessibles des bases de données autrefois réservées aux analystes professionnels. Le True Shooting Percentage (TS%), le Player Efficiency Rating (PER), l’Offensive Rating… Autant d’indicateurs que les fans et les parieurs peuvent consulter librement. C’est une révolution tranquille : la data est devenue un bien commun.

Mais cette ouverture n’est pas sans arrière-pensée. Plus les données sont visibles, plus elles créent l’illusion de maîtrise. Le parieur pense dominer l’incertitude grâce à des métriques avancées. En réalité, ces chiffres nourrissent surtout des modèles qui, eux, ajustent les cotes à la microseconde. La transparence alimente la sophistication… au profit des opérateurs.

Et avec cette surabondance d’informations, les possibilités de pari explosent. Le nombre de points marqués dans le premier quart-temps. Le nombre de rebonds défensifs d’un joueur. Le pourcentage de réussite à trois points après une pause de deux jours. Chaque micro-événement devient une ligne de pari. Et chaque ligne, une incitation à miser.

La NBA ne vend pas seulement un spectacle. Elle vend un gisement de données. Les bookmakers, eux, les raffinent. Et les parieurs les consomment, convaincus d’être mieux armés que jamais. Mais plus le jeu devient technique, plus il échappe à ceux qui le pratiquent.

Un exemple marquant illustre cette dérive : en avril 2024, Jontay Porter, joueur des Raptors de Toronto, est exclu à vie de la NBA pour avoir intentionnellement manipulé ses performances dans le but de favoriser certains paris sportifs. Il aurait simulé une blessure et réduit volontairement son temps de jeu pour que les cotes sur ses contre-performances soient validées. L’affaire a mis en lumière les zones grises d’un système où même les joueurs deviennent des leviers d’optimisation.

Du côté des parieurs, le basculement peut aussi être brutal. En témoignent les nombreux récits d’addiction.

Sandro, 27 ans, aujourd’hui suivi dans un centre d’accompagnement à Paris, témoigne :

« Je pariais tous les soirs, ou plutôt toutes les nuits sur la NBA. J’avais l’impression de contrôler, de tout comprendre. J’analysais les cotes, les statistiques, je suivais tous les matchs. Et puis j’ai commencé à perdre. Je rejouais pour me refaire. J’ai menti à mes proches, je me suis endetté… »

Derrière les mécaniques ludiques se cache un système redoutablement efficace de captation de l’attention et de l’argent.

Et pendant que les parieurs analysent, les opérateurs affinent. Le marketing des plateformes de paris ne vend plus un produit : il vend un jeu. Un univers clos où l’on collectionne les badges, où chaque pari gagné débloque un bonus, où chaque clic entretient l’illusion de progresser.

C’est peut-être là l’évolution la plus redoutable du pari sportif : sa gamification. Sur Winamax, sur Betclic, l’interface rappelle celle d’un jeu mobile. On mise comme on cliquerait pour passer un niveau. On en oublie parfois que derrière chaque pari, il y a de l’argent réel.

Les notifications ciblées, les cotes « boostées », les défis quotidiens ou les classements entre amis ne sont pas des accessoires. Ce sont des mécaniques de rétention. Comme dans les jeux vidéo : gratification instantanée, compétition entre joueurs, micro-victoires sans fin. Un pari en appelle un autre. Et on ne ferme plus l’appli.

Et cela fonctionne. Le retour sur investissement est colossal. Grâce à ces moyens, les opérateurs savent précisément combien de mises chaque campagne génère, à quel moment, chez quel type de joueur. Ce n’est plus de la publicité : c’est de l’optimisation comportementale.

Même lorsque la NBA se joue à des milliers de kilomètres, le ciblage est local. La plateforme sait que vous êtes en France, qu’il est 20h30, que vous avez déjà parié trois fois cette semaine. Elle sait, et elle agit.

Le parieur, lui, réagit. Mais à chaque étape, son autonomie se réduit.

Car derrière les chiffres, les écrans, les promesses de gain et les illusions de stratégie, le véritable maître du jeu n’est ni le joueur, ni le parieur.

C’est l’algorithme.

Arthur Guirard

Réseaux sociaux et créateurs de contenu :  l’indispensable alliance avec le spectacle vivant ?

Une publication de @letheatreavecmarie LS/PetitBulletin 

Une révolution numérique au service de la culture

En 2017, près de 2.3 milliards de personnes utilisent les réseaux sociaux. Ces derniers « ont ouvert de nouvelles possibilités pour les institutions culturelles de toucher de nouveaux publics et d’engager les communautés en ligne dans un dialogue constructif et interactif » (Gollain, 2017, 18). Facebook, Instagram, Twitter, Snapchat ou encore Youtube : ces outils ont également transformé la manière dont les institutions culturelles communiquent, permettant de nourrir l’interaction et la communication dans le champ du spectacle vivant.

Dans un environnement où dominent formats courts et immersifs, mais également les collaborations avec des influenceurs, ces institutions se trouvent face à la nécessité de repenser leur stratégie de communication pour toucher un public plus large, plus diversifié, et souvent, plus jeune. Les réseaux sociaux sont « un dispositif à travers duquel circule l’information mais aussi à partir de quoi se forment les comportements, les attitudes, les représentations, les objectifs et les pratiques », (Cardon, 2014, 46). Ils sont un système pouvant être qualifié d’hyper-informatif, où le nombre d’usagers explose, et les publications par seconde se comptent en milliers.

Cependant, comment ces institutions peuvent-elles tirer parti de ces outils numériques tout en préservant leur identité artistique et culturelle ? Sur la ligne de crête entre démocratisation numérique et exigence culturelle au service d’une image de marque, comment tenir l’équilibre ?

Les réseaux sociaux permettent une réinvention de la communication institutionnelle. Instagram, TikTok ou YouTube sont devenus des carrefours incontournables de la culture contemporaine. Les créateurs de contenu, souvent perçus comme des prescripteurs modernes, jouent désormais un rôle central dans la diffusion des spectacles vivants. Ce phénomène souligne l’évolution des modes de recommandation, alors que la prescription culturelle s’éloigne des médias traditionnels au profit de nouveaux canaux numériques, influant désormais sur les choix des spectateurs et leur manière de fréquenter, voire “consommer”,  la culture.

L’image de l’institution culturelle : entre prestige et accessibilité

Dans le domaine du spectacle vivant, tradition et modernité sont parfois opposées comme deux pôles antagonistes, en phase avec la polarisation actuelle du débat public. Pourtant, certaines institutions parviennent à rapprocher, sinon réconcilier, ces deux dimensions. L’Opéra national de Paris en est un exemple marquant. Thibault Prioul, responsable des réseaux sociaux du navire amiral de l’art lyrique et chorégraphique, met en avant l’importance de rendre l’opéra accessible, sans pour autant sacrifier  la qualité artistique. Il considère que les réseaux sociaux jouent un rôle essentiel dans la démocratisation de l’opéra, permettant de rapprocher cet art du public (attirant traditionnellement un public sociologiquement aisé et vieillissant) tout en préservant son attractivité.
Cette démarche s’inscrit parfaitement dans la logique des « biens culturels » définis par Karpik (2007), c’est-à-dire des biens d’expérience dont la valeur ne peut être pleinement saisie qu’après avoir été “consommés”. Les influenceurs, par leur capacité à recommander ces œuvres, deviennent des médiateurs qui rendent ces biens culturels plus accessibles. Par conséquent, de nombreuses institutions s’associent à des créateurs de contenu émergents pour ouvrir leurs portes à de nouveaux publics, souvent plus jeunes et moins familiers des formats traditionnels.

L’essor des collaborations entre institutions et créateurs de contenu

Les collaborations entre institutions culturelles et créateurs de contenu se multiplient, et il s’agit désormais d’un levier incontournable pour toucher de nouveaux spectateurs. L’exemple de la Fondation Louis Vuitton, qui a collaboré avec la chorégraphe Josépha Madoki, illustre parfaitement cette tendance. Sa chorégraphie, devenue virale sur TikTok en Chine, a permis à la Fondation de capter un public plus large et de s’inscrire dans une démarche plus inclusive. 

Thibault Prioul, responsable des réseaux sociaux de l’Opéra de Paris. Crédits photo : @NewsTankCulture

Si les institutions culturelles s’associent évidemment à des macro-influenceurs, dans une logique de maximisation de leur visibilité, il existe également des “nano-influenceurs”, à l’audience inférieure à 10 000 abonnés. Ce choix stratégique repose sur la conviction que ces nano-influenceurs, en raison de leur proximité avec leur communauté, sont perçus comme plus authentiques et influents. Thibault Prioul le souligne en indiquant que cette proximité favorise une relation plus personnelle et plus engageante avec les spectateurs. Bien que leur audience soit plus petite, leur influence sur les décisions culturelles est significative. Cette dynamique rejoint les travaux de Dutheil-Pessin et Ribac (2018), qui soulignent l’importance de la prescription culturelle informelle, capable de redéfinir les comportements des publics. Ces collaborations étant le plus souvent rémunérées, et les plus gros profils captés par les institutions économiquement plus solides, ces profils plus “approchables” sont également un moyen d’ouverture pour les plus petits établissements.

Pour une typologie des influenceurs en France : la culture à la peine

En France, les influenceurs se classent en plusieurs catégories selon la taille de leur audience. Les micro-influenceurs (moins de 15 000 abonnés), les middle-influenceurs (15 000 à 100 000), les macro-influenceurs (100 000 à 500 000), les top influenceurs (500 000 à 1 million) et les célébrités (plus d’un million) illustrent cette diversité. L’âge moyen des créateurs de contenu est de 34 ans, la majorité d’entre eux ayant entre 19 et 35 ans. Un quart des influenceurs exercent cette activité à temps plein, et les profils comptabilisant plus de 100 000 abonnés peuvent générer des revenus à hauteur de plus de 50 000 € par an. Cependant, la culture y demeure une niche, puisque seulement 10 % des influenceurs s’y consacrent (Reech, 2024).

Ce phénomène est particulièrement visible sur des plateformes comme TikTok, où des créateurs comme Mathis Grosos (alias Dramathis) ont su capter l’attention d’un public jeune et dynamique. Grâce à ses analyses théâtrales empreintes d’humour, Mathis parvient à rapprocher le théâtre des publics non spectateurs des salles, prouvant par là le rôle de ces influenceurs comme prescripteurs de culture, à la manière des critiques ou journalistes traditionnels, mais avec une approche plus engageante et personnelle. En effet, face à une fréquentation en baisse et à la concurrence des divertissements numériques, les théâtres se sont investis dans l’occupation des réseaux sociaux pour renouveler leur audience. Le théâtre souffre du moindre équipement du secteur en termes de prescription, par rapport à d’autres institutions culturelles (Pasquier, 2012) : la sortie au théâtre est en effet une pratique peu répandue dans la population française. En 2018, seuls 21% des Français se sont rendus à une pièce de théâtre, et 4% d’entre eux seulement ont réalisé cette sortie seul(e). (Lombardo et Wolff, 2020). Dès lors, comment déclencher l’envie de se rendre au théâtre ? 

L’impact des influenceurs culturels sur les publics

Les influenceurs spécialisés dans la culture jouent un rôle clé dans la démocratisation du spectacle vivant. Ces créateurs de contenu agissent en tant que médiateurs culturels, rendant l’art plus accessible et élargissant ainsi le public. Marie Ballarini (2023) souligne que les influenceurs, par leur ton humoristique et décontracté, réussissent à désacraliser l’art, attirant ainsi des publics moins familiers avec les institutions culturelles. Leur manière unique d’aborder et de décrire les œuvres influence profondément la perception de l’art et encourage leur audience à y participer.

Capture d’écran du profil Instagram de Mathis Grosos, alias @Dramathis

Avec ses 40 000 abonnés sur Instagram (sans compter Tiktok), Mathis Grosos a utilisé sa passion pour le théâtre comme un véritable outil de médiation culturelle. Dans une vidéo publiée en collaboration avec le Théâtre National de la Colline, Mathis commence par évoquer son enfance et son imaginaire d’avoir un ami imaginaire, une stratégie qui capte immédiatement l’attention du spectateur. Il introduit progressivement des éléments du spectacle Golem sans en dévoiler immédiatement le titre. À mi-vidéo, il révèle son partenariat avec le théâtre et explique en détail le spectacle, abordant ses thèmes et les émotions suscitées en lui. Il termine en donnant des informations pratiques comme les dates et lieux de représentation. Cette approche, à la fois personnelle (un ton accessible et décomplexé) et engageante (incarnation du propos par une personnalité publique), démontre comment les créateurs de contenu peuvent façonner la prescription d’un spectacle, et potentiellement influencer les comportements de consommation culturelles de leur public.

Les réseaux sociaux : démocratisation, accesssibilité et avenir du spectacle vivant ?

Pour Thibault Prioul, l’avenir du spectacle vivant passe indéniablement par les réseaux sociaux. « Le public devient un prescripteur essentiel », affirme-t-il, soulignant que la dynamique des spectateurs ayant la possibilité de partager leur expérience sur ces plateformes change la manière dont la culture est diffusée. Le public devient ainsi un ambassadeur de la culture, renforçant l’authenticité des institutions et leur relation avec leurs spectateurs. Ce phénomène de prescription décentralisée et informelle rend l’accès à la culture plus démocratique. Le public, en tant que “prescripteur”, reprend ainsi le rôle traditionnel des critiques et des institutions culturelles, tout en créant un “bouche à oreille” numérique. Cette nouvelle dynamique de prescription culturelle s’opère à travers une interaction directe, immédiate et plus accessible. Un des enjeux majeurs de cette stratégie numérique est de réduire les barrières d’accès au spectacle vivant, qu’elles soient sociales, économiques, symboliques ou culturelles. 

Une étude menée par TMN Lab (2015) montre que cette démarche permet de réduire les obstacles sociaux et économiques à l’entrée dans le spectacle vivant, facilitant ainsi l’accès à une plus grande diversité de publics. Ce changement dans les comportements de consommation culturelle traduit un véritable progrès dans l’inclusivité du spectacle vivant, avec un impact positif sur la variété des publics qui y accèdent.

Une stratégie limitée

Malgré ses nombreux avantages, la stratégie des réseaux sociaux et des influenceurs présente également plusieurs limites. L’un des principaux obstacles reste l’impact des algorithmes qui modifient régulièrement la visibilité des contenus. Les institutions culturelles doivent s’adapter constamment à ces évolutions pour rester visibles et atteindre de nouveaux publics. De plus, l’audience des réseaux sociaux est souvent fragmentée et volatile. La viralité d’un contenu ne garantit pas une fréquentation à long terme des événements, ce qui soulève la question de la conversion de l’intérêt numérique en participation réelle. Selon Pasquier (2015), ce passage reste un défi majeur, car la fidélisation des spectateurs est plus difficile à atteindre sur ces plateformes numériques.

En outre, les formats courts et immersifs utilisés sur les réseaux sociaux peuvent produire des contenus éphémères, rapidement remplacés par de nouvelles tendances. Ce phénomène peut rendre difficile la capitalisation sur des contenus culturels à long terme. Les institutions se retrouvent souvent à adopter une stratégie de communication plus immédiate, parfois au détriment d’une réflexion plus profonde sur la pérennité des messages culturels. De plus, la traçabilité des retombées économiques de cette stratégie demeure incertaine. Comme le souligne Mickael Palvin (Le Monde, 2018), si le nombre de vues et de commentaires est un indicateur d’intérêt, il ne permet pas de mesurer précisément les conversions en termes de ventes de billets ou d’augmentation de la fréquentation.

Chartois Inès, de Feydeau Cordélia, Maugars Justine et Roquet Alice

Sources :

Ballarini, M. (2023). La création des contenus culturels sur les médias sociaux : entre médiation et communication, https://hal.science/hal-04085845

Dutheil-Pessin, F., & Ribac, R. (2018). « Prescription culturelle », Publictionnaire, https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/prescription-culturelle/.

Grosos, M. (2023). « [Vidéo Instagram] Mathis Grosos présente Golem au Théâtre National de la Colline », https://www.instagram.com/reel/DGvo5MntPPx/?utm_source=ig_web_copy_link&igsh=MzRlODBiNWFlZA%3D%3D.

Karpik, L. (2007). « Les biens culturels : Des biens d’expérience », Regulation, https://journals.openedition.org/regulation/4853.

La Croix (2024). « Cinéma, théâtre, musées : les influenceurs, nouveaux alliés du monde culturel », https://www.la-croix.com/culture/cinema-theatre-musees-les-influenceurs-nouveaux-allies-du-monde-culturel-20240602.

Palvin, M. (2018). « La culture, nouveau terrain d’influence des youtubeurs », Le Monde, https://www.lemonde.fr/culture/article/2018/07/10/la-culture-nouveau-terrain-d-influence-des-youtubeurs_5329257_3246.html.

Pasquier, D. (2015). « La sortie au théâtre à l’ère numérique », https://www.tmnlab.com/wp-content/uploads/2015/12/Lasortieautheatre_D_Pasquier.pdf.

Prioul, T. (n.d.). « Réseaux sociaux et créateurs de contenu : des leviers indispensables dans le spectacle vivant », BPI France, https://bigmedia.bpifrance.fr/nos-actualites/reseaux-sociaux-et-createurs-de-contenu-des-leviers-indispensables-dans-le-spectacle-vivant.

Reech (2024). « Marketing d’influence : étude Reech 2024 », https://www.reech.com/fr/marketing-influence-etude-reech-2024.TMN Lab (2015). « Restitution TMNlab #9 : Prescription, sociabilité de sortie théâtrale à l’ère numérique », https://www.tmnlab.com/2015/12/22/restitution-tmnlab-9-prescription-sociabilite-de-sortie-theatrale-a-lere-numerique/.

Et si Twitter slashait la désinformation ?

Selon le Baromètre de la confiance politique, publié en février 2025 par Sciences Po et OpinionWay, 45 % des Français se disent méfiants à l’égard de leur état d’esprit politique actuel (source). Un chiffre préoccupant, d’autant plus que la confiance reste un pilier fondamental de nos sociétés modernes : elle est au cœur du fonctionnement de la monnaie, de la justice, ou encore des institutions démocratiques.

Cette crise de confiance s’exprime aussi fortement sur les réseaux sociaux. L’exemple le plus frappant est sans doute le rachat de Twitter par Elon Musk, qui a entraîné de profonds bouleversements dans le fonctionnement de la plateforme. La décision la plus controversée a été celle de mettre fin à la régulation telle qu’elle existait auparavant, ouvrant ainsi la voie à un nouveau modèle de gouvernance des contenus.

Ce changement de paradigme n’est pas resté isolé. Il a inspiré d’autres géants du numérique, comme Meta (maison mère de Facebook, Instagram, etc.), à repenser leurs propres mécanismes de modération. C’est dans ce contexte qu’est née l’initiative des Community Notes, une tentative de régulation participative visant à évaluer les publications entre utilisateurs, à la manière d’un jugement collectif.

1. Le fonctionnement de l’algorithme des Community Notes de X

Le système des Community Notes, développé par la plateforme X (anciennement Twitter), constitue une innovation majeure dans le domaine de la modération communautaire. Son objectif est de faire émerger des annotations jugées utiles par des utilisateurs aux opinions diverses, afin d’apporter du contexte aux publications susceptibles de prêter à confusion (source). Ce modèle repose sur une combinaison d’évaluations humaines et d’algorithmes inspirés des systèmes de recommandation, notamment la matrix factorization.

Un algorithme fondé sur l’utilité perçue

Chaque note rédigée par un contributeur est soumise à l’évaluation d’autres participants, qui peuvent la juger « utile », « quelque peu utile » ou « inutile », correspondant respectivement à des scores numériques de 1.0, 0.5 et 0.0. Ces évaluations alimentent une matrice d’interactions, que l’algorithme utilise pour prédire la pertinence des notes selon les profils des évaluateurs.

L’équation principale du modèle est la suivante :

un = μ + iu + in + fu ⋅ fn

où :

  • un est la note prédite entre l’utilisateur u et la note n,
  • μ est une constante globale,
  • iu et in sont les biais de l’utilisateur et de la note,
  • fu et fn sont leurs vecteurs de facteurs latents.

C’est la valeur in — appelée intercepte de la note — qui détermine son utilité perçue globalement. Une note est classée :

  • Helpful (utile) si in > 0.40
  • Not Helpful (inutile) si in < -0.05 - 0.8 × |fn|
  • Needs More Ratings si aucun critère n’est rempli

Une validation inter-perspectives

Pour qu’une note soit validée comme Helpful, elle doit être jugée utile par au moins cinq utilisateurs de perspectives opposées (selon leurs facteurs latents). Cette contrainte garantit une forme de validation croisée entre points de vue divergents, réduisant ainsi les effets de chambre d’écho ou de manipulation de groupe.

Fiabilité des contributeurs

Les utilisateurs ne participent pas tous avec le même poids : leurs contributions sont pondérées par des scores de fiabilité, répartis en deux catégories.

Score d’auteur

Ce score est basé sur :

  • Un ratio pondéré entre le pourcentage de notes devenues Helpful et Not Helpful :
Score = P(Helpful) - 5 × P(Not Helpful)
  • Une moyenne des scores in des notes précédentes.
    Pour être éligible, un auteur doit avoir un score supérieur à 0 et une moyenne in > 0.05.

Score d’évaluateur

Ce score évalue la capacité d’un utilisateur à prédire correctement le verdict final d’une note. Il est défini ainsi :

Rater Helpfulness = (s - 10 × h) / t
  • s : nombre de votes conformes au statut final
  • h : nombre de votes « Helpful » attribués à des notes abusives
  • t : total des votes valides

Un évaluateur doit avoir un score ≥ 0.66 pour que ses votes soient pris en compte dans le scoring final.

Mécanismes anti-manipulation

Le système prévoit également des protections contre les abus :

  • Si une note reçoit de nombreux signalements négatifs émanant d’un groupe idéologiquement homogène, elle devra franchir un seuil plus élevé pour être validée.
  • Un modèle externe détecte les cas de harcèlement ou d’abus. Les auteurs soutenant une note jugée abusive peuvent être pénalisés.
  • Un mécanisme de stabilisation fige le statut d’une note deux semaines après sa publication, pour éviter les fluctuations liées à de nouvelles évaluations marginales.

Ce système hybride et algorithmique incarne une nouvelle approche de la modération : à la fois participative, scientifique et transparente, il cherche à équilibrer pluralité d’opinions, qualité de l’information, et lutte contre la désinformation à grande échelle.

2. La blockchain comme alternative trustless : le cas du Proof of Stake

Comme nous l’avons vu dans la partie précédente, le système des Community Notes, bien qu’élaboré et transparent dans ses objectifs, reste fondamentalement fermé. Toute la logique de validation tourne autour de son propre algorithme, de sa communauté restreinte de contributeurs, et d’un score calculé à partir de modèles internes. Or, en parcourant le code source du projet, il semble clair qu’il n’existe aucun lien direct entre les notes et les conséquences concrètes sur la plateforme (visibilité réduite d’un tweet, modération automatique, etc.). Le système reste donc circulaire, sans articulation forte avec le reste de l’infrastructure sociale de X.

Pour compenser cette absence de lien « réel » avec le monde extérieur, un mécanisme algorithmique complexe a été mis en place pour tenter de simuler une forme de vérité collective — mais comme toute simulation, il présente des limites, et des échecs sont possibles (biais structurels, effets de groupe, manipulation douce…).

Face à ce dilemme — où placer la confiance ? et surtout, est-elle réellement nécessaire ? — un autre modèle, radicalement différent, a vu le jour : la blockchain, et plus précisément ses systèmes de consensus trustless, qui permettent à des millions d’individus anonymes d’interagir sans jamais avoir à se faire confiance.

Le consensus sans confiance : une logique inversée

Contrairement à Community Notes, qui repose sur la réputation, les évaluations croisées et des scores de fiabilité, les blockchains publiques s’appuient sur un système anti-confiance (source). Autrement dit, elles partent du principe que personne n’est fiable par défaut, et que la sécurité du système doit émerger malgré cela. C’est l’essence même d’un système trustless.

Parmi les mécanismes de consensus utilisés en blockchain, les deux plus connus sont : le Proof of Work (PoW) et le Proof of Stake (PoS). Concentrerons sur le PoS, un modèle particulièrement intéressant pour penser la validation collective dans un contexte décentralisé. Dans un réseau en Proof of Stake, ce ne sont plus des machines qui « minent », mais des individus (ou nœuds) qui mettent en jeu leurs jetons (crypto-monnaies) pour participer à la validation des blocs de données. Ainsi, les garanties de sécurité ne viennent pas de la confiance dans l’individu, mais du fait que triche est sanctionnée et que le système est distribué. C’est donc un mécanisme d’incitation inverse : on ne présume pas la bonne foi des participants, on rend la triche coûteuse.

Une leçon pour les systèmes sociaux ?

La comparaison avec Community Notes soulève une question de fond : pourquoi essayons-nous encore de reconstruire des modèles centralisés (avec scores, réputation, vérification croisée, etc.) alors que des architectures décentralisées et anti-confiance ont prouvé leur efficacité à très grande échelle ?

3. Et si on réinventait la modération sociale avec le slashing ?

Finalement, face à la montée de la post-vérité, il devient crucial de sortir des systèmes uniquement basés sur la correction « après coup », sans conséquences réelles pour les auteurs des contenus trompeurs. Aujourd’hui, lorsqu’un tweet est annoté par une Community Note, il reste visible, partageable, et son auteur n’est que très rarement inquiété, même lorsque la publication a eu un large impact. Or, dans d’autres systèmes — comme la blockchain — on ne se contente pas de signaler une erreur : on la sanctionne économiquement. C’est tout l’intérêt du mécanisme de slashing dans les protocoles Proof of Stake : lorsqu’un acteur agit contre l’intérêt du réseau, une partie de sa mise est supprimée. C’est une manière directe de faire payer la triche, sans avoir besoin de faire confiance à un modérateur humain. Un modèle de slashing social : punir les comptes et redistribuer la valeur.

Ce mécanisme pourrait prendre plusieurs formes. Imaginons un système où, lorsqu’un tweet est jugé problématique par la communauté (via une Community Note validée), plusieurs conséquences automatiques sont déclenchées :

  • Shadow ban progressif : si un compte accumule des publications corrigées par la communauté, sa visibilité peut être réduite automatiquement, jusqu’à une suspension partielle de ses fonctions (commentaires, posts, etc.). Cela introduit un vrai risque réputationnel et algorithmique, comme pour un validateur blockchain fautif.
  • Slashing économique : si le tweet était monétisé (revenus publicitaires, vues sponsorisées, etc.), alors sa rémunération serait retenue ou annulée, et redistribuée aux contributeurs de la Community Note qui a permis de rétablir la vérité. Ainsi, la valeur générée par un contenu faux ou trompeur serait reversée à ceux qui ont rétabli le contexte, créant une incitation forte à participer à la correction collective.

De la viralité à la responsabilité, ce modèle inverserait la logique actuelle : aujourd’hui, la viralité précède la vérité, et la correction arrive souvent trop tard. En intégrant un système de sanctions et de redistribution, la plateforme introduirait une économie de la vérification, où chaque publication engage l’auteur de manière plus directe. En reprenant les principes du slashing, mais appliqués au champ social et informationnel, on ouvrirait la voie à une modération post-virale, dissuasive et redistributive. Non pas pour censurer, mais pour rendre coûteuse la désinformation, et rentable la contribution à une information collective plus saine.

Amaury Denny

Sources

Quand l’art numérique questionne les modèles économiques du marché de l’art traditionnel


Introduction

Alors que les plateformes telles que Netflix et Spotify ont transformé les industries du cinéma et de la musique en popularisant l’accès à la demande, il convient de se demander si l’art est en train de suivre une trajectoire similaire. L’essor du numérique a favorisé l’émergence de nouvelles formes de diffusion, notamment avec des plateformes proposant la location d’œuvres numériques. Ce modèle, qui repose sur une monétisation de l’expérience artistique dématérialisée, remet en question les logiques traditionnelles du marché de l’art, historiquement fondé sur l’achat et la collection. Dans ce contexte, les start-ups culturelles et les nouvelles technologies jouent un rôle clé en redéfinissant les modes d’accès à l’art et en introduisant des modèles hybrides combinant expériences physiques et numériques. Mais cette approche peut-elle s’imposer durablement face aux pratiques établies du marché de l’art ? Cet article interroge la viabilité du modèle de la location d’art numérique en explorant ses fondements économiques, les acteurs qui le structurent et les défis qu’il soulève. Assistons-nous à une véritable révolution dans la consommation de l’art ou à une tendance passagère, influencée par les logiques du streaming appliquées aux industries culturelles ?

I. Location d’œuvres numériques : vers une plateformisation du marché de l’art ?

Le modèle économique de la location d’œuvres d’art numérique s’appuie sur une logique d’accès plutôt que de propriété. Les plateformes de location d’art numérique connectent les artistes, qui fournissent les œuvres et les particuliers et entreprises, qui les louent. Elles facilitent la mise en relation directe entre ces deux groupes en offrant différents services intégrés. Ce modèle tire parti des externalités de réseau : plus il y a d’artistes proposant leurs œuvres, plus la plateforme est attractive pour les locataires, et inversement. Cette approche, si elle modifie la perception de la valeur artistique, permet une récurrence des revenus pour les artistes et les plateformes, qui peuvent monétiser les œuvres sur la durée au lieu de se limiter à une transaction unique (Sopi, Schneider & vom Brocke, 2023).

L’adoption de technologies blockchain et de smart contracts est un facteur clé de succès pour les plateforme de location d’œuvre d’art numérique. En effet, elles facilitent l’authentification des œuvres et le suivi des transactions. Ces outils permettent aux artistes de percevoir des commissions sur chaque location et sur les reventes ultérieures, comme le montre le modèle NFT-rental étudié par Sopi, Schneider et vom Brocke en 2023. Ce système réduit les coûts liés à l’intermédiation et renforce la traçabilité des échanges, tout en garantissant une certaine rareté numérique qui peut être monétisée.

La viabilité de ce modèle dépend également de la structure des coûts des plateformes de location d’art numérique. Le développement et la maintenance des plateformes, les frais de transaction sur la blockchain et les coûts de stockage sécurisé des fichiers numériques sont autant d’éléments qui influencent la rentabilité (Thiburce, 2022). La gestion des droits d’auteur et des licences constitue aussi un enjeu majeur, car les cadres juridiques actuels restent flous sur les modalités précises de location des biens numériques.

En définitive, la location d’art numérique semble offrir une alternative viable aux modèles traditionnels de vente, en s’appuyant sur des mécanismes technologiques innovants et des modèles d’affaires de plateformes. Toutefois, son adoption massive nécessitera une structuration plus claire du marché et une acceptation généralisée des modèles d’abonnement et de location dans le secteur artistique d’après le guide HACNUM des aides à la création en environnement numérique 2022-2023.

Crédit : NIKON CORPORATION, NIKON D500 – Licence Unsplash

II. Qui façonne le marché de la location d’art numérique ? Plongée au cœur d’un nouvel écosystème en pleine expansion.

Longtemps considéré comme complexe et peu accessible, l’art numérique s’impose aujourd’hui progressivement comme un marché à part entière grâce à la montée en puissance du digital et l’évolution des modes de consommation culturelle. Cette nouvelle opportunité de marché n’a pas échappé à de nouveaux acteurs, près à façonner ce secteur en pleine mutation, au carrefour de l’innovation technologique et du marché de l’art. Ces startups, plateformes spécialisées et galeries virtuelles repensent la manière dont l’art est consommé et remettent en question la notion traditionnelle de possession et d’exposition. Avec une logique d’usage plutôt que de possession, plusieurs plateformes se démarquent ainsi par leurs approches et leur positionnement sur ce marché encore en construction.

L’organisme Artpoint par exemple repose sur la mise à disposition d’écrans et de dispositifs numériques permettant d’afficher des œuvres de manière temporaire et renouvelable. Ce modèle d’art novateur séduit les entreprises cherchant à enrichir leurs espaces de travail, hôtels, ou galeries commerciales avec un art novateur et technologique.

De son côté, Sedition Art joue la carte de la collection numérique en mettant à disposition des œuvres en édition limitée, offrant ainsi aux amateurs et collectionneurs un modèle plus proche du marché de l’art traditionnel puisqu’avec ce modèle, chaque œuvre est associée à un certificat d’authenticité numérique (se rapprochant ainsi du concept traditionnel de certification d’une oeuvre). En jouant sur la rareté et la notion de propriété numérique, Sedition Art s’inscrit dans la continuité du marché de l’art classique, où la valeur d’une œuvre est liée à son caractère exclusif mais y apporte cette innovation d’art numérique.

L’organisme Niio Art est ce qu’on pourrait appeler une forme de « Netflix de l’art ». Niio Art mise sur un modèle de streaming où l’accès aux œuvres se fait via un abonnement, sans nécessité de propriété. À l’instar des plateformes de streaming vidéo, Niio Art propose une rotation régulière des œuvres, permettant aux abonnés de découvrir constamment de nouvelles créations et de suivre les tendances artistiques actuelles.

À l’inverse du modèle technologique basé sur la vente unique, le système d’abonnement favorise une diffusion plus large des œuvres et assure une rémunération continue aux artistes. Mais la dématérialisation ne remettrait-elle pas en cause la notion d’unicité et de rareté, fondamentales dans l’économie du marché de l’art ? Pourtant, cette appropriation d’un nouveau paradigme par des start-ups innovantes est-elle viable à long terme ?

Crédit : Growtika – Licence Unsplash

III. Une révolution ou une simple tendance ?

Le changement de médium sur lequel s’appuie l’art numérique offre des opportunités nouvelles, qui démultiplient les possibilités d’exposition. 

D’abord, dématérialisé, l’art se partage donc plus facilement et devient plus accessible, donnant lieu à de nouvelles formes de « consommation artistique » dans tous les espaces. L’art s’exporte ainsi au-delà des frontières muséales pour se révéler dans sa dimension expérientielle, permettant ainsi le développement d’un modèle économique plus flexible. C’est bien la nature même de l’œuvre numérique qui rend possible sa duplication à l’infini, s’affranchissant des contraintes traditionnellement liées à l’œuvre d’art (transport, protection, unicité du support et donc disponibilité temporelle limitée…). Une œuvre numérique peut ainsi être exposée simultanément à plusieurs endroits, ce qui facilite nombre d’aspects logistiques, mais nécessite également de repenser le statut de l’œuvre d’art, dont la valeur ne peut plus résider dans l’unicité de son objet (Moulin 2003

Pourtant, si le numérique s’accompagne parfois de la gratuité du fait de cette facilité de partage, la location peut cependant rétablir un équilibre en rémunérant les artistes, leur permettant de vivre de leur art. Or, ce modèle économique n’y parvient pas nécessairement pour le moment. En particulier, ce changement de paradigme implique le passage d’une logique de possession à une logique de consommation, ce qui nécessite de repenser la question de l’unicité. La location peut certes permettre de nouvelles sources de revenus pour les artistes – au même titre qu’un musée peut se rémunérer en prêtant des œuvres matérielles pour des expositions. Cependant, nombre de collectionneur.euses restent attaché.es au support matériel de l’œuvre d’art, ce qui a d’ailleurs mené au développement des NFT. Ces certificats de propriété numérique permettent donc de « contourner » les limites de l’art numérique pour l’inscrire dans les pratiques du marché de l’art plus « traditionnel », ce qui montre une réticence du marché à un réel changement de long terme. Il ne s’agirait alors pas d’une révolution, mais simplement d’un basculement de moyen technique, s’inscrivant dans la même logique existante de capitalisation accrue de l’art. 

Enfin, l’intermédiation induite par les plateformes peut être dangereuse pour les artistes numériques : si elles créent un tremplin leur apportant une visibilité certaine, les artistes peuvent cependant devenir dépendants de ces acteurs clés qui font la loi du marché de l’art numérique, les forçant à en adopter les codes et donc, influençant la création émergente (Gielen, 2009).

Crédit : Tim Oun – Licence Unsplash

Conclusion

L’essor de la location d’art numérique témoigne d’une mutation des modèles économiques du marché de l’art, portée par la dématérialisation et les innovations technologiques. Si ces nouvelles pratiques offrent des opportunités en matière d’accessibilité et de diffusion des œuvres, leur pérennité reste incertaine. D’un côté, elles s’inscrivent dans une logique de désintermédiation propre au numérique, mais paradoxalement, elles réintroduisent une nouvelle forme d’intermédiation via les plateformes, centralisant l’accès aux œuvres et imposant leurs règles aux artistes. 

Cette structuration du marché peut entrer en contradiction avec les aspirations initiales de nombreux artistes du numérique, qui cherchaient à s’émanciper du système traditionnel. Face à cette dynamique, deux tendances se dessinent : une adoption progressive de ces modèles par le marché de l’art, et en parallèle, une potentielle volonté de contournement par les artistes, comme l’a illustré l’essor des NFT. 

L’enjeu majeur réside dans la capacité de ces plateformes à s’adapter aux attentes du marché et à garantir une juste rémunération des artistes. À terme, ces modèles transformeront-ils durablement notre rapport à l’art, ou ne seront-ils qu’une étape transitoire avant une nouvelle redéfinition des pratiques culturelles ?


Bibliographie

  • Gielen, Pascal. The Murmuring of the Artistic Multitude: Global Art, Memory and Post-Fordism. Valiz, 2009.
  • HACNUM. Guide des aides à la création en environnement numérique 2022-2023. Réseau national des arts hybrides et des cultures numériques, 2022.
  • Moulin, Raymonde. Le Marché de l’art. Mondialisation et nouvelles technologies. Flammarion, 2003.
  • Sopi, Kreshnik, Schneider, Christian, et vom Brocke, Jan. The Rise of NFT Rental: A New Paradigm in Digital Asset Monetization. Journal of Digital Economy, 2023.
  • Thiburce, Martin. L’économie de l’art numérique : enjeux et perspectives. Presses Universitaires de France, 2022.

Sitographie

Sécurité des réseaux sociaux : la faille c’est nous ?

Dans l’imaginaire collectif, un hacker est un génie solitaire, tapant frénétiquement du code pour forcer des systèmes impénétrables. Mais cette perception nourris par les films Hollywoodien reflète-t-elle vraiment la réalité des cyberattaques aujourd’hui ? 


Le facteur humain au cœur des cyber-menaces 
En observant les statistiques des cyber-menaces ciblant les utilisateurs, on est bien loin du hacker hollywoodien : pas de code tapé à vitesse éclair, de malware inconnu, ni de failles ultra sophistiquées. Pour utiliser une analogie, la menace vient rarement d’un intrus qui force l’entrée, mais souvent de l’utilisateur qui lui ouvre sa porte. Cela se vérifie empiriquement. Selon un rapport de Gen Digital1, la première menace sur les réseaux sociaux est constituée par les publicités malveillantes, ou « malvertising »

Le Malvertising

 La société Avira résume2 : « Prenez un cybercriminel, une publicité en ligne et une pincée de malware. Mélangez. » le code malveillant, contient souvent un keylogger qui enregistre les frappes pour voler vos données. Ces campagnes représentent 27 % des attaques détectées fin 2024. Le malware est souvent basique et disponible librement en ligne, par exemple sur GitHub pour le keylogger. Pas besoin de piratage, un simple clic en trop et vos données sont en danger. 

Les fausses marketplaces 

La deuxième menace (23 %) concerne les fausses boutiques en ligne. Promues via des bots, comptes piratés ou publicités, elles proposent des produits à prix cassés, sur des sites imitant parfaitement des enseignes réelles. L’utilisateur clique entre ses identifiants ou coordonnées bancaires et… ne reçoit jamais rien. Ses données sont revendues ou réutilisées. Selon Nord Security, les informations de carte bancaire se monnayent en moyenne à 7 $ l’unité3. Nul besoin de piratage, il suffit de convaincre.

Le phishing 

Représentant 18 % des attaques, le phishing est la 3ème attaque la plus populaire sur les réseaux sociaux. Cybermalveillance.gouv. le définit comme un « mode opératoire consistant à dérober des informations personnelles […] en usurpant l’identité d’un tiers de confiance ». Sur les réseaux, cela prend la forme de messages privés envoyés depuis des comptes volés (parfois ceux d’un ami), de faux supports, ou de liens « urgents » incitant à vérifier son compte. Il ne s’agit pas d’un exploit informatique, mais d’une attaque sociale.

Souvent un même objectif : le credential harvesting

Qu’il s’agisse d’une publicité piégée, d’une fausse boutique ou d’un message de phishing, le schéma est souvent le même : pousser l’utilisateur à entrer ses identifiants sur une page frauduleuse. Ce procédé, appelé credential harvesting, vise à collecter des accès légitimes pour les réutiliser ou les vendre 5. Ces attaques sont encore plus dangereuses, si combinées entre elles. Par exemple, un compte volé via phishing peut ensuite servir à diffuser du malvertising ou promouvoir une fausse boutique de manière crédible.

Toutes ces techniques visent en priorité Facebook, qui concentre à lui seul 56 % des cybermenaces sociales, loin devant YouTube, 26 %  et X 7 % 1

Pourquoi l’utilisateur comme cible et pas la machine ?

Si sur les réseaux sociaux, ce sont souvent les utilisateurs eux-mêmes qui sont attaqués, cela s’explique par une double dynamique. D’abord, les attaques techniques deviennent plus difficiles grâce au progrès des outils de sécurité,  de l’autre, ces plateformes facilitent naturellement l’ingénierie sociale.

 L’ingénierie sociale ou social engineering , soit  les  techniques visant à manipuler des individus pour les pousser à divulguer des informations confidentielles ou à adopter un comportement compromettant leur sécurité  6, ne cherche pas à casser un système, mais à contourner ses protections en s’appuyant sur le facteur humain.

Et c’est précisément ce que favorisent les réseaux sociaux. Il est logique de voir Facebook concentré 56 % des cybermenaces. Sa structure entre espace privé et espace public, ses groupes ouverts, son moteur de recherche interne et ses profils partiellement accessibles facilitent et multiplient les interactions, y compris avec des inconnus. Plus l’utilisateur est connecté, plus il est vulnérable. Chaque publication, commentaire ou ajout de contact augmente la surface exploitable par les attaquants, comme le rappelle Cybermalveillance.gouv 7

 L’erreur humaine au sein même des médias sociaux

Ce ne sont pas seulement les utilisateurs qui ouvrent la porte aux cybercriminels. Les plateformes sociales elles-mêmes restent vulnérables aux failles humaines.

Le cas Twitter : Prendre le contrôle sans une ligne de code

Graham Ivan Clark, alias “Open”, n’est pas un spécialiste en cybersécurité. Pourtant à 15 ans, il s’intéresse au sim swapping et au social engineering, lui permettant sur Twitter de voler et revendre des pseudos rares. En bref, un cyber-délinquant opportuniste, mais sans expertise en code, en malware ou en réseau.

 Il est dit que c’est dans le jeu Minecraft qu’il aurait fait ses armes, où il filmait ses exploits de scammer, et ses stratagèmes de manipulation pour piéger, voler,  et abuser de la confiance des joueurs.  C’est sur le jeu qu’il développe ses premiers réflexes d’usurpation, et de persuasion.

En juillet 2020,  il apprend que 1 500 employés de Twitter disposent d’habilitations administrateur. Open y voit 1 500 potentiels occasions de devenir riche, sans pare-feu à franchir, ou de mot de passe à forcer. 

Le 15 juillet 2020, il passe à l’action. Il identifie ses cibles sur LinkedIn, souscrit à un abonnement premium pour récupérer leurs coordonnées, puis les appelle un par un. À chaque fois, même scénario : se faire passer pour le support technique, invoquer une urgence, et rediriger l’employé vers une page d’authentification clonée. Le site, copie conforme du portail VPN de Twitter, est équipé d’un keylogger qui enregistre les identifiants en temps réel 8 

L’opération reprend exactement les logiques décrites en première partie : une fausse interface, une usurpation d’identité, un discours crédible, et une victime mise sous pression, qui finit rapidement par céder au credential harvesting.

En moins de 48 heures, Open obtient ces accès, il prend le contrôle de 130 comptes certifiés de célébrité, publie une arnaque au Bitcoin, désactive la double authentification, et détourne plus de 120 000 dollars. En bref, comment pirater Twitter, sans coder une ligne. 9 

Un cas isolé ? 

Par ailleurs, le cas de Twitter n’est pas isolé. En 2019, Facebook a vu les données de plus de 267 millions de comptes exposées publiquement en ligne. Aucune intrusion, aucun piratage sophistiqué, l’origine de la fuite tient à une simple erreur d’accès, sur un serveur tiers, laissant les données accessibles sans aucune authentification particulière. Par un simple outil de scraping, des millions de noms, identifiants et numéros de téléphone ont ainsi été collecté,  preuve qu’un manque de rigueur peut suffire à provoquer une fuite massive d’informations.

Mais alors, le hacker hollywoodien, ça n’existe pas ?

Ce type de piratage existe, mais il ne concerne ni Instagram, ni vos messages privés sur X. Ces attaques très techniques visent des cibles stratégiques : installations nucléaires,, infrastructures critiques ou militaire, et sont menées par des groupes spécialisés, souvent liés à des États.

L’exemple le plus célèbre est Stuxnet, un malware d’une complexité inédite, conçu pour saboter les centrifugeuses nucléaires iraniennes. Découvert en 2010, il aurait été développé par les États-Unis et Israël. Il exploitait plusieurs failles zero day pour infiltrer et saboter des systèmes, notamment en faisant surchauffer les infrastructures nucléaires.

Ces failles zero day, soit des vulnérabilités encore inconnues des éditeurs sont au cœur du piratage ultra-technique. Elles permettent des intrusions sans erreur humaine, simplement parce que le logiciel contient une faiblesse inconnues de (presque) tous. Elles sont rares, précieuses, et revendues à prix d’or. Selon le CSIS, elles ne représentent qu’environ 3 % des vecteurs d’intrusion 10

Comment ne pas être le maillon faible?

Pour conclure notre article, on voit que les représentations médiatiques nous ont laissé penser que la cybersécurité ne nous concerne pas. Si l’on se fait pirater, c’est qu’un génie de l’ombre a frappé, et on n’y peut rien… Pourtant, comme nous l’avons vu, presque systématiquement, les attaques commencent par une erreur humaine, utilisateur ou employé.
C’est pourquoi nous tenions à vous rappeler quelques pratiques simples, mais essentielles afin d’assurer votre sécurité.

1. Utilisez votre sens critique
Vous attendiez vraiment cet appel du support ? Est-ce normal que votre ami veuille vous vendre des cryptos ? Cette promo ne paraît-elle pas un peu trop belle pour être vraie ?

2. Vérifiez le certificat du site web
Avant de cliquer, passez votre souris sur le lien : si l’URL ne commence pas par “https”, il n’est pas sécurisé. Sur la page, vérifiez que le cadenas s’affiche bien dans la barre d’adresse.

Les certificats étant délivré par des organismes indépendants, si le site possède ce cadenas/certificat, il est presque impossible que ce soit une tentative de phishing, de malvertising ou une fausse marketplace.

3. Personne ne vous demandera vos identifiants
Ni le support officiel, ni votre banque, ni votre plateforme. Si quelqu’un vous les réclame, c’est une arnaque. Point.

4. Enfin activez la double authentification

Activez la double authentification sur vos réseaux comme sur vos applications bancaires. Si vous êtes victimes de phishing ou de credential harvesting, vous serez à la fois informé et protégé.

Marceau Dietsch.

Sources

  1. Gen Digital / Usine Digitale — Facebook concentre 56 % des menaces liées aux réseaux sociaux
    https://www.usine-digitale.fr/article/cybersecurite-facebook-concentre-56-des-menaces-liees-aux-reseaux-sociaux.N2227693
  2. Avira — Le malvertising : comment les publicités en ligne peuvent devenir dangereuses
    https://www.avira.com/fr/blog/malvertising
  3. Nord Security / NordVPN — 6 million stolen credit cards analyzed
    https://nordvpn.com/fr/research-lab/6-million-stolen-credit-cards-analyzed
  4. Cybermalveillance.gouv.fr — Définition du phishing
    https://www.cybermalveillance.gouv.fr/tous-nos-contenus/bonnes-pratiques/reseaux-sociaux
  5. CNIL — Diffusion de données piratées : quels sont les risques ?
    https://www.cnil.fr/fr/diffusion-de-donnees-piratees-la-suite-dune-cyberattaque-quels-sont-les-risques-et-les-precautions
  6. HHS.gov — Credential Harvesting Analyst Note
    https://www.hhs.gov/sites/default/files/credential-harvesting-analyst-note-tlpclear.pdf
  7. Université Laval — Définition de l’ingénierie sociale
    https://www.ulaval.ca/cybersecurite/ingenierie-sociale
  8. WIRED — How Alleged Twitter Hackers Got Caught
    https://www.wired.com/story/how-alleged-twitter-hackers-got-caught-bitcoin
  9. Bloomberg — Twitter Hack Exposes Broad Access to Account Tools
    https://www.bloomberg.com/news/articles/2020-07-20/twitter-hack-exposes-broad-access-to-account-tools
  10. CSIS (Center for Strategic and International Studies) — Zero-Days Are Rare
    https://www.csis.org/analysis/zero-days-are-rare

Gourous 2.0 : quand les réseaux sociaux deviennent un terrain de manipulation sectaire

Je ne cherche pas à faire du prosélytisme, je veux juste partager la bonne nouvelle”, déclare la youtubeuse So Andy dans sa dernière vidéo sur son baptême évangélique. Pourtant, la créatrice de contenu lifestyle a fait vivement réagir sa communauté suite à l’annonce de sa conversion. Ses fans s’interrogent : Andy glamourise-t-elle des dérives sectaires ? En cause : le mouvement évangélique est surveillé de près par la Miviludes, l’organisation chargée du suivi et de l’analyse des phénomènes de culte en France.

En 2021, cette dernière a reçu 4 020 saisines, soit une hausse de 86% en 5 ans. Dans son dernier rapport, elle pointe du doigt l’émergence de “gourous 2.0”, dont l’ascension a grandement été facilitée par la crise sanitaire. Avec la santé comme préoccupation principale et Internet comme outil majeur de socialisation, bon nombre de groupes marginalisés se sont formés durant cette période, parfois qualifiés de dérives sectaires. En exploitant les peurs liées à la santé, des gourous ont profité de ce contexte pour partager des “recettes miracles” ou des théories complotistes, ce qui a mené à un rebond des phénomènes sectaires en France. 

REPENSER LA NOTION DE SECTE À L’ÈRE NUMÉRIQUE

Si le terme de “secte” peut être employé dans le langage courant pour décrire ce type de mouvance, il n’a en réalité pas de définition juridique en France. Dans plusieurs de ses ouvrages, le sociologue Étienne Ollion rappelle que les sectes ont longtemps été vues comme des groupes religieux dissidents commettant une erreur théologique. Or, les sectes devenant davantage déconnectées du fait religieux, il avance que ce terme ne reflète plus la réalité actuelle. 

C’est pourquoi les autorités et les associations préfèrent parler de “dérive sectaire”, qualifiée par Michel Monroy et Anne Fournier de “construction d’une allégeance inconditionnelle au sein d’un isolat culturel autoréférent, à caractère expansif dans différents domaines de la vie individuelle”. Autrement dit, il s’agit d’une emprise totale exercée par un groupe fermé, qui ne reconnaît que ses propres croyances et s’immisce progressivement dans tous les aspects de la vie de ses membres.

Photo iStock © Jantanee Rungpranomkorn

Aujourd’hui, les dérives sectaires ne concernent plus seulement la spiritualité. Elles peuvent être présentes dans le développement personnel, les cryptomonnaies, ou encore le coaching, déplaçant la croyance vers des sphères plus concrètes. Les dérives sectaires en ligne peuvent aussi paraître moins menaçantes, car elles ne passent pas par des groupes physiques. Autrefois cantonnées à des communautés fermées et physiques, elles se diffusent désormais à grande échelle sous des formes mobiles, changeantes, et impalpables.

UN FONCTIONNEMENT PROPICE AUX DÉRIVES

Réseaux sociaux et dérives sectaires partagent un point commun : l’influence. Si tous les utilisateurs de réseaux sociaux ne rejoignent pas des groupes sectaires, le fonctionnement de ces plateformes s’est avéré être un terrain particulièrement fertile pour l’embrigadement. L’algorithme de recommandation y joue le rôle de prosélyte, en exploitant divers mécanismes déjà bien connus des sectes traditionnelles. 

Le biais de confirmation est l’une des premières techniques citées par le Dr. Steven Hassan, un auteur spécialisé dans le domaine des cultes. À mesure qu’il passe du temps sur la plateforme, l’utilisateur obtient un feed personnalisé, ne voyant plus que des contenus renforçant ses croyances. Les discours tenus deviennent alors de plus en plus radicaux, sans que l’individu ne s’en rende compte. Un avantage considérable pour les gourous, qui profitent de cette bulle de filtre pour partager des récits et des vérités partielles, alignées sur leur doctrine. Les algorithmes amplifient aussi la diffusion de ce contenu, car il est susceptible de créer un fort engagement. À cela s’ajoute l’absence d’intermédiaire entre l’émetteur du message et l’utilisateur, ce qui renforce l’impact du contenu.

Certaines Églises considérées comme ayant des dérives sectaires par la Miviludes en profitent pour diffuser leur idéologie. L’Église de Scientologie a récemment lancé une campagne de promotion “Bienvenue en Scientologie” sur Facebook, Instagram et X. Face aux nombreux signalements auprès de la Miviludes, le mouvement s’est vite défendu : “Nous voulons apporter des réponses sur ce qu’est notre religion et qui nous sommes.”

Capture d’écran d’une publicité sponsorisée de l’église de scientologie sur Instagram

Les réseaux sociaux deviennent ainsi des outils privilégiés pour diffuser des idéologies radicales. Il s’agit in fine d’un processus typique des dérives sectaires : un endoctrinement fait de manière incrémentale, introduisant graduellement des idées fausses et radicales.

LES INFLUENCEURS CHARISMATIQUES, UN LEVIER D’EMBRIGADEMENT EN LIGNE

À la faveur de ce contexte, de nouveaux acteurs ont émergé : les gourous 2.0. Plus discrets, maîtrisant le web et les processus de manipulation, ces nouveaux gourous se sont multipliés après la pandémie de Covid-19.  

Sur les réseaux sociaux, leur aura ne repose plus uniquement sur leurs qualités personnelles, mais aussi sur l’engagement de leur communauté. C’est ce que démontrent Hayley Cocker et James Cronin dans leur essai “Charismatic authority and the YouTuber: Unpacking the new cults of personality”, en appliquant le concept d’“autorité charismatique” de Max Weber aux acteurs du web. Contrairement aux figures charismatiques traditionnelles, les gourous 2.0 bâtissent leur légitimité via un processus participatif : likes, commentaires et partages deviennent les piliers d’un charisme alimenté en continu par la validation de leur audience. Les gourous 2.0 s’érigent aussi en figures de rupture, rejetant les savoirs établis au profit d’idées qu’ils présentent comme révolutionnaires. Thierry Casasnovas en est un parfait exemple :  surnommé “le pape du crudivorisme”, ce youtubeur a fait l’objet de 54 signalements auprès de la Miviludes en 2021. Dans ses vidéos, il nie l’existence des maladies, accuse la médecine de nuire à la santé et encourage ses abonnés à abandonner leurs traitements pour des jus de légumes et des jeûnes prolongés.

Derrière ce discours, l’emprise peut s’avérer réelle : des témoignages font état de graves conséquences physiques et psychologiques chez ses adeptes. Parmi les témoignages reçus par la Miviludes, un homme avance que sa femme « ne veut plus aller voir son médecin traitant qu’elle connaît pourtant très bien” et qu’elle “a perdu 8 kilos à force de jeûner« . Pourtant, malgré sa mise en examen, Thierry Casasnovas continue à prospérer grâce aux revenus générés par YouTube et ses formations en ligne.

Lorsqu’un influenceur devient un repère central dans la vie de ses abonnés, la frontière entre admiration et emprise peut donc vite s’estomper. Cette proximité illusoire peut nourrir une dépendance affective et rendre une communauté particulièrement vulnérable aux dérives. C’est ce que pointe du doigt le cas d’Ophenya, une influenceuse de 24 ans signalée à la justice après les alertes du collectif “Mineurs Éthiques et Réseaux” et de la Miviludes. Majoritairement composée d’adolescentes, sa communauté n’hésite pas à la surnommer “maman” et à la comparer à une grande sœur. Son engagement contre le harcèlement scolaire lui a valu une immense popularité, mais aussi des dérives qui inquiètent. 

Ses interactions dépassent le cadre d’une simple relation influenceur-abonné : lives nocturnes, discussions privées prolongées, et pression sociale forte au sein de sa communauté, où ceux qui prennent leurs distances sont mal vus. Ophenya n’hésite pas à intervenir directement dans la vie de ses abonnés, allant même jusqu’à appeler l’école d’une jeune fille harcelée. Elle invite également des mineurs à se confier durant ses live Tik Tok, une pratique pourtant interdite par l’application. Cette idée lui a coûté son compte cumulant plus de 5 millions d’abonnés, qui a été définitivement supprimé pour non-respect des règles à la communauté. Cela ne l’empêche pas de continuer à partager du contenu sur sa page Instagram.

UN CADRE JURIDIQUE EN PLEINE ÉVOLUTION

Face à ces dérives, comment réagir ? Signaler ce type de contenu aux réseaux sociaux est possible, mais en pratique, cela n’a pas beaucoup d’impact. En revanche informer la Miviludes peut être une meilleure option, puisque l’organisme regroupe les signalements des victimes d’un même gourou, pour en amplifier la portée. 

Sur le plan juridique, plusieurs infractions peuvent être retenues selon le contexte : exercice illégal de la médecine, mise en danger de la personne ou abus de l’état de sujétion psychologique. Cette dernière infraction a été particulièrement renforcée par la loi du 10 mai 2024, qui prévoit une peine aggravée lorsque l’infraction est commise via un service de communication en ligne ou par tout support numérique. L’objectif est clair : viser les dérives sectaires sur les réseaux sociaux.

Pour autant, malgré les signalements auprès de la Miviludes, les influenceurs mis en cause poursuivent leur activité. L’heure n’est donc pas encore aux sanctions, mais à la compréhension d’un phénomène qui risque de fortement s’intensifier.

Emy Lesieur

Sources

Le live streaming sportif à l’ère des réseaux sociaux : une menace pour les diffuseurs traditionnels face à la montée du piratage ?

Unsplash.com / Image libre de droit

Le sport ne se joue plus uniquement sur les terrains. Il se diffuse, se partage, se commente et se détourne en direct sur les réseaux sociaux. Dans ce nouvel écosystème numérique, les diffuseurs historiques sont confrontés à une révolution silencieuse : celle d’une consommation fragmentée, virale et parfois illégale. Alors, si  le live streaming sur les plateformes sociales a permis d’élargir l’audience des compétitions sportives, il a dans le même temps donné naissance à une économie parallèle fondée sur le piratage. Ainsi, peut-on dire que les réseaux sociaux, catalyseurs d’engagement sportif, ne sont-ils pas aussi les fossoyeurs des diffuseurs traditionnels ?

Une nouvelle manière de consommer le sport : la viralité comme levier d’engagement

Les réseaux sociaux ont redéfini les contours de l’expérience sportive. Aujourd’hui, suivre un sport ne signifie plus forcément regarder un match en intégralité. La génération Z, friande de contenus courts, interactifs et accessibles, consomme le sport comme elle scrolle son feed Instagram : de manière éclatée mais continue.

Des comptes spécialisés comme Actu Foot pour le football ou La Sueur pour le MMA jouent un rôle clé dans la transformation de la consommation sportive sur les réseaux sociaux. Ces médias publient plus de trois fois par jour en moyenne, y compris en dehors des matchs ou des combats, assurant une présence constante dans le fil d’actualité des fans. Ils relayent les faits marquants, les statistiques, les déclarations, les extraits vidéo et les coulisses, en construisant autour de chaque événement une narration rythmée et émotionnelle.

À l’échelle internationale, MMA Junkie incarne cette même logique dans l’univers du MMA, avec une couverture ultra-réactive des événements UFC et des contenus exclusifs diffusés dès les premières minutes. Ensemble, ces comptes spécialisés transforment le sport en flux narratif continu, en entretenant une tension dramatique et une attente constante, ce qui renforce considérablement l’attractivité du sport auprès d’un public jeune, connecté, et peu enclin à s’en remettre aux seules chaînes télévisées.

Cette logique s’étend aux diffuseurs eux-mêmes. RMC Sport, par exemple, ne se contente plus de retransmettre les matchs : elle produit des formats narratifs, posté sur sa chaîne youtube autour des grandes affiches dans les sports qu’elle diffuse. Ces mini-films, construits comme des épopées émotionnelles renforcent l’attachement au produit sportif.

Enfin, les résumés post-matchs publiés gratuitement sur YouTube par BeIN Sports pour le football ou par Canal+ pour la Formule 1 jouent un rôle stratégique dans l’élargissement de l’audience. En diffusant les meilleurs moments des rencontres quelques minutes après leur diffusion, ces chaînes permettent aux non-abonnés de rester connectés à l’actualité sportive, même sans accès au direct. Pour un public qui ne souhaite pas – ou ne peut pas – payer un abonnement mensuel, ces extraits constituent une porte d’entrée accessible, notamment dans des contextes complexes comme les Grands Prix d’Asie, souvent diffusés à l’aube en France.

Ce format court, rapide à consommer et très partageable sur les réseaux sociaux, maintient l’intérêt même chez les spectateurs les plus occasionnels, en leur permettant de suivre les temps forts, de développer une forme de familiarité avec les compétitions, et, à terme, de susciter une envie de s’abonner pour accéder à l’intégralité du contenu. Ce levier, à mi-chemin entre expérience gratuite et marketing d’engagement, s’inscrit dans un modèle hybride associant contenus accessibles, viralité sociale et offres premium. Un modèle qui permet de fédérer, fidéliser et convertir, mais qui soulève une question essentielle : si l’essentiel est gratuit, quel est encore l’intérêt de l’abonnement ?

Telegram, Twitter et IPTV : l’explosion du piratage sportif

Cette brèche a été exploitée à une échelle inédite par les acteurs du piratage. En 2024, le match entre Le Havre et le PSG a par exemple été suivi illégalement par plus de 200 000 personnes sur Telegram, selon Le Figaro. Ce chiffre illustre une réalité dérangeante : Telegram est devenu une plateforme de streaming illégal à très grande échelle. Les chaînes pirates y diffusent gratuitement, en haute définition, des matchs de Ligue 1, des Grands Prix de Formule 1 ou des combats UFC, parfois à peine quelques secondes après leur lancement officiel.

La messagerie chiffrée rend toute régulation complexe. Contrairement aux sites traditionnels de streaming illégal, plus facilement repérables et bloquables, les chaînes Telegram fonctionnent par invitation, se déplacent d’un lien à l’autre et bénéficient d’une agilité communautaire qui déjoue les blocages. Résultat : malgré les efforts de l’Arcom, notamment via le dispositif DAD (Dispositif d’Actualisation Dynamique), le phénomène reste difficile à enrayer. Selon La Dépêche, le piratage sportif aurait coûté près de 300 millions d’euros à l’économie du sport français en 2025.

Mais le piratage ne repose pas uniquement sur des plateformes clandestines. Il peut également exploiter des failles juridiques ou géographiques, notamment à travers l’usage de VPN.

Unsplash.com / Image libre de droit

Cette saison, la Ligue 1 a été diffusée gratuitement en clair au Brésil, via le site de streaming d’un diffuseur local. En utilisant un simple VPN configuré sur une localisation brésilienne, il était ainsi possible pour n’importe quel internaute français d’accéder légalement, mais de manière détournée, à l’intégralité des matchs gratuitement, contournant de fait les offres payantes proposées sur le territoire français.

Twitter, devenu X, participe également à cette dérive. Lors de grands événements sportifs, certains utilisateurs diffusent illégalement des matchs via Twitter Live, parfois en direct depuis leur écran ou via des flux capturés. Le problème tient à la vitesse de propagation : la viralité propre à X peut propulser un flux pirate devant des centaines de milliers de spectateurs avant même que les modérateurs n’interviennent. Lors du combat Canelo vs Golovkin en 2022, une diffusion pirate sur la plateforme avait ainsi atteint plus de 500 000 vues en direct.

 DAZN, Ligue 1 et crise de confiance

Unsplash.com / Image libre de droit

La situation de DAZN illustre parfaitement l’impasse dans laquelle peuvent se retrouver les diffuseurs. Arrivé en France avec les droits de la Ligue 1, DAZN avait fixé un tarif d’abonnement à 39,99 €/mois sans engagement. Très vite, la plateforme a été la cible d’un mouvement de boycott massif sur X, accusée de pratiquer une politique tarifaire déconnectée de la réalité économique des fans.

Résultat : une chute des souscriptions, un recours massif au piratage et une obligation de revoir son modèle.
En mars 2025, la plateforme est même allée jusqu’à proposer un pass fin de saison offert pour l’achat d’un menu McDonald’s ou encore un abonnement à 10 € pour les moins de 26 ans.

@DAZN_FR sur X

Mais le mal était fait : selon la LFP, 55 % de l’audience du Classique PSG-OM aurait été réalisée via des canaux illégaux, malgré les offres promotionnelles et le blocage de 340 sites pirates. Au-delà des prix, c’est la qualité de l’expérience utilisateur qui est en cause. Les retours pointent des coupures, un manque de production et d’émissions, une interface peu intuitive et des commentaires absents ou tardifs. Dans ce contexte, le piratage apparaît parfois comme une alternative plus stable… et gratuite.

Une stratégie de reconquête : Twitch et YouTube comme leviers d’attraction

Conscients que l’accès gratuit est devenu une attente, certains diffuseurs prennent les devants. RMC Sport, par exemple, a diffusé gratuitement sur Twitch plusieurs compétitions, dont des combats de l’UFC et le circuit WTT de tennis de table. Cette stratégie vise à susciter l’engagement autour de sports moins médiatisés, avec l’objectif de convertir ensuite cette audience en abonnés ou en consommateurs de contenus premium.

Ce modèle s’inscrit dans une logique freemium : offrir une entrée gratuite de qualité pour attirer, fidéliser et monétiser plus tard. C’est aussi une manière de concurrencer directement les chaînes pirates, sur leur propre terrain : l’accessibilité, la simplicité, l’interactivité.

Le live streaming sportif à l’ère des réseaux sociaux est donc un paradoxe : il est à la fois l’outil le plus puissant pour dynamiser le sport et le facteur le plus menaçant pour son modèle économique. Entre l’essor du piratage sur Telegram, la viralité incontrôlable sur Twitter, la grogne tarifaire face à des plateformes comme DAZN, et la montée des alternatives illégales, les diffuseurs sont contraints à une transformation profonde.

La réponse ne peut être uniquement répressive. Elle doit être stratégique : penser l’offre comme une expérience complète, accessible, fluide et communautaire. Car c’est là que se joue l’avenir du sport : non plus dans la seule retransmission, mais dans la capacité à créer du lien, de la valeur et de la fidélité au sein de communautés ultra-connectées.

Paul De Talancé

Sources :

Le Figaro (2024). « Ligue 1 : plus de 200 000 personnes ont regardé illégalement Le Havre-PSG sur Telegram », https://www.lefigaro.fr/medias/ligue-1-plus-de-200-000-personnes-ont-regarde-illegalement-le-havre-psg-sur-telegram-20240817

La Dépêche (2025). « PSG-OM : dans une situation de gendarmes et de voleurs, comment l’Arcom va tenter par tous les moyens d’empêcher le piratage du Classique », https://www.ladepeche.fr/2025/03/16/psg-om-dans-une-situation-de-gendarmes-et-de-voleurs-comment-larcom-va-tenter-par-tous-les-moyens-dempecher-le-piratage-du-classique-12573858.php

mc2i Explorers (2023). « Diffuseurs et piratage audiovisuel sportif : balle de match ? », https://explorers.mc2i.fr/articles/diffuseurs-et-piratage-audiovisuel-sportif-balle-de-match

RMC Sport (2023). « MMA : pourquoi l’UFC débarque sur le Twitch de RMC Sport ce week-end », https://rmcsport.bfmtv.com/sports-de-combat/mma/ufc/mma-pourquoi-l-ufc-debarque-sur-le-twitch-de-rmc-sport-ce-week-end_AV-202308250333.html

RMC Sport (2025). « Les chiffres de la lutte contre le piratage lors de PSG-OM », https://rmcsport.bfmtv.com/football/ligue-1/les-chiffres-de-la-lutte-contre-le-piratage-lors-de-psg-om_AV-202503170868.html

En quoi TikTok s’impose-t-il comme un nouvel acteur du e-commerce en brouillant les frontières entre contenu et consommation ?

TikTok n’est plus seulement l’application de musique et de danse comme l’était Musically avant d’être rachetée en 2017 par ByteDance. La plateforme a désormais plus de 1,7 milliard d’utilisateurs actifs par mois, ce qui la rend un moteur d’influence commercial puissant. 49% des utilisateurs ont déjà acheté un produit après l’avoir vu sur TikTok. Alors, cette plateforme est devenue une vitrine incontournable pour les marques qui souhaitent toucher les consommateurs d’aujourd’hui.

TikTok, terrain de jeu stratégique pour les marques 

Au niveau mondial, TikTok a plus de 1,7 milliard d’utilisateurs actifs par mois et en France 15 millions. Son audience est massive mais aussi très engagée car un utilisateur va passer 52 minutes par jour sur l’application et 1h17 pour un utilisateur français. De plus, la plateforme séduit les jeunes car à l’échelle mondiale 63% des utilisateurs ont moins de 24 ans. Cette génération connectée permet à TikTok d’avoir 92% des utilisateurs qui ouvrent l’application a minima une fois par jour. Le taux d’engagement est supérieur à ceux d’Instagram et X peu importe le nombre d’abonnées du créateur. Ainsi, il est devenu impossible aux marques souhaitant se faire connaître ou stimuler leurs ventes d’ignorer TikTok. 

Le format singulier du contenu de TikTok est une force pour eux. Les formats sont courts et immersifs, en effet les vidéos verticales font entre 15 secondes et 10 minutes (auparavant 3 minutes) et elles s’enchaînent à l’infini pour rendre l’expérience addictive. Sur TikTok, tout est pensé pour maximiser la créativité spontanée : les utilisateurs ont accès à des musiques tendances, des filtres et des challenges viraux qui sont reproduits ainsi que des chorégraphiques comme dans l’esprit de Musically. Le contenu de TikTok est davantage sans filtre et authentique que sur d’autres plateformes comme Instagram; les utilisateurs peuvent se filmer dans leur chambre sans mise en scène. Ces codes assez uniques obligent les marques à s’adapter pour créer du contenu qui va marcher et plaire aux utilisateurs. De plus, TikTok a un algorithme bien particulier pour l’onglet “Pour Toi” où certaines vidéos peuvent devenir rapidement virales alors qu’elles ne proviennent pas d’une grande marque. C’est-à-dire que pour gagner en visibilité sur l’application, pas besoin d’investir lourdement mais filmer une vidéo créative peut suffire.

Le pouvoir du contenu UGC (User Generated Content)

Sur TikTok, les contenus les plus viraux et les rois de l’influence ne sont souvent pas les services de marketing des marques mais plutôt des simples utilisateurs. L’application promeut en abondance du contenu généré par les utilisateurs (UGC) comme des démonstrations de produits, des avis, des astuces. Ces contenus ont tendance à davantage plaire aux internautes que des contenus créés directement par les marques. En effet, les utilisateurs préfèrent faire confiance à des personnes comme eux, ces utilisateurs font 3 fois plus confiance à du contenu UGC que du contenu de marques. Bien que cette tendance à préférer plutôt les contenus UGC que ceux des marques existe sur toutes les plateformes, sur TikTok elle est bien plus répandue. Les utilisateurs de TikTok sont 58% plus enclins à faire confiance au contenu UGC de TikTok que sur d’autres plateformes car l’application valorise l’authenticité ainsi une vidéo tournée par un personne lambda dans sa chambre aura plus de chances de devenir virale qu’un spot publicitaire d’une marque. TikTok met en avant les contenus avec lesquels les communautés interagissent le plus. Alors il n’est pas étonnant que 43% des utilisateurs de la génération Z utilisent TikTok comme moteur de recherche plutôt que Google pour s’informer sur un produit. Ces utilisateurs cherchent à avoir des retours honnêtes de personnes l’ayant essayé. Ce sentiment de proximité influe énormément sur les décisions d’achats, particulièrement chez les jeunes générations. 

Le hashtag “TikTok made me buy it” a accumulé plus de 60 milliards de vues, sous ce hashtag les internautes partagent leur trouvaille acheté à la suite de visionnages de vidéos TikTok sur ce produit. Une simple vidéo peut permettre à une petite entreprise d’être en rupture de stock. Ces moments de buzz ont commencé à apparaître avec la pandémie de Covid-19 en 2020, après le confinement certains restaurants en difficulté se sont vus être complet après certaines vidéos de leurs clients. Ces buzz se font pour tous les domaines de produits, par exemple le BookTok a permis de propulser les ventes de livres. En 2021, une américaine publie une vidéo en pleurs après la lecture du livre “Le chant d’Achille” de Madeline Miller, cette vidéo provoque de nombreuses réactions que ce soit en commentaires ou par d’autres personnes qui partagent leur avis. Ces réactions ont influencé les ventes de ce livre puisque par la suite en France les ventes de ce livre ont été multipliées par dix. Les contenus UGC agissent comme des recommandations sociales puissantes, du bouche à oreille numérique. Ainsi, les marques doivent revoir leur stratégie et au lieu de faire elles-mêmes leur contenu, envoyer leurs produits à des internautes pour créer de l’engouement.

L’évolution du marketing d’influence

Le marketing d’influence est différent sur TikTok par rapport aux autres plateformes, par exemple sur Instagram l’influence est associée aux célébrités mais sur TikTok un créateur peut devenir viral du jour au lendemain. Sur l’application, une nouvelle catégorie d’influenceurs est née : les micro-influenceurs qui sont parfois spécialisés dans un domaine : le sport, la mode, la cuisine, ils entretiennent une relation de proximité avec leur communauté. Ces influenceurs sont vus comme des personnes lambdas comme tout le monde et inspirent davantage confiance qu’une célébrité. Leurs recommandations, bien que potentiellement payées aussi, paraissent plus sincères. En effet, le taux d’engagement moyen de ces micro influenceurs est de 17,5%, ce qui est supérieur à des comptes avec des millions d’abonnés. 

L’engagement induit alors un taux de conversion élevé puisque un utilisateur va plus acheter un produit recommandé par le micro influenceur qu’il suit tous les jours qu’une célébrité éloignée de son public. Cette célébrité est suivie par plus de monde mais avec un impact moindre. De nombreuses marques ont remarqué ce penchant et réorientent leur budget vers des profils avec moins d’abonnés. L’anecdote de Hyram Yarbro prouve l’impact de micro influenceurs sur la consommation : en 2020 Hyram Yarbro poste des vidéos donnant son avis sincère sur des marques de skincare, notamment la marque CeraVe. Ses vidéos provoquent des ruptures de stock chez CeraVe et ont remis cette marque au goût du jour simplement par des vidéos d’une personne qui a fini avec 7 millions d’abonnés sur TikTok. Des anecdotes comme celle-ci sont nombreuses, ce sont ces utilisateurs qui peuvent devenir des influenceurs clés. Les créateurs ne sont plus des panneaux publicitaires comme sur Instagram mais plutôt des conseillers officieux. Cependant, un créateur qui fait trop de contenus sponsorisés peut perdre son authenticité et son impact sur les ventes.

TikTok Shop et la montée du live shopping

Face à l’influence d’achat, TikTok a décidé de garder une part du gâteau en créant la fonctionnalité TikTok Shop; plus besoin de quitter l’application pour aller sur Internet il est désormais possible d’acheter des produits tout en restant sur l’application. Cette fonctionnalité s’est d’abord développée en Asie, puis aux Etats Unis, progressivement en Europe et arrive en France le 31 mars. TikTok Shop permet que lorsqu’un créateur présente un article dans une vidéo, l’utilisateur peut cliquer sur un lien pour accéder à la fiche de l’article et peut l’acheter directement, le tout sans quitter l’application. L’utilisateur peut aussi simplement regarder ce qui est tendance ou chercher directement un produit. Avant d’ouvrir cette fonctionnalité, TikTok s’est inspiré de son homologue chinois Douyin pour qui la fonctionnalité marche très bien. Cette fonctionnalité renforce l’achat impulsif, lorsqu’on réduit le temps de friction entre découverte et achat le taux de transformation s’accentue. La plateforme prévoit 50 milliards de dollars de ventes mondiales en 2024. De plus, TikTok propose aux petits créateurs de monétiser leurs recommandations, du télé-achat de l’ère des réseaux sociaux.

En quelques années, TikTok a redéfini les comportements d’achat, la plateforme a réussi à créer un écosystème où divertissement et commerce s’entremêlent constamment. Dorénavant, un produit se vend car il suscite une histoire que les utilisateurs souhaitent relayer. Pour les marques TikTok est un réel défi et une opportunité que certaines marques saissent comme CeraVe ou Fenty Beauty en s’adaptant aux codes de l’application. TikTok a réussi à nous donner envie d’acheter sans jamais nous donner l’impression de nous vendre un produit.

Charlie MANGIN

Médiation numérique au musée : vers un renouvellement plus collectif de l’expérience visiteur ?

Unsplash.com / Image libre de droit

Le numérique a profondément transformé l’ensemble des secteurs culturels, et la médiation muséale n’échappe pas à cette évolution. Entre nouvelles opportunités d’engagement, formes inédites de participation et défis technologiques, l’intégration des outils numériques au sein des parcours muséographiques soulève de nombreuses interrogations. S’agit-il de simples supports complémentaires ou de véritables leviers de médiation, capables de renforcer l’interaction avec le public et de reconfigurer l’expérience des visiteur·euse·s ? À travers cette question se dessinent des enjeux à la fois pédagogiques, sensoriels et symboliques, qui viennent interroger en profondeur la manière dont les institutions culturelles conçoivent aujourd’hui leur mission de transmission et de médiation de la culture.

Qu’est-ce que la médiation numérique du point de vue des publics au musée ?

Du point de vue des publics, le numérique produit trois types d’apports distincts mais complémentaires : un apport cognitif, en ce qu’il facilite l’accès à des savoirs contextualisés et parfois complexes ; un apport expérientiel, dans la mesure où il sollicite l’engagement sensoriel et émotionnel du visiteur, transformant la visite en une expérience immersive ou participative ; et enfin, un apport institutionnel, en contribuant à moderniser l’image des musées et à renforcer leur attractivité auprès de nouveaux publics (Sandri cité dans Marie Ballarini, 2023). Ces apports ne sont pas seulement fonctionnels, ils participent aussi à une redéfinition des usages culturels et des attentes vis-à-vis des institutions muséales.

Dans les musées, ces apports prennent forme à travers une diversité de dispositifs numériques in situ, que l’on peut regrouper en deux grandes catégories. Tout d’abord, il y a les outils dits « mobiles » comme les applications mobiles, les audioguides interactifs ou les tablettes individuelles. Ensuite, il y a les dispositifs dits « fixes » — tels que les tables tactiles, les écrans interactifs ou les projections immersives intégrées au parcours muséographique. Cet article se concentre principalement sur cette deuxième catégorie, qui permet une intégration directe dans l’espace de visite et favorise une interactivité collective, transformant potentiellement l’espace muséal en un lieu de dialogue, d’expérimentation et d’apprentissage partagé.

La médiation numérique dans la culture n’est pas une nouveauté

L’utilisation du numérique dans la médiation culturelle est loin d’être une nouveauté. Comme le rappelle Marie Ballarini (2023), l’intégration des outils numériques dans les institutions muséales et patrimoniales accompagne depuis plusieurs décennies un mouvement de professionnalisation des équipes et un tournant gestionnaire et communicationnel. Cette évolution s’est traduite par une multitude de dispositifs : numérisation des collections pour leur conservation et leur analyse, création d’applications ludiques et immersives pour la médiation, et développement de parcours interactifs permettant de personnaliser l’expérience des visiteur·euse·s (Sandri, 2016). On peut notamment citer les expériences de réalité virtuelle comme « En tête à tête avec la Joconde », première incursion du Louvre dans la réalité virtuelle en partenariat avec HTC Vive Arts (Louvre, 2019). Ces innovations manifestent une volonté profonde de renouveler le lien avec le public et de proposer des expériences nouvelles.

La Joconde, sujet principal de l’expérience de réalité virtuelle avec « En tête à tête avec la Joconde » présentée au Musée du Louvre en 2019

Cependant, ces dispositifs ne sont pas sans susciter des critiques. Sandri (2016) souligne qu’ils privilégient souvent la relation entre l’institution et le public, sans véritablement favoriser les échanges entre les visiteur·euse·s eux-mêmes. Cette médiation verticale peut parfois donner l’illusion d’une démocratisation sans remettre en question la structure hiérarchique du savoir culturel. De plus, dans de nombreuses institutions, le numérique est davantage perçu comme une obligation liée aux politiques publiques et aux opportunités de subventions, plutôt qu’une réponse à un besoin pédagogique (Sandri, 2016).

Vers des dispositifs numériques collaboratifs

Si les musées ont su s’approprier certains outils, notamment dans le cadre de propositions immersives, le caractère collaboratif de ces expérimentations reste limité. Seuls quelques dispositifs, à l’image de l’activation récente de l’exposition « Architectures impossibles » au musée des Beaux-Arts de Nancy, propose une dimension participative. Dans ce cas, le musée s’est associé avec le Studio 3DxC et l’association de rétrogaming Pulse-Events pour proposer un dispositif de médiation numérique autour du jeu Minecraft et de cinq oeuvres de l’exposition. Cet outil permettait aux visiteur·euse·s de plonger individuellement ou collectivement dans les environnements et les architectures de ces tableaux, mais également de participer par groupes à des sessions de construction afin de compléter les univers présentés dans le jeu. L’alliance d’un support numérique et d’une activation « humaine » permettait ainsi de développer les échanges entre les joueur·euse·s et de les rendre actif·ves au sein de l’exposition. 

Le Musée des Beaux-Arts de Nancy où a été présentée l’exposition « Architectures impossibles » en 2023 / Image libre de droit

Un flou participatif et une inégalité d’usage ? 

Si ce type de manifestation reste encore minoritaire, c’est que le secteur culturel, et également la sphère muséale, a longtemps manifesté une certaine méfiance vis-à-vis du numérique, le percevant comme un filtre qui risque de s’interposer entre les artistes et le public. La crainte de substituer le virtuel au vivant est omniprésente. Cette résistance est parfois interprétée comme un « retard » technologique du secteur, mais elle témoigne avant tout d’une vigilance vis-à-vis de la qualité du lien direct, émotionnel et physique qui constitue l’essence même du rapport à l’oeuvre. 

Les critiques portent également sur le flou entourant la notion de participation. Sandri (2022) met en garde contre un usage du terme « participatif » qui recouvre des réalités très diverses, de la simple consultation à la véritable co-création. Dans la sphère muséale, cette ambiguïté peut aboutir à des dispositifs superficiels — par exemple, des votes interactifs ou des commentaires sur les réseaux sociaux — qui donnent l’apparence de l’implication sans véritable transformation du rapport à l’oeuvre et aux contenus.

Martial Poirson (cité dans Artcena, 2021) pousse la critique plus loin en évoquant le risque d’une « inégalité d’usage ». Là où les politiques publiques voient dans le numérique un levier d’accessibilité, Poirson y décèle un déplacement des inégalités existantes vers de nouvelles formes d’exclusion numérique. Les publics les plus éloignés culturellement ou socialement restent souvent à l’écart de ces innovations, faute d’outils ou de compétences nécessaires.

Des avis partagés au sein même des institutions

Au sein même des institutions muséales, les professionnel·le·s sont loin d’adopter une position unanime sur l’apport des technologies numériques. Pour certain·e·s, le numérique constitue un outil parmi d’autres au service de la médiation culturelle. Il est perçu comme un levier d’inclusion, capable de rendre le musée plus accessible, moins intimidant et plus attrayant pour des publics éloignés ou peu familiers avec les codes traditionnels de l’institution muséale. En facilitant de nouvelles formes d’interactions — qu’il s’agisse de dispositifs immersifs, de parcours personnalisés, d’applications mobiles ou de visites en réalité augmentée —, le numérique permet de transformer la relation entre le visiteur et l’œuvre. Cette reconfiguration des modalités de l’expérience muséale peut ouvrir la voie à une médiation plus ludique, plus participative, et potentiellement plus engageante pour des publics diversifiés.

D’autres professionnel·le·s, en revanche, expriment des réticences, voire des critiques franches à l’égard de cette évolution. Ils rejoignent notamment les observations formulées par Rinaudo (2019) et Sandri (2016), qui mettent en garde contre les effets d’une technologisation excessive du musée. Selon ces auteurs, le recours intensif aux outils numériques risque de détourner l’attention des visiteurs des fondamentaux de la médiation humaine, en substituant l’interaction avec des dispositifs à celle avec des personnes. Cette critique trouve une résonance particulière dans les milieux où l’identité professionnelle repose fortement sur la qualité du contact direct avec le public — comme chez les médiateur·rice·s culturel·le·s, les conférencier·ère·s ou les animateur·rice·s pédagogiques. Rinaudo (2019) rappelle que certain·e·s médiateur·rice·s considèrent l’omniprésence des technologies numériques comme une remise en question de leur rôle, voire une menace pour leur légitimité professionnelle. Confronté·e·s à des mutations rapides, ils et elles doivent sans cesse s’adapter à de nouveaux outils, souvent sans bénéficier de formations suffisantes ou d’un accompagnement institutionnel à la hauteur de ces changements.

Vers une stratégie consciente et critique ?

Face à ces constats contrastés, l’intégration du numérique dans la médiation muséale ne peut reposer sur une simple logique d’innovation opportuniste ou de fascination technologique. Elle doit s’inscrire dans une stratégie à la fois consciente, critique et cohérente, articulée autour de la mission sociale, éducative et culturelle des institutions muséales. Autrement dit, les dispositifs numériques ne doivent pas être perçus comme des gadgets ou des solutions standardisées, mais comme des moyens complémentaires, susceptibles de renforcer — et non de diluer — le lien entre les artistes, les œuvres, les institutions et leurs publics. Le véritable enjeu consiste à accompagner cette transformation numérique tout en restant attentif à ses effets sur les pratiques professionnelles et les expériences de visite. Il s’agit de penser le numérique non pas comme un substitut à la présence humaine ou à la matérialité des œuvres, mais comme un vecteur d’ouverture, de dialogue, et de création collective, capable de redéfinir les contours du musée du XXIe siècle sans en trahir les fondements.

Lila JAGLIN, Eva DEFOULOY-MOSONI, Noémie BLONDEAU, Bertille FAUVEL

Sources :

Artcena (2021). « Rencontre TMNlab #21 : Etat des lieux du numérique dans le spectacle vivant », https://www.artcena.fr/magazine/enjeux/rencontre-tmnlab-21-etat-des-lieux-du-numerique-dans-le-spectacle-vivant

Ballarini, M. & Delestage, C-A. (2023). « Dissonance des objectifs dans la chaîne de production des oeuvres patrimoniales en réalité virtuelle », DOI: 10.3917/res.242.0163. 

Club Innovation & Culture (2023). « Pour l’exposition «  Architectures Impossibles   », le musée des Beaux-Arts de Nancy propose une médiation numérique inspirée par le jeu Minecraft », https://www.club-innovation-culture.fr/exposition-architectures-impossibles-musee-beaux-arts-nancy-mediation-numerique-minecraft/

Louvre (2019). « En tête-à-tête avec La Joconde : la première expérience de réalité virtuelle du Louvre », https://www.louvre.fr/decouvrir/vie-du-musee/en-tete-a-tete-avec-la-joconde-la-premiere-experience-de-realite-virtuelle-du-louvre

Vidal, G. (2017). « La médiation numérique et les musées : entre autonomie et prescription », Développer la médiation documentaire numérique, https://books.openedition.org/pressesenssib/694#anchor-toc-1-2

Rinaudo, J.  (2019). Le numérique dans les métiers du lien. Cliopsy, 22(2), 9-13. https://doi.org/10.3917/cliop.022.0009.

Sandri, E. (2022). « Quels imaginaires pour les outils numériques participatifs au musée ? », http://journals.openedition.org/hybrid/1569.

Sandri, E. (2016). « Les ajustements des professionnels de la médiation au musée face aux enjeux de la culture numérique », Études de communicationhttps://journals.openedition.org/edc/6557.

Les dance challenge sur TikTok : comment sont-ils devenus le nouveau moyen de promotion de la K-pop ?

TikTok, qui a explosé lors du confinement en 2020, s’est notamment popularisé par ses dance challenge. Ce réseau social a transformé l’industrie musicale au global et une a particulièrement pu profiter de ce phénomène de danses accompagnant les musiques : celle de la K-pop.

En effet, pour ceux qui auraient pu passer à côté de la hallyu, aussi appelée la vague coréenne, le soft-power coréen n’a fait que se diffuser depuis plusieurs années, dû notamment à la popularité grandissante de la K-pop. Cette dernière se définit par des musiques alliant différents genres musicaux, des clips vidéo élaborés et surtout des chorégraphies accompagnant la plupart des chansons. Les artistes de pop coréenne sont appelés “idoles”.

Photo de Elina Volkova sur Pexels 

Avec environ 64.9 millions de publications utilisant le #Kpop, TikTok est un des moyens de promotion majeurs de cette industrie. 

Le début de cette tendance peut être attribué à l’artiste Zico avec sa chanson Any Song. Se postant avec les solistes féminines Hwasa et Chungha, le #AnySongChallenge est rapidement devenu viral et la chanson obtient même le “perfect-all-kill” pendant 330 heures. En tant que la distinction la plus difficile à obtenir, ce terme signifie qu’une chanson est en première position sur les services de streaming musical coréen les plus importants (Melon, Genie, Bugs!, Vibe, Flo). En 2021, Any Song remporte même la “Trend of the Year” à la cérémonie coréenne Golden Disc Awards, une récompense qui n’avait pas été attribuée depuis 2014. 

À la suite de cela, TikTok est devenue la plateforme de prédilection de cette industrie. Désormais, chaque groupe a un compte car étant un canal incontournable non seulement pour la promotion, mais également pour se rapprocher des fans.

Des dance challenges pour les fans…

Actuellement, chaque nouvelle chanson s’accompagne de vidéos TikTok avec les idoles reprenant le moment phare de la chorégraphie, le plus souvent, le refrain. Ils initient le challenge espérant qu’il soit repris par beaucoup et y montrent une réelle implication. Des behind-the-scenes postés par les artistes eux-mêmes les montrent répéter plusieurs fois pour avoir la meilleure prise possible. Par exemple, la vidéo postée par le groupe ILLIT voit différents artistes se succéder pour filmer les Cherish (My Love) et Tick-Tack Challenge qui sont leurs deux nouvelles chansons. Via les collaborations entre groupes, les dance challenge trouvent un autre moyen de devenir viral auprès des fans.

Les collaborations entre idoles

En effet, les dance challenge sont propices aux collaborations entre différents groupes. 

Dans une industrie où l’image renvoyée a une place importante, les dance challenge sont un moyen de voir une facette plus amusante et détendue des idoles lorsqu’ils sont avec leurs amis provenant d’autres groupes. Les fans voient leurs groupes favoris interagir et effectuer des chorégraphies qui ne sont pas forcément dans leur registre habituel. Par exemple, le 9 mars dernier, des membres du groupe Twice ont filmé un TikTok avec J-hope du groupe BTS à l’occasion de la nouvelle chanson sortie par ce dernier, Sweet Dreams. Étant une interaction attendue depuis longtemps par les fans des deux groupes, leur réaction ne s’est pas fait attendre sur TikTok.

Les collaborations se retrouvent souvent à être les vidéos les plus virales. C’est le cas pour le groupe féminin Le Sserafim et leur chanson Perfect Night. Pourtant très actives sur TikTok, c’est la collaboration avec Jungkook du groupe BTS qui est leur vidéo la plus populaire avec 7.7M de likes. En effet, en impliquant différentes idoles, les dance challenge permettent de ramener les fans des groupes respectifs et augmenter l’engagement

Un moyen de récompenser les fans

TikTok rend la viralité plus facile et le fait d’être remarqué également. Un lien plus informel se crée alors entre les artistes et leurs fans lorsque ces derniers reprennent la danse et avec un sentiment de proximité rendu encore plus fort. En effet, l’industrie de la K-pop est définie par une économie de la célébrité forte. Si la relation parasociale ne résultait que de contenus unilatéralement partagés aux fans par les idoles, TikTok apporte une interaction plus directe et réciproque entre ces deux parties.

“K-pop fans form fan clubs, take videos and photos of the idol groups, create fan chants, move in an organized manner, and even make donations in the artist‘s name. This participatory culture resembles TikTok’s nature.”

You Kyung-cheol, responsable du partenariat artiste-label TikTok

L’industrie de la K-pop a toujours eu des fans très impliqués et actifs dans leur passion pour la pop coréenne. Notamment, YouTube connaît nombre de groupes de dance cover à travers le monde car les fans ont toujours apprécié reproduire les chorégraphies K-pop. C’est sur YouTube que ce phénomène a émergé, mais c’est TikTok qui leur a donné la plateforme pour se faire remarquer tant par d’autres fans que les groupes eux-mêmes. 

En effet, les idoles peuvent être davantage actives dans leurs interactions avec leurs fans à travers des reposts, des likes publics ou encore des commentaires laissés par leur compte. Par exemple, la chanson Like Jennie de l’artiste éponyme est reprise dans plus de 900k publications, dont beaucoup de cover où la plupart des fans taguent son compte dans l’espoir de se faire remarquer et reposter. Lorsque c’est le cas, le compte de l’artiste se retrouve à centraliser les personnes ayant repris ses dance challenge, contribuant à leur viralité. Sur @jennierubyjane aux plus de 17 millions d’abonnés, le repost du TikTok de @jajjangmaki aux 20k abonnés, a contribué à ses 4 millions de vues tandis que le flux de commentaire informant du repost de l’artiste est important. Cela démontre à quel point les comptes repostés sont mis en avant.

@jajjangmaki

Who else got ‘em obsessed #LikeJENNIE ❤️‍🔥 sayang putol ung afro part sa tiktok sound grr un pa naman pinaka bet kez huhu will re-do with the afro part 😫 @JENNIE #jennie #kpop #dancecover #fyp #foryou #jennie_ruby

♬ like JENNIE – JENNIE

Capture d’écran de l’espace commentaire du TikTok de @jajjangmaki

La soliste Lisa a même filmé un TikTok avec l’influenceuse danse Niana Guerrero, aussi fan de K-pop et avec 45.5 millions d’abonnés pour promouvoir sa chanson Fxck Up The World. Avec plus de 8 millions de likes, elle est devenue la septième vidéo la plus populaire du compte. Des collaborations peuvent donc même concerner les fans les plus populaires ; la danse et les danseurs sur TikTok constituent des moyens de promotion à part entière. 

… et par les fans

Parfois, certaines dance challenge émergent du côté des fans eux-mêmes. Ils créent leurs propres chorégraphies ou rendent viral des moments de la chanson qui n’ont pas été mis en avant par l’artiste. 

Par exemple, la chanson Polaroid Love du groupe Enhypen comptabilise actuellement plus de 320 millions d’écoutes sur Spotify. Bien qu’elle ne soit qu’une b-side (une chanson non principale), elle a été popularisée par la danse créée par @reeeiner qui est devenue tellement virale qu’elle a été reprise par le groupe lui-même

La viralité sur TikTok est déterminante. Prenons le cas du groupe Kiss Of Life qui, en octobre dernier, sort son album Lose Yourself. La chanson la plus populaire de ce dernier se révèle être la b-side Igloo avec 100 000 écoutes de plus que la title track Get Loud. La raison : la membre Haneul se fait remarquer lors du troisième refrain et cela devient un moment viral rapidement repris par tous. Pourtant, le groupe ne s’attendait pas à ce que cette chanson soit autant appréciée. Les dance challenge initiés par les fans permettent de mettre en avant des chansons indépendamment de la volonté initiale de l’artiste original. 

Des dance challenge pour tous

Les dance challenge cherchent à être les plus accessibles possible afin d’être facilement repris et c’est pourquoi les pas sont parfois simplifiés. Le groupe NMIXX ayant récemment sorti Know About Me en a proposé une “version facile” dans un TikTok. En outre, les artistes peuvent même offrir un tutoriel de la chorégraphie comme l’a fait J-hope pour sa chanson Mona Lisa

Les dance challenge peuvent également atteindre des non-fans et d’autres idoles sans que cela donne lieu à une collaboration. C’est le cas de la chanson Like Jennie mentionnée précédemment qui a été reprise par plusieurs groupes populaires tels qu’Enhypen ou Le Sserafim, qui y avaient été incités par leurs fans au vu de la popularité du challenge. 

Nous avons donc des dance challenge pour tout niveaux : lorsqu’ils proviennent des idoles, ils se veulent accessibles tandis que des moments de chorégraphies devenant involontairement viraux peuvent se révéler plus compliqués. Par conséquent, il devient dans l’intérêt de toutes les parties concernées qu’un maximum de personnes reprenne la chorégraphie afin de lui donner un caractère viral. Cela permet non seulement de populariser la chanson des artistes, mais également les dance cover des fans, rendant alors le fait d’être remarqué plus facile. Un cercle vertueux s’installe donc grâce à l’algorithme TIkTok.

Ainsi, TikTok est devenu le réseau social propice à la K-pop pour promouvoir les nouvelles chansons sorties. Les dance challenge favorisent l’engagement des fans lorsqu’ils y participent, et qu’ils soient initiés par les idoles ou les fans, la viralité est l’objectif commun, car la visibilité offerte bénéficie à tous. Reprenant un élément majeur de la K-pop que sont ses chorégraphies, les dance challenge font désormais partie intégrante de la campagne marketing des musiques de cette industrie. 

Alexia HUYNH

Crédit photo de couverture :

Flores, F. (2023, May 16). Deux femmes debout l’une à côté de l’autre devant un miroir. Unsplash. https://unsplash.com/fr/photos/deux-femmes-debout-lune-a-cote-de-lautre-devant-un-miroir-iM7XUtklCt4

Sources :

Alcala, M. (2022, March 4). Kacie on K-pop: TikTok dance challenges determine chart success – Daily Trojan. Daily Trojan. https://dailytrojan.com/2022/03/03/kacie-on-k-pop-tiktok-dance-challenges-determine-chart-success-tiktok-key-to-k-pop-stardom/

Art, P. C. &. (2025, March 10). TWICE  s Nayeon and Momo join BTS J Hope for    Sweet Dreams    challenge  3rd gen fans rejoice. The Express Tribune. https://tribune.com.pk/story/2533447/twices-nayeon-and-momo-join-bts-j-hope-for-sweet-dreams-challenge-3rd-gen-fans-rejoice

Baroli, M. (2025, February 28). Kiss of Life: the new face of K-pop taking the world by storm. Panorama. https://www.panorama.it/attualita/kiss-of-life-interview

Jung-Youn, L. (2024, December 23). TikTok, K-pop are evolving together: TikTok exec – The Korea Herald. The Korea Herald. https://www.koreaherald.com/article/3398555

Mbango, W. (2023, April 30). L’économie de la célébrité à l’ère des réseaux sociaux : impacts et nouvelles tendances dans l’industrie du la K-Pop – Digital Media Knowledgehttps://digitalmediaknowledge.com/medias/leconomie-de-la-celebrite-a-lere-des-reseaux-sociaux-impacts-et-nouvelles-tendances-dans-lindustrie-du-la-k-pop/

Pandya, K. (2023, October 18). Are dance challenges helping in K-pop idols’ comeback promotions? Spiel Times. https://www.spieltimes.io/news/k-pop-dance-challenges-impact/

Réseaux sociaux et IA : vers l’étreinte mortelle ?

Les réseaux sociaux grand public ont été conçus à l’origine comme des espaces d’échange conviviaux et bienveillants, fidèles à la vision de Tim Berners-Lee, cofondateur du Web, pour rapprocher les individus entre eux afin qu’ils interagissent. On peut dire que cela a été un succès, mais depuis quelque temps, une invitée s’est incrustée dans ces réseaux sociaux : l’Intelligence Artificielle, pour le meilleur et pour le pire. Aujourd’hui, il semble que nous nous orientons davantage vers le pire, au détriment des interactions humaines authentiques. 

Certaines voix alertent du danger que courent les réseaux sociaux grand public, mais il ne s’agit pas, ici, de jeter l’opprobre sur l’IA, car de nombreuses applications l’utilisant à bon escient sont devenues incontournables.

Quand l’IA devient moteur des réseaux sociaux

Pour faire face à un déclin annoncé, et dans leur lutte pour conserver ou développer leur potentiel attractif auprès des « consommateurs », par la génération de contenus et la sollicitation d’engagement, les principaux acteurs des réseaux sociaux grand public comme Facebook, Instagram, X, TikTok, etc. ont adapté leur modèle économique en ce sens et ont développé des solutions basées sur l’intégration de l’IA dans leurs produits phares. En effet, les applications d’IA évoluent à une vitesse fulgurante, et dans un marché où l’innovation permanente est la règle, particulièrement dans le numérique, il ne reste qu’une seule option : innover !

Des bots à la place des humains, la grande illusion de Meta

Prenons l’exemple de la société Meta. Après l’échec du Métavers, Mark Zuckerberg a décidé de recentrer ses efforts sur son AI Studio, une plateforme permettant aux utilisateurs de créer leurs propres chatbots. Ce qui est particulièrement surprenant, c’est l’objectif futur de Meta : intégrer ces chatbots IA en tant qu’utilisateurs à part entière sur Facebook et Instagram. Ces avatars autonomes auront des profils, pourront publier du contenu et interagir avec les utilisateurs en imitant le ton et les expressions de leur créateur. Comme l’a déclaré Connor Hayes, vice-président de Meta chargé des produits d’IA générative, dans une interview au Financial Times :

« Nous nous attendons à ce que ces [chabots] IA existent réellement, au fil du temps, sur nos plateformes, un peu de la même manière que les comptes. Ils auront des biographies et des photos de profil et pourront générer et partager du contenu alimenté par l’IA sur la plateforme… c’est là que nous voyons tout cela aller ».

L’ère du contenu artificiel : une attractivité biaisée

Comme l’objectif de ces plateformes est d’attirer les jeunes, un public crucial pour leur survie, cette initiative soulève quand même des questions, et parmi celles-ci : comment un réseau social peuplé de bots plutôt que d’humains peut-il réellement séduire les utilisateurs avec du contenu généré artificiellement et des interactions automatisées ? Si Instagram et Facebook finissent par être dominés par des robots IA interagissant principalement entre eux, il est probable que les utilisateurs humains cherchent à quitter ces plateformes pour trouver des interactions plus authentiques. Ainsi, cette initiative pourrait avoir l’effet inverse de celui recherché.

L’IA qui s’auto-alimente, vers un futur fait de faux ?

Puisque l’IA se nourrit des contenus déjà présents sur Internet, la prolifération de contenus générés par des bots IA pourrait devenir problématique. D’après un rapport du laboratoire d’innovation d’Europol, l’agence européenne de police criminelle, l’IA pourrait produire jusqu’à 90 % du contenu en ligne d’ici 2026. On se retrouvera face à une boucle de rétroaction positive dégénérative : l’IA se nourrissant presqu’exclusivement de ses propres productions.

Quelle allure aura le contenu ? On aboutira au phénomène appelé « modèle collapse » avec la production de résultats de plus en plus absurdes, ou encore au principe de « chambre d’écho » ou de « biais de confirmation« , renforçant certaines croyances sans ouverture sur d’autres perspectives. Les fausses informations tourneront en boucle, érodant ainsi la confiance dans l’information elle-même et dans le pire des cas, cela pourrait conduire à une méfiance totale à l’égard de tout. S’il n’est pas mis au point un bon équilibre entre auto-réutilisation et diversité des données, alors il est inéluctable que l’IA (et le réseau social qui l’intègre) ne finisse enfermée dans son propre écosystème appauvri, tout cela accompagné de la fuite des utilisateurs.

Parallèlement à la potentielle dégradation du contenu par la prolifération de bots IA, les réseaux sociaux grand public sont confrontés à un autre problème. En effet, actuellement, Facebook est envahi par des images et des textes « low-cost » générés par IA. Cela porte un nom : l’AI Slop.

« Slop » en anglais signifie « saloperie » ou « trucs mal faits ». L’AI slop décrit donc du contenu généré par IA qui est bâclé, trompeur, incohérent et sans valeur. Le « slop » devient la nouvelle pollution numérique qui envahit le web : un flot incessant de contenus médiocres générés par l’IA, qui compromet la qualité et l’authenticité. Initialement, cette tendance à voir apparaître du contenu de mauvaise qualité généré par des spammeurs utilisant de l’IA était déjà le premier signe « d’enshitification » (« emmerdification » en français) par TikTok avec son sludge content, devenu courant sur la plateforme à partir de 2022, reflétant l’évolution des stratégies pour attirer et retenir l’attention des internautes. Puis Facebook lui a emboîté le pas. Ce concept d’« emmerdification » a été théorisé en fin 2022 par le journaliste Cory Doctorow, pour évoquer le déclin systémique des principaux réseaux sociaux grand public et la stratégie qu’ont ces derniers pour y faire face, notamment en intégrant l’IA à leurs plateformes.

Image générée par l’IA de « Shrimp Jesus » (Facebook, 2024) 

Sommes-nous en train d’assister à la « merdification » des réseaux sociaux, où le contenu humain est progressivement remplacé par des simulations ?

Ces IA Slop sont souvent conçues, d’une part, pour maximiser l’engagement basé sur les bons sentiments et la compassion (bébés, animaux, religion etc.). Ces contenus attirent un public plus âgé et conservateur et cette évolution profite à des créateurs anonymes qui peuvent monétiser leurs pages. De plus, l’engagement de ce public est amplifié par des bots automatisés, qui interagissent massivement avec ces publications. Par ailleurs, certaines pages potentiellement frauduleuses exploitent également des images générées par l’IA Slop, mettant en scène des designs visuellement attractifs pour attirer l’attention. De même, certaines pages générées par l’IA Slop sont conçues pour capter l’attention des internautes et les rediriger, via des liens, vers des sites externes au réseau social, probablement dans le but de générer des revenus publicitaires.
À mesure que les IA gagnent en performance, il devient de plus en plus difficile de distinguer le contenu réel du contenu synthétique en ligne, ce qui soulève inévitablement la question de la confiance dans ces médias.

*Image générée par l’IA

La musique, une autre victime du Slop

Les secteurs de l’image et du texte ne sont pas les seuls concernés par l’IA Slop. La musique l’est également. À l’instar de la Muzak des années 70/80, musique produite en série, souvent sans âme, pour remplir des espaces sonores, Spotify et d’autres plateformes de streaming semblent effectivement recréer une forme de Muzak 2.0, mais cette fois générée par IA. Il est possible de créer une musique de qualité avec l’IA, mais l’intervention de l’artiste est fondamentale, ne serait-ce que pour « prompter » l’IA.

Mais alors, que se passerait-il si l’IA produisait seule, à grande échelle ? On assisterait à une boucle de rétroaction musicale : des morceaux d’ambiance générés automatiquement, sans rémunérer de créateurs, alimenteraient les playlists, reléguant les artistes humains dans l’ombre. Ces mêmes morceaux serviraient ensuite de données pour affiner encore davantage la production, perpétuant ainsi le cycle. Ce processus s’apparente à une forme « d’auto-cannibalisation » de la musique populaire : en privilégiant ses propres morceaux générés par IA, Spotify façonne les habitudes d’écoute de ses utilisateurs, ce qui risque d’appauvrir la diversité et la qualité musicale.

Vers un Internet fantôme

Cette artificialisation des productions numériques s’explique en partie par le changement de modèle économique des plateformes. La production à la pelle de contenus engageants, leur partage automatisé et donc le recours à de l’IA, est encouragé. Josh Yoshija Walter, professeur à l’université de Berne et auteur de l’article Artificial influencers and the dead internet theory, déclare : 

« […] à ce stade, la création de contenus comme les influenceurs artificiels n’est pas totalement automatisée, mais je pense qu’elle le sera bientôt. ».

La théorie de l’Internet mort, apparue dans les années 2010, vue comme théorie du complot, puis reprise en 2021, paraît de plus en plus conforme à la réalité et d’autant plus crédible que les bots IA s’abonnent et interagissent entre eux pour gonfler leur nombre d’abonnés et gagner en légitimité auprès de vrais humains dans le but de les influencer. Pour Josh Yoshija Walter :

« On peut craindre que l’humain consacre de plus en plus son temps, son énergie, ses émotions à des choses fausses ».

Si rien n’est fait pour authentifier les IA et encadrer leurs usages, la mort de l’Internet pourrait bien advenir.

Inès Jouffe


Sources

  1. TOMASZEWSKI M. (2024) « La théorie de l’Internet mort plus vraisemblable que jamais » – L’ADN https://www.ladn.eu/media-mutants/la-theorie-de-linternet-mort-plus-vraisemblable-que-jamais/
  2. Gaulhet M. (2023) « Model Collapse des IA : clap de fin pour la hype ? » – ISLEAN https://islean-consulting.fr/fr/transformation-digitale/model-collapse-des-ia-clap-de-fin-pour-la-hype/
  3. Klee M. (2024) « FACEBOOK AND INSTAGRAM TO UNLEASH AI-GENERATED ‘USERS’ NO ONE ASKED FOR » – RollingStone https://www.rollingstone.com/culture/culture-news/meta-ai-users-facebook-instagram-1235221430/
  4. Stokel-Walker C. (2024) « Spotify is full of AI music, and some say it’s ruining the platforme » – FastCompany https://www.fastcompany.com/91170296/spotify-ai-music
  5. Bouafassa C. (2025) « Slop AI : c’est quoi cet énorme spam d’intelligence artificielle qui pollue Internet et peut vous gâcher la vie ? » – GQ https://www.gqmagazine.fr/article/slop-ai-c-est-quoi-cet-enorme-spam-d-intelligence-artificielle-qui-pollue-internet-et-peut-vous-gacher-la-vie
  6. Mahdawi A. (2025) « AI-generated ‘slop’ is slowly killing the internet, so why is nobody trying to stop it? » – The Guardian https://www.theguardian.com/global/commentisfree/2025/jan/08/ai-generated-slop-slowly-killing-internet-nobody-trying-to-stop-it
  7. Batista Cabanas L. (2025) « ‘AI slop’ is flooding the Internet. This is how can you tell if an image is artificially generated » – Euronews https://www.euronews.com/next/2025/02/16/ai-slop-is-flooding-the-internet-this-is-how-can-you-tell-if-an-image-is-artificially-gene
  8. Hoffman B. (2024) « First Came ‘Spam.’ Now, With A.I., We’ve Got ‘Slop’ » – New York Times https://www.nytimes.com/2024/06/11/style/ai-search-slop.html
  9. Brosseau F. (2022) « D’ici 2026, 90% du contenu en ligne sera produit par des IA, selon des experts » – Trust My Science https://trustmyscience.com/2026-90-contenu-ligne-sera-produit-par-ia/
  10. « Enshittification: The Deterioration of Online Platforms » – Communication Generation https://www.communication-generation.com/enshitification/

Les réseaux sociaux, complices et remparts des camps de cybercriminalité en Birmanie

Quand les réseaux sociaux alimentent l’esclavage moderne

Les médias sociaux sont devenus le principal outil de communication et d’opportunités professionnelles pour des millions de personnes à travers le monde. Il est aujourd’hui un vecteur de promotion d’emplois, de formation à une multitude de sujets et de vente de tous les produits imaginables. Pourtant, ils jouent aussi un rôle clé dans l’essor des camps de cybercriminalité en Asie du Sud-Est, notamment en Birmanie. De fausses offres d’emploi circulent sur Facebook, TikTok et Telegram, piégeant des milliers d’individus qui se retrouvent esclaves du crime organisé. Une fois captifs, ces victimes sont forcées de mener des arnaques en ligne sous la menace de violences physiques et psychologiques pour escroquer d’autres futures victimes dans un double objectif : recruter toujours plus d’individus mais aussi établir des relations avec des êtres humains de manière virtuelle pour ensuite leur demander de l’argent.

Il s’agit là d’un véritable paradoxe : les réseaux sociaux sont à la fois le véhicule du problème et l’outil permettant de le dénoncer. Que ce soit en témoignant directement à l’aide de vidéos ou en exposant l’ampleur de ce qui se passe à la face du monde, ces médias sont les relais majeurs de cette atrocité qui est en train de se dérouler. En explorant ce double visage, nous comprendrons comment ces plateformes facilitent le recrutement, la surveillance et l’exploitation des victimes tout en offrant une chance de sensibilisation et de lutte contre ces crimes.

1. Le rôle des réseaux sociaux dans le recrutement des victimes

Des offres d’emploi attractives, mais mortelles

Des milliers d’annonces circulent sur Facebook, TikTok et WhatsApp, proposant des emplois bien payés dans le service client, la tech ou le marketing digital. Ces annonces ciblent principalement des jeunes sans emploi, des travailleurs précaires et des migrants en quête d’une meilleure vie. Ces emplois sont situés en Thaïlande où le salaire annoncé est suffisamment intéressant pour les inciter à quitter leur pays natal.

Une fois sur place, les candidats réalisent qu’ils ont été piégés et l’enfer démarre : ils sont amenés à la frontière birmane, où on leur confisque leur passeport, puis enfermés dans des camps gardés par de véritables milices armées. Ils deviennent alors les esclaves de groupes criminels chinois et birmans qui les forcent à mener des arnaques en ligne massives. On leur attribue des postes de travail où ils doivent atteindre des objectifs financiers et un certain nombre de personnes contactées sous peine d’être torturés physiquement.

Credit : Stefan Czimmek / DW

Des algorithmes qui facilitent la propagation

Les algorithmes des plateformes sociales jouent un rôle crucial dans l’expansion de ces pratiques en favorisant la viralité des annonces frauduleuses :

Les victimes potentielles voient des offres similaires en raison du ciblage publicitaire et de leurs recherches précédentes. Les publications sont amplifiées par des bots et des faux comptes. De nombreuses escroqueries peuvent être liées à des investissements dans des fausses cryptomonnaies. Les algorithmes de recommandation des médias sociaux, enfermant les individus dans des bulles virtuelles, proposent donc toujours plus de contenus d’un même genre. Cela augmente ainsi drastiquement les chances pour les personnes déjà les plus sensibles d’être abusées d’être convaincues par les mensonges des arnaqueurs. Les arnaqueurs utilisent en plus des vidéos trompeuses et des faux témoignages pour rendre leurs offres crédibles.

2. L’exploitation des victimes via les réseaux sociaux

Les réseaux sociaux deviennent un véritable outil de surveillance et de manipulation

Les criminels forcent les victimes à rester actives sur leurs comptes pour ne pas inquiéter leurs proches. Des vidéos manipulées sont envoyées à leurs familles pour dissuader toute recherche. Les employeurs surveillent les communications via Telegram et WhatsApp et bloquent toute tentative d’appel à l’aide. S’ils souhaitent être libérés et récupérer leurs papiers d’identité, les familles doivent souvent payer des rançons lourdes, ce qui est rarement possible puisque la pauvreté est la source du départ des individus kidnappés. 

Les réseaux sociaux servent aussi d’interface pour les arnaques imposées aux victimes :

Elles doivent créer de faux profils sur Facebook, Instagram et Tinder pour escroquer des internautes (arnaques sentimentales, faux investissements, etc…) Elles utilisent des scripts pré-écrits et des logiciels d’IA pour manipuler les victimes. Il existe aujourd’hui de véritables guides d’arnaques aux sentiments, accessibles pour quelques dizaines d’euros, pour comprendre comment s’adresser à quelqu’un de vulnérable pour qu’il s’attache et devienne dépendant de vous. Les groupes criminels exploitent d’ailleurs des deepfakes et des chatbots pour donner de la crédibilité à leurs escroqueries, être le plus réactif possible et entretenir des relations avec plusieurs personnes en même temps.

Image d’illustration, Crédit : OpenAI

Les victimes civiles : entre honte et ruine financière

Les véritables victimes de ces arnaques sont souvent des civils qui, derrière leur écran, se laissent piéger par des escroqueries bien ficelées. Une des méthodes les plus redoutables est celle du pig butchering, où les criminels créent une fausse relation affective avec leur cible avant de les convaincre d’investir dans des opportunités frauduleuses ou de demander de l’argent pour différentes raisons, cela peut être une maladie ou un problème personnel en tout genre. Le terme « d’abattage de cochon » est utilisé pour décrire le fait que les arnaqueurs tentent de récupérer de plus en plus d’argent jusqu’au dernier centime de la victime sans aucune culpabilité, même si elle doit pour ça vendre sa maison ou faire des emprunts qu’elle ne pourra pas rembourser.

L’affaire du faux Brad Pitt illustre bien l’ampleur du phénomène. Une femme française a été persuadée par un escroc utilisant l’image de l’acteur, générée par l’intelligence artificielle et des deepfakes, de divorcer et de lui envoyer plus de 800 000 euros. Ces victimes, souvent isolées, ressentent une honte immense en découvrant l’arnaque, ce qui les empêche parfois de porter plainte ou d’en parler à qui que ce soit. Certains perdent toutes leurs économies, voire s’endettent lourdement, alimentant un cycle infernal où les criminels continuent d’exploiter la crédulité et la détresse émotionnelle de leurs cibles. Plus les individus se sont impliqués dans cette relation, plus il leur est difficile d’admettre qu’ils se sont fait avoir et continuent alors à espérer et envoyer leur argent. Cette détresse peut aller jusqu’au suicide des victimes qui représente pour eux parfois la seule porte de sortie.

3. Les réseaux sociaux, instruments de lutte contre ces crimes ?

Certaines victimes réussissent à envoyer des messages d’alerte sur Twitter, TikTok ou Facebook. Des ONG comme The Exodus Road ou INTERPOL relaient ces témoignages, obligeant les gouvernements à réagir. Ces médias sociaux peuvent donc servir à de nombreux lanceurs d’alerte pour prévenir le plus grand nombre d’utilisateurs des risques de ces publications frauduleuses et comment se protéger.

Les actions des plateformes : entre modération et inertie

Face à la pression, certaines plateformes ont pris des mesures :

Facebook et TikTok affirment supprimer les annonces suspectes, mais les fraudeurs recréent sans cesse de nouveaux comptes et trouvent toujours de nouveaux moyens de véhiculer leurs messages et contacter les potentielles victimes. WhatsApp et Telegram sont en revanche pointés du doigt pour leur opacité et leur manque de coopération avec les autorités. Telegram est en général connu pour être très utilisé par les organisations criminelles car, fondé par un ressortissant Russe, il offre une grande discrétion aux utilisateurs. 

4. Un avenir incertain : que faire face à cette crise ?

Malgré la prise de conscience, les camps de cybercriminalité continuent de proliférer. Pour lutter contre cette situation, plusieurs actions sont nécessaires et doivent être prises notamment par les réseaux sociaux :

D’abord, il faut imposer aux plateformes une surveillance préventive et non réactive des annonces d’emploi, ainsi qu’une plus grande transparence des algorithmes pour empêcher la propagation de ces offres. On peut également attendre de leur part qu’ils collaborent avec les gouvernements et ONG pour signaler ces activités criminelles.

En parallèle, nous pouvons agir directement en s’informant sur les signes de ces arnaques que ce soient les offres trop belles pour être vraies ou la pseudo-légitimité des recruteurs. Il est également essentiel d’écouter et, surtout, ne pas juger les personnes victimes de ces arnaques. Cela ne mène qu’à un renfermement toujours plus intense de ses individus souvent déjà fragiles tout en encourageant les autres à ne pas en parler.

Conclusion : Un double visage à surveiller

Les réseaux sociaux ont permis la création et la propagation de ces camps de cybercriminalité en Asie du Sud-Est, mais ils sont aussi un outil essentiel pour alerter et lutter contre cette réalité atroce. La responsabilité repose autant sur les plateformes que sur les gouvernements mais il en va des utilisateurs d’être attentifs lorsqu’ils sont connectés.

Chacun se doit de rester vigilants, signaler les contenus suspects et tenter de sensibiliser son entourage et notamment les moins informés sur les arnaques en ligne. Cependant, sans une régulation stricte des plateformes, ces camps continueront de prospérer et il est de notre devoir de citoyen d’alarmer et tenter de faire bouger les choses.

Samuel Morhange


https://www.bloomberg.com/news/articles/2024-10-07/southeast-asia-s-cyber-gangs-took-37-billion-in-2023-un-says?embedded-checkout=true

https://pulitzercenter.org/stories/survivors-myanmars-scam-mills-talk-torture-death-organ-harvesting-and-battle-escape

https://www.scmp.com/news/hong-kong/law-and-crime/article/3250851/everyone-looked-real-multinational-firms-hong-kong-office-loses-hk200-million-after-scammers-stage

https://time.com/7208652/china-pig-butchering-scamdemic-crack-down

https://www.huffpost.com/entry/french-woman-brad-pitt-ai-romance-scam_l_678a99aae4b01361219018b5

https://thediplomat.com/2024/01/chinas-self-pitying-empire

https://news.sky.com/story/they-fall-in-love-with-me-inside-the-fraud-factories-driving-the-online-scam-boom-13234505

https://time.com/7160736/myanmar-coup-civil-war-conflict-timeline-endgame-explainer

https://www.sciencespo.fr/mass-violence-war-massacre-resistance/en/document/repression-august-8-12-1988-8-8-88-uprising-burmamyanmar.html

https://theexodusroad.com/online-scams-and-human-trafficking

https://projectmultatuli.org/en/families-share-horror-stories-of-indonesians-trapped-in-pig-butchering-scheme-on-myanmars-borders

https://www.dw.com/fr/birmanie-kk-park-trafic-humains-arnaque-escroquerie-internet/a-68123471

https://www.scmp.com/week-asia/politics/article/3228543/inside-chinese-run-crime-hubs-myanmar-are-conning-world-we-can-kill-you-here

https://www.interpol.int/fr/Actualites-et-evenements/Actualites/2023/INTERPOL-lance-une-alerte-mondiale-contre-des-escroqueries-reposant-sur-la-traite-d-etres-humains

https://www.nytimes.com/interactive/2023/12/17/world/asia/myanmar-cyber-scam.html

https://www.telegraph.co.uk/world-news/2025/01/14/france-ai-brad-pitt-persuades-woman-divorce-hand-over-money

Anorexie et réseaux sociaux: quand la maladie devient glamour

Attention, cet article fait sujet de l’anorexie et des troubles alimentaires et comportent des images graphiques pouvant heurter la sensibilité. Il est conseillé aux lecteurs avertis et se sentant prêts à pouvoir le lire. Si vous avez besoin d’aide, vous pouvez consulter le site de la Fédération Française Anorexie Boulimie: https://www.ffab.fr/

De Tumblr à Tiktok, en passant par X, les hashtags #proana, #starving, #thinspo ou encore #edtwt recensent des centaines de milliers de mentions. Sous ces hashtags, ce sont des textes, des images et des vidéos expliquant comment s’affamer et demandant des conseils pour perdre du poids rapidement. Aujourd’hui, ce sont les adolescents et les jeunes adultes qui se connectent en majorité sur les réseaux sociaux avec 88% des 18-29 ans qui ont une connexion journalière. Pourtant, parmi cette population, ceux passant le plus de temps par jour sur les réseaux sociaux et qui atteignent le plus grand nombre de visites par semaine, présenteraient un risque 2,2 à 2,6 fois plus élevé d’être concerné par un trouble alimentaire. Comment peut-on expliquer ce phénomène?

L’anorexie: une maladie en hausse dans des régions bien ciblées

L’anorexie est un trouble psychique se manifestant par un refus catégorique de s’alimenter pendant une longue période afin de perdre du poids ou de ne pas en prendre. Du fait de cette phobie de grossir, une personne atteinte d’anorexie exerce un contrôle permanent sur son alimentation en comptant les nombre de calories ingérées, souvent couplé à une pratique excessive de sport  afin d’accélérer la perte de poids. Cette maladie n’affecte pas seulement le corps mais aussi la santé mentale, provoquant des troubles de l’humeur et des symptômes de dépression. Depuis plus de 50 ans, une hausse constante de l’anorexie est observée, en particuliers chez les femmes et les adolescents (une personne sur huit). Chez les enfants, le taux de cas d’anorexie a augmenté de 119% en 10 ans, un chiffre alarmant. 

La distribution géographique de l’anorexie est étroitement liée aux pays développés et industrialisés, particulièrement en Occident (aux Etats-Unis, Europe de l’Ouest, Corée du Sud…), où environ 0,6% de la population féminine est touchée, atteignant même 1,5% chez les femmes de 15 à 35 ans en France. Si dans les pays en “voie de développement” cette maladie était historiquement rare, elle semble émerger progressivement dans les parties “occidentalisées” depuis les années 1980, particulièrement dans les métropoles. Les milieux les plus touchés sont donc les milieux urbains, où l’aces aux médias est plus facile. 

Dans les médias, des normes de beauté bien définies

Les normes de beauté changent continuellement, mais depuis les années 90, le maître mot de la mannequin Kate Moss “Nothing tastes as good as skinny feels” (rien n’a meilleur goût que la minceur)  semble ne jamais avoir été oublié. 

Le contenu proposé sur les réseaux sociaux ne laisse pas de place au hasard grâce à leurs algorithmes favorisant certains types de contenus proposés aux utilisateurs. Il a toujours été sujet de promouvoir une version améliorée de soi-même avec une vie rêvée mais également un corps s’inscrivant dans les normes de beauté, difficilement dissociable de la minceur obligatoire chez les mannequins. Avant, il fallait être mince (pour ne pas dire maigre) afin d’être mannequin, maintenant il faut l’être pour être aimé sur les réseaux sociaux. Grâce à ces algorithmes, les contenus mis en avant et proposés aux utilisateurs sont ceux de personnes, d’influenceurs au corps mince. Afin de toujours montrer son corps sous le prisme de la minceur, on peut accélérer le processus en retouchant ses photos sans que personne ne s’en aperçoive. Nous sommes donc plus susceptibles de voir un seul type de corps bien souvent inatteignable si notre morphologie ne nous le permet pas. 

Sur Tiktok, la communauté “Skinnytok” prend de plus en plus d’ampleur avec des vidéos expliquant comment perdre du poids et comment se motiver pour en perdre. Ce sont plus d’un million de publications en rapport avec cette communauté. Le maître mot est très simple: la violence. Des phrases chocs comme “You’re not a dog, you don’t deserve a treat” (tu n’es pas un chien, tu ne mérites pas de récompense) ou encore « You’re not ugly, you’re fat » (tu n’es pas moche, tu es grosse) afin d’augmenter la culpabilité. Les vidéos commencent systématiquement par un “body check” – la personne se présente en sous-vêtement au réveil, avec un ventre extrêmement plat – suggérant ainsi que suivre le mode de vie « Skinnytok » permettra d’atteindre son corps.  

Les réseaux sociaux sont des vitrines où l’on peut contrôler son image et ne montrer que ce qu’on a envie que les gens voient de nous et construire un mythe autour de nous-même. Si les réseaux sociaux ne sont pas la réalité, lorsque l’on revient dans le monde réel, il est bien difficile de faire la différence. En effet, une étude menée par le département de la nutrition de l’université du Rhode Island conclut que 50% des participants ont changé leur alimentation à cause des réseaux sociaux et 49% des utilisateurs d’Instagram suivant des comptes de “mode de vie sain” ont montré des symptômes d’anorexie. 

Des communautés qui s’articulent autour de l’anorexie

Si les réseaux sociaux promeuvent des comportements alimentaires dangereux, certains d’entre eux sont le refuge de personnes souffrant d’anorexie depuis bien longtemps. Sur X (anciennement Twitter), Tumblr et aujourd’hui Tiktok, des communautés se sont formées, banalisant et influençant grandement l’anorexie auprès des autres utilisateurs. 

Lors de son arrivée en 2007, Tumblr était la transition parfaite entre le blog et le réseau social tel qu’on le connaît aujourd’hui. Tumblr était connu pour son esthétique grunge, où les utilisateurs publiaient de longs posts exprimant leur mal-être et échangeaient avec une communauté compréhensive. De l’autre côté, Tumblr était grandement réputé pour être le réseau social où l’on pouvait vivre son anorexie comme si celle-ci était anodine. De nombreux utilisateurs étaient proches de l’idolâtrie des personnes aux corps maigres. L’exemple à suivre était les célébrités anorexiques ou les personnages de fiction malades, dont on éditait le corps de manière attractive comme si on ne parlait pas d’un réel trouble. L’exemple le plus notoire de ce phénomène est le personnage de Cassie, de la série britannique Skins (2007-2013). Les fans de la série n’hésitaient à créer des montages photos ou vidéos avec des slogans pro-anorexie comme “Keep Calm and Stop Eating Until They Take You To Hospital” – littéralement : reste calme et arrête de manger jusqu’à ce qu’ils t’emmènent à l’hôpital. La glamourisation de ces personnages n’est pas sans conséquences: une étude de 2014 a montré que la manière dont sont dépeintes ces personnes a fait augmenter de 33% les recherches sur les troubles de l’alimentation et le désir d’être maigre.

Si Tumblr a établi les règles, X n’a rien à envier au réseau social en termes de communauté promouvant l’anorexie dans sa forme la plus dure. Cette communauté, le monde la connaît sous le nom “edtwt” signifiant eating disorder twitter. Dessus, on s’échange des conseils pour ignorer sa faim et ne pas suivre les règles peut entraîner une exclusion ou encore des messages de sa propre communauté demandant si la personne a finalement décidé d’être obèse. 

Derrière nos écrans de fumée, de nombreuses communautés se sont formées autour du mal-être, parmi elles, les communautés propres à l’anorexie. Faire partie de cette communauté donne un sentiment d’appartenance à ses membres, qui se sentent compris et libres de pouvoir laisser cours à leur maladie. Pourtant, c’est peut-être cet aspect qui est oublié: l’anorexie est une maladie. La face cachée de cette appartenance est l’isolation de son entourage et le besoin d’être comme les membres de sa communauté, au risque de ne plus en faire partie. 

Si les réseaux sociaux tentent de modérer le contenu ouvertement pro anorexique, en supprimant les posts comportant certains hashtags et censurant des vidéos comportant certains mots (comme le mot anorexie dans les deux cas de figure), ces derniers ont été détournés. Les communautés ont su contourner cette censure en utilisant des synonymes et mots inventés, proches des hashtags originaux et facilement compréhensible. Par exemple, le hashtag “#edsheeraned” connaît un certain succès, faisant référence au chanteur Ed Sheeran mais les deux premières lettres sont destinées au “eating disorder”.

Là où plusieurs communautés en ligne exploitent les réseaux sociaux pour leur viralité, les communautés pro-ana y développent des réseaux exclusifs où l’effort d’amaigrissement via des méthodes malsaines est la clé d’entrée. En exploitant des exemples de célébrités et personnages privilégiés extrêmement mince, les réseaux sociaux promeuvent l’anorexie auprès des personnes jeunes et impressionnables en leur donnant l’illusion que s’affamer leur apportera des résolutions à leurs problèmes. Un quotidien où elles se sentent bien dans leur peau en ressemblant aux modèles de beauté occidentaux dominants véhiculés sur les réseaux sociaux. Une illusion qui se garde de montrer les symptômes graves de l’anorexie lorsqu’ils ne sont pas assez intéressants pour être montrés.

Aujourd’hui, les influenceurs et les réseaux sociaux ont un rôle à jouer et il leur est demandé de prendre leurs responsabilités, à la fois par rapport au message qu’ils véhiculent mais également pour avoir laissé ces communautés s’installer. Si aujourd’hui, écrire anorexie sur un moteur de recherche de réseau social, vous donne un message vous proposant de l’aide, faudrait-il continuer à donner la possibilité de consulter ces contenus malgré l’avertissement?

Louison Pertriaux

Sources

  1. Martinez, A. (2024). « Inside edtwt the eating disorder community ». Dazed https://www.dazeddigital.com/life-culture/article/64929/1/inside-edtwt-the-eating-disorder-community-thriving-on-x
  2. Baker, B. (2023). « Eating disorder and social media ». Health Action Research Group https://www.healthactionresearch.org.uk/mental-health/eating-disorders-and-social-me/
  3. Mallampati, V. (2021). « The glamorization of eating disorders in the media ». Voice of Frisco https://voiceoffrisco.com/the-glamorization-of-eating-disorders-in-the-media/
  4. Higgins, M. (2021). «  »Thins »: the reality of eating disorders in media ». TKC https://www.thekirkwoodcall.com/opinion/2021/02/02/thinspo-the-reality-of-eating-disorders-in-media/
  5. Pacun, R et Moore, M. (2024). « How does social media affect eating disorders? ». Eating Recovery Center https://www.eatingrecoverycenter.com/resources/social-media-eating-disorders
  6. (2024). « 11 conséquences graves de l’anorexie dans votre vie ». La clinique e-sante https://www.la-clinique-e-sante.com/blog/tca/anorexie-consequences
  7. Praveen, M. (2022). « The Tumblr ed aesthetic is back – will our bodies ever be free? ». Roar https://roarnews.co.uk/2022/the-tumblr-ed-aesthetic-is-back-will-our-bodies-ever-be-free/
  8. Dutta, S. « Eating disorders and social media ». News Medical https://www.news-medical.net/health/Eating-Disorders-and-Social-Media.aspx
  9. Lopez, J-F. (2019). « Histoire de l’anorexie: du miracle à la maladie ». Psychologue Grenoble https://lopezpsychologue.fr/histoire-de-lanorexie-du-miracle-a-la-madie-psychique/
  10. (2017). « Anorexie Mentale ». Inserm https://www.inserm.fr/dossier/anorexie-mentale/
  11. Tinat, K. (2008). « Les troubles alimentaires émergent-ils en milieu rural? ». OpenEdition Journal https://journals.openedition.org/aof/3853
  12. Sanchez, T. (2025). « Skinnytok: derrière les vidéos healthy de Tiktok, une obsession dangereuse de la minceur inquiète ». Croq https://www.croq-kilos.com/actus/skinntok-derriere-les-videos-healthy-de-tiktok-une-obsession-dangereuse-de-la-minceur-inquiete

La culture populaire est-elle en train de changer de bord politique ?

Kylie Jenner qui troque le look afro pour l’attirail de la “pink pilate princess”, la célébration de la figure de la “tradwife” sur Tik Tok…. Ces nouvelles tendances sur les réseaux sociaux ne sont pas si anodines. Elles reflètent un changement de cap dans la culture qui s’est bel et bien traduit dans les urnes aux Etats-Unis. 

“Une société intemporelle pour gentlemen modernes”. Ce slogan apparaît en grand sur le site web de la Tuxedo Society1 [“La société du smoking”]. Ce club rassemble plusieurs centaines de femmes et d’hommes, payant 6 000 $ pour participer à des soirées et des événements organisés spécialement pour eux. Une seule condition : respecter le dress code “old money”, c’est-à-dire smoking pour les hommes et robes de soirées pour les femmes. Le club n’a pas d’autres raison d’exister que de permettre à ses membres de se prendre en photo et de les partager sur les réseaux sociaux : sur un terrain de golf, dans des voitures vintage…

Un sous-texte conservateur

La Tuxedo Society relève plus de la mise en scène que d’une réelle appartenance à une communauté d’américains fortunés. Les robes portées par les filles sont issues de la fast fashion, les lieux paradisiaques n’appartiennent à aucun des membres du club : ils sont tous loués, parfois pour seulement quelques heures. 

Mais alors, pourquoi ces influenceurs veulent-ils imiter l’élite blanche américaine waspienne ? Pour l’image de richesse qu’elle renvoie, d’un entre-soi sans scandales. Cette image s’est avérée particulièrement attirante pour les nouveaux entrepreneurs de la décennie, les “influenceurs ». Ces derniers partent souvent de rien : ils démarrent chez eux, avec du petit matériel et n’ont que leur capital charismatique pour espérer créer leur propre empire. La part des gens qui arrivent à ce niveau de succès est marginale ; la partie laissée pour compte doit se contenter de l’imiter

Imiter la réussite, c’est aussi tenter de masquer un sentiment d’insécurité financière. Les décors et les costumes forment une vitrine ostentatoire pour prouver que “tout va bien”.  Autre exemple : ce faux décor payant de jet privé dans lequel des “influenceurs” se prenaient en photo pour vendre du rêve à leur audience. Toutefois, des internautes ont fini par repérer la supercherie à cause de la ressemblance entre toutes les photos postées. 

Les membres de la Tuxedo Society sont loin d’impressionner les vraies élites, celles qui ont grandi dans la discrétion pour ne pas susciter la jalousie. Même ceux qui réussissent à devenir riches ne se sentent pas reconnus par leurs nouveaux pairs : c’est l’éternelle rivalité Old vs New Money. Ce duel existait déjà durant la Gilded Age [“Période Dorée”] à New York à la fin du XIXème siècle. Il persiste aujourd’hui, avec les nouveaux milliardaires de la Tech soucieux de montrer au monde à quel point ils sont riches et “cools”.

Et c’est précisément cette richesse-là qui est aux commandes des Etats-Unis : Donald Trump verse dans le baroque clinquant et dans les démonstrations de force de richesse. Cette esthétique, que l’auteur Sean Monahan qualifie de “boom-boom” , fait écho à la résurgence du conservatisme aux Etats-Unis au sein de chaque classe sociale. Pour le citer, “money is the last unifying value among americans” (l’argent est la dernière valeur capable d’unifier les américains). Commentaire pertinent à une époque où le pays semble déchiré entre deux camps irréconciliables. 

Le phénomène ne se limite pas à l’influence. La mode est un indicateur intéressant pour évaluer la situation politique d’une nation à un instant donné. Les défilés de mode ont troqué le look urbain pour le quiet luxury, c’est-à-dire des coupes impeccables, des couleurs neutres et des matières nobles. Ce style n’est pas sans rappeler le “power dressing” et l’esthétique  des années Reagan : une période marquée par un retour aux valeurs américaines traditionnelles et conservatrices. 

« Power Dressing » des années 1980. Crédit photo : Flickr – sewyerown

Une métamorphose de tout un pan de la culture

La mode est un indicateur, les standards physiques en vogue en sont un autre. Si la décennie 2010 faisait la part belle au “body positivisme”, la marche arrière est enclenchée sur les réseaux sociaux : les femmes sont minces, voire maigres, et les hommes sont musclés, prêts à partir en guerre. Lorsqu’elle présente les Golden Globes en 2024, l’humoriste Nikki Glaser ironise : “Welcome to Ozempic’s Biggest Night !” ([Bienvenue à la grande soirée d’Ozempic !]). Ce produit fait fureur à Hollywood et promet une perte de poids miraculeuse, pour des corps correspondant tous aux standards de l’industrie.

Idem pour le jeu de valeurs que les algorithmes des réseaux propulsent à leurs audiences. D’un coté, Zuckerberg se réjouit d’un retour au virilisme et à la masculinité toxique ; de l’autre, la “tradwife”, c’est-à-dire la femme au foyer dont le seul boulot est de s’occuper de sa famille, fédère de plus en plus, surtout chez les jeunes. 

Le sous-texte politique de ces tendances contredit bel et bien les travaux libéraux des dernières années et soutient une pensée plutôt associée au conservatisme : la femme s’occupe du foyer, pendant que son mari travaille. Aucune corrélation avec le schéma politique américain actuel ? Il semblerait que si. Par exemple lorsque J.D Vance, l’actuel vice-président des Etats-Unis, proclame être le champion de la “famille nucléaire” : un homme, une femme et leurs enfants. 

Le reste de la culture populaire n’est pas épargnée. La musique country, surtout populaire dans le sud des Etats-Unis, concurrence en termes de nombre d’écoutes certains des artistes les plus populaires au monde. Quels en sont les thèmes récurrents ? La famille, le travail acharné, la vie rurale, l’amour de son pays… Et si certains artistes s’amusent à en déjouer les codes (le canadien Orville Peck avec Cowboys are frequently secretly fond of each other), le genre continue de voir son audience grandir aux Etats-Unis auprès d’un certain public identifiable : ​​des hommes américains, entre 30 et 50 ans, plutôt conservateurs.

Même phénomène du côté du cinéma, où certains grands studios font marche arrière sur certaines histoires pour mieux en pousser d’autres. Ainsi, la nouvelle série produite par le studio Disney, Win or Lose, met en avant le premier personnage « ouvertement » chrétien, et, dans le même élan, supprime un personnage trans. 

Un tournant techno-politique ? 

À certains égards, la victoire de Donald Trump en 2024 ne ressemble en rien à celle de 2016. Là où la première élection a pris le monde entier par surprise, le résultat de novembre 2024 semble être le dénouement naturel d’un renouveau conservateur, même dans des bastions à priori acquis aux démocrates. 

Si de nombreuses stars s’étaient exprimées contre le candidat républicain en 2016 et 2020, certains ont changé de stratégie l’année passée. Kim Kardashian, pourtant très engagée contre la peine de mort et en faveur de l’avortement, est devenue plus ambïgue : une republication d’une tenue portée par Melania Trump sur Instagram, sa présence à l’anniversaire d’Ivanka Trump, un partenariat avec Tesla… Tout cela interroge, Kim Kardashian est-elle devenue MAGA (Make America Great Again) ? Idem à Hollywood, où les stars ont à peine évoqué la situation politique durant  la dernière cérémonie des Oscars. Cette capitulation du monde de la culture, pour reprendre le terme du journaliste Michel Guerrin, peut s’interpréter comme une peur de se mettre à dos une audience qui a voté en majorité pour le candidat républicain.

C’est encore du côté des géants de la tech que le revirement d’attitude s’avère le plus frappant, surtout chez Elon Musk, nouveau propriétaire de Twitter, rebaptisé X. Mais il n’est pas le seul : Jeff Bezos et Mark Zuckerberg étaient tous deux présents à l’investiture de Donald Trump en janvier dernier. Ces derniers se sont d’ailleurs empressés d’insuffler le changement au sein de leurs entreprises : Meta a banni le fact-checking de ses plateformes, tandis qu’Amazon a suspendu toutes ses politiques internes de promotion de la diversité. 

Pourquoi ce revirement politique ? Après des années de travail main dans la main, les démocrates ont pris leurs distances avec les GAFAM. En cause, de trop nombreux scandales à la fin des années 2010 (Cambridge Analytica, Facebook Files) et surtout, un pouvoir d’influence devenu sans commune mesure. Les techno-entrepreneurs sont donc partis dans le camp d’en face, avec qui ils bénéficient d’un échange mutuel hautement avantageux : une absence de régulation économique pour les uns, et une parole non censurée ou modérée sur les réseaux sociaux pour les autres.

Les influenceurs sont-ils en train de suivre le même chemin ? A mesure que leur activité grandit, leur personne physique finit par disparaître derrière leur propre marque. Et tout ce qui faisait leur authenticité doit désormais se standardiser pour mieux se commercialiser. Mais pour vendre, encore faut-il s’adresser au bon public, et le suivre dans ses changements d’humeur politique. 

Les grandes multinationales semblent en avoir terminé, du moins pour le moment, avec la monétisation du mouvement « woke ». Pour le moment, car il s’agit bien de tendances, où un courant finit par en supplanter un autre. Cette même culture infiltrée par le conservatisme a propulsé, en quelques mois, la chanteuse/drag queen Chappell Roan au rang d’icône mondiale. Preuve que deux tendances peuvent coexister au sein d’une même époque. 

Raphael Dutemple

(1) : https://www.tuxedosocietyinnercircle.com

References :

“Pop Fascime”, Pierre Plottu et Maxime Macé, Editions Divergences, 2024

“Want to understand why Trump won the election? Look at pop culture.”, Kyndall Cunningham, Vox, 15 novembre 2024

“What does the inauguration’s authoritarian-chic fashion tell us? Designers are suddenly eager to dress the Trumps”, Rhiannon Lucy Cosslett, The Guardian, 26 janvier 2025

“Sundresses and rugged self-sufficiency: ‘tradwives’ tout a conservative American past … that didn’t exist”, Carter Sherman, The Guardian, 24 juillet 2024

“De Hailey Bieber à Ballerina Farm, ces influenceurs chrétiens qui mettent leur foi et leurs idées conservatrices en avant sur les réseaux sociaux”, Blanche Marcel, Vanity Fair, 12 mai 2024

“The Tuxedo Society : quand le luxe devient un décor instagram”, Salina Riffay, PRSNA, 8 février 2025

“How the Reagan White House shaped ‘80s style”, Vox Creative, Vox, 10 janvier 2019

“What is ‘conservative girl’ makeup, and am I accidentally wearing it ?”, Arwa Mahadi, The Guardian,  12 février 2025

“‘Sticking it to the liberal media’: how conservative pop culture broke out this summer”, Adrian Horton, The Guardian, 9 septembre 2023

« Donald Trump fait cent fois pire que ce qu’ils avaient imaginé et les artistes américains restent muets. Par peur et par intérêt », Michel Guerrin, Le Monde, 14 mars 2025

“Avec Trump, l’esthétique des années Reagan est de retour”, Marie Telling, Earworm, 14 mars 2025

“How did Elon Musk get like this ? ”, Matt Bernstein, A bit fruity, 14 décembre 2024

“How conservatism infiltrated pop culture”, Matt Bernstein, A bit fruity, 7 février 2025

À la recherche des « lost media » : le phénomène qui fascine Reddit

« Blind The Wind ». Si ces trois mots ne vous disent rien, c’est que vous n’avez pas encore croisé la route des lost media et de la lost wave, ces phénomènes qui captivent internet depuis plus d’une décennie. Peut-être avez-vous alors entendu parler de « Everyone Knows That » ou « Ulterior Motives » ? Si ces noms ne vous disent toujours rien, alors il est temps d’expliquer.

Qu’est-ce qu’un lost media ?

Le terme lost media désigne tous types d’œuvres, de documents ou d’enregistrements dont on connaît l’existence, mais étant pourtant considérés comme introuvables, partiellement accessibles, voire définitivement perdus. Il peut s’agir de musiques, d’émissions, de jeux vidéo, de publicités, d’enregistrements divers, voire même de boites noires d’avions accidentés, la définition est sans limite. Dans le cas de la musique, on parle plus exactement de ‘lost wave’, désignant cette fois des chansons, extraits de musique, ou albums qui sont disponibles, mais dont on ne parvient pas à retrouver l’origine. Il s’agit donc en quelque sorte du contraire d’un lost media classique, pourtant ces morceaux non identifiés sont tout de même souvent regroupés avec le reste des lost media, comme nous allons le faire dans cet article.

La plupart du temps, ces œuvres oubliées refont surface grâce à un individu nostalgique souhaitant retrouver un de ses souvenirs d’enfance ; un épisode de dessin animé l’ayant terrifié plus jeune, une musique introuvable vivant encore dans sa mémoire, ou encore un vague souvenir d’un ancien jeu vidéo. Mais ces découvertes peuvent également résulter du hasard ou d’une simple curiosité. Généralement, une simple recherche internet ou un shazam suffisent, mais dans certains cas, la recherche s’annonce plus compliquée que prévue, et ceux souhaitant à tout prix retrouver l’œuvre perdue se tournent alors vers internet pour solliciter de l’aide sur divers forums, animés par des internautes passionnés et extrêmement impliqués dans ces recherches.

Les forums dédiés aux lost media, regroupements de communautés de passionnés

C’est en 2012 qu’apparaît le premier site dédié à la recherche de lost media : le Lost Media Wiki, créé par Daniel, plus connu sous le pseudonyme Dycaite. Cet australien de 24 ans a souhaité dédier un site entier à la recherche de lost media après avoir été fasciné par la trouvaille du film d’horreur Cry Baby Lane, volontairement caché par le studio Nickelodeon, 11 ans après sa sortie. L’objectif du site était donc de regrouper toutes les recherches de lost media de différents internautes, pouvant alors communiquer entre eux et réaliser des recherches collaboratives. Avant la création de ce site, Dycaite partageait déjà des listes de médias perdus sur le forum 4Chan, dans la catégorie « paranormal », un site encore très utilisé pour de telles recherches. 

Mais le principal lieu de recherche de lost media est sans nul doute Reddit. Parmi les milliers de subreddits propres à une variété immense de sujets, on retrouve le très apprécié «r/lostmedia », comptant près de 300 000 abonnés. Ce sous-forum, créé par l’utilisateur Aajax, est également apparu après la découverte de Cry Baby Lane en 2011, un événement auquel on doit donc grandement l’essor des lost media. Bien plus qu’un simple forum, c’est une réelle communauté qui s’est créée. Extrêmement active, ses membres postent et résolvent des dizaines de cas de lost media chaque jour, et certaines recherches peuvent se révéler intenses.

Des recherches colossales : le cas de «Blind The Wind»

Parmi les milliers de cas de lost media qui existent et suscitent l’intérêt des internautes, l’un des plus connus est en réalité un cas de lost wave : « Blind The Wind », souvent appelé « The Most Mysterious Song on the Internet ». Après dix-sept années de recherches intensives, l’origine du morceau a finalement été retrouvée en novembre dernier. 

https://digitalmediaknowledge.com/wp-content/uploads/2025/03/THE-MOST-MYSTERIOUS-SONG-ON-THE-INTERNET-FULL-VERSION-FOUND.mp3

L’histoire remonte à 1984. Darius est un jeune Allemand qui enregistre régulièrement des morceaux entendus à la radio, et les compile sur des cassettes, en omettant de noter le titre de chacun. C’est en 2007 que sa sœur Lydia retrouve un jour ces cassettes, et parvient avec son frère à identifier chaque morceau, sauf un. Ne parvenant pas à retrouver d’où vient cette chanson, elle en poste un extrait sur un site allemand dédié aux fans de radio, et demande de l’aide à ses utilisateurs, sans succès. Au cours des années, de plus en plus d’internautes s’y intéressent, et l’extrait temporairement nommé « Blind The Wind » est partagé sur WatZatSong, puis sur YouTube, 4Chan, et Reddit. Elle finit même par avoir un subreddit dédié : r/TheMostMysteriousSong. Et c’est ainsi que plus de 60 000 personnes se sont retrouvées à chercher un morceau pendant plus d’une décennie, de façon entièrement bénévole.

Toutes les pistes sont explorées : recherche dans des bases de données musicales, contact avec d’anciens artistes et archivistes radio, analyse des paroles et de l’accent, analyse des bruits de fond, analyses audio pour estimer la date ou le matériel utilisé… Des tableurs collaboratifs sont créés, recensant des milliers d’artistes au style similaire, pour que les utilisateurs puissent explorer les pistes une à une, mais la chanson reste un mystère.

En 2021, une autre cassette contenant le même morceau est retrouvée. De meilleure qualité, elle permet à un utilisateur de parvenir à estimer la date de l’enregistrement : le morceau aurait été enregistré aux alentours du 28 septembre 1984. Quelques années plus tard, un autre utilisateur explore la piste d’un festival de musique se déroulant à Hambourg : le Hörfest, festival dont certains participants ont été rediffusés sur la chaîne de radio allemande RDR, en septembre 1984, correspondant ainsi parfaitement à la date estimée plus tôt. Après avoir minutieusement épluché les centaines de candidatures du festival, un groupe se distingue par son style similaire à « Blind The Wind » : le groupe FEX. Michael Hädrich, un ancien membre du groupe, est aussitôt contacté, et confirme que le groupe est bien à l’origine du morceau mystérieux, dont le titre est en réalité « Subways of Your Mind », achevant ainsi dix-sept années de recherches intensives. Un véritable exploit pour les milliers d’internautes impliqués. 
Le groupe FEX s’est depuis reformé, a participé à des dizaines d’interviews, et a enregistré une nouvelle version du morceau, connaissant ainsi leur plus grand succès 40 ans après leur création.

Subways Of Your Mind – FEX sur albumoftheyear.org

Pourquoi les lost media fascinent tant ?

Mais pourquoi le phénomène des lost media et de la lost wave intéresse autant d’internautes, et à un niveau d’implication si élevé ? Selon Dmcnelly, deuxième plus ancien administrateur de r/Lost_films (un subreddit dédié aux films perdus), cet intérêt vient d’un manque à combler : “Nous avons été habitués à avoir accès en permanence à une surabondance d’information, à tel point que l’idée que quelque chose puisse disparaître nous semble désormais invraisemblable”. 

Mais les lost media séduisent également pour une raison bien plus simple : le goût du mystère. Des œuvres perdues peuvent facilement prendre une dimension obscure, et beaucoup d’utilisateurs de Reddit sont passionnés par ce genre de sujet. Naturellement, la plateforme apparaît parfaite pour le développement des lost media, touchant une communauté d’abord niche, puis qui est parvenue à s’agrandir au cours du temps. Depuis quelques mois, les lost media sont devenus à la portée de tous, et leur popularité ne fait qu’augmenter. De nombreux créateurs de contenus sur les réseaux sociaux se sont emparés du sujet, touchant ainsi un public bien plus large. En France par exemple, le Youtubeur Feldup a cumulé plus de 12 millions de vues sur ses vidéos abordant le sujet, contribuant ainsi grandement à la popularisation du phénomène en France. Un engouement qui s’est également propagé à l’international, notamment aux États-Unis, grâce à des Youtubeurs tels que Nexpo et Blameitonjorge

Cette popularité nouvelle n’est pas sans conséquence, puisqu’elle coïncide avec l’accélération soudaine du rythme de trouvailles de lost media. Les lost media les plus mythiques de ces dernières années ont presque tous été retrouvés ces derniers mois. C’est le cas de Blind The Wind, que nous venons d’évoquer, mais aussi de la chanson « Everyone Knows That / Ulterior Motives », recherchée depuis 2021 et devenue extrêmement populaire depuis la vidéo du Youtuber Jay Kay, ayant associé la chanson à une image de lecteur CD rose, lui donnant une esthétique mystérieuse et presque liminale (une esthétique extrêmement appréciée sur Reddit et TikTok). Cette image est depuis devenue un véritable symbole de la lost wave et des lost media

Photo originale des backrooms

L’origine de la photo originale des ‘Backrooms’, un des mystères les plus recherchés sur Reddit, a également été retrouvée récemment, et bien d’autres encore. Mais la quête ne s’arrête pas là, et les internautes sont bien décidés à retrouver les quelques lost media mythiques restants : la chaîne YouTube Someordinarygamers a proposé une récompense de plusieurs milliers d’euros à quiconque trouverait la photo originale de la creepypasta ‘Jeff The Killer’, faisant ainsi prendre à la recherche des lost media une toute autre dimension.

Finalement, ces enquêtes nourries et amplifiées par les réseaux sociaux prouvent qu’à l’ère du numérique, rien ne disparaît vraiment, tant qu’il reste quelqu’un pour chercher.

Castille VANDEL

Sources

Sur les médias sociaux : les histoires se racontent à la verticale

Photographie par Amar Preciado disponible sur Pexels

Un simple swipe vers le bas pour changer de film, d’épisode ou même de série : et si c’était ça le futur de la consommation de films et de séries ?

C’est déjà une réalité puisqu’on ne compte plus le nombre de vidéos YouTube, de séries ou de films découpés en plusieurs dizaines de parties et publiés, sous la forme de courtes vidéos, sur TikTok.

Grâce aux nouvelles technologies, le passage du format 16:9 (horizontal) au format 9:16 (vertical) n’a jamais été aussi facile. L’intelligence artificielle fait sortir les films de leur cadre en balayant les contraintes techniques et cinématographiques. Des scènes de films cultes comme Harry Potter ou Indiana Jones voient ainsi leur format être converti, s’adaptant parfaitement à la consommation sur smartphone.

L’intérêt pour cette nouvelle manière de consommer du contenu ne cesse de croître, porté par un visionnage sur mobile toujours plus rapide et fragmenté.

Des productions faites sur mesure pour les plateformes

TikTok et Instagram deviennent de véritables lieux de création pour des contenus exclusifs et verticaux. Depuis les cinq dernières années, on voit apparaître des fictions produites uniquement pour la plateforme TikTok comme la série Cobell Energy (2023). 

Ce phénomène ne touche pas seulement la Chine et les Etats-Unis. En France, la série Cités (2021) produite par Prime Vidéo France et réalisée par Abd Al Malik a été entièrement pensée pour la plateforme TikTok. En effet, la série a été tournée à l’iPhone au format vertical et elle comprend 12 épisodes de 60 secondes maximum. Le casting s’est fait grâce au challenge #PrimeVideoCasting lancé sur TikTok. Le réalisateur a su parfaitement maîtriser la grammaire de la plateforme (épisodes courts, danses et musiques tendances) et les fonctionnalités offertes par l’application (outils de montage et filtres d’animation).

Sur les réseaux sociaux, on observe également la production de contenus de fiction ou documentaire hybrides, c’est-à-dire disponibles dans les formats horizontaux et verticaux. Par exemple, le compte Instagram d’Arte @Arte_asuivre propose des mini-séries adaptées à ces nouveaux usages de consommation : sur la plateforme de streaming arte.tv et sur les réseaux sociaux. Le succès de la mini-série Samuel (2024) est la preuve qu’Arte maîtrise les codes de ce double format. Sur la plateforme arte.tv, les épisodes sont diffusés au format 16:9 et durent entre 3 et 5 minutes. Sur TikTok, au contraire, les épisodes sont plus courts (moins d’une minute) et occupent tout l’écran du smartphone, à la verticale. Cette stratégie a été payante puisque la série cumule, en France, 18 millions de vues, toutes plateformes confondues.

Samuel (2024), mini-série réalisée par Emilie Tronche et diffusée par Arte

Consommer des films ou séries au format vertical c’est adopter des nouveaux codes. Pour les réalisateurs, le cadre est un véritable espace de jeu. Ainsi, la scénariste et réalisatrice Camille Duvelleroy évoque « le hors-champ gigantesque du vertical ». Avec le vertical, l’accent est mis sur l’humain, les visages et les corps car, selon elle, « si tu filmes en large, tu ne vois pas les visages de tes personnages et tu perds l’empathie » (Mathieu Deslandes, 2022).

Sur ses réseaux sociaux, Arte s’approprie les codes du feuilleton en diffusant tous les jours à 18h un épisode de sa mini-série Amours solitaires. Ainsi, le compte « @arte_asuivre invite à redécouvrir l’impatience, à goûter l’attente. C’est aussi l’occasion d’installer davantage une narration, de développer les univers proposés par les séries, tout cela contribue à nourrir / enrichir les modes de réception. »  Ces productions « exploitent les usages et fonctionnalités d’Instagram et/ou y trouvent un public complémentaire aux autres plateformes » ; elles explorent « la relation qu’un public et des usages spécifiques à Instagram peuvent entretenir avec les histoires » (Julien Aubert, 2021).

Par opposition à ces séries qui prennent le temps de raconter une histoire et de trouver leur public, on trouve des applications dédiées au streaming vertical où la rapidité de consommation est valorisée. Aux Etats-Unis et aux Philippines, on assiste à l’explosion de la consommation de minidramas aussi appelés vertical dramas. Ce format Made in China a été pensé pour satisfaire un public avide de contenus rapides et addictifs. Des tournages à moindre coût, des scénarios aux nombreux rebondissements et l’attention des spectateurs retenue dès les premières secondes semblent composer la recette du succès. En effet, cette industrie pèse aujourd’hui plusieurs milliards de dollars et repose sur des géants des vertical dramas comme l’application Réelshort.

Toutefois, ce succès est à nuancer. Bien que les contenus proposés aient été conçus pour nous rendre accros, les acteurs de cette industrie peinent encore à trouver leur public. Les applications Quibi (aux USA) et Studio+ (en France) ont fermé quelques années après leur lancement, preuve que le mobile-first et le format vertical sont à l’heure actuelle loin d’être la norme lorsqu’il s’agit des films et des séries…

Des nouvelles manières de promouvoir le cinéma

Les réseaux sociaux renouvellent également la manière de promouvoir les films. On connaît déjà l’impact de TikTok sur la viralité de certains films. Par exemple, les différents challenges lors de la sortie du film Barbie (2023) ou les réactions filmées et postées sur TikTok après avoir vu le film Le Consentement (2023) ont incité de nombreux spectateurs à aller en salle.

Ces évolutions obligent les studios et surtout les distributeurs à repenser les stratégies de communication, notamment les bandes-annonces. Le format horizontal traditionnel n’est pas adapté aux réseaux sociaux. En effet, les utilisateurs de ces plateformes ont pour habitude de consommer des vidéos courtes, au montage dynamique et dont les premières secondes de vidéo doivent retenir l’attention au risque, sinon, d’être “swipées”. Une règle est certaine sur Instagram et TikTok: « Les trois premières secondes sont intransigeantes » selon Antton Racca. Ainsi, « les contenus verticaux impliquent une forte efficacité narrative » (Mathieu Deslandes, 2022). 

Des agences, comme Diversification Littéraire, accompagnent désormais les distributeurs dans leurs campagnes de communication en adaptant leurs bandes-annonces aux nouveaux formats courts et verticaux des réseaux sociaux. En effet, les distributeurs ont besoin d’être accompagnés afin de saisir au mieux les nouvelles opportunités offertes par les réseaux sociaux.

Pyramid Flare by Johann Lurf, part of Vertical Cinema programme, curated and produced by Sonic Acts. Photo © Marcus Gradwohl. Courtesy of Sonic Acts.

Du petit au grand écran

Les nouvelles productions au format vertical ont désormais de plus en plus de festivals qui leur sont dédiés. Alors que, sur les médias sociaux comme TikTok, les contenus sont conçus exclusivement pour le petit écran, avec ce nouveau genre de festivals, on passe du petit au grand écran.

Par exemple, le festival Vertical Fest’ est un concours de courts métrages au format 9:16 dont la durée est inférieure à 1min30. Pour cette première édition, quinze films seront sélectionnés et projetés dans un cinéma. Les réalisateurs doivent publier leurs oeuvres sur TikTok ou Instagram avec la mention #verticalfest afin d’avoir une chance d’être sélectionné. 

D’autres initiatives mettent à l’honneur les films verticaux. C’est le cas du Vertical Cinema dont les films sont diffusés sur grand écran dans des églises et salles de spectacle d’Europe. Ces projections expérimentales et spectaculaires – nécessitant, par ailleurs, un projecteur sur-mesure – questionnent la dimension spatiale du cinéma traditionnel en proposant des films sur un nouvel axe. 

Ces événements représentent-ils une exception dans l’industrie cinématographique ? Il est en effet paradoxal de projeter des films sur grand écran alors qu’ils ont majoritairement été conçus pour une diffusion verticale. Cela résulte-t-il d’un véritable syndrome de la vidéo verticale ? Ou bien ce format marquera-t-il une révolution dans la manière de consommer films et séries ? Seul l’avenir nous le dira…

Une chose est sûre : le format vertical ouvre des perspectives nouvelles, tant pour la création que pour la diffusion et la communication des contenus cinématographiques. Il réécrit les codes de la narration et du montage et pourrait bien être l’un des piliers de l’avenir du cinéma digital.

Capucine Albisetti

Sources

  1. « Sur TikTok, une IA remonte des films culte à la verticale, et c’est un vrai problème », Konbini. 2023, Disponible sur : https://www.konbini.com/popculture/sur-tiktok-une-ia-remonte-des-films-culte-a-la-verticale-et-cest-un-vrai-probleme/
  2. « Prime Video France présente CITÉS, la première série 100% TikTok », TikTok Newsroom, 2021. Disponible sur : https://newsroom.tiktok.com/fr-fr/amazon-prime-serie-cites
  3. Aubin Estelle, « Samuel : La success story de la mini-série digitale d’Arte », Ecran total, 2024. Disponible sur : https://ecran-total.fr/2024/04/24/la-success-story-de-la-serie-samuel-sur-arte/?srsltid=AfmBOorp8KO_XdsFahN_nkcKOb4gdUfgWy1mQ0Ba2hRcpCA7OIGq7u4I
  4. « Interview : La stratégie éditoriale d’ARTE À Suivre (@arte_asuivre) », Julien Aubert, PXN, 2021. Disponible sur : https://medium.com/@hellopxn/interview-la-stratégie-éditoriale-darte-à-suivre-arte-asuivre-39f70758e094
  5. Sarmiento Kate, « What Are Vertical Dramas And Are They The Future Of Streaming? », Cosmopolitan, 2025. Disponible sur : https://www.cosmo.ph/entertainment/vertical-dramas-a5322-20250302-lfrm?s=alm63ll6vk2rr3trtck3a4huq1
  6. Li Xin & Ye Zhanhang, « Flash Fiction TV: Why China Is Betting Big on Ultrashort Dramas », Sixth Tone, 2024. Disponible sur : https://www.sixthtone.com/news/1014527
  7.  Deslandes Mathieu,  « Filmer en vertical, c’est comme regarder par la fenêtre », INA, 2022. Disponible sur : https://larevuedesmedias.ina.fr/video-format-vertical-film-serie-documentaire-realisatrices

Comment les plateformes peuvent nous rendre passifs et comment affectent-elles notre créativité?

En 2024, une chose est sûre : les 15-24 ans sont hyperconnectés ! D’après Médiamétrie, 84,7 % d’entre eux se rendent sur Internet tous les jours, y passant en moyenne 3h50, dont plus de la moitié sur les plateformes comme les réseaux sociaux.

Grâce à ces fameuses plateformes, nous pouvons rapidement, et de façon constante et permanente, nous informer, rester en contact avec qui que ce soit dans le monde, regarder des vidéos, écouter de la musique… Nous pourrions penser qu’en nous donnant l’accès à un nombre infini d’informations, la plateformisation aurait été un stimuli incessant pour notre cerveau.

Or, bien au contraire, de récentes études ont montré que du temps passé sur les réseaux sociaux découle une passivité inquiétante. Le Dr Marie-Anne Sergerie parle de RMD (Réseau du Mode par Défaut)  qui s’active lorsque l’on est passif, mais étonnement, qui s’active également lorsque l’on regarde les réseaux sociaux. Une étude d’Oxford qualifie même cette passivité lorsque l’on est sur ces plateformes, de “brain rot”. 

Comment les plateformes numériques favorisent la passivité des utilisateurs ?

L’objectif principal des plateformes numériques est de faciliter le trajet du consommateur dans le ‘purchase funel’ afin de l’acquérir et de le fidéliser pour maximiser son profit. Pour cela, les entreprises veulent faire en sorte que le consommateur ne ressente pas l’effort qu’il fournit lorsqu’il navigue sur une plateforme. Différentes stratégies ont donc été mises en place.

La première est le scrolling infini. Cette technique permet au consommateur de rester engagé sans ressentir d’effort lorsqu’il utilise les plateformes. La consommation du contenu est ainsi de plus en plus automatisée et passive.

Vient compléter cette stratégie, celle des algorithmes. En effet, les algorithmes permettent de rendre le scrolling encore plus efficace en mettant à jour les fils d’actualité selon nos préférences du moment sans que nous n’ayons nous même à filtrer la page. C’est d’ailleurs ce qu’utilisent Instagram, TikTok, Youtube, Facebook et bien d’autres plateformes. 

Grâce à ces techniques généralement combinées, les entreprises arrivent à mettre en place une utilisation facile et intuitive des plateformes qui nous rend passif. Aujourd’hui, les plateformes sont créées afin de nous simplifier la vie et nous faire gagner du temps. C’est ainsi que Spotify transforme la musique en produit de consommation passive en proposant des playlists déjà pré-faites et des musiques qui ressemblent à ce que le consommateur consomme habituellement ou qui pourraient fort probablement lui plaire. Le consommateur n’a donc plus à se fatiguer à chercher de nouvelles musiques puisque Spotify lui en propose automatiquement. Netflix utilise également cette technique.

De plus, la masse d’informations qui se trouve sur ces plateformes noient l’utilisateur qui n’arrive donc plus à distinguer les informations et ne cherche tout simplement donc plus à les distinguer. Et l’IA aide les plateformes dans ce processus puisqu’elles s’en servent afin de produire encore plus et encore plus rapidement des contenus que l’utilisateur pourra regarder encore plus passivement.

On pourrait penser que ce contenu généré par des IA ferait fuir les consommateurs qui se laisseraient de voir des contenus qui ne sont pas créés par de l’humain et donc pas vraiment “réel”. Mais le contraire à lieu, leur passivité et leur insignifiance envers ce phénomène qu’ils ne remarquent probablement même pas, additionné à leur besoin constant de nouveau contenu a créé une augmentation de 8 % du temps passé sur Facebook et de 6 % du temps passé sur Instagram.

Une création qui n’est plus décidée par l’humain mais imposée par les algorithmes

Dans un premier temps, la création est de plus en plus dictée par l’IA et les algorithmes. Aujourd’hui, la donnée est au cœur des business et l’industrie cinématographique ne fait pas exception. Des recherches ont montré que des entreprises analysent et traitent ces données pour développer des algorithmes prédictifs capables d’anticiper des potentiels succès. L’IA permet ainsi de prédire quels films capteront l’intérêt du public

Dans ce contexte, on peut se demander quel serait l’objectif pour une entreprise d’investir des millions dans un projet si les algorithmes indiquent qu’il n’aura pas de succès commercial. En effet, la rentabilité étant la priorité, les entreprises privilégient les projets avec un potentiel de succès. 

Alors, on pourrait se demander si ces prédictions ne sont pas infaillibles, mais une étude révèle que 9 films sur 10 classés comme « succès potentiels » par l’IA rencontrent effectivement le succès. 

Cette évolution impacte donc la créativité puisqu’autrefois, l’industrie n’avait pas le choix que de produire des films sur la base de choix artistiques et intuitifs, mais, maintenant, l’industrie se limite à ce que les algorithmes recommandent.

Une création uniformisée et standardisée

Le deuxième impact des plateformes sur la créativité est l’uniformisation et la standardisation des œuvres. Prenons l’exemple de la musique sur TikTok, plusieurs créateurs y modifient le tempo de chansons, les accélérant de 25 à 30 % pour accompagner leurs courtes vidéos. Cela peut paraître banal mais il s’avère que cette pratique permet à certains artistes une visibilité inédite. En 2022 par exemple, après qu’une version accélérée de son single Escapism ait été diffusée sur TikTok, la chanteuse britannique RAYE a atteint le sommet des classements officiels du Royaume-Uni. A première vue, cet effet pourrait sembler bénéfique puisqu’il permettrait à certains artistes de devenir connu. Pour autant, selon Maia Beth, DJ à BBC Radio 1, cette tendance exerce une pression croissante sur l’industrie musicale. « Parfois, on a l’impression que si un artiste ne sort pas la version accélérée de son titre, quelqu’un d’autre le fera », explique-t-elle. Les musiciens et les maisons de disques sont contraints de suivre cette tendance pour rester compétitifs. La chanteuse Summer Walker en est un autre exemple : en 2022, elle a publié une version remixée et accélérée de son album de 2018, s’adaptant ainsi à cette nouvelle norme. Ce phénomène conduit ainsi à une musique moins expérimentale et plus formatée, pour correspondre aux attentes des plateformes.

Une création accélérée 

Photo de Allan Wadsworth sur Unsplash

Le troisième impact des plateformes sur la créativité est l’incitation à une création accélérée donc plus courte. Dans la mode, les plateformes de fast fashion comme H&M ou Zara proposent un nombre impressionnant d’articles, renouvelés à un rythme effréné influençant directement le processus créatif. En effet, produire en un temps record impose des compromis : Les designers font face à des délais serrés. Les designs, les textiles et les collections sont donc moins recherchés, moins innovants, moins durables et moins originaux. En conséquence, de nombreuses marques de fast fashion se contentent de reproduire des modèles issus des défilés de haute couture ou de jeunes créateurs émergents, sacrifiant ainsi l’originalité au profit de la vitesse. Et il ne faut pas penser que ces pratiques créatives ont qu’un impact limité. Au contraire, la fast fashion a un grand nombre de consommateurs : Shein, par exemple, avait entre le 1 août 2024 au 31 janvier 2025 130 millions d’utilisateurs actifs mensuels dans les États membres de l’UE.

Une hyperpersonnalisation des contenus qui façonne la création artistique

Photo de charles de luvio sur Unsplash

Le dernier impact des plateformes sur la créativité est l’hyperpersonnalisation des contenus, qui influence la création artistique. En effet, la mondialisation a permis à de nombreuses entreprises d’atteindre un public plus large et diversifié. Les plateformes de streaming sont un parfait exemple de cette transformation de nos habitudes de consommation des contenus audiovisuels. A l’époque, il fallait se rendre au cinéma et choisir un film parmi une sélection limitée. Aujourd’hui, avec des services comme Netflix, un simple abonnement donne accès à une large variété de contenus, plus ou moins différents, accessibles à tout moment et depuis n’importe quel appareil connecté, partout dans le monde. Cette accessibilité permet à des œuvres initialement destinées à un public limité de toucher une audience mondiale et parfois d’atteindre un succès inattendu. Face à cette multitude de choix, les personnes développent une soif de nouveauté et de diversité, ce qui pousse à une plus grande créativité. 

Enfin, l’IA et les algorithmes, lorsqu’ils sont bien utilisés, ouvrent également des perspectives passionnantes pour la création de contenu adaptée aux envies et aux besoins du jour ou de la semaine de chacun, favorisant ainsi une création toujours plus personnalisée et innovante. C’est ainsi que Netflix qui en utilisant des algorithmes pour identifier et cibler les spectateurs susceptibles d’être intéressés par “The Irishman” à permis au film un succès immédiat. Il y a eu un visionnage record avec 26 millions de comptes qui ont regardé le film dans la première semaine après sa sortie.

Pour conclure, à travers l’exemple de différentes industries, nous avons pu observer comment les plateformes favorisant la passivité des utilisateurs à travers différents mécanismes ont influencé la créativité des sociétés. La production artistique s’uniformise, soumise à des impératifs de rentabilité et d’optimisation du processus créatif. Cependant, même si ces évolutions soulèvent des inquiétudes quant à l’avenir de la créativité, elles offrent également de nouvelles opportunités. L’hyperpersonnalisation des contenus et l’essor de l’IA peuvent, lorsqu’ils sont bien utilisés, stimuler l’innovation et ouvrir la voie à des expériences artistiques inédites. 

Laetitia Faroux

Sources

  • MédiamétrieLes 15-24 ans : des pratiques médias intensives, individuelles et connectées, 30 avril 2024.
  • Ordre des psychologues du Québec – Usage des médias sociaux : état de la situation, cyberdépendance, usage responsable et pistes de solution, 2024.
  • Oxford University Press – ‘Brain rot’ named Oxford Word of the Year 2024, 2 décembre 2024.
  • HEC Montréal – Scrolling Addiction : une opportunité pour les uns, un danger pour les autres. Doomscrolling, 2024.
  • BBC News Afrique – ‘Sped up’ sur TikTok : Comment les tiktokers changent l’industrie musicale, Christian Brooks, 1ᵉʳ septembre 2024.
  • Movies Insiders – Intelligence Artificielle et Marketing Cinématographique : Qui Gagnera le Box-Office de Demain ?, 19 décembre 2023.
  • Dans les algorithmes – Vers un Internet plein de vide ?, Hubert Guillaud, 13 janvier 2025.
  • Simon & Schuster – Mood Machine : La montée de Spotify et les coûts de la playlist parfaite, Liz Pelly, 7 janvier 2025.
  • Amor Design Institute – Is Fast Fashion Killing Creativity?, 27 décembre 2024.
  • Shein – Digital Service Act, 2024.
  • Movies Insiders – L’impact du streaming sur l’industrie cinématographique : une révolution silencieuse, 15 novembre 2024.
  • Institut des Droits Fondamentaux Numériques – L’impact du numérique sur notre santé mentale, Bruno Gameliel, 10 novembre 2023.

Employee Generated Content : quand les employés deviennent les nouveaux influenceurs des entreprises

Dans un monde saturé d’informations où la confiance des consommateurs envers les marques atteint un point d’inflexion, une révolution silencieuse transforme le paysage du marketing digital. À la racine de cette déconnexion, la façon dont les marques tentent d’établir la confiance avec leurs consommateurs. Oubliez l’ère des influenceurs et de l’excès de campagnes sponsorisées ! La nouvelle arme secrète des entreprises ? Leurs propres employés. 

L’Employee Generated Content (EGC) ou Employee Advocacy émerge comme une alternative crédible et engageante. Ce phénomène est en train de redéfinir les stratégies de communication des entreprises et transforme les collaborateurs en véritables créateurs de contenu qui partagent leur expérience quotidienne et leur expertise.

La révolution silencieuse du marketing digital

À la différence des User Generated Content (UGC), les EGC désignent l’ensemble des contenus créés et partagés par les employés d’une entreprise sur les réseaux sociaux. Ces prises de parole peuvent prendre la forme de photos, de vidéos, de publications ou de témoignages et être initiées de manière naturelle et spontanée ou encouragées par l’entreprise via des campagnes spécifiques, des concours ou récompenses. 

Ce phénomène transforme les collaborateurs en véritables ambassadeurs qui animent non seulement les médias sociaux de l’entreprise mais attirent également l’attention sur des plateformes traditionnelles comme LinkedIn, ainsi qu’Instagram, TikTok ou YouTube. LinkedIn est ainsi largement utilisé car il permet aux entreprises d’intégrer de manière organique les publications volontaires de leurs employés dans leur stratégie de communication, en les republiant et en amplifiant leur portée.

Le concept d’EGC n’est pas nouveau. Dès les années 2000, la littérature académique identifie le rôle des employés comme défenseurs et porte-parole informels de leur entreprise. Selon une étude Brandwatch, 45% des spécialistes du marketing considèrent aujourd’hui l’EGC comme une tendance majeure. Une prise de conscience qui repose sur un constat simple : la parole d’un salarié est jugée plus sincère que celle d’une marque.

Une stratégie gagnante pour les entreprises

L’Employee Generated Content (EGC) s’impose comme un atout stratégique pour les entreprises, offrant un bouche-à-oreille numérique (e-WOM) puissant. Grâce aux réseaux sociaux et à leurs capacités de mise en réseau, les collaborateurs qui partagent leurs expériences et leurs avis peuvent toucher directement des milliers d’utilisateurs. En outre, les recherches de PostBeyond ont révélé que l’EGC peut générer jusqu’à 10 fois plus d’engagement que le contenu de marque régulier sur les plateformes de médias sociaux.

Certaines marques, comme Decathlon, ont su tirer parti de cette approche. L’enseigne sportive encourage ses collaborateurs, surnommés les « Decathloniens », à partager leurs expériences et tester les produits. Le hashtag #TeamDecathlon illustre cette stratégie, mettant en avant une culture d’entreprise dynamique et passionnée.

Face aux exigences de transparence imposées par la récente loi sur les influenceurs, qui encadre strictement les communications commerciales sur les réseaux sociaux, l’EGC offre une alternative naturelle et respectueuse des réglementations. 

Outre son impact marketing, l’EGC se révèle être un outil efficace pour le recrutement et la fidélisation. Montrer le quotidien des collaborateurs, leurs métiers ou encore des événements internes comme les séminaires et team buildings contribue à attirer de nouveaux talents partageant les valeurs de l’entreprise.

La marque britannique Sherluxe l’a bien compris et laisse régulièrement le contrôle de ses réseaux sociaux à ses collaborateurs, qui en profitent pour réaliser des vlogs immersifs montrant l’ambiance de travail au sein de l’entreprise.

@sheerluxe

Millie & Liam are in the office for our next LuxeGen podcast & we might’ve just unlocked a new high-tech vlogging device… Stay tuned for the rest of today’s office BTS…

♬ original sound – SheerLuxe

Dans un marché du travail où 82 % des candidats utilisent les réseaux sociaux pour leur recherche d’emploi, l’EGC permet de construire une image de marque positive. La réputation d’une entreprise est désormais étroitement liée à l’image qu’elle véhicule en ligne, et l’EGC offre un moyen efficace de construire et de préserver cette réputation.

Enfin, l’EGC renforce la culture d’entreprise et le sentiment d’appartenance des salariés. Partager du contenu permet aux employés de valoriser leur rôle, d’exprimer leur attachement à l’organisation et de contribuer à son image. Lorsqu’ils se sentent écoutés et impliqués, leur motivation et leur engagement en sont d’autant plus stimulés ce qui se traduit par une meilleure productivité.

Les recherches empiriques ont identifié plusieurs motivations qui poussent les employés à devenir des ambassadeurs numériques de leur entreprise. Ces motivations peuvent être personnelles, organisationnelles ou liées aux canaux médiatiques. 

  1. L’enrichissement personnel : Les employés cherchent à améliorer leur image positive d’eux même en valorisant leur identité organisationnelle.
  2. L’altruisme : Les employés expriment leur désir d’aider l’entreprise en partageant du contenu avec leur réseau.
  3. Le plaisir : Les employés apprécient de voir que l’organisation prête attention à leur contribution créative.

Par ailleurs, la qualité de la relation employé-organisation (EOR) joue un rôle crucial. En effet, lorsque les employés sont satisfaits de leur entreprise, s’y engagent et lui font confiance, ils sont plus susceptibles de parler positivement de leur entreprise.

Encadrer sans dénaturer : le défi de l’authenticité

Si l’EGC présente de nombreux atouts, il comporte aussi des risques : propos maladroits, divulgation d’informations sensibles ou contenu inapproprié peuvent ternir l’image d’une entreprise. Pour limiter ces risques, de plus en plus d’entreprises mettent en place un accompagnement des employés-ambassadeurs via notamment des formations, des co-créations ou des supports. 

Orange a par exemple mis en place des formations dédiées à l’employee advocacy permettant aux employés de s’exprimer librement tout en bénéficiant d’un encadrement léger pour préserver l’authenticité de leurs discours. Au sein de la Caisse d’Épargne Ile-de-France, le programme « Communauté We Are Ambassadeurs » engage plus de 60 volontaires pour promouvoir les valeurs de l’entreprise.

Le principal défi réside dans l’équilibre entre encadrement et spontanéité. Une communication trop contrôlée risque de perdre son authenticité, à l’inverse, une absence totale de cadre peut entraîner des dérapages. Pour répondre à cette problématique, certaines entreprises identifient des employés volontaires et leur offrent des ressources pour créer du contenu pertinent (exemple : mise à disposition de produits, accès à des événements, formations en storytelling) de la même manière qu’ils le feraient avec des influenceurs.

Un levier adapté aux nouvelles attentes de la Gen Z

L’Employee Generated Content (EGC) résonne particulièrement avec la génération Z, une génération en quête d’authenticité. Dans un contexte marqué par l’émergence du « deinfluencing » et une défiance croissante envers les stratégies marketing traditionnelles, l’EGC se présente comme une réponse innovante aux attentes des nouveaux consommateurs.

D’autre part, 75% de cette génération se considère créatrice de contenu, traduisant un rapport profondément transformé aux marques. Les jeunes ne veulent plus être de simples spectateurs, mais des acteurs engagés dans la communication d’entreprise. L’EGC leur offre cette opportunité, donnant aux employés un rôle d’influenceurs légitimes, proche et authentique.

En définitive, plus qu’un simple outil marketing, l’EGC traduit une mutation profonde des relations entre entreprises et employés. En valorisant la voix des collaborateurs, il participe à la construction d’une marque plus humaine et plus proche de son public. Une stratégie gagnante à tous les niveaux, tant pour l’entreprise que pour ses employés et ses clients. 

Néanmoins, certains observateurs mettent en garde contre une forme d’exploitation voire comme un « esclavagisme moderne ». Les employés peuvent se sentir contraints de produire du contenu pour renforcer la notoriété de l’entreprise, sans toujours bénéficier de contreparties suffisantes. À l’heure où la frontière entre vie professionnelle et personnelle s’estompe, cette pratique soulève une question cruciale : à qui appartiennent nos expériences ? À nous, ou à l’entreprise qui les monétise ?

Lola Carré

Sources

Lee, Y., & Kim, K. H. (2021). Enhancing employee advocacy on social media: The value of internal relationship management approach. Corporate Communications,

Yan, J. (K.), Leidner, D. E., Benbya, H., & Zou, W. (2021). Examining interdependence between product users and employees in online user communities: The role of employee-generated content.

Saleem, F. Z., & Hawkins, M. A. (2021). Employee-generated content: The role of perceived brand citizenship behavior and expertise on consumer behaviors. The Journal of Product and Brand Management

Sociabble (27 janvier 2025) How Employee Generated Content Benefits Your Company’s Communication & Culture.

Communautés survivalistes, propagande et rites secrets : DayZ, un jeu qui crée du lien

Avec l’aimable autorisation de Knit’s Island, L’Île sans fin / Ekiem Guilhem Caussen, Quentin L’helgoualc’h pour Les Films Invisibles

En 2024 sort au cinéma le documentaire « Knit’s Island, L’Île sans fin » tourné entièrement dans DayZ, un simulateur de survie postapocalyptique. On y suit Ekiem Guilhem Caussen et Quentin L’helgoualc’h, des reporters de guerre virtuelle, qui vont à la rencontre des différentes communautés survivalistes qui peuplent le monde virtuel de DayZ. Les logiques de communautés dans ce jeu « bac-à-sable » vont loin, très loin. De la communauté ultra-sectaire, à l’organisation de « rave party », en passant par des proto-religions, DayZ est passé d’un jeu vidéo à un véritable espace social immersif, créant ainsi un contraste frappant avec les échecs successifs des métavers grand public.

Il s’agit alors de se demander dans quelle mesure les communautés survivalistes de DayZ illustrent-elles la capacité du jeu en général à générer des sociétés spontanées ?

Un simulateur de survie devenu un phénomène communautaire

DayZ un simulateur de survie dans un post-apocalyptique zombie vendu à plus de 5 millions d’exemplaires, développé et édité par Bohemia Interactive à partir de 2014. À  l’origine c’est une modification par une personne tierce (mod) du jeu ARMA 2. Le jeu place le joueur dans la République post-soviétique fictive de Chernarus, où une épidémie mystérieuse a transformé la plupart de la population en zombies. En tant qu’individu résistant à la maladie, le joueur doit parcourir Chernarus pour récupérer de la nourriture, de l’eau, des armes et des médicaments : autant d’éléments indispensables à sa survie. Cette quête est complexifiée par le caractère offensif et létal des infectés qu’il est donc nécessaire d’esquiver voire de tuer. Il est possible de coopérer avec les autres joueurs, mais également de les éviter ou de les éliminer.

Le but de DayZ est de rester en vie et en bonne santé en faisant face aux infectés qui évoluent dans l’environnement du jeu. L’une des principales caractéristiques du jeu est que le personnage du joueur ne possède qu’une seule et unique vie. Une fois mort, le joueur doit donc recommencer une partie avec un nouvel avatar. La rareté des ressources, la persistance des objets et la coopération ou l’hostilité entre joueurs favorisent l’émergence de communautés solidement structurées.

Le documentaire Knit’s Island, une plongée au cœur des communautés survivalistes

Les reporters Guilhem Caussen et Quentin L’helgoualc’h ont passé  963 heures  dans cet espace numérique pour comprendre  pourquoi les joueurs ne se contentent pas de survivre, mais développent des sociétés avec leurs propres règles et dynamiques. Le film montre comment ces micro-sociétés se forment et se structurent bien au-delà du simple jeu.

Entraide et petits groupes de joueurs occasionnels

La plupart des communautés fonctionnent sur la base d’une entraide classique : échange de ressources, protection mutuelle et partage d’expériences. Elles constituent 90 % des joueurs et s’apparentent à des utilisateurs passifs (lurkers) d’un réseau social, sans structures profondes.

Le roleplay et les sectes survivalistes

Certains groupes adoptent des structures plus complexes, s’inspirant de dynamiques sectaires. Un exemple marquant est celui des Hommes Masqués, dirigés par un leader influent dont l’autorité repose sur un mélange de crainte et de fascination. Ses membres doivent porter un masque en permanence, symbole de leur appartenance. Le rôle de chacun est clairement défini, renforçant l’immersion et la théâtralisation du jeu.

Avec l’aimable autorisation de Knit’s Island, L’Île sans fin / Ekiem Guilhem Caussen, Quentin L’helgoualc’h pour Les Films Invisibles

Un autre exemple est celui du Révérend, chef d’une proto-religion vénérant une entité nommée Dagoth. Il prêche sur les ondes in-game, organise des rituels et attire de nouveaux adeptes via des messes diffusées par radio ou dictaphone. Ces pratiques rappellent les stratégies de recrutement des véritables cultes, transposées dans l’espace vidéoludique.

Avec l’aimable autorisation de Knit’s Island, L’Île sans fin / Ekiem Guilhem Caussen, Quentin L’helgoualc’h pour Les Films Invisibles

Les grandes communautés structurées, des micro-sociétés hiérarchisées

Certaines factions adoptent des structures élaborées : leaders influents, propagandistes, soldats, émissaires diplomatiques. Elles se livrent des luttes de pouvoir dignes de conflits politiques, renforcées par la rareté des ressources et l’instabilité permanente du jeu. Les stratégies de négociation et d’infiltration sont omniprésentes, poussant chaque joueur à adopter un rôle précis dans ces intrigues mouvantes.

Une communication multi-supports : au-delà du simple chat

L’un des aspects les plus fascinants de DayZ réside dans la manière dont les joueurs détournent les outils du jeu pour établir des réseaux de communication sophistiqués. Bien que le chat écrit et le chat vocal de proximité restent les moyens classiques d’échange, les communautés les plus organisées exploitent des mécanismes in-game détournés pour étendre leur influence et contrôler l’information.

Les radios in-game jouent un rôle clé dans ces stratégies. Certains groupes contrôlent des fréquences spécifiques où ils diffusent des messages destinés à leurs membres ou à d’éventuelles nouvelles recrues. À la manière de radios pirates, des factions entières gèrent ces stations clandestines où des porte-parole dictent les règles du territoire ou diffusent des menaces envers leurs rivaux.

Enfin, l’usage des affiches et graffitis renforce cette emprise territoriale. Certains clans détournent des objets du jeu pour afficher leurs slogans ou intimider leurs adversaires. Lorsqu’une faction dominante marque son territoire en placardant des messages sur les murs d’un bâtiment, elle envoie un signal clair, dissuadant les autres joueurs de s’y installer.

Ces stratégies de communication ne se limitent pas à l’échange d’informations. Elles permettent de structurer des hiérarchies internes, d’orchestrer des rivalités et d’alimenter une mise en scène immersive qui pousse chaque joueur à jouer son rôle à fond, dans une logique où la frontière entre coopération et antagonisme se négocie en permanence.

L’image de marque devient un levier essentiel d’affirmation et de reconnaissance. Certains groupes construisent une véritable identité visuelle et sonore à travers des vêtements distinctifs, des hymnes, ou encore des phrases rituelles répétées à chaque rencontre avec un étranger.

Certains joueurs infiltrent des groupes ennemis pour semer la discorde, en lançant de fausses rumeurs ou en encourageant des scissions internes. Dans cette logique, des agents doubles sont parfois missionnés pour créer des tensions entre alliances et provoquer des guerres inutiles, rendant obligatoires la présence de modérateur au sein de chaque faction.

Le jeu, ciment social ? Les communautés survivalistes de DayZ comme micro-sociétés émergentes

Avec l’aimable autorisation de Knit’s Island, L’Île sans fin / Ekiem Guilhem Caussen, Quentin L’helgoualc’h pour Les Films Invisibles

Contrairement à Second Life ou Horizon Worlds (metavers de la société Meta), DayZ propose une immersion fondée sur le jeu de rôle, ce qui renforce paradoxalement les interactions sociales authentiques. Là où les métavers classiques échouent à créer un engagement profond, car ils excluent la logique ludique, DayZ transforme la survie en un moteur de cohésion communautaire. Chaque mois, les éditeurs du jeu mettent en avant les communautés les plus remarquables dans leur rubrique Community Spotlight  sur les réseaux sociaux, renforçant ainsi les dynamiques sociales du jeu.

Le jeu, sous ses différentes formes (jeux vidéo, jeux de rôle ou jeux d’enfants), est un outil puissant pour favoriser les interactions sociales, renforcer les liens et bâtir des communautés. 

Une étude MIT montre que les jeux vidéo peuvent renforcer l’engagement civique. Les joueurs actifs dans des communautés en ligne liées à leurs jeux sont souvent plus enclins à discuter de sujets politiques ou sociaux dans leur vie quotidienne.

Dès l’enfance, les jeux collectifs (football, loup, marelle) enseignent la coopération, la communication et le respect des règles, tout en aidant à gérer les conflits. De même, dans le monde professionnel, les activités de team building (escape games, défis sportifs, jeux de rôle) favorisent la cohésion en encourageant l’entraide et la confiance entre collègues. Ces expériences ludiques brisent les barrières sociales et hiérarchiques, renforçant le sentiment d’appartenance. Ainsi, que ce soit à l’école ou au travail, le jeu permet de créer des liens solides et durables en favorisant l’interaction et la collaboration.

En conclusion DayZ ne se limite pas à un jeu de survie, mais devient un espace où s’expérimentent de nouvelles formes de communautés. En proposant un cadre propice à l’émergence de structures sociales complexes, il dépasse le simple cadre du divertissement pour devenir un véritable laboratoire de dynamiques sociales. Ainsi, DayZ illustre comment un jeu peut se transformer en un réseau social total, où la fiction et la réalité s’entrelacent de manière fascinante. Souvent dénigré et perçu comme un simple divertissement, le jeu est et restera le moteur primaire de création de communautés, qu’il s’agisse des complicités de la cour de récréation, des stratégies du jeu de séduction, des activités de team building  ou des mondes immersifs comme DayZ.

Mathéo CREMOUX

Sources:

L’engagement algorithmique de X et son influence sur les investissements dans les meme coins

L’investissement dans les cryptomonnaies a connu un tournant avec l’arrivée des « meme coins », des jetons numériques qui surfent sur la hype des réseaux. Contrairement aux cryptomonnaies les plus connues comme le Bitcoin ou l’Ethereum, ces meme coins ont été inventés à partir de simples blagues ou de références humoristiques. Ils reposent sur l’engagement d’une énorme communauté et leur popularité se base littéralement sur un relais massif des réseaux sociaux comme X, où toutes les personnes rattachées de près ou de loin à l’univers de la cryptomonnaie débattent, spéculent sur la valeur de ces jetons. Un grand engouement sur ces actifs numériques fait inéluctablement réagir les investissements dessus. Donald Trump l’a prouvé : un seul message percutant sur X peut faire paniquer des millions de personnes et même faire bouger les marchés financiers. En janvier 2025, le président américain a même lancé son propre « Trump memecoin », une cryptomonnaie adossée à son image, qui n’a aucun intérêt particulier mais qui a généré plus de 350 millions de dollars de revenus dès son lancement. La plateforme X y est pour beaucoup. Son algorithme est fait pour maximiser l’engagement et il peut propulser certains tweet à des millions de réactions en quelques minutes. Cet article revient sur l’influence de cet algorithme dans la popularité des meme coins et sur les investissements qu’ils provoquent.

Le phénomène des meme coins : entre viralité et spéculation

Les meme coins viennent à l’origine de l’univers des memes internet, des sortes de running gag qui sont repris en boucle sur les réseaux sociaux jusqu’à en faire des images connus de tous. Le plus célèbre, Dogecoin, est né en 2013 d’une blague sur un meme représentant un chien Shiba Inu. Pourtant, cette blague a vite constitué une large communauté. En 2021, son prix a été multiplié par plus de 100, atteignant une capitalisation de 90 milliards de dollars, surtout grâce à une campagne de tweets d’Elon Musk, aujourd’hui CEO de X.

(Photo Credit : CNBC-TV18)

Shiba Inu, lui, a été lancé en 2020, et se présente comme un « Dogecoin killer ». Vous l’aurez deviné, son succès ne se base pas sur des technologies innovantes mais plutôt sur l’humour, la beauté de la race du chien originaire du Japon et une communauté très active, la « ShibArmy ». Sa capitalisation a dépassé les 18 milliards de dollars fin 2024. Contrairement aux cryptomonnaies classiques, ces jetons ont une capacité à capter l’attention et à mobiliser des foules. Leurs prix sont très bas, très souvent inférieurs à un centime, et ils donnent l’illusion d’un potentiel de croissance illimité (notamment avec des slogans « to the moon »), attirant ainsi de nombreux petits investisseurs. L’aspect communautaire y joue un rôle central : rejoindre un meme coin, c’est aussi s’identifier à un groupe, partager des références culturelles, souvent relayées sur Reddit et surtout X, et participer à un phénomène collectif. Cela attire particulièrement la génération Z, connectée et très familière des codes des réseaux sociaux.

La montée en puissance de ces jetons pose d’ailleurs des questions fondamentales sur la manière dont la valeur est désormais attribuée dans un monde hyperconnecté, où la popularité peut surpasser les fondamentaux.

Le réseau social X, un vecteur d’amplification

Le réseau social X rassemble en 2025 plus de 550 millions d’utilisateurs chaque mois. Son algorithme est conçu pour capter l’attention en mettant en avant principalement les contenus qui font le plus réagir : très souvent des messages courts et faciles à lire, des visuels forts ou encore des publications émotionnelles ou provocantes, postées par des comptes très suivis. Lorsqu’un tweet sur un meme coin commence à buzzer, les gens commencent à réagir dessus en masse et il est rapidement diffusé à un public élargi via l’onglet « Pour vous ». Ce fonctionnement renforce la visibilité de certains contenus au détriment d’autres, notamment ceux qui proposent des analyses plus poussées avec des conseils en investissement. C’est la course à celui qui trouve le meilleur “bon plan”, la crypto qui est bon marché et qui a soi disant un potentiel de croissance très fort – et très rapide.

Les meme coins s’adaptent parfaitement à cette logique. Leurs visuels accrocheurs, les GIFs, les slogans simples comme « Doge to the moon » ou « just bought 1B $SHIB » sont facilement repris, partagés et deviennent viraux très rapidement. L’algorithme, qui favorise ce type d’engagement rapide, va propulser ces tweets naturellement en haut des fils d’actualité. Notons que l’abaissement du nombre de caractères maximum sur un tweet à 140 caractères (pour l’offre gratuite) alimente évidemment ce phénomène.

Des personnalités très influentes et suivies comme Elon Musk ont un impact encore plus fort. Leurs (nombreux) tweets suscitent des réactions instantanées, ce qui les rend “prioritaires” pour l’algorithme. Il suffit parfois d’un mot ou d’un simple emoji pour déclencher une vague d’achats ou faire grimper le cours d’un token. Sur X, l’effet d’amplification est immédiat, et rarement contrôlé.  Un exemple parfait de cela est que Elon Musk, le 31 décembre 2024, a modifié son pseudonyme sur X en « Kekius Maximus« , accompagné d’une photo de profil représentant Pepe the Frog en armure de gladiateur. Après cela, les spéculations ont fusé, se demandant si c’était une référence gaming. Mais le résultat est édifiant : la valeur du meme coin Kekius Maximus a bondi de près de 900% le mardi même après son changement de pseudonyme. Il existe de nombreux autres exemples : en février 2021, il qualifie Dogecoin de « crypto du peuple » : le cours du DOGE bondit immédiatement de 50 %. Un mois plus tard, une simple apparition dans l’émission Saturday Night Live où il plaisante sur Dogecoin suffit à faire chuter le prix de 30 %. Musk a donc le pouvoir d’influencer le marché crypto par une simple blague en ligne.

(REUTERS/Benoit Tessier/File Photo/File Photo, @elonmusk/X)

Les mécanismes d’influence sur l’investissement

L’un des leviers les plus puissants de l’algorithme est sa capacité à renforcer le « FOMO », littéralement « Fear of Missing Out » ou la peur de rater une opportunité. Lorsqu’un tweet viral annonce et fait croire des performances hors normes, notamment lorsqu’un utilisateur partage des captures d’écran de son portefeuille crypto explosant en valeur (par exemple grâce à des meme coins), en résultante de cela, de nombreuses autres personnes vont se précipiter pour acheter à leur tour par peur de rater l’occasion de faire un énorme bénéfice. Ils vont alimenter ce phénomène en faisant des tweet annonçant qu’ils ont acheté ladite cryptomonnaie. L’algorithme va donc repérer ces signes d’engagement, les renforce, et alimente ainsi une spirale de spéculation.

Les utilisateurs qui sont régulièrement exposés à du contenu crypto sont progressivement enfermés dans des chambres d’écho. Le fil d’actualité, le “Pour vous” ne présente plus que des messages enthousiastes, motivants et optimistes. Cela finit par donner l’impression que tout le monde partage le même avis, ce qui renforce le biais de confirmation. Il y a tellement d’acheteurs et de liquidités qui circulent en peu de temps qu’on imagine la crypto intouchable.  Autour de hashtags comme #SHIBArmy ou #DOGE4EVER, des groupes très soudés se forment, où les critiques ou mises en garde passent souvent inaperçues, voire sont complètement écartées. Ce phénomène renforce une sorte de conviction collective et pousse les membres à s’auto-convaincre du potentiel de leur investissement.

En effet, la viralité entraîne une arrivée massive de liquidités. Lorsqu’un meme coin devient tendance, il attire de nombreux investisseurs, ce qui fait mécaniquement monter son volume d’échange. Cela alimente une illusion de légitimité. Le projet paraît sérieux, car discuté et acheté par beaucoup. Ce mécanisme repose sur l’effet réseau. Plus les utilisateurs achètent, plus la valeur augmente, ce qui attire d’autres investisseurs. Ce genre de phénomène ressemble à celui des bulles spéculatives. L’emballement est souvent intensifié lorsqu’une grande plateforme comme Binance décide d’ajouter le jeton, parfois sous l’effet direct de la popularité qu’il a prise sur X.

Réflexion critique et perspectives

L’impact de X sur les investissements en cryptomonnaies montre à quel point les réseaux sociaux peuvent influencer les comportements. La plateforme permet à certains projets d’être largement diffusés en peu de temps, ce qui peut rendre l’investissement plus accessible. Mais cette exposition rapide peut aussi encourager des choix faits dans la précipitation, souvent sans prise de recul. Dans le cas des meme coins, on observe comment la forte visibilité en ligne, amplifiée par l’algorithme, peut provoquer des mouvements de marché déconnectés des réalités économiques.

On peut se demander s’ il y a une part de responsabilité des plateformes. L’algorithme de X ne va pas tenir compte de la qualité ou de la fiabilité des contenus, il met simplement en avant ceux qui génèrent le plus de réactions. Un message trompeur ou exagéré à propos d’un meme coin peut donc toucher bien plus de monde qu’un message plus informatif. À terme, cela pose la question d’un possible encadrement des contenus à portée financière.

Les plateformes pourraient aussi réfléchir à des outils de modération spécifiques, par exemple en signalant les mouvements anormaux ou en ralentissant la diffusion de certains contenus. Les marchés financiers traditionnels disposent déjà de dispositifs similaires pour éviter les excès en cas de forte volatilité. Ce type d’initiative pourrait inspirer des ajustements adaptés au fonctionnement des réseaux sociaux.

Enfin, du côté des utilisateurs, il faudrait développer une certaine distance face aux contenus qui circulent en ligne. Le succès des meme coins montre bien comment certaines cryptomonnaies peuvent prendre de la valeur simplement parce qu’elles attirent l’attention. Tant que les algorithmes continueront à mettre en avant ce qui provoque le plus de réactions, d’autres jetons de ce type continueront d’émerger, avec des effets parfois positifs, mais aussi des risques réels.

Lucas Nguyen

Sources :

Réseaux sociaux et e-commerce : quand scroller rime avec acheter. TikTok, Instagram, Pinterest & YouTube à l’assaut du shopping en ligne.

Photo de Swello sur Unsplash

Du divertissement à l’achat en un seul geste : les réseaux sociaux sont devenus bien plus que des plateformes de partage. Ils se transforment en véritables places de commerce numérique, où il est aussi simple de consommer du contenu que des produits. TikTok, Instagram, Pinterest et YouTube, redéfinissent nos expériences d’achats en ligne et nos comportements de consommateurs.

Depuis la création de SixDegrees.com en 1997, les réseaux sociaux ont pour rôle de partager à sa communauté, des photos de vacances ou des anecdotes du quotidien. Ces plateformes ont profondément influencé notre manière de communiquer, de partager et aujourd’hui de consommer. Les géants des réseaux comme Instagram, TikTok, Pinterest ou YouTube se transforment désormais en véritables places de marchés interactives. Ainsi, un scroll, un like, une inspiration et un achat sont maintenant étroitement liés. Un vêtement repéré dans une story, une astuce trouvée dans une vidéo, un jeu découvert sur un live ou encore une décoration enregistrée dans un tableau Pinterest, notre expérience des réseaux est désormais mêlé au e-commerce et l’expérience utilisateur se transforme discrètement en une logique de consommation instantanée.

Derrière cette évolution, une question s’impose. Comment ces plateformes redessinent-elles les codes du commerce en ligne tout en influençant nos comportements d’achat ?

Les plateformes sociales au cœur du e-commerce, une intégration croissante

Le commerce social a profondément marqué les réseaux sociaux. En agissant directement sur l’expérience d’achat en ligne, ces plateformes évoluent vers un modèle plus immersif, visuel et porté par les influenceurs. Désormais, il n’est plus nécessaire de changer d’onglet ou de site pour effectuer un achat. Les transactions se font en quelques clics seulement, de manière instantané, poussées par une impulsion immédiate. Face à ces transformations, les géants des réseaux ne cessent d’innover et de mettre en avant de nouvelles fonctionnalités pour capter l’attention et le pouvoir d’achat des utilisateurs.

Image Freepik : @pikisuperstar

Parmi ces nouveautés, on retrouve TikTok Shop. Présent en Asie depuis 2022, TikTok a récemment développé ce concept en Europe, illustrant la volonté de la plateforme chinoise de triompher sur le marché mondial de l’e-commerce. Cette nouvelle fonctionnalité permet aux créateurs de contenus (marque/influenceur) de vendre directement des produits via leurs vidéos, lives et profils. Un lien vers un produit apparaît directement sur la publication, permettant aux utilisateurs de finaliser leurs achats en quelques clics sur TikTok. Cette transformation permet de changer chaque publication en potentiel opportunité transactionnelle.  Cette fonctionnalité permet de s’inscrire dans une stratégie de simplification et d’immédiateté en supprimant les barrières entre divertissement et consommation.  

Le groupe Méta a lui aussi rapidement compris l’importance du commerce intégré. En lançant Instagram Shop, la plateforme ne vend plus des objets mais des styles de vie. À travers des stories, réels, tags produits ou encore boutiques intégrées, Instagram devient la vitrine d’un nouveau style de marketing, celui de l’influence. Grâce à un storytelling visuel, la consommation apparaît comme naturelle et presque invisible pour l’utilisateur.

Là où Instagram et TikTok utilisent leurs forces de viralité et d’esthétique quotidien, la plateforme Pinterest tente quant à elle, de jouer sur son image d’inspiration pour s’imposer dans le commerce social. Selon la plateforme, 80% des utilisateurs hebdomadaires affirment se sentir inspirés par l’expérience d’achat sur Pinterest. En associant des recommandations personnalisées, des recherches d’idées visuelles et des collaborations avec des marques, l’application s’installe entre tableau d’inspiration et vitrine commerciale, poussant plus de 50% de ses utilisateurs à considérer ce site comme une plateforme de shopping en ligne. À l’image de son partenariat avec Primark pour le printemps 2025, Pinterest franchit un nouveau cap. Les utilisateurs peuvent désormais localiser des produits Primark vue sur la plateforme, facilitant le passage d’idée à achat. Un fonctionnement hybride, pensé sans boutique en ligne pour pousser à l’achat spontané en magasin. Ainsi, Pinterest ne vend pas directement, mais construit une expérience d’achat à forte valeur ajoutée.

Enfin, dans cette course à l’intégration commerciale, YouTube se lance dans la mêlée. Grâce à un partenariat avec Shopify, la plateforme a intégré de nouvelles fonctions shopping à son écosystème, permettant aux créateurs de contenus d’insérer des produits à vendre sous leur vidéo ou lors de live. Sur la base de ses contenus populaires (haul, unboxing et tutoriel), YouTube ajoute une dimension transactionnelle à son contenu. Désormais, une vidéo peut convaincre et convertir.

Expérience d’achat transformé et nouveau rôle des utilisateurs

Ces nouvelles fonctionnalités ont donc profondément modifié l’expérience d’achat en ligne, offrant une nouvelle utilité aux réseaux sociaux. Le commerce social change donc de stratégie. Cela ne repose plus sur la recherche d’un produit en particulier, mais sur une découverte chanceuse pendant un scroll. Les créateurs de contenu sont désormais à la recherche de fidélité et d’émotion auprès des utilisateurs, pouvant provoquer un achat impulsif et immédiat. Cette nouvelle fluidité entre contenu et prise de décision de consommer, brouille les frontières entre le divertissement et la consommation.

L’utilisateur qui jouait un rôle passif est désormais au cœur de ce nouveau modèle. Qu’il soit créateur, micro-influenceur ou simple consommateur, un individu est aujourd’hui essentiel à la chaîne commerciale. Chacun peut recommander un produit, participer à sa viralité et donc agir directement sur sa vente. La publicité traditionnelle n’est plus le cœur de ce commerce et laisse place à un modèle plus horizontal, construit sur la recommandation et la proximité. Un autre point central de ce nouveau modèle de commerce social est la puissance algorithmique. Capables de propulser un produit en tête de vente sur une simple trend, les algorithmes permettent à de nombreuses marques de faire leur apparition sur le marché.

Image Freepik : @freepik

Chez les jeunes, le commerce social s’impose progressivement comme une norme et ne fait plus débat. Les générations Z et Alpha grandissent dans un environnement où le shopping se fait sur Instagram, TikTok ou YouTube. Ainsi, selon GWI Core, en 2023, 51% des consommateurs de la génération Z déclarent chercher des marques et produits directement sur les réseaux. Acheter sur ces plateformes devient aussi facile et normal que de scroller. En 2021, Accenture estimait que d’ici 2025, le nombre d’achats sur les réseaux allaient être multiplié par 2,3 atteignant 1200 milliards de dollars contre 492 milliards en 2021. Cette évolution relève néanmoins de grosses problématiques sur 1/ la surconsommation, 2/ la visibilité réduite de certaines marques et 3/ la clarté des contenus sponsorisés.

Ainsi, ces plateformes redéfinissent le rapport de force entre créateurs, marques et consommateurs. Il n’y a plus qu’un glissement de doigt entre  le scroll et l’achat. Ces carrefours commerciaux sont désormais capables d’influencer nos envies, nos achats, et nos modes de vie. Ce nouvel écosystème bouleverse les codes du marketing et du commerce en ligne et soulève de nouvelles questions. Comment réguler ces nouvelles formes de publicité ? Comment garantir une expérience transparente pour l’utilisateur ?

CLOVIS DE BÉRU

Elloha : Les ventes via les réseaux sociaux vont doubler d’ici 2025 : https://blog.elloha.com/2022/01/09/les-ventes-via-les-reseaux-sociaux-vont-doubler-dici-2025/

Hootsuite : Shopping sur Instagram : comment s’installer et commencer à faire des ventes ? : https://blog.hootsuite.com/instagram-shopping

Hootsuite : Médias sociaux et e-commerce : un guide accès sur les ventes pour 2025 : https://blog.hootsuite.com/social-media-ecommerce/

Le Figaro : TikTok Shop, cette nouvelle machine de guerre du e-commerce qui défie Amazon : https://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/tiktok-shop-cette-nouvelle-machine-de-guerre-du-e-commerce-qui-defie-amazon-20250314

Pinterest : The homeware collab of dreams; Pinterest and Primark launch new ways to shop trend-inspired collection : https://newsroom.pinterest.com/fr/news/primark-pinterest-trend-collection/

L’usine digitale : YouTube se rapproche de Shopify pour faciliter les achats sur sa plateforme : https://www.usine-digitale.fr/article/youtube-se-rapproche-de-shopify-pour-faciliter-les-achats-sur-sa-plateforme.N2028037

EMarketer : La génération Z préfère rechercher des marques sur les réseaux sociaux, plutôt que sur les moteurs de recherche : https://content-naf.emarketer.com/gen-z-prefers-research-brands-on-social-media-over-search-engines

Agorapulse : E-commerce : quels sont les meilleurs réseaux sociaux ? : https://www.agorapulse.com/fr/blog/e-commerce-quels-sont-les-meilleurs-reseaux-sociaux/

Le Blog : Les chiffres du social commerce selon une étude Accenture : https://www.defimode.org/social-commerce-accenture/

Data Minimalisme: comment Mubi a réussi comme un antidote à la surcharge des algorithmes

On témoigne une génération de nouveaux cinéphiles, qui se limite pas seulement aux nouvelles tendances de films elle-mêmes, mais une nouvelle façon d’engager, de regarder et de vivre l’expérience du cinéma. Des plateformes de streaming ont véritablement révolutionné le paysage cinématographique actuel avec l’avènement du « cinéma sur petit écran », particulièrement lors de la pandémie de COVID qui favorise davantage le visionnage de films à domicile. Cette tendance est dominée par des services streaming tel que Netflix et Amazon Prime. Ces plateformes favorisent les recommandations de films basées sur des algorithmes pour encourager l’engagement des utilisateurs dans la consommation de contenu audiovisuel. Cependant, cette approche peut souvent entraîner des conséquences négatives comme une fatigue décisionnelle et des bulles de filtrage.

Contrairement à cela, Mubi a pris une approche unique dans le domaine du streaming depuis sa création en 2007 en adoptant une philosophie axée sur la simplicité des données. Cette approche semble aller à contre-courant de la tendance actuelle qui repose sur l’utilisation intensive de données et d’algorithmes. Alors, comment cette plateforme de diffusion en continu de films en ligne a-t-elle pu se démarquer sur un marché saturé qui repose principalement sur l’exploitation de données ?

La différenciation fondamentale de MUBI réside dans sa sélection tournante de 30 films soigneusement choisis et renouvelés quotidiennement par une équipe d’experts cinéphiles. A l’inverse de Netflix, les algorithmes de recommandation peuvent encourager le binge-watching et limiter alors les utilisateurs à des genres similaires et renforcer les bulles de filtrage tout en diminuant la diversité culturelle. Par contraste, l’équipe de Mubi met en avant une sélection plus diversifiée avec la mise en avant sur des cinéastes auteurs et des thèmes cinématographiques régionaux variés. Cette approche illustre les constatations que une attitude de simplicité volontaire, c’est à dire, une façon de vivre axée sur une consommation réfléchie, renforce l’indépendance et les compétences en matière de bien-être psychologique.

Plutôt que de te suggérer des films en fonction de tes préférences de genre cinématographique habituelles, MUBI propose une façon éditoriale qui cherche à contourner le dilemme du choix, où la surabondance d’options rend la décision difficile aujourd’hui. En mettant l’accent sur la qualité plutôt que la quantité, Mubi réserve une place spéciale aux films d’auteur comme Moonlight et aux prétendants du Festival de Cannes. Ainsi, MUBI se positionne comme un créateur de tendances à part entière, adoptant une approche similaire à celle d’un festival virtuel du cinéma. Un article au sujet de la pratique de consommation minimaliste souligne que les pratiques minimalistes en matière de consommation réduisent la charge cognitive et augmentent la satisfaction en alignant les offres sur les valeurs profondément enracinées des utilisateurs. Par exemple, l’affection des nouvelles générations pour les designs épurés et fonctionnels témoigne du souci particulier que MUBI porte à la qualité cinématographique plutôt qu’à une large popularité instantanée auprès du grand public.

Et MUBI est conscient que ce sont les films de qualité qui peuvent réellement captiver et retenir l’intérêt des amateurs du cinéma. Avec une communauté passionnée comptant 7 millions d’abonnés répartis dans 200 pays différents, MUBI favorise cet engagement en offrant des critiques des utilisateurs, des réflexions thématiques (comme les hommages à Martin Rejtman à ce moment) et un magazine en ligne intitulé Notebook. La rotation régulière des films crée une atmosphère immersive et partagée similaire à celle ressentie dans un club littéraire, ce qui est associé à une plus grande implication et satisfaction au sein de la communauté. Ce service compte 81 millions de dollars de revenus et nous prouve que une sélection méticuleux effectué par des individus peut s’avérer rentable.

Le processus d’acquisition des films est complémentaire à  la stratégie éditoriale adoptée par MUBI. Contrairement aux géants du streaming qui privilégient la quantité à la qualité des œuvres proposées au public, MUBI se focalise sur l’obtention des droits exclusifs mondiaux pour des films salués par la critique mais souvent négligés par les concurrents plus imposants(le film Aftersun, par exemple). De même, prenons l’exemple marquant de l’achat à hauteur de 12 millions de dollars du film The Substance réalisé par Coralie Fargeat – un film d’horreur corporelle rejeté par Universal – cela a eu un impact transformateur : le film est depuis parvenu à générer 82 millions dollars à travers le monde. De plus, MUBI s’est vu attribuer cinq nominations aux Oscars qui ont renforcé sa réputation en tant qu’acteur sérieux à Hollywood qu’il démontre son engagement envers des projets novateurs portés par des réalisateurs qui trouvent une résonance auprès de son public spécialisé.

En dehors de se concentrer uniquement sur la rétention des utilisateurs fidèles, Mubi explore également des collaborations et des expériences hybrides exclusives. Les partenariats de MUBI avec des marques renommées comme Samsung, Apple et Dolby ont pour objectif de rendre son contenu plus accessible tout en préservant son engagement envers ses valeurs artistiques. Grâce à son service MUBI GO qui propose des billets de cinéma gratuits, la plateforme crée un lien entre le monde virtuel et physique en se basant sur des études favorables à l’intégration en ligne et hors ligne (online-to-offline ou O2O), afin d’améliorer les interactions avec les clients. Une levée de fonds de série D de 7 millions et demi de dollars pour ces partenariats artistiques prometteurs démontre une approche stratégique  alliant croissance durable et créativité authentique.

La stratégie réseaux sociaux de MUBI met à profit la rareté et la pertinence culturelle. Cela se voit par la mise à l’exclusivité de sa rubrique comme Film du Jour avec du contenu en coulisses et des interviews de réalisateurs. Cette tactique s’aligne sur des recherches sur le commerce social, où les offres à durée limitée stimulent les achats impulsifs et le FOMO (fear of missing out). A travers des plateformes comme Instagram et Twitter, Mubi met en avant cette urgence et favorise un sentiment d’appartenance chez les cinéphiles.

Les séances virtuelles questions-réponses organisées par MUBI et ses collaborations avec des festivals renommés tels que Cannes et la Berlinale illustrent parfaitement l’idée du social listening en action. Cette approche se révèle efficace pour affiner les stratégies axées sur la satisfaction du client en adaptant le contenu aux attentes du public. Par exemple, le partenariat avec la Criterion Collection rajoute une dimension intellectuelle supplémentaire à MUBI, séduisant ainsi les cinéphiles avisés qui apprécient la sélection soignée plutôt que l’aspect pratique.

Plutôt que de cibler des influenceurs populaires grand public directement pour sa promotion marketing sur les réseaux sociaux comme le font Amazon Prime Video par exemple, MUBI préfère collaborer avec des critiques de cinéma établis et des réalisateurs indépendants moins connus mais reconnus pour leur expertise dans le domaine cinématographique. Cette approche met en lumière l’influence bénéfique des micro-influenceurs dans la création d’une relation de confiance au sein des segments de marché plus restreints et spécialisés. MUBI a pu établir ainsi des liens plus profonds et significatifs avec son public cible spécifique.

Trouver un équilibre entre l’évolution et l’intégrité, cependant, représente aujourd’hui un réel défi pour Mubi. La croissance rapide de MUBI (avec une augmentation de 80 % du personnel en 2023 ) pourrait compromettre son essence originale axée sur une sélection minutieuse. Alors que les géants du streaming investissent dans la personnalisation guidée par l’intelligence artificielle, MUBI doit continuer à œuvrer pour enrichir l’ expérience utilisateur tout en préservant son approche minimaliste. Des fonctionnalités comme le visionnage hors ligne ou les interactions conversationnelles pourraient accroître l’ engagement des utilisateurs avec le contenu numérique. En fusionnant une approche minimaliste avec une stratégie de marketing centrée sur la communauté, cette plateforme présente une solution à la saturation algorithmique en démontrant que “moins est plus” lorsque l’éditorialisation et la sélection sont menées avec soin.

Bingxin PU

Sources:

1.https://vitrina.ai/blog/mubi-content-acquisition-unraveling-the-streaming-giants-strategy-vitrina-ai

2.https://link.springer.com/article/10.1007/s10668-024-05722-y

3.https://vizologi.com/business-strategy-canvas/mubi-business-model-canvas

4.https://sproutsocial.com/insights/importance-of-social-media-marketing-in-business

5.https://link.springer.com/article/10.1007/s41042-020-00030-y

6.https://vitrina.ai/blog/mubi-secures-paolo-sorrentinos-la-grazia-distribution-rights-across-multiple-territories

7.https://www.nytimes.com/2025/02/27/business/media/the-substance-mubi-streaming.html

8.https://gokceucar.medium.com/how-mubi-creates-value-through-strategic-curation-6992db77932f

9.https://startups.co.uk/news/hand-picked-on-demand-film-provider-mubi-raises-7-5m-series-d-funding

10.https://www.frontiersin.org/journals/psychology/articles/10.3389/fpsyg.2021.808525/full

Fin de l’anonymat sur les réseaux sociaux : comment l’IA enfonce le dernier clou ?

Autrefois, sur les premiers forums et réseaux sociaux, un simple pseudonyme pouvait donner l’illusion d’être anonyme. Derrière un écran, chacun se créait un alias et pouvait s’exprimer librement sans afficher son nom civil. Mais au fil des années, cet anonymat en ligne s’est érodé. La multiplication des données collectées, des avancées technologiques et maintenant de l’intelligence artificielle ont peu à peu levé le voile. Aujourd’hui, il devient presque impossible de passer inaperçu sur les réseaux sociaux, une quasi-impossibilité de garantir l’anonymat à l’ère de l’IA. Comment en est-on arrivé là, et en quoi l’IA représente-t-elle le dernier clou dans le cercueil de l’anonymat en ligne ?

Photo by Gilles Lambert on Unsplash

Pseudonymisation et anonymat : l’illusion d’une protection déjà mise à mal

Pendant des années, le pseudonyme représentait un moyen simple et intuitif de conserver un anonymat relatif sur les plateformes sociales comme Twitter, Reddit ou Instagram. Pourtant, dès le début, cette protection était en partie illusoire, car les pseudonymes ne protégeaient que des regards superficiels.

Chaque activité sur internet laisse en effet une multitude de traces numériques, ou métadonnées : adresses IP, localisation géographique approximative, données de navigation, historique des sites visités, informations stockées par les cookies publicitaires, ou encore données sur l’appareil utilisé (type d’ordinateur, résolution d’écran). Si ces informations sont individuellement banales, leur combinaison permet très rapidement d’identifier une personne, même sans connaître son nom réel.

Un exemple célèbre remonte à 2006, lorsque AOL publia involontairement des millions de recherches anonymisées. Parmi ces recherches figuraient des requêtes anodines sur des lieux précis, qui ont suffi à des journalistes pour identifier une femme précisément. Plus récemment encore, une étude publiée en 2019 dans la revue scientifique Nature Communications a démontré que seulement trois données basiques (âge, genre, code postal) suffisaient pour ré-identifier précisément 99,8 % des utilisateurs dans une base pourtant anonymisée.

Parallèlement à ces recherches, une autre technique a pris de l’ampleur : le fingerprinting numérique. Chaque appareil connecté à Internet génère une signature unique en fonction de ses caractéristiques techniques (version de navigateur, plugins installés, fuseau horaire, polices d’écriture). L’Electronic Frontier Foundation souligne que ce fingerprinting identifie un internaute avec une précision supérieure à 90 %, sans jamais avoir recours à son nom ou son email.

Enfin, la pseudonymisation atteint également ses limites sous les pressions économiques et techniques. Les réseaux sociaux utilisent des algorithmes sophistiqués qui croisent constamment des données sur les utilisateurs pseudonymes, afin de les relier à leur identité réelle et ainsi améliorer le ciblage publicitaire. Par exemple, Facebook utilise régulièrement ces procédés pour suggérer des « amis » sur la base de connexions indirectes (même lieu, même adresse IP, mêmes intérêts).

Photo by ev on Unsplash

L’IA : un coup fatal à l’anonymat numérique

Si l’anonymat était déjà fragile, l’intelligence artificielle vient aujourd’hui lui porter le coup de grâce, à travers trois avancées majeures particulièrement puissantes :

Reconnaissance faciale : Clearview AI, symbole de la fin d’un anonymat visuel

Clearview AI constitue l’exemple le plus frappant de cette nouvelle réalité. Cette entreprise américaine a accumulé des milliards d’images provenant de plateformes publiques comme Facebook, Instagram ou Twitter, sans consentement explicite. Grâce à un puissant algorithme de reconnaissance faciale, elle est capable de retrouver instantanément l’identité précise d’une personne à partir d’une simple image. L’utilisation de Clearview AI par les autorités policières aux États-Unis et ailleurs dans le monde a suscité des critiques massives pour son intrusion sans précédent dans la vie privée.

Cette technologie ne se limite pas aux services de police : aujourd’hui, d’autres outils similaires sont utilisés plus largement, ce qui implique que toute photo en ligne peut désormais servir à identifier précisément un internaute, même caché derrière un pseudonyme ou sur un autre profil.

Reconnaissance comportementale : quand vos habitudes suffisent à vous identifier

Un autre aspect majeur concerne la reconnaissance comportementale. L’IA permet désormais d’identifier précisément une personne uniquement à partir de ses comportements et interactions en ligne. Une étude récente (2023) a montré qu’une intelligence artificielle entraînée sur des données anonymisées de communications téléphoniques pouvait ré-identifier précisément plus de la moitié des utilisateurs simplement en observant leurs habitudes de communication : horaires précis, contacts réguliers, et fréquence des interactions.

Facebook et Instagram utilisent quotidiennement des procédés similaires pour détecter automatiquement les liens entre différents comptes pseudonymes et profils réels, simplement à partir des comportements numériques. Ainsi, même sans fournir explicitement des informations personnelles, les habitudes d’utilisation révèlent l’identité réelle d’un internaute avec une efficacité redoutable.

Stylométrie par IA : quand écrire suffit à vous dénoncer

Enfin, l’analyse stylométrique automatisée par IA permet d’identifier précisément l’auteur réel de textes anonymes grâce à l’analyse du style d’écriture : vocabulaire spécifique, habitudes grammaticales, fréquence d’utilisation de certains mots, ou encore erreurs récurrentes. Des recherches récentes ont montré que cette technique est suffisamment puissante pour identifier anonymement des auteurs sur des plateformes comme Reddit, Twitter, ou même dans des emails et SMS anonymisés.

Avec ces trois avancées majeures combinées, l’intelligence artificielle détruit rapidement les derniers remparts de l’anonymat numérique. Le pseudonyme devient inefficace dès que l’on poste une image, un message ou que l’on interagit simplement sur les réseaux sociaux.

L’IA, un espoir paradoxal pour réinventer l’anonymat ?

Il apparaît désormais clairement que l’anonymat en ligne est largement dépassé. Nos pseudonymes et nos tentatives pour cacher notre identité sont minés de toutes parts par la collecte massive de données et par la puissance des algorithmes d’intelligence artificielle capables de relier ces données. Ce que nous faisons, ce que nous aimons, où nous allons, tout peut être analysé pour deviner qui nous sommes réellement. L’IA a accéléré ce processus jusqu’à rendre l’anonymat quasi illusoire sur les réseaux sociaux.

Faut-il pour autant sombrer dans la fatalité ? Pas nécessairement. Les mêmes technologies qui portent atteinte à l’anonymat peuvent aussi être mobilisées pour mieux protéger notre identité numérique. Paradoxalement, l’IA peut devenir une alliée de la vie privée, si on l’oriente dans ce but. Des chercheurs travaillent sur des techniques d’anonymisation assistée par IA : par exemple, des algorithmes capables de parcourir un document et d’en supprimer automatiquement toutes les informations personnelles (noms, adresses…) avant publication. Des initiatives voient le jour pour doter les régulateurs d’outils qui mesurent le risque de ré-identification et alertent en cas de données trop parlantes. 

D’autres pistes, plus expérimentales, explorent la cryptographie comportementale : l’idée de chiffrer ou de brouiller nos patterns de navigation afin de les rendre inexploitables par les IA malveillantes. Par exemple, on pourrait imaginer un outil qui introduit du bruit dans nos données (fausses requêtes, likes aléatoires) pour déjouer les profilages automatisés. De même, des techniques de privacy by design (telles que la differential privacy) intègrent un flou statistique dans les données collectées, de sorte qu’on puisse en tirer des tendances globales sans pouvoir identifier individuellement les personnes.

Ces approches sont encore naissantes, mais elles offrent une lueur d’espoir. À l’heure où l’IA semble avoir levé toutes nos masques, nous ne sommes pas condamnés à une transparence totale sur les réseaux sociaux. Une prise de conscience s’opère et stimule la recherche de contre-mesures technologiques et juridiques. Demain, l’IA pourra peut-être nous aider à naviguer de façon plus anonyme, en étant le gardien de nos données plutôt que le fossoyeur de notre anonymat. En attendant, rappelons-nous que sur Internet, nous ne sommes jamais aussi cachés que nous le croyons, et agissons en conséquence, avec prudence et discernement quant aux informations que nous laissons derrière nous sur les réseaux sociaux.

Martin LORME


Sources

BeReal est-il vraiment « anti-influence » ?

« BeReal. qui se plaçait en contre-courant des autres réseaux sociaux dictés par la superficialité, les artifices, et le business, devient ainsi une plateforme où l’on peut retrouver des posts sponsorisés…comme sur toutes les autres. »

Ce paragraphe concluait le dernier article écrit sur BeReal sur cette plateforme par Marine Marzin, ancienne élève du Master SIREN.

Dans cet article, je vais tenter de poursuivre son étude et de répondre à ses questionnements en m’appuyant notamment sur les nouvelles fonctionnalités apparues.

Avant tout, petite piqûre de rappel ; arrivée de BeReal, contexte, fonctionnement, succès.

Ce n’est autre que 2 jeunes français qui ont l’idée de ce tout nouveau réseau social qui lutterait contre le « c’est trop beau pour être vrai » d’Instagram. Alexis Barreyat et Kévin Perreau introduise en 2020 BeReal dont le concept est on ne peut plus simple ; une fois par jour, notre téléphone nous envoie une alarme « It’s Time To BeReal ! ». On a ensuite 2 minutes pour ouvrir l’application et se prendre en photo, BeReal capturant la caméra avant et arrière au même instant.

En 2 minutes, impossible de retoucher son maquillage ou de sortir de son lit pour retrouver des amis. Il semblerait donc impossible de « tricher » ; BeReal montre notre vraie vie, sans artifices. Le concept apparaîtrait parfait. Et pourtant, c’était également « trop beau pour être vrai » de penser que l’application resterait telle quelle ; elle se devait d’évoluer mais a-t-elle évolué dans le bon sens ?

Tout particulièrement, alors que les influenceurs envahissent nos réseaux depuis bien longtemps, BeReal est-elle restée une application « anti-influence » ?

BeReal : un réseau social conçu contre la mise en scène ?

Reprenons, BeReal a un principe simple : une notification aléatoire par jour, obligeant les utilisateurs à prendre une photo en temps réel sans filtre, ni retouche. Ainsi, à priori, contrairement à Instagram ou TikTok, il ne permet pas de planifier ou d’éditer ses posts. De même, il n’y a aucun système de « like » ou de « suivi ». On est « amis » avec ceux qu’on connaît et ceux à qui on veut bien dévoiler une partie de notre intimité et on « réagit » aux BeReals de nos amis avec des réactions souvent humoristiques pour alimenter un peu les échanges.

L’article cité plus haut (https://digitalmediaknowledge.com/medias/bereal-et-la-quete-dauthenticite-vers-une-utilisation-plus-saine-des-reseaux-sociaux/) explique bien cette quête d’authenticité. Cependant, depuis sa publication, le réseau a légèrement évolué.

Alors que certaines innovations sont « sans danger », comme les BeReals vidéos, les récapitulatifs personnalisés de l’année, les records de flammes, la possibilité d’épingler des BeReals, de taguer des amis ou encore la possibilité d’afficher la musique écoutée sur Spotify ou Apple Music au moment du cliché, d’autres éloignent le réseau de sa promesse d’origine.

L’objectif étant de pousser les utilisateurs à poster à l’heure, BeReal a d’abord permis à ceux qui était « à l’heure » de poster deux BeReals de plus dans la journée tandis que ceux « late » resteraient à un seul. Déjà, on voit ici une première dégradation du concept ; la possibilité de programmer nos BeReals. Poster à l’heure « au naturel » pour pouvoir par la suite poster deux BeReal « mis en scène » de la même façon qu’une story.

Aujourd’hui, cette innovation a encore évolué. Un utilisateur « à l’heure » va pouvoir poster six BeReals en tout et un « late » pourra en poster deux. En testant ces fonctionnalités de BeReals « bonus », l’application perd déjà de sa spontanéité.

En effet, l’idée d’un réseau « anti-mise en scène » repose sur la spontanéité, mais en réalité, et particulièrement avec cette nouvelle mise à jour, les utilisateurs attendent souvent le « bon moment » pour poster les 5 BeReals additionnels auxquels ils ont le droit. Un BeReal a plus de chance d’être posté à un évènement cool, plutôt que dans un canapé.

Tout cela entraîne un paradoxe auquel les créateurs ne s’attendaient sûrement pas ; BeReal veut contrer la culture de l’image parfaite, mais pousse aussi à une nouvelle forme de pression sociale « si je ne fais rien d’intéressant au moment de la notification, mon BeReal sera nul ».

On comprend donc que BeReal, qui essaye simplement de rester compétitif, perd déjà cette authenticité d’origine qui en avait fait un tel succès en se rapprochant des réseaux sociaux que nous connaissons bien.

Et puisque réseau social rime de façon évidente avec influenceurs, qu’en est-il de ces influenceurs ?

« Real Brand », « Real People » : il faut monétiser BeReal.

Malgré de nouvelles fonctionnalités qui ne permettaient pas d’être parfaitement authentique, on pardonnait au réseau, qui restait loin de l’esthétique fake d’Instagram ou de TikTok. Une autre différence qui faisait de BeReal un réseau rafraîchissant est que tout le monde était sur le même piédestal ; pas de nombre d’abonnés, pas de nombre de likes, bref pas de « célébrités des réseaux ». 

Mais c’est le 6 février 2024 que cette promesse s’écroule. En effet, bien que les stars et les marques puissent déjà être sur BeReal, le 6 février 2024, leurs comptes sont devenus « vérifiés » comme cela est le cas sur d’autres réseaux. Ils apparaissent désormais comme des « Real People » ou des « Real Brands ». Les utilisateurs « normaux » sont quant à eux invités à suivre ces comptes et devenir à ce titre des « Real Fans » qui peuvent taguer leurs personnalités préférées dans leurs posts en espérant être republiés par ces comptes.

Comment BeReal a tenté de garder son caractère authentique avec ces nouveautés ? en n’octroyant aucun autre privilège particulier à ces comptes « Real People » ; ils reçoivent une notification comme tout le monde et doivent poster leurs photos en temps et en heure.

BeReal veut faire passer cette nouveauté comme une opportunité pour ses utilisateurs de montrer que « des personnes et des marques notables sont en réalité des personnes comme nous – tout aussi ennuyeuses et intéressantes à différents moments ».

En réalité, cela permet surtout pour les influenceurs et les marques de développer une communauté, interagir avec leurs clients, leurs fans, créer un sentiment de proximité avec eux et donc rajeunir une image de marque, et toucher un public plus jeune et la fameuse génération Z. Bref, un autre moyen marketing. Mais ce n’est pas tout ; la publicité a envahi les feeds d’actualité de BeReal. À l’origine, pour voir de la publicité, il fallait cliquer sur le profil des personnalités ou des marques et s’abonner à eux. À présent, la publicité est présente, pour tous, sur le fil de photographies de chaque utilisateur.

La raison principale de ce double revirement est le rachat de BeReal par la licorne Voodoo début 2024 pour 500 millions de dollars. BeReal qui, jusqu’ici, ne générait pas un centime, se doit de devenir rentable. Ce qui explique son développement vers un business model publicitaire. Un autre petit exemple de comment BeReal peut exploiter des partenariats et passer par de la publicité ; lors de la sortie de l’album 1989 de Taylor Swift, l’appli a, comme par hasard, envoyé sa notification à l’exacte même heure que la sortie de l’album. Les fans ont donc pu capturer leurs réactions au moment de la découverte des nouvelles musiques. C’est exactement ce genre de partenariats permettant aux artistes et aux marques de synchroniser leurs lancements avec l’application qui pourront continuer d’exister.

Une application sans influenceurs… en apparence.

Mais au-delà de la publicité, concentrons-nous sur le sujet principal de cet article ; les influenceurs. En théorie, le réseau empêche les influenceurs de prospérer puisqu’il n’y a pas de filtres, pas de retouches, pas de mise en avant de contenus. Malgré tout, certains créateurs trouvent des moyens de détourner ces règles.

En effet, les marques parviennent à s’approprier BeReal, non seulement via les publicités mentionnées précédemment mais également avec des campagnes de communication utilisant des influenceurs.

Un exemple de cette évolution serait la nouvelle campagne de communication d’Avène. Accompagnée par l’agence We Are Social, l’entreprise utilise le concept du partage instantané de photo dans la journée pour promouvoir son produit « Cleanance Comedomed Peeling » avec comme nom pour la campagne #TheRealestAd. Le produit en question a pour mission de réduire le volume des boutons de 95% sur une quinzaine de jours. Ainsi, l’objectif de s’allier à BeReal était de bénéficier de sa valeur « d’authenticité » en partageant les résultats de la crème quotidiennement sur 15 jours via des influenceurs.  C’est le cas de la créatrice de contenu Isïa, qui a agrémenté son BeReal d’images en collaboration avec Avène pour montrer l’effet de la crème avec des photos « sans triche ».

Mais déjà bien avant ça, les marques avaient compris que BeReal pouvait leur être bénéfique. On peut mentionner Chipotle, la chaîne de restauration rapide mexicaine connue pour sa mentalité d’early-adopter, qui crée son compte au printemps 2022 et publie un code promo d’une offre limitée directement sur BeReal.

En bref, alors que le réseau partait du message « utilisons le réseau pour partager sa vie avec ses amis proches, sans artifices et sans objectifs cachés », il finit par se rapprocher de n’importe quel réseau en cédant à la pression du marketing et de l’influence.

Les marques ont rapidement compris l’avantage qu’elles pouvaient en tirer et BeReal a évolué dans leur sens.

Conclusion

À son lancement, BeReal incarnait une révolution en promettant un réseau social loin des artifices et des stratégies d’influence. Son concept reposait sur la spontanéité et l’instantanéité, un contraste radical avec Instagram ou TikTok. Pourtant, au fil des évolutions, l’application s’est progressivement éloignée de son idéal initial. L’introduction de publications bonus, l’apparition de comptes certifiés et la montée en puissance des collaborations avec marques et influenceurs marquent un tournant qui brouille son positionnement.

Peut-on encore considérer BeReal comme une plateforme « anti-influence » ? À l’évidence, l’application n’échappe pas aux logiques de visibilité et de monétisation, malgré ses efforts pour préserver un semblant d’authenticité. Son futur dépendra sans doute de l’équilibre qu’elle parviendra à maintenir entre engagement utilisateur et rentabilité.

Mais cette évolution pose une question plus large : existerait-il encore un espace numérique véritablement exempt d’influence et de mise en scène, ou l’authenticité est-elle condamnée à n’être qu’un argument marketing parmi d’autres ?

Valentine Marcilhacy

SOURCES

Beethoven à l’ère du transmédia : la musique classique en quête de nouveaux publics

Du 23 au 26 mai 2024, La Seine Musicale a accueilli Beethoven Wars, une création hybride, à la croisée du concert symphonique et de l’expérience immersive, illustrant les nouvelles dynamiques de la transformation numérique dans le spectacle vivant. En mêlant tradition et innovation, Beethoven Wars interroge les stratégies déployées pour attirer un public renouvelé vers la musique classique. Nous avons assisté à cette performance inédite et vous livrons notre analyse.

Imaginez Beethoven catapulté dans un univers où ses compositions rencontrent l’esthétique des mangas et du space opera. C’est le pari un peu fou de Beethoven Wars, qui revisite librement Le Roi Stephan et Les Ruines d’Athènes pour les projeter dans une fresque interstellaire où amour et paix triomphent du chaos. Le décor ? Une planète en ruine, théâtre d’une ultime bataille entre deux peuples ennemis qui finissent par trouver un terrain d’entente… sous forme d’un théâtre spatial flottant dans l’infini. Qui a dit que la culture ne pouvait pas sauver le monde ?

Sous la baguette de la cheffe d’orchestre Laurence Equilbey, cette création mondiale est interprétée par Insula Orchestra, avec des instruments d’époque, et le chœur Accentus. La mise en scène s’appuie sur une technologie de pointe : un écran incurvé de plus de 50 mètres de long enveloppe le public à 200 degrés, surplombe la centaine de musiciens et projette des images en 15K x 2K. Ajoutez à cela une sonorisation haute définition et vous vous retrouvez immergé dans un concert multisensoriel.[1]

Beethoven Wars – La Seine Musicale (2024) (c) Julien Benhamou

Derrière cette odyssée musicale, on retrouve la vision artistique de Laurence Equilbey, qui, depuis l’inauguration de La Seine Musicale en 2017, ne cesse d’explorer de nouvelles façons de faire dialoguer tradition et modernité en façonnant une programmation alliant exigence musicale et innovation scénographique. Elle décrivait ainsi sa philosophie lors d’une interview en 2024 à RTL : « Le maître que j’ai eu à Vienne disait que si une œuvre ne résonne pas avec notre époque, ce n’est pas la peine de la jouer. Donc je cherche toujours la clé de résonance avec notre époque, sans être démagogique »[2]

BEETHOVEN AU CŒUR D’UNE CONVERGENCE TRANSMEDIATIQUE

À travers Beethoven Wars, la musique classique s’affranchit des formats traditionnels et se réinvente avec un dialogue audacieux entre image, narration et technologies immersives s’étendant sur plusieurs supports. Mais attention, pas question de noyer Beethoven sous une avalanche d’effets spéciaux ! Le studio Je suis bien content a misé sur une approche subtile avec la technique du Motion Manga : seules certaines parties des illustrations sont animées grâce à des jeux de zoom, de traveling et de superpositions d’images fixes. L’objectif ? Conserver la force évocatrice du dessin tout en restant au service de la musique. Car ici, c’est bien la partition qui guide le vaisseau. La musique structure le film, donne le ton, impulse le rythme. Et pour amplifier l’immersion, un dispositif sonore synchronise les bruitages du film avec les images. Mais l’aventure ne s’arrête pas à la salle de spectacle. Des expériences VR vont venir enrichir l’expérience du spectateur :  l’œuvre sera déclinée en une mini-série 360° et interactive qui accompagnera la tournée à Rouen, Aix-en-Provence et Hong-Kong cette année.[3]

Beethoven Wars – La Seine Musicale (2024) (c) Julien Benhamou

Tout cela s’inscrit parfaitement dans le concept de transmédia, tel que théorisé par Henry Jenkins en 2003 et décrit comme « un processus dans lequel les éléments d’une fiction sont dispersés sur diverses plateformes médiatiques dans le but de créer une expérience de divertissement coordonnée et unifiée. »[4] Jenkins décrit ce phénomène comme une « convergence culturelle », où anciens et nouveaux médias ne s’opposent pas, mais se complètent. Loin d’enterrer les formats classiques, le numérique les revitalise et les propulse vers de nouvelles dimensions.

L’immersion est donc la clé. Comme l’expliquent Fornerino, Helme-Guizon et Gotteland (2008), elle ne se résume pas à un simple visionnage, mais à un état d’engagement total[5]. Dans Beethoven Wars, chaque support apporte une pierre unique à l’édifice narratif. Ce n’est pas juste une déclinaison d’un même contenu sur plusieurs plateformes, mais bien un puzzle où chaque pièce enrichit le tout et multiplie les points d’entrée dans l’univers de l’oeuvre : concert en live, projection immersive, interactivité et VR…

LE TRANSMEDIA AU SERVICE DE LA DIVERSIFICATION LES PUBLICS

Diversifier les publics. C’est le nerf de la guerre pour la grande majorité des institutions culturelles publiques et Beethoven Wars ne fait pas exception. Laurence Equilbey l’affirme : son objectif est d’élargir l’audience de la musique classique[6], notamment en séduisant les jeunes générations baignées dans les univers numériques et le manga. Beethoven Wars, par le transmédia, se transforme ainsi en un outil de médiation culturelle, permettant d’aborder la musique romantique du XIXe siècle par le prisme d’un langage visuel et narratif familier des jeunes publics. Il faut néanmoins veiller à ce que les différents supports de l’œuvre soient accessibles au public à qui elle est destinée car « ce sont d’abord les choix techniques et logistiques qui peuvent ouvrir ou brider les potentiels du transmédia en tant que nouvel outil de médiation culturelle »[7] (Bourgeon-Renault, Jarrier, Petr, 2015).

Pour capter ce public cible, le projet mise sur une communication et un marketing ancré dans les usages numériques actuels. Laurence Equilbey insiste sur la nécessité d’inscrire la musique classique dans son époque en investissant les réseaux sociaux et en s’associant à des créateurs de contenu populaires. « On travaille pas mal avec des youtubeurs (…) qui sont pour moi des portes qui ouvrent vers une œuvre qu’on a envie de faire connaître au plus de gens possible, et notamment à toute la jeunesse qui se sert beaucoup de ces outils numériques », explique-t-elle.[8] Concrètement, des influenceurs ont été invités à la générale du spectacle, leur laissant carte blanche pour partager leur expérience sur Instagram, TikTok et YouTube. Véritables ambassadeurs culturels 2.0, ces créateurs de contenus participent à élargir le bouche-à-oreille et à éveiller la curiosité des nouvelles générations.

En parallèle, une campagne de promotion innovante a été mise en place en exploitant de manière créative les fonctionnalités de Spotify, puisque c’est désormais d’abord par le streaming que l’on consomme de la musique. Des affiches du spectacle ont été agrémentées d’un Spotify Code illustré : un simple scan avec un smartphone et l’utilisateur accède à une playlist exclusive d’Insula Orchestra. Une mise en bouche sonore accompagnée d’une vidéo immersive pour plonger dans l’univers de Beethoven Wars avant même de franchir les portes de la salle.

PÉRENNITÉ ÉCONOMIQUE ET INTÉGRITÉ ARTISTIQUE : LE DOUBLE DÉFI DU TRANSMÉDIA DANS LE SPECTACLE VIVANT

Néanmoins, une question demeure : comment financer durablement un tel spectacle ? Beethoven Wars a pu voir le jour grâce à un soutien massif de l’État, via le programme « Expérience augmentée du spectacle vivant » de la filière des industries culturelles et créatives de France 2030, géré par la Caisse des Dépôts. Ce dispositif vise à encourager l’intégration de technologies immersives dans le spectacle vivant. Avec un budget avoisinant les trois millions d’euros, financé en grande partie par des subventions publiques, le projet dispose de moyens exceptionnels… mais peut-on réellement en faire un modèle économique viable à long terme ? Alors que nombre d’institutions du spectacle vivant jonglent déjà avec des budgets serrés, on peut légitimement se demander si cette approche est généralisable. Pour explorer d’autres pistes de financement, l’équipe de Beethoven Wars s’est même envolée en 2024 pour le festival SXSW à Austin, espérant séduire des partenaires américains et dénicher des salles capables d’accueillir cette superproduction.

Laurence Equilbey présentant Beethoven Wars à l’occasion d’une table ronde au Festival SXSW – Austin, TX, 2024 (c) Fatma Kebe

Mais au-delà du financement, un autre débat se profile : l’ajout d’effets visuels et sonores immersifs ne risque-t-il pas de diluer l’essence même de la musique de Beethoven jouée par un orchestre en live ? S’ils enrichissent et captivent un public jeune, ils pourraient aussi détourner l’attention des auditeurs habituels, attachés à une écoute plus épurée. Cette approche multi-sensorielle offre-t-elle un véritable pas en avant pour la musique classique, ou bien s’agit-il d’une transformation qui pourrait marginaliser les concerts traditionnels au profit d’une mise en scène toujours plus spectaculaire ?

Beethoven Wars réussit le pari audacieux d’ancrer la musique classique dans l’ère numérique, en mêlant symphonie et technologies immersives pour séduire un public élargi. Si son approche transmédia ouvre de nouvelles perspectives pour la médiation culturelle, elle interroge aussi la viabilité économique et l’impact de ces innovations sur la préservation d’un héritage artistique centré sur l’émotion musicale.

Fatma KÉBÉ & Jules DECRÉ – Master MOC


[1]Dossier de presse – Beethoven Wars :  https://www.insulaorchestra.fr/wp-content/uploads/2024/04/Dossier-de-presse-Beethoven-Wars-1.pdf

[2] RTL. (mai 2024). Invitée RTL – Laurence Equilbey, cheffe d’orchestre : « Je cherche toujours la clé de résonance avec notre époque ». RTL Culture. https://www.rtl.fr/culture/musique/invitee-rtl-laurence-equilbey-cheffe-d-orchestre-je-cherche-toujours-la-cle-de-resonance-avec-notre-epoque-7900384838

[3] Programme – Beethoven Wars : https://www.insulaorchestra.fr/wp-content/uploads/2024/05/Programme_Beethoven-Wars-1.pdf

[4] Jenkins, H. 2006. Convergence Culture: Where Old and New Media Collide. New York: NYU Press.

[5] Fornerino M., A. Helme-Guizon and D. Gotteland. 2008. “Expériences cinématographiques en état d’immersion : effet sur la satisfaction.” Recherche et Applications en Marketing, Vol. 23, n° 3, p. 95- 113.

[6] Challenges. (septembre 2024). Laurence Equilbey, la femme-orchestre : https://www.challenges.fr/luxe/laurence-equilbey-la-femme-orchestre_906063.

[7] Dominique Bourgeon-Renault, Elodie Jarrier, Christine Petr. 2015. Le “ transmédia ” au service de la médiation dans le domaine des arts et de la culture. 13ème conférence internationale de Management des Arts et de la Culture, Aix-en-Provence, France.

[8] RTL. (mai 2024). Invitée RTL – Laurence Equilbey, cheffe d’orchestre : « Je cherche toujours la clé de résonance avec notre époque ». RTL Culture. https://www.rtl.fr/culture/musique/invitee-rtl-laurence-equilbey-cheffe-d-orchestre-je-cherche-toujours-la-cle-de-resonance-avec-notre-epoque-7900384838

Tempête sur la zapette : quand l’Arcom souffle (trop ?) fort sur la TNT

Alors que les autorisations de diffusion par voie hertzienne de quinze services de télévision arrivent à échéance en 2025, l’Arcom a lancé un vaste appel à candidature l’année dernière. Depuis, les rebondissements dans le paysage audiovisuel français se succèdent à un rythme effréné : disparition programmée de C8 et NRJ12, entrée de deux nouveaux acteurs, réorganisation de la numérotation, constitution d’un bloc info, nouveaux espoirs pour franceinfotv. Retour sur cette effervescence médiatico-médiatique avant le grand débarquement hertzien du 6 juin 2025.

Dès le 6 juin 2025, les quatre chaînes d’information en continu de la TNT vont être regroupées au sein d’un « bloc info ». Une nouvelle guerre de l’audience se dessine à l’horizon. (Image générée par l’IA Grok et retouchée par l’auteur)

En pleine lucarne. À l’issue d’un long processus, l’autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) a pris une décision qui fera date dans l’histoire de la télévision française. C’est à l’été dernier que son président a annoncé le non-renouvellement de l’autorisation de diffusion des chaînes de la TNT C8 et NRJ12. La première, malgré de fortes audiences, s’est vu retirer sa fréquence suite à de nombreux manquements à ses obligations ayant donné lieu à une trentaine de sanctions de l’Arcom en douze ans, ainsi que pour son manque de rentabilité. La seconde perd son canal en raison de ses audiences faibles et de la place prépondérante qu’occupaient les rediffusions dans sa grille. Ces deux chaînes emblématiques du PAF devraient donc disparaître le 28 février 2025 au soir (l’usage du conditionnel reste de mise puisque l’affaire est encore à ce jour examinée sur le fond par le Conseil d’État, la plus haute juridiction administrative du pays). Très concrètement, les téléspectateurs verront un écran noir en allumant leur télévision sur la 8 et sur la 12 dès le 1er mars prochain. 

Canal-

Mais ce que peu d’experts médias avaient anticipé, c’est que ces deux fréquences ne seront pas les seules être libérées dans les prochains mois. Le numéro 4 est lui aussi en passe d’être abandonné. En effet, agacé par la décision de l’Arcom, le groupe Canal+ a annoncé retirer ses quatre chaînes payantes (Canal+, Canal+ Cinéma, Canal+ Sport, Planète) de la TNT en juin 2025. Officiellement, l’argument économique est avancé. « À partir du moment où on coupe l’essentiel des revenus publicitaires du groupe en France avec C8, il n’y a plus d’intérêt pour Canal+ à rester sur la TNT », a justifié Maxime Saada, président du directoire de Canal+ devant la commission de la Culture du Sénat le 29 janvier 2025.

Deux petits nouveaux

Si des chaînes vont donc disparaître cette année, d’autres vont débarquer dans notre salon. Parmi les candidats qui ont déposé auprès de l’Arcom lors de la procédure de réattribution des fréquences lancée en 2024, deux projets ont décroché leur ticket d’entrée sur la TNT. Le groupe de presse Sipa Ouest-France lancera en septembre prochain OFTV (nom provisoire) sur le canal 19 disponible depuis l’arrêt de France Ô en 2020. « Cette chaîne, à la fois divertissante et ancrée dans le réel, va raconter ce que vivent les Français », a détaillé celle qui vient d’être nommée à la tête de ce service audiovisuel Guénaëlle Troly, lors de la 7e édition de Médias en Seine.

Lors de cette même table ronde, un certain Christopher Baldelli a présenté le second projet retenu par l’autorité de régulation. L’ancien patron de France 2 et de Public Sénat est désormais en charge de T18 (dont le nom de projet était RéelTV), la nouvelle chaîne du groupe CMI France du milliardaire tchèque Daniel Kretinsky. La ligne éditoriale de T18 peut se résumer par ce que son directeur général appelle « les 3D »  pour « débat d’actualité, documentaire, divertissement ». Et, comme son nom laisse le supposer, T18 sera diffusée sur le numéro 18 de la TNT, et ce dès le 6 juin prochain.

Jeu de chaînes musicales

Si T18 investit le canal 18, quid de Gulli, actuel occupant de cette fréquence ? Et c’est bien là que la tempête se mue en cyclone. « Dès qu’on commence à déplacer un numéro, bien évidemment cela a des conséquences en cascade », admet Roch-Olivier Maistre, président de l’Arcom (dont le mandat prend fin le 2 février 2025). En attribuant respectivement les numéros 18 et 19 à T18 et OFTV, l’autorité a également procédé à une large réorganisation des fréquences. Au total, onze chaînes de la TNT (sur 25) auront un nouveau numéro. Comme le souligne Roch-Olivier Maistre, « ce changement est inédit depuis la création de la TNT en 2005 car jusque-là les derniers arrivés prenaient les derniers numéros ». Et de poursuivre : « il s’agissait d’un usage qui peut donc évoluer ».

On remarquera par exemple l’arrivée de LCP-Public Sénat sur le canal 8, un choix salué par la Présidence du Sénat et de l’Assemblée Nationale, qui y voit une opportunité de « rapprocher nos concitoyens de l’actualité du travail parlementaire », selon un communiqué commun. Autre changement notable, France 4 débarque sur la… 4, « ça tombe sous le sens, non ? », constate Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, dans les pages de La Tribune Dimanche. Avec Arte (qui reste sur le canal 7), six chaines publiques seront donc présentes sur les huit premières fréquences. Gulli, la chaîne jeunesse du groupe M6, avait plaidé une « place naturelle dans le top 10 » mais héritera in fine du canal 12, afin de constituer « un mini bloc jeunesse » avec TFX qui conserve la fréquence 11 de la TNT. 

Une véritable guerre des boutons

Ce remaniement a déclenché « des envies, des coups bas, un chantage à l’emploi et des menaces de bataille juridique chez les perdants », comme le note le journaliste médias Adrien Schwyter dans les colonnes du magazine Challenges. S’il y a des « perdants », c’est bien parce qu’il y des numéros gagnants. Et pour espérer être de ceux qui allaient les tirer, un intense lobbying a donc eu lieu ces derniers mois, avant l’annonce de la nouvelle numérotation par l’Arcom le 13 janvier. En effet, les chaînes de télévision se disputent les premières positions, un enjeu stratégique majeur pour leur visibilité, leur audience et, par conséquent, leurs revenus publicitaires, car les numéros les plus bas sont généralement plus facilement mémorisés et consultés par les téléspectateurs.

Alors comment l’Arcom a-t-elle statué ? Après avoir mené des consultations avec les différents groupes audiovisuels, Roch-Olivier Maistre a assuré que « l’intérêt du public a été le seul guide » dans le processus d’attribution. Un argument en réalité on ne peut plus juridique puisque la loi du 30 septembre 1986 dispose que l’autorité de régulation attribue aux chaînes « un numéro logique, en veillant à l’intérêt du public, au respect du pluralisme de l’information et à l’équité entre les éditeurs ». Une équité respectée sur le plan économique puisque les canaux 4 et 8 (les plus convoités) reviennent à LCP-Public Sénat qui ne peut diffuser que des campagnes d’intérêt général, et France 4, dont le cahier des charges lui interdit de diffuser de la publicité. En bref, aucune nouvelle chaîne commerciale ne viendra perturber le marché publicitaire. L’Arcom veut ainsi rassurer les chaînes privées dont le financement est en grande partie assuré par la publicité.

Faire « bloc » pour une information pluraliste

Autre chamboulement à prévoir : la constitution d’un « bloc info ». D’abord présenté par le régulateur comme une « option » à « considérer », le regroupement des quatre chaînes d’information en continu dans des numéros voisins aura bel et bien lieu à partir du 6 juin prochain. En actant ce vieux serpent de mer déjà présent en 2019 dans la grande réforme de l’audiovisuel souhaitée par Franck Riester alors ministre de la Culture, l’Arcom risque de bouleverser les habitudes des Français à bien des égards. « En regroupant les chaînes d’info en continu sur des numéros consécutifs de 13 à 16, l’Arcom garantit de fait une meilleure lisibilité et un accès simplifié à une offre pluraliste d’information. », nous explique Maxime Guény, journaliste médias.

Dans le détail, BFM TV et CNews basculeront sur la 13 et la 14, tandis que les fréquences 15 et 16 seront allouées respectivement à LCI et franceinfotv qui occupent actuellement les deux derniers numéros de la TNT. Les chaînes d’info des groupes TF1 et France Télévisions, qui réclamaient par ailleurs ce rapprochement thématique afin de « recréer une forme d’équité des chances », selon les mots de Thierry Thuillier, patron de l’information du groupe TF1, vont ainsi faire un bond de 11 places dans la numérotation. Les places jugées lointaines de ces deux chaînes d’information ne leur permettaient pas de jouer à armes égales avec leurs concurrents BFM TV et CNews, qui dominent très largement les audiences. Delphine Ernotte parle d’une décision « logique, qui favorise le pluralisme ».

Une position partagée par Alix Bouilhaguet, éditorialiste et intervieweuse politique sur franceinfotv : « ça permettra une saine émulation, de confronter des projets et des lignes éditoriales différents, et à la fin c’est le téléspectateur qui en tire bénéfice ». Et de poursuivre : « De la même manière qu’en presse écrite on a le choix entre lire Libération ou Le Figaro, à la télé, ça me semble aussi normal. Les Français ne sont pas des enfants. Ils savent ce qu’ils regardent et ce qu’ils ont envie de voir. » Maxime Guény abonde en son sens, rappelant que « le public n’est pas dupe » et que « pour un fan Pascal Praud, ce n’est pas un changement de chaîne qui va l’empêcher d’aller voir Pascal Praud ! »

Soupe à la grimace chez BFM TV

Pour autant, du côté du groupe CMA-CGM, propriétaire de BFM TV depuis à peine un an après son rachat à Altice, on grince des dents. Ce changement de canal intervient dans un contexte où la chaîne « 1ère sur l’info » (comme le dit son slogan) est chahutée par la montée en puissance de CNews. « C’est une mauvaise décision pour notre groupe et pour le public. […] C’est anormal ! », s’indigne Nicolas de Tavernost, président de BFM TV et RMC. Le groupe a même commandé un sondage sur le sujet à l’Institut Ipsos, duquel ressort que 81% des Français interrogés seraient « opposés à tout changement dans la numérotation ».

Ce coup de gueule, « tout à fait normal » selon Maxime Guény, est principalement dû à l’arrivée du concurrent LCI sur le canal historique qu’occupait BFM TV depuis sa création en 2005. « Une décision difficile à avaler » pour le PDG qui entend bien la contester en examinant « toutes les solutions possibles ». BFM TV estime que cette manœuvre lui fera perdre 16% de son audience. De son côté, LCI anticipe une augmentation de 20% du nombre de ses téléspectateurs, prévoyant alors d’atteindre les 2% de part d’audience, tout en espérant rajeunir son public. En effet, LCI est la chaîne avec la moyenne d’âge téléspectateurs la plus élevée des quatre chaînes d’info (66 ans, contre 64 ans pour CNews, 62,8 ans pour franceinfotv, et 58,5 ans pour BFM TV). Conquérir un public jeune n’est pas seulement une question d’image, c’est aussi (et surtout) un argument pour séduire les annonceurs et ainsi valoriser les espaces publicitaires de la chaîne. Aujourd’hui, BFM TV est la seule chaîne du quatuor à être rentable. En 2022, la 15 représentait 70% des revenus publicitaires d’Altice.

Préparez-vous au décollage !

Dans ce match sur le terrain publicitaire, franceinfotv sera spectatrice. La chaîne d’information en continu du service public « ne diffuse pas de message publicitaire », comme le lui interdit l’article 28 de son cahier des charges. Alors, frein à son développement ou aubaine ? Le journaliste médias Maxime Guény décrit cette spécificité comme « un avantage incroyable, un luxe et un confort absolu pour le téléspectateur qui a tendance à vouloir fuir la pub ». Cet avis dithyrambique est partagé par Alix Bouilhaguet de franceinfotv : « Je le vois comme un atout génial. Pendant les pubs des autres, nous on fait de l’info. 10 minutes de pubs, c’est 10 minutes d’infos en moins. Chez nous, 10 minutes ça peut être deux chroniques, un petit JT. C’est précieux. Réjouissons-nous ! »

En se rapprochant numériquement des ses concurrents privés, franceinfotv va certainement bénéficier d’une audience supplémentaire, ne serait-ce que par un effet zapping : « mécaniquement, il y aura de l’audience supplémentaire, c’est sûr et certain », pronostique Maxime Guény. Timoré, Alexandre Kara, le directeur de l’information du groupe France Télévisions, affirme viser la barre des 1% de part d’audience (contre 0,8% aujourd’hui). Même si son « objectif est d’être regardé par le plus grand nombre » , il « refuse de tomber dans la facilité » qui consisterait à « prendre trois, quatre infos » et les « faire tourner en boucle et les scénariser », explique-t-il dans les colonnes de Télérama.

franceinfo : un média global

La marque franceinfo est aujourd’hui connue de tous et de plus en plus sollicitée. Franceinfo radio bat des records d’audience et se hisse désormais à la deuxième marche du podium des radios les plus écoutées, juste devant RTL. Franceinfo c’est aussi le site web le plus consulté en chaque jour en France (voir graphique ci-dessous). Un sondage Harris Interactive de 2018 révélait que franceinfotv était, et de loin, la chaîne de télévision en laquelle les Français avaient le plus confiance dans une actualité marquée par le mouvement des Gilets Jaunes (71%, contre 60% pour LCI, 58% pour CNews, et 52% pour BFM TV). Un résultat similaire à l’étude Reuters Institute 2024 : 57% des Français interrogés déclarent faire confiance au média franceinfo, contre seulement 42% pour Cnews et 38% pour BFM TV. 

Plus récemment encore, le dernier Baromètre La Croix-Verian-La Poste de janvier 2025 confirme cette plus grande confiance des Français au service public dans le traitement de l’actualité. Et pourtant, malgré ces résultats sans appel sur l’image de marque franceinfo, la chaîne n°27 n’arrive pas à transformer l’essai et réalise même à ce jour une contre-performance en se classant dernière dans le classement des audiences mensuelles, toutes chaînes de la TNT confondues. Mais alors, comment expliquer cette réalité ? Pour le journaliste médias Maxime Guény, « le principal frein aujourd’hui est son positionnement en bout de piste, le public ne connaît pas forcément son canal ». Une position partagée par l’éditorialiste politique de la chaîne Alix Bouilhaguet : « 27, c’est quand même loin ! ». En lui octroyant le canal 16, l’Arcom aurait alors enfin brisé le cadenas de la porte qui mène au triomphe ?

Gare à la grille !

Il faut savoir raison garder. Si la nouvelle visibilité offerte par un changement de numérotation semble dessiner de belles perpectives pour la chaîne d’info du service public, cela ne pourra se vérifier que si cette ambition est véritablement portée par le groupe France Télévisions. Un des axes de travail serait celui d’une « meilleure synergie du média global », selon Maxime Guény. Cela se traduirait par un « rapprochement des moyens techniques et des équipes radio et télé, afin d’optimiser les coûts et renforcer la concurrence avec le privé. » Aujourd’hui, franceinfo radio et franceinfotv, en plus d’être géographiquement éloignées, ne collaborent qu’à dose homéopathique. Les quelques passerelles existantes se résument à une co-diffusion d’émissions radio filmées (telles que « Les Informés » ou la grande interview de 8h30 par Salhia Brakhlia).

Si en interne cette mutualisation fait débat, Alix Bouilhaguet se montre enthousiaste : « je trouve ça formidable qu’il y ait des incarnations communes de plus en plus. Entre le numérique, la radio et la télé, on a tous à s’enrichir mutuellement, donc allons-y ! » La question des incarnants peut aussi être une piste de réflexion pour faire croître et fidéliser l’audience de franceinfotv. « Il faut qu’on arrive à avoir des incarnations fortes », admet l’éditorialiste politique de franceinfotv, avant d’ajouter : « cet effort est mis en place depuis déjà quelques mois avec la volonté d’avoir des incantations qui s’installent davantage, moins de rotations à la présentation des tranches info, et moins de changement de rythme, y compris pendant les vacances scolaires. »

Sur ce point, le train franceinfotv semble être sur les bons rails, à en croire l’arrivée de plusieurs figures de l’information du groupe France Télévisions comme Jean-Baptiste Marteau, Lucie Chaumette et Sonia Chironi. Des talents « maison » donc, et peut-être de nouveaux visages ? C’est en tout cas une possibilité que n’exclut pas Delphine Ernotte, arguant que « ce sera plus facile de convaincre les personnalités extérieures maintenant que la chaîne est sur le canal 16 ». Une chose est sûre, la nouvelle numérotation des fréquences de la TNT décidée par l’Arcom a rebattu les cartes, ouvrant la voie à de nouveaux rapports de force.

Léo Potonnier

Réseaux sociaux et liberté d’expression : la guerre ouverte de Zuckerberg et Musk contre l’Europe

Les annonces récentes de Mark Zuckerberg sur la réduction de la modération des contenus et la promotion de l’IA générative, et l’influence d’Elon Musk sur les démocraties européennes, déclenchent une véritable crise entre la Silicon Valley et Bruxelles. Face aux risques accrus de désinformation et de manipulation politique, l’Union européenne riposte et cherche à renforcer ses régulations pour préserver l’intégrité du débat démocratique.

Un coup de tonnerre dans l’espace numérique

Depuis janvier 2025, une nouvelle bataille s’est engagée entre l’Union européenne et les grands patrons des réseaux sociaux. Le patron de X (anciennement Twitter), Elon Musk, cherche à influencer les élections en Europe. Mark Zuckerberg (Meta) annonce quant à lui vouloir diminuer drastiquement la modération des contenus sur ses plateformes. Prétendant défendre la « liberté d’expression », ces deux figures de la tech entendent notamment, à travers ces prises de positions,  favoriser les contenus générés par intelligence artificielle et renoncer à la suppression des publications controversées, au risque d’ouvrir la porte à une vague massive de désinformation et de deepfake. Le débat démocratique se retrouve ainsi menacé par les mastodontes du numérique.

Cette position, qui s’oppose frontalement à la régulation européenne, notamment au Digital Services Act (DSA), a été immédiatement critiquée par Bruxelles. Au-delà d’un simple bras de fer juridique, cette annonce marque une véritable déclaration de guerre contre les principes démocratiques d’une information vérifiée et encadrée.

Une offensive contre la régulation européenne

La réglementation européenne en matière de numérique s’est renforcée ces dernières années avec le Digital Services Act (DSA) et le Digital Markets Act (DMA). Ces lois visent à imposer des obligations strictes aux grandes plateformes afin de lutter contre la propagation des fake news, de protéger la vie privée des utilisateurs et d’assurer une concurrence équitable. Le DSA, en particulier, impose des obligations de transparence sur les contenus sponsorisés, le signalement des contenus illicites et la modération des publications nuisibles.

Or, l’abandon du fact-checking par Meta et la liberté totale laissée aux utilisateurs sur X vont à l’encontre de ces principes. Henna Virkkunen, vice-présidente exécutive de la Commission européenne, a déclaré à ce sujet :

« Notre tâche est de nous assurer que les droits des citoyens européens sont respectés et que notre législation est appliquée. Cela garantit des conditions équitables et un environnement en ligne sûr pour tous. »

Ces propos résonnent comme une réponse directe aux attaques de Zuckerberg et Musk, qui voient dans le cadre réglementaire européen une contrainte incompatible avec leur vision du business.

L’explosion annoncée de la désinformation

En renonçant à la modération et en favorisant les contenus générés par intelligence artificielle, Meta et X prennent le risque de transformer leurs plateformes en zones de non-droit informationnel.

L’historique récent montre pourtant que les réseaux sociaux ont déjà joué un rôle central dans la diffusion de fausses informations. Que ce soit lors du Brexit dès 2016, ou lors des élections américaines, les fake news se sont multipliées à une vitesse inédite.

Avec la prolifération des deepfakes, ces vidéos ultraréalistes manipulées par IA, associée à la fin du fact-checking, le danger est encore plus grand. Désormais, il sera possible de fabriquer de fausses déclarations attribuées à des responsables politiques ou de créer des vidéos truquées d’événements qui n’ont jamais eu lieu. Dans un contexte pré-électoral en Europe, cette situation inquiète particulièrement les institutions bruxelloises.

Une menace directe pour les démocraties européennes

Si l’Europe a décidé d’agir rapidement, c’est parce que les conséquences sur la démocratie sont immenses. En limitant la transparence et la responsabilité des plateformes, Zuckerberg et Musk laissent proliférer des stratégies de manipulation de l’opinion publique à grande échelle. Ils en ont même une grande influence.

Elon Musk a déjà influencé la campagne américaine en affichant de manière affirmée son soutien à Donald Trump, qui le lui a bien rendu en le nommant à la tête du Département de l’Efficacité Gouvernementale (Department of Government Efficiency, ou DOGE), avec pour objectif de réduire la bureaucratie, les dépenses publique, et de rationaliser les opérations fédérales. Il continue sa lancée en tentant cette fois-ci de s’immiscer dans les élections législatives en Allemagne. Il a apporté explicitement son soutien à l’AfD, le parti d’extrême droite allemand, en participant à une discussion retransmise en directe sur X avec Alice Weidel, dirigeante de l’AfD, une semaine après l’investiture de Donald Trump. Son intervention lors de cette investiture avec un geste stupéfiant pouvant être interprété à un salut nazi, au regard de ce contexte, ne peut pas sembler anodin. Elon Musk n’a cessé depuis plusieurs mois, comme l’a également rappelé Le Monde, « de multiplier les références à l’antisémitisme et à l’idéologie nazie ».

Elon Musk saluant la foule lors de l’investiture de Donald Trump.
Crédit : Christopher Furlong / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP / RTL

La manipulation de l’opinion publique est présente également dans d’autres pays européens, comme par exemple la Roumanie. En effet, lors de l’élection présidentielle de 2024, la Cour Constitutionnelle a annulé le scrutin. La raison : des publicités politiques ciblées sur TikTok ont manipulé des électeurs sans qu’ils en soient conscients. De plus, des rapports des services de renseignement roumains, déclassifiés par la présidence, ont révélé une vaste opération d’influence  menée sur TikTok en faveur du candidat d’extrême droite pro-russe Cãlin Georgescu. Cette campagne impliquait notamment le financement d’influenceurs locaux pour promouvoir ce candidat, ainsi que des faux comptes pour amplifier artificiellement sa popularité.

Ce type d’intervention pourrait se généraliser dans toute l’Europe si les plateformes ne sont pas contrôlées. De nombreux experts s’inquiètent également du rôle croissant de la Chine et de la Russie dans ces campagnes de désinformation. En laissant leurs réseaux sociaux devenir un champ de bataille informationnel, Musk et Zuckerberg ouvrent la porte à des ingérences étrangères massives.

L’Europe va-t-elle contre-attaquer ?

Face à cette escalade, Bruxelles envisage des réponses drastiques. Parmi elles :

  • Des sanctions financières massives contre Meta et X en cas de non-respect du DSA
  • Un renforcement des outils de contrôle et de signalement des contenus illégaux
  • Une meilleure coordination avec les États membres pour surveiller les campagnes de désinformation

La Commission européenne a déjà infligé aux géants de la tech des milliards d’euros d’amendes pour violation des règles de protection des données et de concurrence au cours de ces dix dernières années. Stéphanie Yon-Courtin, eurodéputée française, a d’ailleurs interpellé la présidente de la Commission Ursula von der Leyen, l’appelant à « ne pas trembler sous la pression américaine ».

L’affrontement entre Bruxelles et la Silicon Valley ne fait que commencer, mais il est crucial pour l’avenir de l’information et de la démocratie en Europe. Si Meta et X persistent dans leur stratégie, la régulation européenne devra réagir avec fermeté pour éviter que le continent ne devienne un terrain de jeu pour la manipulation numérique.

Dans ce duel aux enjeux historiques, une question demeure : les régulateurs européens auront-ils les moyens de faire plier cette nouvelle « broligarchie » ?

Selim Amara

Sources

Fact-checking à l’ère des géants de la tech : Elon Musk, Mark Zuckerberg et le futur de la modération de l’information sur les réseaux sociaux

Credit image : Dimitrios Kambouris / Kevin Dietsch / Getty Image

Le monde contemporain évolue sous un déluge d’informations, dont le principal déversoir sont les réseaux sociaux. Des plateformes devenues les autoroutes de la communication globale, où tout circule : le vrai, le faux, et surtout le sensationnel. Mais à mesure que l’instantanéité et les algorithmes s’invitent dans l’équation, une ombre grandit sur le débat public : la prolifération des fausses informations. Vérités alternatives, manipulations subtiles ou intox assumée, peu importe le flacon, pourvu qu’on ait l’illusion.

C’est ici qu’intervient le fact-checking, sentinelle de la vérité qui traque l’info frelatée et redonne aux faits leurs lettres de noblesse. Décrypter, recouper, rétablir : un travail aussi noble qu’ardu, qui se heurte à la dynamique du buzz. Face aux vaisseaux amiraux de l’influence que sont X (ex-Twitter) sous la houlette d’Elon Musk et Meta (Facebook, Instagram) dirigé par Mark Zuckerberg, la modération et la vérification ne pèsent pas toujours bien lourd. Entre liberté d’expression brandie en étendard et monétisation du chaos informationnel, ces géants du numérique façonnent l’espace public selon des logiques difficilement conciliables avec la quête d’une information fiable.

À travers cet article, plongeons dans les coulisses d’un affrontement feutré où la vérité tente de ne pas se faire avaler par l’algorithme.

Elon Musk et la liberté d’expression sans compromis

Depuis son rachat de Twitter en 2022, Elon Musk s’est attelé à un projet ambitieux : transformer la plateforme en une agora numérique où la liberté d’expression tutoie l’absolu. L’idéal est séduisant, mais la réalité est plus chaotique.

X, ex-Twitter, se veut un espace où toutes les voix des plus éclairées aux plus fumeuses peuvent s’exprimer sans entraves. Traduction : adieu la modération stricte, bonjour le grand bain de la controverse. Résultat ? En deux semaines, les tweets antisémites bondissent de 61 %, les insultes racistes explosent de 200 %1. Liberté d’expression, certes. Conséquences, aussi.

Ce virage a donné des sueurs froides aux annonceurs. En un an, les dépenses publicitaires des 30 plus gros annonceurs ont fondu de 42 %2. Le CPM, jadis respectable à 5,77 $, s’écrase à 0,65 $. Greenpeace et une centaine d’ONG ont plié bagage, et même des institutions académiques françaises comme l’École Polytechnique et CentraleSupélec ont déserté X, lassées du règne de la désinformation.

Musk voulait une « place publique numérique ». Il a obtenu un marché aux cris, où la vérité se noie sous le vacarme de l’engagement à tout prix.

« Community Notes » : une modération démocratique… ou un mirage collaboratif ?

Lorsque Elon Musk a mis en avant Community Notes comme remède à la désinformation sur X (ex-Twitter), l’idée avait de quoi séduire : confier aux utilisateurs la tâche d’apporter des corrections aux publications trompeuses. Une approche participative, presque utopique. Mais dans la réalité, la modération par la foule se heurte à des limites qui en réduisent considérablement l’efficacité.

Un contrepoids insuffisant face à la désinformation

Le principe est simple : des contributeurs apportent des annotations censées contextualiser ou corriger les contenus trompeurs. L’objectif ? Rétablir les faits de manière transparente. Mais la mécanique se grippe vite. Selon le Center for Countering Digital Hate (CCDH), 74 % des publications contenant de fausses informations ne sont jamais corrigées par Community Notes. Pire, même lorsque des annotations sont ajoutées, elles peinent à rivaliser avec la viralité du tweet initial, déjà diffusé à grande échelle3.

Un outil vulnérable aux manipulations

Là où l’initiative se voulait neutre et objective, elle devient vite le terrain de jeux d’acteurs aux intérêts divergents. Les groupes organisés s’y infiltrent, biaisant le système à leur avantage. Plutôt qu’un rempart contre la désinformation, Community Notes se transforme en un espace où les corrections sont elles-mêmes contestées, reflétant les fractures idéologiques qui traversent la plateforme.

Un rythme bien trop lent face à l’instantanéité du web

Autre problème majeur : la vitesse. Là où une fake news se répand en quelques heures, une correction via Community Notes met bien plus de temps à être validée. L’information erronée a déjà eu le temps de s’imposer dans l’opinion publique avant même que son caractère trompeur ne soit signalé. Or, sur un réseau où la viralité est reine, la lenteur de réaction condamne l’outil à l’inefficacité4.

Un pari qui exacerbe la fragmentation

En misant sur une correction communautaire plutôt qu’une modération stricte, Musk prolonge sa vision d’un espace où la liberté d’expression s’exerce sans véritable garde-fou. Une vision séduisante sur le papier, mais qui, dans les faits, ne fait qu’accroître la fragmentation informationnelle. Les Community Notes devaient rétablir la vérité, elles deviennent un écho des tensions idéologiques qui traversent la plateforme.

Meta : la vérité sous contrôle ou la modération sous influence ?

Là où Elon Musk prône une liberté d’expression quasi absolue sur X, Mark Zuckerberg adopte une approche plus méthodique sur Meta (Facebook, Instagram). Ici, l’objectif est clair : traquer la désinformation sans étouffer le débat. Pour y parvenir, Meta s’appuie sur un savant mélange de collaborations externes et de technologies d’intelligence artificielle. Un équilibre subtil, mais pas sans controverses.

La modération à coups de fact-checking


Meta ne joue plus en solo. La plateforme a récemment décidé d’arrêter son programme de vérification des faits sur ses applications, mettant fin à ses collaborations avec des organismes comme PolitiFact et FactCheck.org. L’idée initiale était d’étiqueter et limiter la visibilité des publications trompeuses. Pendant la pandémie, ce système avait inondé les publications antivaccins de messages d’alerte et de liens vers des sources fiables. Même stratégie lors des élections brésiliennes5, où Meta a musclé sa lutte contre les fausses nouvelles électorales. Une modération rigoureuse, mais désormais abandonnée au profit d’une autre approche.

L’intelligence artificielle comme outil clé

Meta utilise également des algorithmes sophistiqués pour surveiller et analyser les contenus. Ces outils identifient rapidement les publications potentiellement nuisibles, interrompant leur propagation avant qu’elles ne deviennent virales. Lors des attentats de Christchurch, par exemple, l’IA de Meta6 a permis de supprimer rapidement les vidéos diffusées en direct.

Cependant, ces algorithmes ne sont pas exempts de défauts7. Ils peuvent signaler des contenus satiriques ou humoristiques, ou échouer à identifier certains messages codés. Leur fonctionnement opaque soulève également des questions sur la transparence et la responsabilité des plateformes.

Vérité officielle ou censure déguisée ?

Mais cette approche a ses détracteurs. Certains dénoncent une modération à sens unique, qui privilégierait certaines narrations au détriment d’autres. En 2023, Human Rights Watch8 a recensé plus de 1 050 suppressions de contenus pro-palestiniens sur Facebook et Instagram, renforçant les soupçons d’un biais idéologique. Même chose lors de la pandémie : des publications critiquant certaines politiques sanitaires ont été censurées, relançant le débat sur une vérité officielle imposée par des experts et des entreprises privées.

Ces exemples montrent que l’approche de Meta, bien qu’efficace pour limiter la désinformation, soulève des préoccupations sur la liberté d’expression. Le débat sur la modération des contenus numériques oscille souvent entre deux extrêmes : garantir une information vérifiée tout en respectant la diversité des opinions, ou risquer une forme de censure institutionnalisée. En fin de compte, la stratégie de Meta, fondée sur des partenariats et une technologie de modération sophistiquée, incarne une tentative de trouver un équilibre, mais elle illustre aussi les défis d’une modération perçue parfois comme intrusive.

Liberté ou responsabilité : quel avenir pour l’information en ligne ?

Les stratégies de Musk et Zuckerberg incarnent deux visions opposées du contrôle de l’information. D’un côté, une liberté d’expression quasi absolue, quitte à laisser proliférer la désinformation. De l’autre, une modération rigoureuse, qui peut parfois ressembler à une censure déguisée. Entre engagement économique et responsabilité éthique, les plateformes numériques peinent à trouver l’équilibre parfait.

Vers un modèle hybride

Plutôt que d’opposer ces extrêmes, une approche intermédiaire semble émerger. L’Union européenne a déjà pris les devants avec le Digital Services Act (DSA)9, qui impose aux géants du numérique plus de transparence sur leurs algorithmes et une meilleure gestion des contenus problématiques. Ce cadre juridique vise à responsabiliser les plateformes tout en préservant une liberté d’expression encadrée.

Aux États-Unis, Meta a mis en place un Conseil de surveillance10 composé d’experts indépendants chargés d’examiner les décisions de modération controversées. Ce modèle, qui allie contrôle externe et transparence, pourrait inspirer d’autres initiatives à l’échelle mondiale.

L’intelligence artificielle et la coopération à la rescousse

Plutôt que de laisser la modération à la seule discrétion des plateformes, des initiatives collaboratives émergent. Le Google News Initiative et le projet CrossCheck11 ont prouvé que des efforts conjoints entre médias, ONG et experts pouvaient mieux lutter contre la désinformation. En s’appuyant sur l’intelligence artificielle et la coopération intersectorielle, ces modèles montrent qu’une régulation efficace ne signifie pas forcément une censure excessive.

Former plutôt que censurer

Mais la technologie seule ne suffira pas. L’éducation aux médias devient un enjeu clé pour armer les citoyens face à la manipulation de l’information. En Finlande, ce travail commence dès l’école primaire, où les enfants apprennent à identifier les biais et à vérifier les sources. Résultat : le pays est l’un des plus résilients face à la désinformation en Europe. Une approche qui pourrait inspirer bien d’autres pays.

Ruben LOMBA MINANGA

Sources

  1. https://www.bfmtv.com/tech/twitter-les-insultes-racistes-et-antisemites-en-forte-hausse-depuis-le-rachat-d-elon-musk_AV-202212040111.html ↩︎
  2. https://www.agenceecofin.com/reseaux-sociaux/2001-104693-les-achats-de-publicite-des-30-principaux-annonceurs-de-twitter-ont-baisse-de-42-depuis-son-rachat-par-elon-musk ↩︎
  3. https://www.socialmediatoday.com/news/reports-find-community-notes-failing-address-misinformation-x-formally-twitter/731558/ ↩︎
  4. https://dl.acm.org/doi/10.1145/3686967 ↩︎
  5. https://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/fin-du-fact-checking-chez-meta-le-bresil-estime-cette-decision-mauvaise-pour-la-democratie-20250108 ↩︎
  6. https://www.actuia.com/actualite/meta-ai-devoile-une-technologie-dia-pour-ameliorer-la-moderation-sur-facebook-et-instagram/ ↩︎
  7. https://siecledigital.fr/2024/12/05/meta-admet-une-moderation-excessive-de-contenu-sur-ses-reseaux/ ↩︎
  8. https://www.hrw.org/report/2023/12/21/metas-broken-promises/systemic-censorship-palestine-content-instagram-and ↩︎
  9. https://freedomhouse.org/article/eu-digital-services-act-win-transparency ↩︎
  10. https://www.oversightboard.com/ ↩︎
  11. https://blog.google/outreach-initiatives/google-news-initiative/fact-checking-french-election-lessons-crosscheck-collaborative-effort-combat-misinformation/ ↩︎
ModérationNumérique Désinformation MédiasSociaux LibertéDexpression FactChecking

Cinéphilie, gamification et prestige social, comment Letterboxd nous incite à voir plus de films

Le 8 janvier dernier, la communauté néo-cinéphile était en ébullition à l’idée de recevoir les rétrospectives personnalisées Letterboxd, le réseau social aux 15 millions d’utilisateurs permettant de partager les films que l’on voit. Sur le même modèle que Spotify, Letterboxd propose un retour sur l’année écoulée, nous dévoilant nos statistiques de consommation. La sentence est tombée, j’ai vu 381 films, ce qui me place deuxième dans mon groupe d’amis. Deuxième derrière mon ami sans activité, belle performance. Mais ex-aequo avec mon compagnon, cinéphile lui aussi, de quoi sortir de cette compétition sans mauvais perdant. Compétition, oui. Cet été, quelques jours avant que je parte en vacances pendant une semaine, il m’annonçait “ Je vais pouvoir te rattraper sur Letterboxd”. Horreur ! Il avait osé briser le tabou suprême de la communauté cinéphile : nous scrutons les compteurs Letterboxd des autres. Si j’affichais une attitude détachée, je n’en étais pas moins inquiet. Je comblais ma cinéphilie encore naissance par une boulimie de films qui m’avait permis de prendre une dizaine de points (mince, films !) d’avance par rapport à mon groupe d’amis. Je m’empresse donc de télécharger deux films sur Mubi pour les regarder dans le train…

https://twitter.com/letterboxd/status/1877059202473972216

Il y a ici quelque chose de paradoxal. Le cinéma est un art correspondant à la vision des réalisateurs, auteurs et autres personnes permettant de créer les films. Par essence, l’art devrait être détaché de toute idée de productivité. On ne le consomme pas, on le vit et on le ressent. Comment ce réseau social, destiné à un public de cinéphiles conscients de la dimension artistique et culturelle des films, nous incite-t-il à voir toujours plus films ?

La gamification comme mécanisme incitatif

Ce n’est pas un hasard si mes amis et moi nous y livrons à une compétition silencieuse. Letterboxd nous y incite en intégrant des éléments de gamification 1: des mécanismes de jeu qui favorisent l’engagement. 

Cette stratégie passe par la mise à disposition de statistiques. Quantifier la consommation d’un utilisateur, c’est lui faire prendre conscience de comment il agit, et l’inciter à modifier son comportement. En rendant ces données publiques, on lui donne l’opportunité de se comparer aux autres et donc d’entrer dans une compétition. Il y a donc le score de films vus, affiché directement sur le profil des utilisateurs. On y voit à la fois le nombre total de films visionnés, et le nombre de films vus durant l’année. Cette logique de score s’applique également de manière plus classique avec le système de likes. Les critiques les plus likées sont mises en avant, sur la page du film et sur le profil de l’utilisateur. On peut également aimer les différentes listes et classements créés.

Ces listes sont l’incarnation d’un autre mécanisme de gamification : relever des défis. La plus populaire, Official Top 250 Narrative Feature Films, regroupe les 250 films les mieux notés sur la plateforme. Bien que créée par un utilisateur classique, elle est largement relayée par Letterboxd et directement accessible depuis sa page de recherche. Voir ces 250 films, majoritairement considérés comme « classiques », représente le défi suprême pour les cinéphiles. Un pourcentage de progression est affiché, pour rappeler à chacun où il se situe dans cette mission. Ce pourcentage s’affiche également sur les pages d’acteur ou de réalisateur, transformant la filmographie de tous ces artistes en quête à accomplir.

Mais la gamification atteint son paroxysme avec la rétrospective de l’application. On y retrouve le score définitif de films vus lors de l’année, le temps consacré au visionnage de films ou encore le réalisateur et l’acteur les plus vus. Se crée alors un facteur d’identification pour les utilisateurs, qui peuvent se regrouper lorsqu’ils ont des statistiques communes (mes proches cités précédemment et moi-même partageons Chantal Akerman comme réalisatrice la plus vue, quelle union !). La rétrospective nous offre aussi les Diary Milestones, les paliers de visionnages tous les 50 films vus, de quoi nous rappeler le système de niveaux des jeux vidéo.

Il serait cependant trop facile d’attacher le succès de Letterboxd à de simples mécanismes incitatifs. Ils y participent sans doute, mais interviennent auprès d’une population dont le visionnage de film est codifié et lié à des normes sociales.

Capture d’écran du Letterboxd Wrapped 2024 de l’utilisateur @louis_crtti

Cinéma et prestige social

La première étape d’édition d’un compte, c’est le choix de ses 4 films préférés. C’est le cœur du profil de l’utilisateur, le premier élément qui apparaît. C’est en voyant ce top qu’on comprend quel cinéphile un utilisateur est. Se met alors en place une difficile curation : comment illustrer ses goûts et prouver son éclectisme avec seulement quatre films ? Parce que le nouveau cinéphile a compris que c’était cette capacité à regarder différents genres de films qui lui procurait du prestige. Le sociologue Richard A. Peterson met cette notion d’éclectisme au cœur de ces recherches2. Exit Bourdieu et sa consommation de culture légitime comme simple vecteur de distinction sociale3. Désormais, les élites se distinguent par un omnivorisme, une capacité à apprécier des objets culturels issus de courants différents. N’est plus in le film-bro qui se cantonne aux films de Scorcese et Coppola, ni l’intellectuel du quartier latin qui regarde en boucle les films de la Nouvelle Vague. Oui, il faut avoir vu la trilogie Le Parrain et Le Mépris, mais pas seulement ! On valorise ceux qui diversifient leurs visionnages, on jalouse celui qui a trouvé LE film étranger indépendant qui n’a bénéficié d’aucune campagne de promotion. Bourdieu, que l’on ne va finalement pas mettre de côté si vite, nous parlait déjà de ce double choix entre distinction et intégration. On se conforme aux normes du champs social cinéphile en ayant vu les grands classiques, puis on s’en distingue en trouvant le moyen de voir ce que les autres n’ont pas vu pour devenir un consommateur précurseur. Dans les deux cas, on cherche à acquérir un capital symbolique, un prestige social.

Une cinéphilie à l’épreuve des nouvelles technologies

En nous basant sur les travaux de l’historien du cinéma Thomas Elsaesser et de leur reprise par le professeur à l’Université des Arts de Londres David McGowan, nous serions actuellement dans une forme de cinéphilie 3.0. Ce qu’Elsaesser appelait cinephilia take one4 (première cinéphilie) correspond à une pratique liée aux salles de cinéma, seul endroit où l’on pouvait voir des films. Ils ne sont donc pas possédés par leurs spectateurs, qui dépendent d’une programmation. Le cinéma est une expérience collective : on voit le film aux côtés d’autres spectateurs, puis on en discute dans les cafés, centres névralgiques de la critique. Arrivent les années 1980 et les VHS. Puis, une vingtaine d’années plus tard, les DVD. Sans abandonner l’expérience de la salle qui reste encore très importantes, les cinéphiles se tournent vers une consommation individuelle, chez eux. Désormais, on possède les films et on ne dépend plus de la programmation des diffuseurs. C’est la cinephilia take two. Ces deux états de la cinéphilie ont été définis en 2005, à une époque où les nouvelles technologies n’ont pas encore révolutionné les méthodes de diffusion. C’est là qu’intervient David MacGowan, qui, en 2024, propose une c5inephilia take three, orientée autour des SMAD. Les consommateurs font face à deux problèmes : l’accessibilité et la possession. Les films ne sont plus totalement possédés et donc constamment accessibles, mais dépendent à nouveau d’une programmation d’un diffuseur. Un paradoxe à une époque de la sur-disponibilité. Un aspect non traité de la cinéphilie 3.0 par David MacGowan est le degré de collectivité de l’expérience. Tout comme les supports physiques, les plateformes font partie du home entertainment, le divertissement à domicile. L’expérience reste, dans la prolongation de la cinephilia take two, individuelle. C’est là que Letterboxd intervient. En tant que réseau social, Letterboxd peut être un vecteur d’une nouvelle expérience cinéphile collective, qui pallierait le problème d’individualité de la consommation de films en streaming. On suit d’autres personnes, on lit et commente leurs reviews : on interagit. De manière plus générale, les réseaux sociaux, les blogs, forums et internet sont, depuis leur création, des lieux de partage de l’expérience cinéphile. Avant même l’arrivée du World Wide Web, existait sur Usernet en 1990 la base de données rec.arts.movies, qui deviendra plus tard IMDB6. Letterboxd serait alors l’aboutissement de cette appropriation de la technologie. En permettant à ses utilisateurs de retrouver tous les films qu’ils ont vus, la plateforme permet également de constituer une bibliothèque numérique et donc de créer une nouvelle forme de possession de ces films.

Ainsi, les mécanismes de gamification mis en place sur Letterboxd fonctionnent car son public est déjà enclin à voir un grand nombre de films. La gamification n’est qu’un mécanisme d’entretien de la plateforme, mais pas de captation d’utilisateurs. Le système de score de films vus ne pourrait être que le reflet de cet éclectisme valorisé au sein de ce groupe social. On voit beaucoup de films car on doit se construire un capital solide, que l’on entretiendra en cherchant de nouveaux chefs d’œuvre. Me voilà déculpabilisé, ma cinéphilie n’est pas vide de toute dimension artistique, bien au contraire ! En 2025 je débloquerai donc le pallier des 350 films vus.

MAILLE Louis

Sources:

  1. Duarte, A. et Bru, S. (2021). La boîte à outils de la gamification. https://doi.org/10.3917/dunod.duart.2021.01. ↩︎
  2. Peterson, R. A. (2004). Le passage à des goûts omnivores : notions, faits et perspectivesSociologie et sociétés36(1), 145–164. https://doi.org/10.7202/009586ar ↩︎
  3. Bourdieu, Pierre. La Distinction. Critique sociale du jugement. Paris, Les Éditions de Minuit, 1979. ↩︎
  4. Elsaesser, Thomas: Cinephilia or the Uses of Disenchantment. In: Valck, Marijke de;Hagener, Malte: Cinephilia. Movies, Love and Memory. Amsterdam: Amsterdam University Press 2005, S. 27-43. DOI: 10.25969/mediarep/11988. ↩︎
  5. McGowan, David. (2023). Cinephilia, take three?: Availability, reliability, and disenchantment in the streaming era. Convergence: The International Journal of Research into New Media Technologies. 30. 10.1177/13548565231210721. ↩︎
  6. Prat, Nico. Il y a 20 ans, IMDb voyait le jour. Rockyrama. ↩︎

Stockton, Mia. Letterboxd’s Spotify Wrapped for films. The Bubble, 12 décembre 2024.

Elon Musk et Donald Trump : Une alliance qui redéfinit le discours politique en ligne


L’ère numérique a profondément transformé la communication politique, et peu de figures illustrent mieux cette mutation qu’Elon Musk et Donald Trump. En prenant le contrôle de Twitter (désormais X), Musk a bouleversé les règles du jeu médiatique, en mettant en avant une conception radicale de la liberté d’expression. Son alliance de plus en plus évidente avec Trump, figure emblématique du populisme américain, suscite des interrogations majeures sur l’avenir du discours politique en ligne et ses conséquences sur la démocratie. Cette dynamique a des répercussions bien au-delà des États-Unis, notamment en Europe, qui tente de se positionner comme un rempart face à cette montée en puissance des discours polarisants et de la désinformation.


Elon Musk et sa vision de la « liberté d’expression »

L’acquisition de Twitter par Elon Musk en octobre 2022 pour 44 milliards de dollars a marqué un tournant dans l’histoire des réseaux sociaux. Se définissant comme un « absolutiste de la liberté d’expression », Musk a rapidement mis en œuvre des réformes radicales : dissolution des équipes de modération, réintégration de comptes bannis, dont celui de Donald Trump, et suppression de nombreuses restrictions sur le contenu.

Toutefois, cette vision idéalisée d’un espace d’expression libre s’est rapidement heurtée à la réalité. Si Musk a prôné une plateforme ouverte à tous, il n’a pas hésité à suspendre des journalistes critiques et à favoriser un climat propice à la diffusion de fausses informations. Son approche sélective de la liberté d’expression, oscillant entre idéalisme libertarien et intérêts économiques, a provoqué une montée des discours polarisants et une multiplication des controverses. Une étude de l’Arxiv a montré que les comptes diffusant des informations erronées ont vu leur portée considérablement augmentée après l’acquisition de Twitter par Musk.

Musk semble s’inspirer de la pensée de John Stuart Mill sur la liberté d’expression, en particulier de son principe selon lequel la confrontation des idées permet de révéler la vérité. Mill défendait un espace de débat ouvert où toutes les opinions pouvaient être exprimées afin de favoriser l’épanouissement intellectuel et démocratique. Cette approche se retrouve dans la philosophie de Musk, qui rejette toute forme de censure au nom de la diversité des points de vue et du droit de chacun à s’exprimer librement.

Seulement pour Mill il existe des limites, notamment lorsque la « liberté d’expression » incite directement à la violence (et non à la haine), ici la critique est acceptable de lors qu’elle ne nuit pas à autrui. La question prédominante de notre débat serait donc : à quelle moment les paroles (sur les réseaux sociaux) deviennent des actes ou non ?


L’émergence du duo Musk/Trump pendant la campagne présidentielle

L’alliance entre Trump et Musk s’est consolidée au fil de la campagne présidentielle américaine de 2024. Ce rapprochement repose sur une stratégie commune : mobiliser leur base de « followers » en exploitant au maximum les réseaux sociaux. En effet, X et Truth Social, la plateforme de Trump, ont joué un rôle clé dans la diffusion massive de contenus visant à discréditer les institutions américaines et à renforcer le sentiment d’injustice parmi les électeurs conservateurs.

Musk, bien que n’occupant pas de poste officiel dans l’administration Trump, est devenu un conseiller influent, notamment sur les questions de dérégulation et de réduction des dépenses fédérales. Ses prises de position politiques se sont multipliées, allant jusqu’à attaquer des dirigeants étrangers et à soutenir des partis d’extrême droite en Europe.

Cette rupture avec le cadre institutionnel traditionnel n’est pas seulement une stratégie électorale ; elle traduit un repositionnement plus profond du débat politique américain. En misant sur la fragmentation et l’indignation permanente, Trump et Musk ont créé un écosystème informationnel où la confrontation directe et le sensationnalisme priment sur la réflexion et l’analyse.


La polarisation du discours et la banalisation des fake news

L’impact de l’alliance Musk-Trump sur le débat public est considérable. La politique de modération allégée de X a ouvert la porte à une explosion des contenus polémiques, des théories du complot et des fausses informations. Selon une étude de NewsGuard, 74 % des contenus les plus viraux lors du conflit entre Israël et le Hamas provenaient de comptes certifiés payants sur X, mettant en évidence les effets pervers de la nouvelle politique de la plateforme.

Trump et Musk ont compris que la provocation et la polarisation captivent l’attention. En inondant l’espace médiatique de déclarations controversées et en attaquant les médias traditionnels, ils ont contribué à la défiance croissante envers les institutions démocratiques et journalistiques. Cette approche, si elle leur est politiquement et économiquement bénéfique, menace le fondement même du débat démocratique en instaurant une guerre permanente de l’information où la vérité devient secondaire au profit du sensationnel.


L’Europe comme « bouclier » face au duo Trump-Musk

Face à cette montée en puissance du discours populiste et de la désinformation, l’Union européenne tente d’adopter une posture défensive. La mise en place du Digital Services Act (DSA) vise à encadrer les plateformes numériques et à responsabiliser leurs propriétaires quant à la diffusion de contenus nocifs. Toutefois, la tâche est ardue, car Musk a ouvertement rejeté les contraintes réglementaires européennes, retirant X du Code de bonnes pratiques contre la désinformation.

L’Europe est directement ciblée par cette offensive idéologique. Musk et Trump ont critiqué les gouvernements européens pour leurs politiques de régulation et de taxation des géants de la tech. Par ailleurs, le soutien affiché de Musk à des figures politiques européennes populistes, telles qu’Alice Weidel en Allemagne, figure de l’AfD, accentue les tensions entre l’Europe et la droite radicale transatlantique.

Certains États membres, comme la Belgique et l’Allemagne, réagissent en menaçant X de sanctions financières sévères en cas de non-respect des réglementations européennes. Une enquête étant en cours pour évaluer comment X amplifie certains contenus et s’il respecte les obligations de transparence imposées par le DSA. Mais la division persistante entre les pays de l’UE et la dépendance économique à l’égard des technologies américaines compliquent la riposte. L’enjeu est de taille : laisser Musk et Trump imposer leur vision du monde numérique, ou affirmer un modèle européen fondé sur la transparence, la responsabilité et la lutte contre la désinformation.

L’un des défis majeurs de l’Europe réside dans sa capacité à faire appliquer ses réglementations. Des enquêtes menées par la Commission européenne sur les pratiques de modération de X ont mis en évidence des failles dans l’application des règles européennes.

La montée de la polarisation et des fake news plonge le peuple dans un état émotionnel intense, favorisant une désignation simpliste de boucs émissaires. Ce phénomène s’inscrit dans un cycle bien documenté de la violence des émotions collectives, étudié par René Girard. Or, cet état d’esprit, largement véhiculé par les réseaux sociaux, va à l’encontre des principes fondateurs des démocraties européennes, qui reposent sur le droit international, la reconnaissance des frontières et des nations, ainsi que sur des régulations juridiques et institutionnelles garantissant une alternative à la loi du plus fort.

Ces principes fondateurs sont fragiles face à la violence émotionnelle des contenus, qui l’emportent souvent sur la rationalité humaine. En effet, les peuples européens n’ont pas toujours conscience de la richesse de ces constructions, régulatrices de la paix en Europe depuis ces 80 dernières années.

Cependant, cette régulation s’annonce difficile pour une Europe politiquement et économiquement affaiblie, ainsi que militairement vulnérable, qui risque ainsi de peiner à s’imposer face aux grandes puissances concurrentes.

Commission européenne, Bruxelles


Conclusion : un modèle de gouvernance en péril ?

L’ascension du duo Trump-Musk soulève des questions cruciales sur l’avenir du discours public et des régulations numériques. En fusionnant leurs influences politiques et économiques, ils ont redéfini les contours du débat démocratique, privilégiant la confrontation et la viralité aux dépens de la véracité et de la délibération rationnelle.

L’Europe, consciente des dangers posés par cette nouvelle ère de communication politique, tente d’opposer une résistance institutionnelle et juridique. Cependant, l’ampleur de l’influence de Trump et Musk, combinée à l’absence d’un front uni au sein de l’UE, rend la tâche difficile.

Renforcer les cadres réglementaires, encourager une transparence accrue des plateformes et promouvoir une éducation aux médias sont autant de leviers à explorer pour limiter l’impact de cette nouvelle ère du débat public.

Julien BOULOC

Sources

Marketing du cinéma d’horreur : les stratégies des distributeurs indépendants américains

Le cinéma d’horreur a occupé une place importante en 2024, avec des films comme Longlegs, The Substance, Nosferatu ou encore Immaculée. Ces titres ont fait sensation au box-office indépendant, séduisant un public en quête de récits singuliers.

Image libre de droits, faite par IA

Ce genre, plus que jamais, continue d’attirer un jeune public fidèle et passionné. En 2023, les 15-24 ans représentaient plus de 40% des entrées de La Nonne : La Malédiction de Sainte-Lucie (1,15 million d’entrées). Ils ont également dominé l’audience de Five Nights at Freddy’s (45,7 %), L’Exorciste : Dévotion (44,2 %) ou encore Saw X (41,4 %)1. Cette tranche d’âge constitue une audience clé pour les distributeurs et les annonceurs.

Les films d’horreur, et en particulier les films d’horreur indépendants, offrent l’opportunité unique de toucher ce public difficilement accessible par d’autres canaux. Jennifer Friedlander, vice-présidente senior chez Screenvision, et Mike Rosen, directeur des revenus chez National CineMedia, expliquent que le genre de l’horreur est particulièrement adapté pour capter l’attention des jeunes « cord-cutters » adeptes du contournement publicitaire. La salle de cinéma devient alors un espace idéal pour diffuser des messages ciblés à ce public, de manière bien plus efficace que sur les médias traditionnels ou numériques : sur le grand écran, les publicités ne peuvent pas être facilement ignorées.2

Mais encore faut-il attirer ce public en salles. Pour cela, les efforts marketing sont essentiels. Comme le souligne Jason Blum, fondateur de Blumhouse : « Le succès d’un film, c’est 50 % sa qualité, 50 % le marketing ».3

En 2024, le plus grand succès du cinéma d’horreur était A Quiet Place: Day One, réalisé par Michael Sarnoski et produit et distribué par Paramount Pictures. Avec un box-office mondial de 261 millions de dollars pour un budget de 67 millions, le film s’impose également comme le plus grand succès horrifique en termes d’entrées aux États-Unis4, mais aussi en France5. Si le budget marketing n’est pas public, les équipes ont concentré leurs efforts sur des campagnes médias, et ont largement capitalisé sur la popularité de la franchise. Nous avons également pu observer des actions marketing plus innovantes, comme des tags « Don’t Talk » ou « Stay Quiet » dans la ville de New-York.

Et du côté des indépendants ?

Si l’on s’éloigne des productions des grands studios, on remarque que le cinéma indépendant s’impose de plus en plus sur la scène horrifique, et qu’il propose des campagnes marketing souvent plus risquées et provocantes. Longlegs, réalisé par Oz Perkins, avec Maika Monroe et Nicolas Cage, en est l’un des exemples les plus parlants. Troisième plus grand succès du genre aux États-Unis en 20246, il est distribué par Metropolitan Filmexport en France et par NEON aux États-Unis.

Le succès marketing de Longlegs

Dès le départ, NEON a pris le parti d’une campagne minimaliste et intrigante. Les premiers teasers ne livrent aucun détail sur l’intrigue, le casting ou même le réalisateur : ils laissent le public dans l’ignorance totale de l’histoire. Mieux encore, le studio fait le choix audacieux de ne pas dévoiler immédiatement le look si distinctif de Nicolas Cage, alors qu’il aurait pu être un argument promotionnel évident.

NEON a également investi dans des affiches et des panneaux publicitaires : la plupart se limitent à des images du film montrant des scènes choquantes hors contexte, accompagnées uniquement du titre et des noms des acteurs en lettres rouges. Mais l’élément le plus marquant et le plus viral reste un panneau publicitaire installé à Los Angeles : une image qui donne un aperçu de Nicolas Cage, un numéro de téléphone inquiétant (intégrant le fameux « 666 ») qui a pour messagerie la voix effrayante de l’acteur, et… rien d’autre. Ni titre, ni date de sortie. Une stratégie qui rappelle les campagnes digitales de Cloverfield ou The Blair Witch Project, où le mystère alimente des théories virales imaginées par les fans.

Le pari de NEON est plus que réussi. La bande-annonce de Longlegs cumule plus de 17 millions de vues sur YouTube, et le film a généré plus de 125 millions de dollars au box-office mondial7. Avec ce succès, NEON prouve une nouvelle fois sa maîtrise du marketing de l’horreur, et s’affirme comme un concurrent de taille face à A24, leader incontesté du renouveau de « l’horreur d’auteur »8.

A24, figure exemplaire du marketing

Si A24 a marqué le cinéma d’horreur avec des films cultes comme Midsommar ou Hérédité, son influence dépasse largement le genre. Depuis 13 ans, le studio redéfinit le paysage du cinéma indépendant américain en imposant une identité forte : offrir aux cinéastes une liberté artistique totale et s’affranchir des stratégies marketing conventionnelles.

C’est en 2012 que Daniel Katz, David Fenkel et John Hodges décident de fonder leur propre studio, A24 Films, un nom inspiré de l’autoroute italienne sur laquelle Katz se trouvait lorsqu’il a eu l’idée de ce projet. Passionnés par le cinéma indépendant des années 90, ils souhaitent replacer les réalisateurs au cœur de la création, et proposer des stratégies marketing inédites et innovantes.9

Pour promouvoir Hérédité (2018), A24 a mis le personnage de Charlie au centre du marketing du film : son regard menaçant envahissait les affiches, une bande-annonce lui était entièrement consacrée, et une boutique Etsy vendait ses poupées. Cette approche a donné l’illusion que Charlie était le coeur du projet, alors que ce personnage meurt au début du film. Cette campagne a donc créé un twist qui a enflammé les réseaux sociaux et suscité un fort engagement.10

Et pour promouvoir Heretic, leur plus grand succès de 202411, A24 a sorti des bougies parfumées à la tarte aux myrtilles, et a diffusé des annonces de personnes disparues à l’aéroport de Salt Lake City (la capitale mondiale des Mormons), demandant : « Que sont devenus Paxton et Barnes ? ».12

Branding et merchandising

A24 est devenu bien plus qu’un simple studio de cinéma, c’est une véritable marque. Le studio a réussi à créer un véritable événement autour de chaque sortie : le label A24 est devenu synonyme d’un style particulier et unique, au point qu’il n’est pas rare de voir des spectateurs se rendre au cinéma simplement pour « voir un film A24 »13. L’engagement du public est puissant : les fans écoutent le podcast A24, et achètent des produits dérivés en tout genre, des t-shirts A24 aux parapluies, savons, gourdes, et même au scotch.

Le merchandising autour des films devient de plus en plus créatif. Pour la sortie de The Substance, un body-horror de Coralie Fargeat, MUBI et SCRT ont lancé les faux kit « The Substance Activator Nalgene », des gourdes inspirées du film, qui promettent ironiquement de « produire une version plus jeune et meilleure de vous-même ».13

Une plus forte propension au risque

Nous l’avons compris : les distributeurs indépendants prennent souvent plus de risques que les grands studios dans leurs stratégies marketing. Terrifier 3 en est un parfait exemple. Avec un budget de production de 2 millions de dollars et une enveloppe marketing limitée à 500 000 dollars15, le film a pourtant généré 80 millions de dollars au box-office16, notamment grâce à une décision controversée prise par Cineverse, le studio derrière le film.

Cette décision audacieuse ? Sortir le film sans classification officielle sur le marché américain. Cineverse n’est pas un studio traditionnel ni un distributeur classique : il peut prendre des risques que les grandes majors n’oseraient pas. Un pari qui a marché : cet aspect « interdit sans l’être » a attiré le public en salles.

Le succès de Terrifier 3 repose aussi sur une stratégie publicitaire hyper-ciblée, loin des médias nationaux traditionnels. Cineverse, le studio derrière le film, a misé sur des plateformes spécialisées comme le site Bloody Disgusting, ses podcasts dédiés à l’horreur, ou encore la chaîne FAST Screambox. Et grâce à c360, sa technologie publicitaire propriétaire, il a pu atteindre son public sur plusieurs plateformes.17

Le marketing de l’horreur de demain

Les distributeurs indépendants ont pris l’habitude d’adopter des stratégies marketing audacieuses et originales pour promouvoir leurs films d’horreur, misant souvent sur des approches digitales et immersives. Depuis Blair Witch, il est devenu évident que le mystère entourant un film d’horreur est un élément clé pour générer de la viralité sur internet. Et l’avantage de ces campagnes, soutenues par le bouche-à-oreille via les réseaux sociaux, réside aussi dans leur capacité à toucher un public international. Ainsi, les efforts marketing d’un distributeur américain bénéficient également aux distributeurs d’autres régions.

Cependant, si trop de films d’horreur choisissent de miser uniquement sur le mystère et la viralité, il est possible que le public perde peu à peu son intérêt pour ce type de campagne. Dans ce contexte, il sera intéressant de voir comment le marketing de l’horreur saura se réinventer dans les années à venir, pour continuer à surprendre sans être redondant.

BLOT Juliette.

  1. Centre National du Cinéma et de l’Image Animée. “Bilan 2023 du CNC.” CNC, 2024, https://www.cnc.fr/professionnels/etudes-et-rapports/bilans/bilan-2023-du-cnc_2190717. ↩︎
  2. Sheena, Jasmine. “Advertisers are targeting horror-loving younger audiences in theaters.” Marketing Brew, 2024, https://www.marketingbrew.com/stories/2024/10/10/advertisers-are-targeting-horror-loving-younger-audiences-in-theaters. ↩︎
  3. Léger, François. “Jason Blum : Le succès d’un film, c’est 50 % sa qualité, 50 % le marketing.” Premiere, 2023, https://www.premiere.fr/Cinema/News-Cinema/Jason-Blum-Le-succes-d-un-film-cest-50–sa-qualite-50–le-marketing. ↩︎
  4.  “Box Office Performance for Horror Movies in 2024.” The Numbers, https://www.the-numbers.com/market/2024/genre/Horror. ↩︎
  5. AlloCiné. “Box Office du film Sans un bruit: jour 1.” AlloCiné, https://www.allocine.fr/film/fichefilm-287892/box-office/. ↩︎
  6.  “Box Office Performance for Horror Movies in 2024.” The Numbers, https://www.the-numbers.com/market/2024/genre/Horror. ↩︎
  7.  “Box Office Performance for Horror Movies in 2024.” The Numbers, https://www.the-numbers.com/market/2024/genre/Horror. ↩︎
  8.  Hart, Nick. “‘Longlegs’: A Masterclass in Horror Movie Marketing.” Medium, 2024, https://medium.com/counterarts/longlegs-a-masterclass-in-horror-movie-marketing-43987eb0b53e. ↩︎
  9.  Issart, Emilie. “A24, le studio de production qui a renversé Hollywood.” Radio France, https://www.radiofrance.fr/mouv/a24-le-studio-de-production-qui-a-renverse-hollywood-9918830. ↩︎
  10. Sharf, Zack. “‘Hereditary’ Shocker: A24’s Brilliant Marketing Is Responsible For the Best Horror Movie Twist in Years.” Indie Wire, 2018, https://www.yahoo.com/entertainment/hereditary-shocker-a24-brilliant-marketing-203106053.html. ↩︎
  11.  “Box Office Performance for Horror Movies in 2024.” The Numbers, https://www.the-numbers.com/market/2024/genre/Horror. ↩︎
  12. Sondermann, Selina. “Heretic | Movie review – The Upcoming.” The Upcoming, 28 October 2024, https://www.theupcoming.co.uk/2024/10/28/heretic-movie-review/. ↩︎
  13. Danvers, Gia. “A Brand Will Build You Up: A24.” Medium, 2023, https://medium.com/illumination/a-brand-will-build-you-up-a24-1a6707d5551. ↩︎
  14. “THE SUBSTANCE CAPSULE IN COLLABORATION WITH MUBI.” SCRT®, 2024, https://scrt.onl/fr/blogs/journal/the-substance-capsule-in-collaboration-with-mubi. ↩︎
  15. Allo Ciné. “Terrifier 3.” ALLOCINE, https://www.allocine.fr/film/fichefilm-310139/box-office/. ↩︎
  16.  Welk, Brian. “‘Terrifier 3’ Made $80 Million. Marketing Cost: $500,000. Here’s How.” IndieWire, 2024, https://www.indiewire.com/news/business/cineverse-marketing-terrifier-3-500000-1235065407/. ↩︎
  17.  Welk, Brian. “‘Terrifier 3’ Made $80 Million. Marketing Cost: $500,000. Here’s How.” IndieWire, 2024, https://www.indiewire.com/news/business/cineverse-marketing-terrifier-3-500000-1235065407/. ↩︎

Payer pour consommer : comment les plateformes se sont imposées face au piratage et au streaming illégal ?

Le piratage de contenus culturels protégés et le streaming illégal ont été la norme pendant près de deux décennies. En 2023 pourtant, 75 % des Français seraient abonnés à un service payant de vidéo et de musique (Arcom). Comment un tel renversement des pratiques de consommation de biens culturels a-t-il pu arriver ? Montez à bord de la DeLorean, aux prémices d’Internet, pour comprendre comment les pirates ont disparu de nos écrans.

L’âge d’or du piratage et du streaming illégal

À la fin des années 1990, avec l’avènement d’Internet, le piratage de biens culturels voit le jour. Internet inaugure une nouvelle ère d’accès à l’information, permettant la numérisation des contenus culturels et bouleversant leurs modes de consommation. Vers la fin de cette décennie, les réseaux P2P (pair-à-pair) apparaissent. Ils permettent aux utilisateurs de partager et de télécharger des fichiers protégés par la propriété intellectuelle via la connexion mutuelle d’ordinateurs, sans passer par un serveur centralisé. Cette architecture décentralisée rendait le contrôle difficile pour les autorités et les ayants-droits. Napster, pionnier du P2P, lancé en 1999, a grandement facilité le partage et le téléchargement illégal de fichiers musicaux.

Grâce aux améliorations du débit Internet et à la compression des fichiers, le streaming se développe ensuite. Cette méthode permet de consommer du contenu sans le télécharger. Finies les heures d’attente pour télécharger un film et libérer de l’espace sur son disque dur. La spontanéité de la consommation à la demande séduit les utilisateurs, et le streaming illégal explose au début des années 2000. Les sites prolifèrent dans tous les domaines : cinéma, séries, musique, évènements sportifs.

Internet remet en cause le modèle économique de l’industrie de la propriété intellectuelle en rendant les copies numériques des biens protégés gratuites et accessibles. Les dégâts sont conséquents : les revenus mondiaux de l’industrie musicale ont diminué de 50 % de 2000 à 2010 (Statista). En 2008, on estime que 95 % de la musique numérique provenait du piratage (IFPI).

Une première riposte : la réglementation

Face à un tel cataclysme pour les industries culturelles, un encadrement légal du téléchargement et de la consommation illicite de contenus culturels s’est développé vers la fin des années 2000. En France, la loi HADOPI est votée en 2009. Pour protéger les œuvres soumises à la propriété intellectuelle, elle a instauré un système de « riposte graduée » envers les contrevenants, allant des avertissements aux sanctions de plus en plus sévères, jusqu’à l’amende. Cependant, cette loi a été difficilement applicable en raison de la complexité de traçage des serveurs illégaux, et l’HADOPI a souvent été qualifiée d’échec.

Deux cas d’école : Spotify et Netflix

Ainsi, dans un contexte où les industries culturelles traditionnelles peinent à s’adapter aux nouveaux modes de consommation imposés par la numérisation, ce sont surtout des entrepreneurs visionnaires qui vont réussir à lancer le modèle qui deviendra la nouvelle norme : les plateformes.

Daniel Ek et Martin Lorentzon lancent Spotify en 2008 afin de rendre disponible un large catalogue musical tout en garantissant la rémunération des ayants-droits. Spotify leur promet un partage des revenus provenant de la publicité et des abonnements. La plateforme repose sur le modèle de l’économie de l’attention : les utilisateurs, habitués à la gratuité du téléchargement illégal, conservent cette impression de gratuité de la consommation en étant soumis à de la publicité.

Mais au-delà de cette absence de coût initial, Spotify se distingue par une expérience d’écoute novatrice, grâce à une interface intuitive et ergonomique.  Les utilisateurs ont accès à de nombreuses fonctionnalités : la création de leurs propres playlists, un système de recherche facilité, et surtout des recommandations personnalisées en fonction des goûts personnels et des similitudes avec d’autres utilisateurs. Cette combinaison d’accessibilité et de personnalisation fait rapidement de Spotify une plateforme incontournable. Le succès de Spotify tient également à son modèle freemium, permettant de payer un abonnement pour accéder à des options avancées : écoute hors connexion et absence de publicité pour des tarifs avantageux.

Netflix est quant à elle la plateforme qui révolutionnera le streaming vidéo. Alors même qu’elle n’était à l’origine qu’un service de location de DVD par correspondance, elle a mis en place des systèmes qui ont posé les bases du succès de nos plateformes de streaming actuelles : un abonnement illimité « All you can watch » à 19,95 $ dès 2000, une « watchlist » permettant de prédire les locations futures, et surtout un système de recommandations personnalisées, « Cinematch », initialement conçu pour réguler les choix de location. Lorsqu’elle se lance dans la vidéo à la demande en 2007, Netflix parvient à intégrer ces innovations afin d’offrir une expérience de visionnage unique, qui lui permet de conserver sa base de clients existante tout en séduisant progressivement des millions de nouveaux abonnés.

Si Netflix a réussi à convaincre les adeptes du piratage, c’est en grande partie grâce à un catalogue vaste, facilement accessible et à des prix attractifs. Les studios TV lui font confiance rapidement et lui permettent de diffuser les saisons passées de leurs productions. Breaking Bad est un exemple emblématique : produite par AMC, la série atteint une popularité massive grâce aux abonnés qui la découvrent sur Netflix.

Toutefois, l’élément clé du succès de Netflix réside dans son virage vers la production de contenus originaux. En 2013, House of Cards inaugure ce phénomène, suivi de titres marquants comme Orange Is the New Black, Sense8, Narcos ou Stranger Things, qui marqueront les spectateurs des années 2010. Par ailleurs, Netflix sera à l’origine d’un phénomène générationnel : le binge-watching, en rendant tous les épisodes d’une série disponibles simultanément, convainquant in fine les derniers pirates récalcitrants.

Une nouvelle ère pour la consommation de contenus culturels

Prime Video, Disney+, Deezer, MyCanal ne sont que quelques-unes des nombreuses plateformes ayant émergé dans les années 2010. Les utilisateurs ont vite pris goût à la possibilité d’accéder à des contenus variés à tout moment et en tout lieu, délaissant ainsi la consommation illégale.

La pandémie de Covid-19 a accéléré cette tendance : Netflix aurait gagné 26 millions d’abonnés (Statista) sur la première moitié de 2020. En 2023, l’Arcom indique que 75 % des Français sont abonnés à un service payant de vidéo ou de musique, avec un budget moyen de 38 € par mois pour les biens culturels. L’optimisation des plateformes a non seulement incité au paiement, mais aussi au cumul des abonnements pour maximiser l’accès aux contenus. Rien qu’en France, une étude IPSOS (2025) estime que les moins de 35 ans ont en moyenne 2,9 abonnements par personne. Un phénomène accentué par des offres groupées comme Rat+ de MyCanal.

Parallèlement, le CNC observe une baisse continue du piratage depuis 2018, avec -8,2 millions d’internautes pirates entre 2018 et 2022. Toutefois, ce recul ralentit : la baisse s’élève à seulement -8 % en 2023 contre -21 % en 2022…

Vers une remise en question du modèle des plateformes ?

Ce ralentissement de la baisse de la consommation illégale de contenus protégés laisse entrevoir un déclin d’adhésion chez les utilisateurs face à un marché SVOD qui arrive à maturité. Ce phénomène peut s’expliquer par une combinaison de facteurs liés à l’augmentation des coûts, à des restrictions plus strictes et même à la dégradation de l’expérience utilisateur.

Dès 2023, Netflix restreint le partage de comptes aux seuls foyers, provoquant un vif mécontentement. Parallèlement, les abonnements ne cessent d’augmenter : en France, le tarif standard de Netflix est passé de 8,99 € à 13,49 € par mois en 2023, tandis que Spotify a relevé son abonnement individuel de 2 €. Ces hausses, justifiées par l’augmentation des taxes et les investissements en contenu original et en infrastructures, lassent les abonnés.

De plus, des services autrefois inclus deviennent payants ou optionnels, comme la qualité vidéo sur Netflix ou l’absence de publicité sur Prime Video et Disney+. Face à ces évolutions, certains se tournent vers des alternatives illicites, notamment les décodeurs IPTV illégaux, déjà très répandus dans le streaming sportif. Malgré des signaux d’alarme évidents, la menace pèse davantage sur les droits des ayants-droits plutôt que sur les modèles des plateformes en eux-mêmes. Le CNC révélait en 2023 une mixité importante des usages puisque 7 pirates sur 10 utilisaient aussi des plateformes SVOD, ce qui laisse peu de places à une révolte antisystème…

Anaëlle Mousserin

Sources :

Le retour des émissions cultes à la TV , un nouvel eldorado pour les acteurs historiques ? 

Aujourd’hui en France, en 2025, on peut regarder Le Bigdil sur RMC Story le vendredi soir, enchaîner avec la Star Academy sur TF1 le samedi, tout en attendant la nouvelle saison d’Interville l’été prochain. Et, à s’y méprendre, nous ne sommes pas dans le courant des années 2000 mais bel et bien en 2025 !

Le phénomène est indéniable : Star Academy rassemble chaque samedi soir environ 3 millions de téléspectateurs, atteignant 30 % des femmes responsables des achats de moins de 50 ans et 39 % des 15-24 ans, des cibles cruciales pour les annonceurs. Sur les réseaux sociaux, les jeunes propulsent l’émission parmi les top discussions. De son côté, Le Bigdil a attiré 1,8 million de téléspectateurs lors de ses deux premières diffusions sur RMC Story, avec une audience qui reste stable à 1,6 million lors de la troisième émission, battant même TF1 sur la part de marché des FRDA-50 avec 18,6 %. (Chiffres Médiamétrie).

Dans un univers médiatique bouleversé par des innovations technologiques, des changements rapides dans la consommation audiovisuelle et une concurrence internationale accrue, ces émissions rétros réussissent à fédérer. La nostalgie agit comme un pont entre les générations, offrant aux audiences des repères familiers et rassurants face aux bouleversements numériques.

Pour les diffuseurs historiques, ces formats représentent des valeurs sûres : leurs mécaniques sont maîtrisées et leurs coûts d’acquisition bien inférieurs à ceux des créations originales. Dans un marché où les plateformes de streaming redéfinissent les règles, ces émissions permettent aux chaînes traditionnelles de maintenir leur pertinence et de fidéliser leurs audiences.

Mais alors, la télévision française a-t-elle trouvé son nouvel eldorado ? 

Le retour des anciennes émissions à la télévision est-il, pour les acteurs historiques, un moyen efficace de lutter contre l’érosion de leurs audiences ?

Les anciennes émissions de TV, des succès à moindre coûts pour les acteurs historiques… 

Dans un monde médiatique où la concurrence est féroce et où les plateformes de streaming gagnent de plus en plus de terrain, les chaînes de télévision semblent avoir trouvé une solution plutôt maline et peu coûteuse pour capter l’attention des publics : remettre au goût du jour les émissions du passé. 

Ce phénomène de « télé doudou » repose sur une quête de réconfort dans un contexte de crises multiples pour les individus, qu’elles soient écologiques, économiques ou politiques. 

« En temps de crise, on va chercher quelque chose de rassurant, afin de réduire l’anxiété ambiante. Ces émissions jouent sur l’effet madeleine de Proust en nous renvoyant à une époque perçue comme plus simple et plus légère », analyse Laurence Leveneur-Martel, maître de conférences à l’Université Toulouse Capitole et à l’IUT de Rodez.

Ainsi, la nostalgie devient un puissant levier émotionnel, qui permet de réactiver des souvenirs heureux et de créer un lien fort avec les téléspectateurs. Ce retour en arrière télévisuel s’accompagne d’une stratégie claire de contre-programmation face aux plateformes de streaming.

« La télévision mise sur une logique de rendez-vous, qui s’oppose au binge-watching des plateformes », souligne Séverine Barthes, maîtresse de conférences à la Sorbonne-Nouvelle.

En relançant des programmes phares avec des progressions à épisodes et des éliminations semaine après semaine, les chaînes redonnent vie à une pratique télévisuelle classique : la télévision de flux. Une temporalité qui se révèle être un atout dans un monde où tout va toujours plus vite.

Ainsi, les anciens formats incarnent une forme d’équilibre entre innovation et tradition. Leur modernisation par le biais de nouveaux animateurs, décors ou montages permet de séduire à la fois un public fidèle et des jeunes générations curieuses de découvrir ces classiques revisités. 

Dans cette dynamique de retour en grâce des émissions vintage, les acteurs historiques de la télévision cherchent non seulement à réinventer leur place dans le paysage audiovisuel, mais aussi à renouer avec une société en quête de repères. 

Ce retour des anciens formats télévisuels présente également un avantage financier important pour les chaînes traditionnelles. Recycler d’anciens formats coûte moins cher que créer de nouvelles émissions. Selon Laurence Leveneur-Martel, « inventer un nouveau format, c’est risqué. En revanche, un programme connu réduit les coûts publicitaires et les incertitudes».

Les droits sont amortis, les mécaniques éprouvées, et le public, familier du concept, est prêt à renouer avec ces rendez-vous. Cela permet de capitaliser sur une notoriété existante et d’éviter de devoir convaincre un nouveau public.

Cette stratégie est particulièrement efficace dans un contexte où les chaînes doivent produire de nombreux programmes pour remplir leurs grilles face à une offre audiovisuelle abondante.

Vincent Lagaf’ explique : « Avec la multiplication des chaînes, il faut plus de contenus. Impossible de faire uniquement de la création, alors on recycle. »

Ces programmes bénéficient aussi d’un capital sympathie, réduisant les risques d’échec.

Comme le souligne Nagui, cet effet de « marque repère » attire rapidement un large public sans promotion coûteuse.

En outre, moderniser ces formats reste peu coûteux : actualiser les décors, les animateurs ou les montages demeure moins coûteux que de les créer en partant d’une page blanche.

Angela Lorente précise : « Moderniser un concept, c’est aussi une forme de créativité. La création n’est pas uniquement l’invention d’un nouveau format ». Cela apporte de la fraîcheur tout en rassurant le public.

Pourtant, sans renouvellement créatif, l’enthousiasme peut s’essouffler. Les chaînes risquent alors de perdre en compétitivité face aux plateformes capables de séduire un public jeune et de plus en plus large.

… qui cachent un effort d’innovation et de modernisation croissant 

Si les anciens formats télévisuels séduisent encore, leur succès repose sur leur capacité à évoluer avec les attentes de la société moderne. Réactiver un programme culte tel qu’il existait dans les années 2000 ne garantit pas un engouement durable.

Angela Lorente, ancienne directrice de la télé-réalité de TF1, le souligne : « L’effet madeleine de Proust fonctionne, mais il faut moderniser ces émissions pour qu’elles restent pertinentes. »

Les chaînes adoptent plusieurs stratégies pour relever ce défi. La première consiste à adapter les contenus aux nouvelles mœurs. Avec l’importance croissante des questions de diversité, d’inclusion et d’éco responsabilité, les programmes doivent refléter ces évolutions. Par exemple, la Star Academy a diversifié son casting pour représenter une pluralité de profils et d’histoires. À l’inverse, le retour du Bachelor avec Golden Bachelor sur M6 illustre un échec d’adaptation : avec 817 000 téléspectateurs en moyenne et une déprogrammation à la clé, cette émission mettant en scène des jeunes femmes rivalisant pour un quinquagénaire n’a pas fédérer dans une société post #MeToo. (Chiffres Médiamétrie).

Les avancées technologiques et les usages numériques jouent également un rôle clé. Les réseaux sociaux, à travers hashtags, lives ou interactions directes, sont indispensables pour garantir le succès des formats réactivés.

Laurence Leveneur-Martel rappelle : « Le travail de réactivation des communautés en ligne est crucial pour garantir la popularité de ces émissions auprès d’ un public multi générationnel. »

La modernisation passe aussi par des choix esthétiques et narratifs : décors actualisés, rythmes plus dynamiques, nouveaux animateurs ou éléments interactifs.

Nagui insiste sur l’importance d’« introduire un peu d’innovation dans les reprises, comme dans l’industrie automobile, où les classiques sont réinventés. »

Cependant, cette modernisation doit rester mesurée. Une transformation excessive risque de rebuter les nostalgiques attachés à l’esprit original. Les chaînes doivent trouver un équilibre subtil entre respect du passé et adaptation au présent.

Conclusion 

Le retour des émissions cultes à la télévision française constitue une stratégie judicieuse pour les chaînes historiques, combinant nostalgie et innovation. En capitalisant sur des marques connues, ces formats permettent de réduire les coûts, de limiter les risques financiers et de fidéliser un public multigénérationnel. La « télévision doudou » agit comme un refuge dans un contexte de transformations sociales et technologiques, rassurant les téléspectateurs tout en offrant aux diffuseurs des audiences stables.

Cependant, le succès de cette stratégie repose sur un équilibre subtil entre tradition et modernité. Les chaînes doivent adapter ces programmes aux attentes actuelles, en intégrant diversité, inclusion et nouveaux usages numériques. La capacité à mobiliser les réseaux sociaux et à moderniser les éléments visuels et narratifs est essentielle pour séduire à la fois les nostalgiques et les jeunes générations.

Toutefois, la réactivation de ces formats ne peut se substituer à une stratégie durable d’innovation. Sans renouvellement créatif, le phénomène risque de s’essouffler face à la concurrence des plateformes de streaming, qui attirent un public toujours plus large. Sans oublier que ces plateformes investissent elles aussi de plus en plus dans les émissions rétros, comme le prouve le retour de Popstars sur Prime Vidéo, concurrençant ainsi les chaînes historiques sur leur propre terrain et l’un de leur principal relai de croissance. 

Si les émissions vintage permettent aux chaînes de maintenir leur pertinence à court terme, leur pérennité dépendra de leur capacité à conjuguer mémoire collective et créativité renouvelée.

Sarah Saucet

Sources :

https://www.telerama.fr/television/star-ac-secret-story-pourquoi-la-tele-realite-des-annees-2000-fait-son-grand-retour-sur-nos-ecrans-7018426.php

https://www.journaldemontreal.com/2022/11/26/retrouver-du-reconfort

https://www.journaldemontreal.com/2022/11/26/de-top-gun-a-elvis-un-choix-payant-au-cinema

https://www.leparisien.fr/culture-loisirs/tv/video-star-ac-secret-story-pourquoi-les-chaines-de-tele-ressortent-leurs-vieux-programmes-07-11-2023-M77BGF7BXJGK3FK2CFFKUZZVR4.php

https://www.monsieurvintage.com/art/serie-tele/2024/12/le-grand-retour-des-emissions-vintage-a-la-television-la-nostalgie-au-secours-de-laudience-60175

https://www.vosgesmatin.fr/societe/2024/12/29/reprogrammer-de-vieilles-formules-a-la-television-ne-garantit-pas-le-succes

https://www.leprogres.fr/societe/2024/12/19/star-academy-intervilles-que-pensez-vous-du-retour-de-programmes-tv-cultes

https://video.lefigaro.fr/figaro/video/le-grand-buzz-tv-nagui-vincent-lagaf-et-angela-lorente-decryptent-le-retour-a-lantenne-demissions-cultes

Netflix et le sport en direct : Une révolution stratégique en marche

Netflix, longtemps reconnu comme le leader incontesté du streaming de séries et de films, franchit une nouvelle étape stratégique en s’imposant comme un acteur clé de la diffusion en direct d’événements sportifs. Avec des investissements massifs et des acquisitions de droits ambitieux, la plateforme bouscule un marché jusqu’ici dominé par les chaînes traditionnelles et les diffuseurs sportifs spécialisés. Cette mutation témoigne d’une volonté affirmée : diversifier son offre pour capter un public toujours plus large, tout en renforçant son modèle économique.

I. 2024, un tournant décisif

L’année 2024 a marqué un moment charnière dans cette transformation. Netflix a d’abord surpris le marché en concluant un partenariat inédit avec la National Football League (NFL) pour la diffusion exclusive des matchs du jour de Noël. Ce contrat de trois ans a permis à la plateforme d’attirer un public de 65 millions de spectateurs pour les deux rencontres diffusées le 25 décembre 2024. Ce succès confirme l’appétit des abonnés pour le sport en direct et valide la pertinence de cette nouvelle stratégie.

Mais Netflix ne s’est pas contenté du football américain. Son offensive s’est poursuivie avec un accord historique signé avec la WWE. Ce contrat, d’une valeur estimée à 5 milliards de dollars sur 10 ans, donne à la plateforme les droits exclusifs de diffusion de Monday Night Raw à partir de janvier 2025. Cette acquisition ne représente pas seulement un ajout de contenu : elle ancre Netflix dans le paysage du divertissement sportif hebdomadaire. Lors de son lancement sur la plateforme, Raw a enregistré 4,9 millions de vues, un chiffre qui souligne l’engagement des fans et le potentiel de la lutte professionnelle comme levier de croissance.

A. Un virage stratégique vers la monétisation publicitaire

L’un des principaux attraits du sport en direct pour Netflix réside dans les opportunités de monétisation publicitaire qu’il offre. Contrairement aux films et séries, qui sont majoritairement consommés à la demande, les événements sportifs attirent une audience massive en temps réel. Ce type de contenu permet ainsi d’intégrer des spots publicitaires premium à forte valeur ajoutée, un levier stratégique pour augmenter les revenus de la plateforme.

Dans cette optique, Netflix teste activement différents formats publicitaires. L’intégration de coupures pendant les retransmissions sportives pourrait s’avérer cruciale pour séduire les annonceurs et maximiser le rendement financier de ces acquisitions de droits. Si la plateforme a longtemps résisté à la publicité, son adoption progressive dans le cadre du sport en direct marque une évolution notable de son modèle économique.

B. Une offensive sur les sports premiums

L’ambition de Netflix ne s’arrête pas au marché américain. La plateforme s’attaque désormais au sport le plus populaire au monde : le football. Un accord a ainsi été conclu avec la FIFA pour diffuser en exclusivité les Coupes du Monde Féminines de 2027 et 2031 aux États-Unis. Ce contrat marque la première incursion de Netflix dans la diffusion en direct du football, un domaine traditionnellement dominé par des diffuseurs historiques comme ESPN, Sky Sports ou beIN Sports.

Ce choix stratégique n’est pas anodin. Le football féminin connaît une croissance exponentielle en termes d’audience et de sponsors, et Netflix compte capitaliser sur cette dynamique. En attirant un public passionné et engagé, la plateforme renforce sa présence à l’international et diversifie son offre pour séduire de nouveaux segments d’abonnés.

II. Une stratégie par étape, novatrice et efficace

A. La création d’évènement d’exhibition attirant le public

L’une des clés du succès de Netflix dans cette nouvelle stratégie repose sur sa capacité à proposer des événements exclusifs à fort impact médiatique. Le combat de boxe entre Jake Paul et Mike Tyson, diffusé en novembre 2024, en est une parfaite illustration. Cet affrontement ultra-médiatisé a attiré plus de 60 millions de spectateurs à travers le monde et généré 18 millions de dollars de recettes au guichet.

Ce type d’événement, mêlant spectacle et sport, constitue une opportunité unique pour Netflix d’élargir son audience. Toutefois, la diffusion de ce combat a également mis en lumière les défis techniques que doit encore relever la plateforme. Plusieurs abonnés ont signalé des interruptions et une qualité d’image fluctuante, des problèmes qui rappellent que la diffusion en direct impose des standards de performance élevés.

B. Une croissance spectaculaire malgré les défis techniques

Grâce à cette diversification, Netflix a enregistré une progression fulgurante de ses abonnés. Lors du dernier trimestre de 2024, la plateforme a recruté 19 millions de nouveaux abonnés, portant son total à plus de 300 millions de comptes payants. Son bénéfice net a doublé par rapport à l’année précédente, atteignant 1,9 milliard de dollars, tandis que son chiffre d’affaires a bondi de 16 %, atteignant 10,25 milliards de dollars.

Toutefois, cette expansion rapide s’accompagne de défis techniques majeurs. Assurer une diffusion en direct stable et de haute qualité exige des infrastructures solides et des investissements conséquents. L’échec partiel du combat Paul vs. Tyson a mis en lumière la nécessité pour Netflix d’améliorer son architecture de streaming en temps réel. L’entreprise doit notamment travailler sur la réduction de la latence, la gestion des pics de connexion et la fiabilité des serveurs pour éviter des interruptions préjudiciables à l’expérience utilisateur.

Malgré son ambition, Netflix adopte une approche mesurée quant aux acquisitions de droits sportifs. Theodore Sarandos, co-directeur général, a précisé que la plateforme privilégie les événements en direct à fort impact, plutôt que l’achat de saisons complètes de ligues majeures comme la NBA ou la Premier League. Cette stratégie vise à maximiser le retour sur investissement tout en évitant les coûts astronomiques associés aux droits de diffusion exclusifs de compétitions phares.

C. Vers une redéfinition de l’avenir du streaming sportif

Netflix cherche ainsi à se différencier des diffuseurs traditionnels en sélectionnant avec soin ses événements sportifs. Plutôt que de devenir une chaîne sportive généraliste, la plateforme mise sur des rendez-vous exclusifs et des spectacles à fort potentiel viral. Cette approche lui permet de capitaliser sur son savoir-faire en matière de production et de narration, en intégrant par exemple des documentaires et des contenus exclusifs autour des événements qu’elle diffuse.

En s’imposant progressivement comme un acteur clé du sport en direct, Netflix redessine le paysage du divertissement sportif. Son approche innovante, mêlant événements exclusifs, publicité et monétisation intelligente, bouscule les modèles établis et ouvre de nouvelles perspectives pour l’avenir du streaming.

Si des défis techniques subsistent, la trajectoire adoptée par Netflix témoigne d’une vision stratégique claire : celle d’un acteur capable d’évoluer au-delà de son cœur de métier historique et de s’adapter aux mutations du marché. Cette montée en puissance dans le sport en direct marque une nouvelle ère pour le streaming, et pourrait bien redéfinir la manière dont les spectateurs consomment les événements sportifs à l’avenir.

Une chose est sûre : Netflix ne cesse de repousser les frontières du divertissement.

Blanco Zakir – MASTER 2 MANAGEMENT DES TÉLÉCOMS ET DES MÉDIAS 

Sources :

Live sports drive Netflix Q4 revenue Suscribers, SportBusiness.com –https://www.sportbusiness.com/news/live-sports-drive-netflix-q4-revenue-subscribers/?utm_source=newsletter&utm_medium=email&utm_campaign=sportbusiness-daily-first-edition_2025-01-22

Netflix Claims 4.9M views for Raw Debut, SportBusiness.com – https://www.sportbusiness.com/news/netflix-claims-4-9m-views-for-raw-debut/?utm_source=newsletter&utm_medium=email&utm_campaign=sportbusiness-daily-second-edition_2025-01-09

Netflix vient de s’offrir les droits télé aux États-Unis, titrés notamment en 2019 en France, des deux prochains Mondiaux féminins de football. (R. Martin/ L’Équipe)

Netflix s’offre les droits de matchs de NFL pour 75 Millions de dollars – https://www.lefigaro.fr/flash-eco/netflix-s-offre-les-droits-de-matches-de-nfl-pour-75-millions-de-dollars-20240516

Pourquoi Netflix s’intéresse au sport en direct – https://cominmag.ch/pourquoi-la-plateforme-netflix-sinteresse-t-elle-au-sport-en-direct

Débuts encourageants pour Netflix dans la diffusion en direct d’évènements sportifs, Cafetech.fr –https://cafetech.fr/2024/11/19/debuts-encourageants-pour-netflix-dans-la-diffusion-en-direct-devenements-sportif

Disney vs Canal+ : la bataille qui secoue l’audiovisuel français

© Disney / Canal+

L’année 2025 s’annonce déjà comme un tournant historique pour l’audiovisuel français. D’un côté, le président de l’Arcom, Roch-Olivier Maistre, s’apprête à passer la main à Martin Ajdari, qui devra gérer de grands chantiers : nouvelles chaînes sur la TNT, réforme de la numérotation, et surtout la renégociation sensible de la chronologie des médias1. De l’autre, France Télévisions doit composer avec un budget déficitaire pour la première fois depuis près d’une décennie1, tandis que sa présidente, Delphine Ernotte-Cunci, entretient le flou autour de son éventuel troisième mandat1.

Au milieu de ces turbulences, la rivalité entre Canal+ et Disney cristallise toutes les attentions. Le géant américain a annoncé la fin de la distribution de Disney+ chez Canal+2, récupérant au passage la diffusion de la prestigieuse cérémonie des Oscars3. Au cœur de l’enjeu : la fenêtre d’exploitation à six mois après la sortie en salles4, longtemps chasse gardée de Canal+ grâce à ses investissements massifs (jusqu’à 190 millions d’euros par an4). Si Disney obtient le même privilège, moyennant une augmentation radicale de ses apports (de 13 à 55 millions d’euros4), le modèle français traditionnel, basé sur un diffuseur-pilier, s’en trouverait ébranlé.

Ces bouleversements en cascade soulèvent de multiples questions. Comment préserver l’exception culturelle face à l’émergence de nouveaux acteurs, qu’ils soient américains ou issus de la TNT ? Quels arbitrages opérer pour maintenir la diversité des œuvres et soutenir la création indépendante, alors que les crédits d’impôts et les Sofica sont dans le viseur de certains parlementaires5 ? Et surtout, dans un paysage où l’offre se fragmente, qui endossera le rôle de grand financeur du cinéma français si la place de Canal+ venait à vaciller ? C’est l’ensemble de ces problématiques que ce billet se propose d’explorer.

Un clash historique : Disney s’émancipe de Canal+

Depuis plusieurs années, Canal+ proposait l’accès aux chaînes et à la plateforme Disney+ dans ses bouquets, assurant une fenêtre de diffusion privilégiée pour les films du studio (six mois après la sortie en salles)1 4. Mais à partir de janvier 2025, tout bascule : Disney met fin à ce partenariat et récupère, dans la foulée, l’exclusivité pour diffuser la cérémonie des Oscars en France, autrefois un symbole fort de Canal+3. La chaîne cryptée, qui considère cette plateforme comme une « consommation marginale » pour ses abonnés, réplique en dénonçant des négociations infructueuses et un contexte fiscal défavorable (redressement de TVA, hausse de la taxe CNC, etc.)4.

La rupture entre ces deux partenaires historiques prend une ampleur encore plus marquée lorsque Disney affiche son intention d’investir jusqu’à 55 millions d’euros par an dans la production de films français, contre 13 millions l’année précédente. L’objectif ? Obtenir la même fenêtre de diffusion à six mois réservée depuis longtemps à Canal+, grâce à un investissement colossal bien au-delà du minimum légal. Or, cette fenêtre est l’ultime atout de Canal+, qui injecte 190 millions d’euros chaque année pour maintenir son statut de financeur numéro 1 du cinéma français7. Si Disney atteint un niveau équivalent, l’économie même de Canal+ pourrait vaciller, tandis que la filière du cinéma s’apprête à dépendre davantage d’un acteur américain.

En parallèle, la chaîne cryptée se retire progressivement de la TNT, mettant fin à la diffusion de certains canaux payants, et voit C8 perdre sa fréquence dans la nouvelle redistribution orchestrée par l’Arcom. Tandis que Canal+ poursuit son internationalisation (notamment via le rachat du groupe africain MultiChoice et une introduction partielle à la Bourse de Londres), Disney mise sur le marché français pour élargir sa base d’abonnés. Sans Canal+ comme intermédiaire, le studio américain négocie déjà avec Orange et d’autres opérateurs pour maintenir sa visibilité dans les foyers6.

Un secteur audiovisuel en pleine mue : nouvelle gouvernance, nouveaux défis

Le choc Disney–Canal+ intervient alors que d’autres chantiers majeurs secouent l’audiovisuel. Roch-Olivier Maistre quitte prochainement ses fonctions de président de l’Arcom, laissant la place à Martin Ajdari, ancien secrétaire général de France Télévisions. Celui-ci devra notamment gérer :

Martin Ajdari (Photo by Xavier LEOTY / AFP)
  • La remise en jeu de fréquences TNT1 : Deux nouvelles chaînes généralistes, CMI TV et OFTV, arriveront sur la TNT en 2025, tandis que la numérotation reste un sujet explosif. Les critères de l’Arcom (intérêt du public, blocs thématiques, etc.) vont, à coup sûr, faire grincer les dents.
  • Le budget en péril de France Télévisions1 : Le groupe public approuve pour la première fois depuis neuf ans un budget déficitaire (-104 M€ de ressources prévues), alors que l’État tarde à clarifier l’avenir financier de l’audiovisuel public. Delphine Ernotte-Cunci, à la tête de France TV, briguera-t-elle un troisième mandat ? L’incertitude demeure, au moment où se prépare une réforme potentielle de tout l’audiovisuel public.
  • La chronologie des médias à renégocier1 : Jusqu’ici, Canal+ était satisfait du statu quo, mais l’irruption de Disney dans la fenêtre à six mois rebat totalement les cartes. Netflix, de son côté, refuse d’augmenter ses contributions sans mesurer les retombées de ses investissements actuels, et les autres diffuseurs (M6, TF1, France TV, Paramount+) observent avec prudence.

Autre point sensible, les discussions autour du projet de loi de finances 2025. Des élus, notamment du Rassemblement National, ont déposé des amendements pour réduire les crédits d’impôts et plafonner les avantages fiscaux des Sofica, au prétexte d’une nécessaire maîtrise des dépenses publiques5. Une telle décision, si elle était adoptée, pourrait affaiblir les mécanismes de soutien dont dépend la production française. L’inquiétude est forte dans une filière déjà ébranlée par la fin de Salto, l’absence d’un projet de plateforme commune alternative et l’explosion des coûts.

Entre menace et opportunité : quel avenir pour l’exception culturelle ?

Le bras de fer entre Disney et Canal+ révèle les fragilités d’un modèle français centré sur quelques diffuseurs puissants et un large éventail de dispositifs publics (crédits d’impôts, Sofica, soutien du CNC)5. L’arrivée d’un investisseur américain prêt à quadrupler son engagement financier peut, certes, se traduire par plus de projets, davantage de films et une visibilité internationale accrue. Les récentes interviews de responsables chez Disney+ montrent d’ailleurs leur volonté de s’orienter vers un public adulte, d’innover (Shōgun, The Bear…) et de coproduire des fictions françaises ambitieuses8.

Toutefois, la dépendance grandissante à un géant étranger suscite des craintes pour la « souveraineté culturelle ». Si Canal+ réduit ses investissements pour s’aligner sur la concurrence, certaines productions plus risquées (documentaires d’investigation, cinéma d’auteur, séries à petit budget) pourraient peiner à trouver un financement local. Dans le même temps, France Télévisions, déjà en déficit, ne sera pas en mesure de combler le manque1. Le risque est de voir un appauvrissement de la diversité, une uniformisation autour de formules calibrées pour séduire un maximum de spectateurs, au détriment de l’expérimentation et de la singularité qui font la richesse du cinéma français.

Face à ces bouleversements, les nouvelles chaînes (CMI TV, OFTV) ou l’appel à un front commun via la Filière Audiovisuelle (LaFa) sont autant de tentatives pour remettre la France en ordre de bataille9. Le futur président de l’Arcom, Martin Ajdari, insiste sur la nécessité d’une offre solide pour faire face aux plateformes étrangères, suggérant parfois la création d’une plateforme commune inspirée par des modèles comme le britannique Freely1. Mais pour l’instant, aucune dynamique n’a réellement pris forme, alors que le temps presse et que chaque acteur campe sur ses positions.

Le verdict ?

La rivalité entre Disney et Canal+ n’est donc pas un simple accroc commercial. Elle incarne un déplacement des plaques tectoniques de l’audiovisuel français, déjà secoué par la nomination imminente d’un nouveau président à l’Arcom, la refonte de la TNT, les réformes budgétaires et la refonte possible de l’audiovisuel public. L’enjeu majeur reste la pérennité d’un modèle qui, jusqu’ici, s’appuyait sur la chronologie des médias, sur les diffuseurs historiques et sur un fort soutien de l’État.

Reste à savoir si, dans cette reconfiguration, la France saura préserver son exception culturelle : la diversité, l’innovation, l’ambition artistique qui ont toujours caractérisé son cinéma et ses programmes audiovisuels. Disney, en tant que nouvel investisseur massif, fera-t-il fructifier la créativité locale ou imposera-t-il une uniformisation des contenus ? Canal+, en perdant un monopole soigneusement entretenu, conservera-t-il l’influence nécessaire pour soutenir des œuvres audacieuses ? Et quelles réponses l’Arcom et les pouvoirs publics apporteront-ils à cette concurrence internationale qui gagne du terrain ? Le verdict dépendra de multiples arbitrages dans les mois à venir. Si certains y voient le début d’une ère plus ouverte et compétitive, d’autres redoutent une dépendance accrue à quelques multinationales, au détriment de la liberté de ton et de la spécificité française. Dans tous les cas, 2025 pourrait bien être l’année où se joue le futur de l’audiovisuel national — et, avec lui, le destin d’une industrie cinématographique encore enviée à l’international.

FAY Benjamin

Sources

« La télévision en 2025 : des changements en ligne de mire »Ecran Total, 13/01/2025.

« Disney annonce le non-renouvellement de son accord avec Canal+ », Ecran Total, 04/11/2024.

« Disney va diffuser les Oscars en exclusivité en France »Ecran Total, 10/12/2024.

« Les négociations entre les organisations du cinéma et les plateformes dans la dernière ligne droite »Ecran Total, 11/12/2024.

« PLF 2025 : Le RN s’en prend aux crédits d’impôts et aux Sofica »Le film français, 21/10/2024.

« Orange et The Walt Disney Company signent un accord de distribution »Ecran Total, 23/12/2024.

« Le retrait pas si étonnant de Canal+ de la TNT »Ecran Total, 09/12/2024.

« Julia Tenret et Kévin Deysson (Disney+) : “Notre public cible, ce sont les 18-49 ans” »Ecran Total, 13/01/2025.

«Enjeux de l’audiovisuel en 2025 : les syndicats ont la parole», Ecran Total, 10/01/2025.

La production audiovisuelle à l’ère de l’IA : enjeux, défis et opportunités

En 2025, l’intelligence artificielle révolutionne la création et la diffusion audiovisuelles, ouvrant des perspectives inédites tout en soulevant des questions éthiques et juridiques. Performants et relativement accessibles, les nouveaux outils de génération vidéo accélèrent la production et réduisent les coûts. Ils posent cependant des défis liés à la diversité artistique, à la propriété intellectuelle et à la gestion des données.

Dans ce contexte, l’IA constitue à la fois un atout pour les professionnels et une possible source de déséquilibres. Les réalisateurs, monteurs et scénaristes doivent réinventer leurs méthodes de travail pour intégrer l’automatisation tout en préservant la créativité. Parallèlement, la prolifération des deepfakes et la dépendance vis-à-vis d’un nombre restreint d’éditeurs de logiciels renforcent l’urgence d’une régulation adaptée.

Le présent article propose un état des lieux de ces évolutions. Après avoir mis en lumière le rôle croissant de l’IA dans la pré-production, le tournage et la post-production, il s’attachera à en analyser les conséquences économiques et sociales, avant d’aborder les enjeux éthiques et juridiques à l’échelle internationale.

I. Un nouveau paradigme de création : de la pré-production à la post-production

A. L’IA en pré-production : scénarisation et conception

Historiquement, la phase de pré-production se concentrait sur l’écriture du scénario, le repérage des lieux et le casting. Aujourd’hui, grâce à des algorithmes sophistiqués, l’IA est en mesure d’analyser un synopsis ou un simple texte descriptif afin de générer des storyboards ou des visuels préliminaires (WeAreBrain, 2025). Cette automatisation offre un gain de temps considérable aux équipes, qui peuvent se consacrer davantage à l’originalité narrative ou à la direction artistique.

Cependant, cette efficacité accrue ne va pas sans limites. Les suggestions formulées par ces algorithmes s’appuient sur des bases de données préexistantes, risquant de favoriser une forme de « standardisation créative » (Perplexity, 2025). Au-delà de l’appauvrissement potentiel de la diversité artistique, une telle standardisation pourrait également contribuer à la normalisation de discriminations et de préjugés, en alimentant une représentation biaisée de la société. Ainsi, si l’IA apporte un soutien logistique incontestable, elle ne saurait remplacer la vision artistique du scénariste ou du réalisateur, laquelle demeure essentielle à l’authenticité et à la singularité de chaque projet.

B. La transformation du tournage : automatisation et feedback en temps réel

La production audiovisuelle, longtemps synonyme de logistique lourde, connaît également un bouleversement grâce à des outils tels que Sora, capables de générer des scènes à partir d’instructions textuelles ou d’images de référence (Explain Ninja, 2025). Sur le plateau, l’IA fournit un retour instantané sur la luminosité, le cadrage ou encore la performance des acteurs (Streaming Media, 2025²). Cette assistance en temps réel rapproche la réalisation de l’optimisation « continue », offrant un contrôle plus précis et une meilleure réactivité.

En parallèle, la possibilité de concevoir des environnements virtuels ou d’ajouter des effets spéciaux via l’IA contribue à réduire les coûts de production, dans la mesure où les déplacements, la location de décors et la logistique associée peuvent être partiellement remplacés par des solutions virtuelles. Ces nouveaux procédés permettent par ailleurs un gain de temps considérable dans la création de prototypes de teasers, de storyboards et d’outils de brainstorming axés sur la créativité, tout en ouvrant un vaste champ des possibles en matière de projection. À terme, cette évolution est susceptible d’élargir l’accessibilité de la création audiovisuelle, aussi bien pour les grands studios que pour les créateurs indépendants.

C. Post-production accélérée : du montage automatique à la génération de contenus

L’arrivée de l’IA bouleverse le paysage de la post-production, traditionnellement l’étape la plus longue et coûteuse. Des logiciels propulsés par des algorithmes, comme Adobe Sensei (version 2025), trient désormais les meilleures prises, proposent des montages préliminaires et génèrent même des voix off ou des bandes-son crédibles (Thunder::Tech, 2024). Si l’IA s’affirme comme un pilier de ces outils, 2025 reste une année charnière. Elle souligne le besoin de développements supplémentaires dans certains domaines, particulièrement dans l’audiovisuel.

Pour autant, l’œil humain conserve un rôle prépondérant dans l’équilibre global du projet. L’harmonisation, le rythme narratif ou la gestion subtile des transitions relèvent encore de la sensibilité et de l’expertise des monteurs. L’IA s’impose néanmoins comme un coéquipier polyvalent en assumant les tâches répétitives, libérant ainsi davantage de temps pour la créativité et l’élaboration d’idées. Cette répartition du travail favorise un véritable essor en matière de performance, même si des zones grises subsistent et pourraient, à terme, être intégrées de façon autonome par l’intelligence artificielle.

III. Entre essor économique et enjeux éthiques

A. Réduction des coûts et nouveaux modèles de production

Les économies réalisées sur la location de matériel ou la gestion des tournages physiques peuvent ainsi être réinvesties dans le développement artistique ou la promotion. Cette accessibilité accrue bénéficie autant aux grands studios qu’aux créateurs indépendants, contribuant à une démocratisation progressive du secteur audiovisuel (Computools, 2025⁸).

En parallèle, des plateformes d’IA « clé en main » émergent, proposant un modèle d’abonnement ou de paiement à la demande. Il en résulte une flexibilité financière inédite pour les entreprises de toutes tailles, leur permettant d’ajuster leurs coûts de production selon leurs projets et leur public cible. Cependant, si cette réduction des coûts représente une avancée, elle soulève également certaines problématiques, comme l’illustre la grève des scénaristes à Hollywood, inquiétés par la menace que fait peser l’IA sur leur travail. D’autres alertes concernent l’utilisation d’avatars d’acteurs générés artificiellement, qui pourrait remettre en cause à la fois la rémunération des comédiens et la protection de leur image. Ainsi, la recherche d’un équilibre entre innovation et respect des droits des professionnels du secteur demeure essentielle pour assurer un développement harmonieux de ces nouvelles technologies.

B. Équilibre des forces et question de la dépendance

La concentration de ces outils dans les mains de quelques éditeurs majeurs soulève des interrogations sur la répartition de la valeur, exposant les acteurs plus modestes à une dépendance financière et technique. Par ailleurs, la robotisation de tâches répétitives réduit certains postes, tout en créant de nouvelles opportunités pour les professionnels qui conjuguent créativité, sens éditorial et maîtrise des algorithmes (Perplexity, 2025⁷).

En 2025, l’IA reste essentiellement cantonnée à la génération de contenus à partir de prompts, même si la conférence de Nvidia au CES 2025 a permis à Jensen Huang, son PDG, de présenter une vision prospective fondée sur l’émergence d’agents de plus en plus autonomes. Un tel développement pourrait conduire à une répartition renouvelée de la valeur entre l’humain et la machine, d’autant que des profils polyvalents, capables d’assumer plusieurs fonctions, deviennent essentiels pour soutenir la transition technologique dans l’audiovisuel.

C. Les défis éthiques et juridiques

L’automatisation de la création audiovisuelle soulève des enjeux majeurs en matière de propriété intellectuelle et de droits d’auteur. Lorsque l’IA puise dans des bases de données préexistantes, la paternité de l’œuvre devient problématique et les législations en place, déjà dépassées par le rythme de l’innovation, peinent à statuer sur de tels cas (thunder::tech, 2024⁵).

L’essor des deepfakes renforce, par ailleurs, les inquiétudes liées à la manipulation de l’image et à la désinformation. Dans ce contexte, la mise en place de protocoles de vérification, l’adoption de normes éthiques et la diversification des bases de données d’entraînement apparaissent comme des priorités pour préserver l’intégrité du secteur audiovisuel.

En Europe comme en Amérique, de nombreuses organisations rédigent des chartes internes pour encadrer l’usage de l’IA. Certaines bloquent l’accès à leurs contenus rédactionnels afin d’éviter qu’ils ne servent à enrichir des modèles algorithmiques, tandis que d’autres, à l’image de M6, établissent des directives explicitant les conditions d’utilisation de ces technologies. Malgré les efforts de l’Union européenne pour renforcer son cadre normatif (RGPD, débats autour d’un futur AI Act), les États-Unis n’ont pas encore adopté de stratégie fédérale coordonnée. En conséquence, la régulation demeure largement dépendante de l’autorégulation et de pratiques sectorielles, alimentant ainsi une hétérogénéité des approches de part et d’autre de l’Atlantique.

Conclusion

En 2025, l’industrie audiovisuelle se situe à un carrefour décisif. Les outils d’IA, déjà présents de la scénarisation à la post-production, ont amélioré la productivité et réduit les coûts, sans pour autant provoquer de révolution majeure. Cette phase d’optimisation offre toutefois l’opportunité de mettre en place des cadres éthiques et juridiques, notamment sur les questions de droits d’auteur et de diversité culturelle.

Les professionnels, notamment réalisateurs, monteurs et scénaristes, intègrent l’IA à leurs pratiques, tout en préservant leur rôle créatif et artistique. Les compétences techniques se complètent de savoir-faire hybrides, associant maîtrise des algorithmes et sens éditorial. Cette dynamique s’accompagne néanmoins de préoccupations concernant la dépendance envers un petit nombre d’éditeurs d’IA.

Parallèlement, la situation politique, particulièrement aux États-Unis, freine l’émergence de normes communes et renforce l’autorégulation, au risque de multiplier les approches concurrentes. Cette période de relative stabilisation pourrait permettre de clarifier les responsabilités de chacun et de consolider les initiatives éthiques, en attendant une nouvelle vague d’innovations. L’année 2025 se présente ainsi comme un point de confluence plus que comme une rupture, laissant aux décideurs et aux créateurs le temps d’organiser une collaboration équilibrée entre l’humain et la machine.

LEPERE THIERRY NOAH – MASTER 2 MANAGEMENT DES TÉLÉCOMS ET DES MÉDIAS

Sources des citations

1. How AI is changing the video production game – WeAreBrain, consulté le janvier 20, 2025, https://wearebrain.com/blog/ai-changing-video-production/

2. How AI Is Transforming the Video Production Landscape – Streaming Media, consulté le janvier 20, 2025, https://www.streamingmedia.com/Articles/Editorial/Featured-Articles/How-AI-Is-Transforming-the-Video-Production-Landscape-166104.aspx

3. The Impact of AI on Video Production – Explain Ninja, consulté le janvier 20, 2025, https://explain.ninja/blog/the-impact-of-ai-on-video-production/

4. How AI Is Changing the Video Production Industry (Updated 2024) – Lemonlight, consulté le janvier 20, 2025, https://www.lemonlight.com/blog/how-ai-is-changing-the-video-production-industry/

5. 5 Ways You Can Use AI in Video Production – thunder::tech, consulté le janvier 20, 2025, https://www.thundertech.com/blog-news/march-2024/5-ways-you-can-use-ai-in-video-production

6. 6 Ways AI Impacts Video Production – Raleigh – 9miles Media, consulté le janvier 20, 2025, https://9milesmedia.com/blog/artificial-intelligence-in-video-benefits/

7. Exploring the Impact of AI on Video Production – Perplexity, consulté le janvier 20, 2025, https://www.perplexity.ai/page/exploring-the-impact-of-ai-on-6MaCCI1WRgKlEbHsnYPcZw

8. The Impact Of Artificial Intelligence On The Video Industry – Computools, consulté le janvier 20, 2025, https://computools.com/the-impact-of-ai-on-the-video-industry/

Festivals de cinéma en ligne : démocratisation ou perte d’authenticité ?

La pandémie a poussé de nombreux festivals à se réinventer en ligne, certains y voyant une opportunité, d’autres un reniement de leur essence. Le Festival de Cannes 2020 a préféré annuler son édition plutôt que d’opter pour une version numérique, estimant qu’un festival repose sur l’expérience en salle, les rencontres et l’effervescence de l’événement. Le numérique est-il un atout ou une perte d’authenticité pour les festivals ?

©Unsplash

Une évolution amorcée bien avant la pandémie

Si la crise sanitaire a accéléré la digitalisation des festivals de cinéma, l’idée d’une présence en ligne n’est pas nouvelle. Depuis plusieurs années, certaines manifestations ont intégré des dispositifs numériques : programmation diffusée en ligne, retransmission en direct de moments clés, applications mobiles dédiées, voire dépôts de films en ligne.

Dès 2011, Christina Warren soutenait que « de nombreux festivals de films, parmi les plus importants, comprennent qu’une composante en ligne est en train de devenir un aspect important des festivals dans le futur ». Cette intuition s’est confirmée avec diverses initiatives comme l’intégration d’une section compétitive en ligne par le Tribeca Film Festival ou encore la proposition par le BuddhaFest d’une sélection de 6 longs métrages accessibles via le BuddhaFilm Online Film Festival (2017).

L’essor du numérique : opportunité ou nécessité ?

Le festival en ligne constitue une opportunité pour s’adapter aux nouveaux usages de consommation, notamment chez les jeunes spectateurs. Ces derniers se rendent moins en salle et privilégient des formats accessibles depuis leurs écrans personnels. Le numérique devient alors un outil complémentaire, permettant à ces événements de rester en phase avec les pratiques culturelles actuelles.

Une opportunité d’enrichissement de l’offre en ligne

L’accès en ligne ouvre de nouvelles opportunités pour les films indépendants. Traditionnellement, les films projetés en festival restent confinés à un circuit restreint. Un festival en ligne leur offre une visibilité accrue auprès du grand public et des professionnels.

Mais alors, en quoi un festival en ligne se distingue-t-il d’une plateforme de SVOD comme Netflix ? Plutôt qu’une opposition salle/plateforme, il faudrait opposer l’algorithme et la sélection.

Là où Netflix dicte ses recommandations par des algorithmes, les festivals – physiques ou numériques – reposent sur une curation exigeante. Chaque sélection est le fruit du travail de programmateurs mettant en avant des œuvres singulières, éloignées des standards commerciaux. Comme le souligne Romain Lecler, l’opposition entre festival en ligne et plateforme SVOD est peu pertinente : les plateformes privilégient des productions à gros budget et laissent peu de place aux films indépendants. Même si quelques films de festival y figurent, ils sont peu visibles et « noyés dans la masse des autres programmes ». En festival, la sélection confère aux films une reconnaissance symbolique et économique précieuse, bien plus qu’un simple référencement sur un catalogue numérique.

Un levier de démocratisation du cinéma ?

Les festivals en ligne brisent plusieurs barrières.

D’un point de vue financier, leur production est bien moins coûteuse que celle d’un festival traditionnel. Les frais liés aux infrastructures, aux déplacements et à la logistique sont drastiquement réduits. Pour les spectateurs, cela signifie également une réduction des coûts : pas de transports, pas de logement à réserver, et souvent, un accès gratuit ou à faible prix aux films (My French Film Festival, accès gratuit sur certains territoires, 1,99€ à l’unité ou 7,99€ pour le pack global). Ainsi, des publics qui n’auraient jamais envisagé de se rendre à un festival en présentiel peuvent enfin y participer.

D’un point de vue géographique, les festivals en ligne brisent les barrières de la centralisation culturelle. Les salles de cinéma traditionnelles, notamment celles dédiées à l’art et essai, restent majoritairement concentrées dans les grandes métropoles. Pour un public éloigné de ces centres urbains, les festivals en ligne deviennent une alternative précieuse, leur donnant accès à des films qu’ils n’auraient jamais pu voir autrement.

Capture d’écran page d’accueil du site officiel de MFFF

Au-delà du rajeunissement du public de cinéma français dans le monde, l’ambition du festival en ligne My French Film Festival créé par UniFrance, est d’« être disponible partout, pour tous, même pour ceux toujours plus nombreux, qui n’ont plus accès à une salle diffusant du cinéma étranger » (Jean-Rémi Ducourioux, 2012).

Le festival est passé d’1,3 million de visionnages en 2012 à 13 millions en 2021 à travers 200 territoires, preuve que son public ne cesse de croître.

Cette idée de démocratisation n’est pourtant pas absolue et fait débat. En vérité, le format en ligne révèle un paradoxe que l’accessibilité numérique peine à compenser : le manque d’expérience collective et d’immersion propres aux festivals traditionnels restent difficilement transposables sur nos écrans. Pour beaucoup, ceci est la preuve d’une dénaturation progressive de l’événement festivalier.

Un festival en ligne peut-il réellement créer l’événement ?

L’un des fondements d’un festival est son caractère unique : ce sont des événements, des moments de rencontre, des lieux emblématiques où se forge une atmosphère particulière. Pourrait-on parler de Cannes sans la Croisette, son tapis rouge et ses mythiques ovations en salle ?

Le premier défi réside ainsi dans la perte d’unité de temps et de lieu. Un festival physique impose un rythme, une immersion totale dans l’univers cinématographique. En ligne, les festivals sont plus longs (souvent un mois). Le spectateur choisit donc son moment de visionnage, entre deux tâches quotidiennes, sans la solennité d’une salle obscure.

« Regarder deux films par jour quand on a un travail, ce n’est pas possible, les gens étaient frustrés, nous aussi »

Marion Quillard, festival Point Doc (2013)

Certains festivals tentent alors de recréer une temporalité forte comme sur la plateforme Festival Scope en imposant des horaires fixes et des tickets limités sur un ton un peu décalé :

« Tickets are limited and in demand, so hurry up if you want a front seat! »

Le second défi est le maintien d’une expérience collective unique. Les rencontres entre spectateurs, les débats après les projections, la magie des échanges spontanés disparaissent derrière un écran, rendant l’expérience plus solitaire. Pour pallier cela, des festivals comme MFFF mettent en place des forums et des espaces d’échange en ligne, tentant de recréer un semblant de communauté. Un sondage auprès des spectateurs de la 3e édition révèle que 41,4% d’entre eux ressentent un sentiment d’appartenance à une communauté internationale, preuve que la dimension sociale d’un festival peut survivre au numérique.

La dimension compétitive : un enjeu clé

L’un des piliers des festivals de cinéma réside dans leur dimension compétitive. Les prix décernés confèrent aux films une reconnaissance qui peut propulser leur carrière. Les festivals en ligne conservent cette tradition, avec des compétitions structurées autour de catégories spécifiques, et des jurys composés de professionnels du cinéma.

Les festivals en ligne tentent d’innover grâce à la participation des internautes. À travers des votes en ligne, le public peut attribuer un prix, ce qui renforce l’interaction et l’engagement des spectateurs. Ce format, bien que différent de la ferveur d’une salle comble applaudissant un film primé, permet une forme de validation collective qui transcende les frontières physiques.

Interdit aux chiens et aux Italiens
Prix du public MFFF 2024

Un impact sur la couverture médiatique et le réseautage

Les festivals sont des moments clés pour la promotion des films : rencontres avec la presse, interviews, critiques en avant-première… En ligne, ces interactions sont limitées. Certains festivals tentent de pallier ce manque avec des formats alternatifs : Point Doc propose un chat en direct avec les réalisateurs chaque soir, et MFFF met à disposition des interviews exclusives.

Pour les professionnels, le réseautage est également un enjeu majeur. Des plateformes comme Festival Scope Pro permettent aux ayants droit de suivre qui visionne leurs films et de contacter directement des acheteurs potentiels, offrant ainsi une alternative au marché du film traditionnel.

©Unsplash

Vers un modèle hybride ?

Les festivals de cinéma en ligne ne sont ni une simple alternative ni une menace pour les festivals traditionnels. Ils représentent une mutation, une hybridation qui ouvre de nouvelles perspectives. Loin de remplacer l’expérience en salle, ils la complètent en offrant une accessibilité accrue et en repensant la manière dont le public découvre le cinéma.

Néanmoins, ceux-ci soulèvent des paradoxes : s’ils démocratisent l’accès aux films, ils peinent à recréer l’intensité d’un événement physique. S’ils offrent une visibilité nouvelle aux œuvres, ils ne parviennent pas toujours à leur conférer la même aura symbolique, aujourd’hui cristallisée par les plus grands festivals de cinéma.

Les perspectives vers des modèles hybrides, combinant projections en salle et accès numérique, font débat.

Les festivals les plus prestigieux oseront-ils sauter le pas ? Seul l’avenir nous le dira.

Emmanuelle YOG


Sources

Dans quelle mesure la cancel culture influence-t-elle la diffusion des œuvres artistiques ? Faut-il censurer ou contextualiser ?

En 2020, la cérémonie des César prend un tournant explosif lorsque le prix du meilleur réalisateur est attribué à Roman Polanski pour J’accuse. Quelques mois plus tôt, l’actrice Adèle Haenel avait brisé le silence en accusant le réalisateur Christophe Ruggia d’attouchements lorsqu’elle était adolescente, déclenchant une vague de prises de parole dans le milieu du cinéma français. En signe de protestation, à la remise du prix, elle quitte alors la salle aux côtés de Céline Sciamma et Noémie Merlant : « La honte ! » avant d’être filmée à l’extérieur, criant avec rage : « Bravo la pédophilie ! ». Les actrices dénonçaient une industrie qui, selon elles, continue de récompenser des hommes accusés de violences sexuelles. 

La même année, HBO Max retirait temporairement le film Autant en emporte le vent, mal accueilli par le public, en raison de sa représentation idéalisée de l’esclavage et accusé de véhiculer des stéréotypes racistes. Plus tard, la plateforme le re-diffusait avec une introduction qui contextualisait le contenu.

Ces deux événements illustrent bien les tensions autour de la cancel culture. Terme polémique, il désigne cette dynamique de remise en cause de figures et productions culturelles jugées problématiques. Si certains y voient une nécessaire réévaluation éthique, d’autres dénoncent une forme de censure qui limiterait la liberté artistique. 

Les exemples cités montrent d’un côté, une contestation de la légitimité des artistes impliqués dans des scandales, de l’autre, une remise en question d’œuvres historiques à l’aune des sensibilités contemporaines, et ils soulèvent une question centrale : faut-il censurer ou contextualiser ? Jusqu’où les institutions culturelles doivent-elles prendre en compte ces débats dans leurs choix de programmation et de diffusion ?

La polémique autour de la projection du Dernier Tango à Paris à la Cinémathèque

En décembre 2024, la Cinémathèque française se retrouve au cœur d’une intense controverse suite à la programmation du film Le Dernier Tango à Paris dans le cadre d’une rétrospective consacrée à Marlon Brando. Réalisé par Bernardo Bertolucci en 1972, ce film est devenu l’un des symboles des débats contemporains sur les violences sexistes dans le milieu du cinéma. L’origine de la polémique repose sur la scène de sodomie simulée entre Marlon Brando et Maria Schneider, tournée sans le consentement préalable de cette dernière. En 2007, l’actrice avait révélé avoir vécu ce tournage comme une humiliation et une véritable agression psychologique. Après le mouvement #MeToo, le doute est levé sur le caractère obscur de cette scène.

Dès l’annonce de la projection, des critiques fusent contre la Cinémathèque pour son manque de contextualisation et de prise en compte du traumatisme subit par Schneider. Le film est présenté comme un reflet de la révolution sexuelle après mai 68, et comme ayant une “odeur de soufre”. Cette introduction est perçue par certains comme une minimisation de la violence réelle exercée sur l’actrice. Des personnalités engagées dans le mouvement féministe, telles que Chloé Thibaud et Judith Godrèche, dénoncent la programmation du film sans débat préalable, tandis que des associations comme NousToutes exigent son annulation pure et simple.

Face à la tempête médiatique, la Cinémathèque tente d’abord de calmer les tensions en organisant un débat en amont de la projection. Cependant, les pressions s’intensifient et des menaces de perturbations violentes poussent finalement l’institution à déprogrammer le film, invoquant des raisons de sécurité. Cette décision divise : certains y voient une avancée dans la reconnaissance des violences faites aux femmes dans l’industrie cinématographique, tandis que d’autres dénoncent une censure qui menacerait la liberté artistique. Au-delà de cette annulation, plusieurs personnes ont trouvé regrettable que la Cinémathèque n’adopte pas une posture plus neutre en proposant une séance accompagnée d’un dispositif pédagogique sérieux. L’Observatoire de la liberté de création propose une alternative : et si au lieu d’effacer ces oeuvres, on les réévaluait, en les diffusant et en incitant le spectateur à garder un esprit critique ? 

Cette polémique pose ainsi la question plus large de la dissociation entre l’œuvre et l’artiste. La Cinémathèque française, qui avait déjà suscité des controverses en programmant des rétrospectives de Roman Polanski et Jean-Claude Brisseau, se retrouve aujourd’hui sous pression, allant jusqu’à devoir justifier ses choix devant la commission d’enquête relative aux violences commises dans le secteur du cinéma, présidée par Sandrine Rousseau. Entre liberté artistique et responsabilité éthique, la polémique du Dernier Tango à Paris illustre un dilemme fondamental pour les institutions culturelles : comment montrer une œuvre marquée par des violences sans en occulter les implications morales et sociétales ?

Le rôle de l’art et des acteurs de l’industrie audiovisuelle : entre liberté et responsabilité

Le débat autour des œuvres et des artistes controversés met en lumière la responsabilité des institutions culturelles, mais aussi celle des producteurs, cinémas et plateformes. Ces acteurs jouent un rôle central dans la manière dont les œuvres sont reçues et interprétées par le public, et, à travers leurs choix de programmation, ils influencent la perception collective des enjeux sociaux, notamment la violence, le sexisme ou le racisme.

D’un côté, il existe un argument fort en faveur de la liberté artistique, selon lequel l’art doit pouvoir être diffusé sans restriction, même lorsqu’il présente des aspects jugés problématiques selon les moeurs d’aujourd’hui. Cette approche considère que c’est au spectateur de se positionner et de contextualiser l’œuvre par lui-même, en prenant le recul nécessaire. Selon ce point de vue, l’art est avant tout un moyen d’explorer des sujets complexes, parfois dérangeants, et de susciter la réflexion sans qu’une quelconque censure ne vienne en limiter la portée. De plus, les films sont un excellent moyen de retranscrire une époque donnée. Ils permettent de se rendre compte de ce qui était jugé correct ou déjà polémique dans le passé, et de constater les évolutions.

Cependant, il est indéniable que les productions audiovisuelles ont un impact profond sur les représentations sociales. Comme le souligne Chloé Thibaud dans Désirer la violence, à force de voir des récits où la violence est romantisée, certains spectateurs, finissent par désirer cette violence, la considérant comme un élément de leur propre épanouissement émotionnel. Cette réflexion montre que les œuvres ne sont pas simplement des objets artistiques déconnectés de la réalité ; elles participent activement à la construction des imaginaires collectifs.

Ainsi, les producteurs et les institutions culturelles ont une responsabilité éthique importante : celle de diffuser des œuvres en étant conscients de leur impact potentiel. Montrer un film comme Le Dernier Tango à Paris sans contextualisation ou réflexion préalable peut envoyer des messages ambigus sur la violence ou l’exploitation. 

Les conséquences de ce phénomène

La cancel culture, renforcée par le mouvement #MeToo, a transformé les carrières de nombreux artistes accusés d’abus sexuels ou de comportements inappropriés. Des figures comme Harvey Weinstein, Kevin Spacey ou Roman Polanski ont vu leurs projets annulés, leurs partenariats rompus et leurs récompenses retirées. Cette mise en lumière des abus a permis de rétablir une forme de justice, tout en soulevant des questions sur la dissociation entre l’œuvre et l’artiste. Certaines œuvres restent commercialement viables malgré les scandales, tandis que d’autres sont effacées de l’espace public, forçant les studios à reconsidérer la réputation morale des artistes dans leurs choix de financement et de promotion.

Face à la pression sociale et médiatique, les studios, producteurs et plateformes ont ajusté leurs pratiques managériales. La gestion des talents et la sélection des projets sont désormais influencées par la nécessité d’éviter les scandales. Des processus de vérification plus rigoureux ont été instaurés pour prévenir les accusations d’abus sur les plateaux, et les entreprises intègrent de plus en plus l’image publique des artistes dans leurs stratégies de marketing, avec la mise en place de codes de conduite stricts.

L’impact sur la rentabilité des films existe aussi. Certains projets ont vu leur box-office affecté par les accusations contre leurs créateurs, comme All the Money in the World, où Kevin Spacey a été remplacé après des accusations de harcèlement. Par ailleurs, les attentes du public ont évolué, avec une demande croissante pour des films abordant des problématiques sociales et affichant une position éthique claire. Les studios réévaluent ainsi leurs choix de casting et de scénario, pour répondre aux préoccupations d’un public de plus en plus engagé sur les questions de diversité, d’inclusion et de responsabilité sociale.

Léonie Mérida

Sources

Jamet, C. (2021, 12 mars). Le sacre de Polanski, la fureur d’Adèle Haenel, l’écœurement de Florence Foresti. . . Le cauchemar des César 2020. Le Figaro. https://www.lefigaro.fr/cinema/ceremonie-cesar/le-sacre-de-polanski-la-fureur-d-adele-haenel-l-ecoeurement-de-florence-foresti-le-cauchemar-des-cesar-2020-20210312

Yamak, D. (2024, 16 décembre). La Cinémathèque française annule la projection du « Dernier Tango à Paris » , après une vive polémique. Le Monde.fr. https://www.lemonde.fr/culture/article/2024/12/15/la-cinematheque-francaise-annule-la-projection-du-dernier-tango-a-paris-apres-une-vive-polemique_6450277_3246.html

Guerrin, M. (2024, 20 décembre). « Bien sûr qu’il faut montrer “Le Dernier Tango à Paris”, mais il faut se demander comment l’encadrer » . Le Monde.fr. https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/12/20/bien-sur-qu-il-faut-montrer-le-dernier-tango-a-paris-mais-il-faut-se-demander-comment-l-encadrer_6458202_3232.html

Dryef, Z., & Yamak, D. (2025, 17 janvier). A la Cinémathèque, les coulisses de la polémique autour du « Dernier Tango à Paris » . Le Monde.fr. https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2025/01/15/a-la-cinematheque-les-coulisses-de-la-polemique-autour-du-dernier-tango-a-paris_6500053_4500055.html

Aquarium Ciné-Café. (2024, 26 septembre). MASTERCLASS – Chloé Thibaud « Désirer la violence » [Vidéo]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=fRqMuh7oNCQ

Temps, L. (2023, 10 juin). Comment Ridley Scott a effacé Kevin Spacey. Le Temps. https://www.letemps.ch/culture/ecrans/ridley-scott-efface-kevin-spacey?srsltid=AfmBOopCVVvi-LK1k8u4PJ321RP90kDf93sheoPv-Sui89VLAI2J1Qxk

Quitter la version mobile