Beethoven à l’ère du transmédia : la musique classique en quête de nouveaux publics

Du 23 au 26 mai 2024, La Seine Musicale a accueilli Beethoven Wars, une création hybride, à la croisée du concert symphonique et de l’expérience immersive, illustrant les nouvelles dynamiques de la transformation numérique dans le spectacle vivant. En mêlant tradition et innovation, Beethoven Wars interroge les stratégies déployées pour attirer un public renouvelé vers la musique classique. Nous avons assisté à cette performance inédite et vous livrons notre analyse.

Imaginez Beethoven catapulté dans un univers où ses compositions rencontrent l’esthétique des mangas et du space opera. C’est le pari un peu fou de Beethoven Wars, qui revisite librement Le Roi Stephan et Les Ruines d’Athènes pour les projeter dans une fresque interstellaire où amour et paix triomphent du chaos. Le décor ? Une planète en ruine, théâtre d’une ultime bataille entre deux peuples ennemis qui finissent par trouver un terrain d’entente… sous forme d’un théâtre spatial flottant dans l’infini. Qui a dit que la culture ne pouvait pas sauver le monde ?

Sous la baguette de la cheffe d’orchestre Laurence Equilbey, cette création mondiale est interprétée par Insula Orchestra, avec des instruments d’époque, et le chœur Accentus. La mise en scène s’appuie sur une technologie de pointe : un écran incurvé de plus de 50 mètres de long enveloppe le public à 200 degrés, surplombe la centaine de musiciens et projette des images en 15K x 2K. Ajoutez à cela une sonorisation haute définition et vous vous retrouvez immergé dans un concert multisensoriel.[1]

Beethoven Wars – La Seine Musicale (2024) (c) Julien Benhamou

Derrière cette odyssée musicale, on retrouve la vision artistique de Laurence Equilbey, qui, depuis l’inauguration de La Seine Musicale en 2017, ne cesse d’explorer de nouvelles façons de faire dialoguer tradition et modernité en façonnant une programmation alliant exigence musicale et innovation scénographique. Elle décrivait ainsi sa philosophie lors d’une interview en 2024 à RTL : « Le maître que j’ai eu à Vienne disait que si une œuvre ne résonne pas avec notre époque, ce n’est pas la peine de la jouer. Donc je cherche toujours la clé de résonance avec notre époque, sans être démagogique »[2]

BEETHOVEN AU CŒUR D’UNE CONVERGENCE TRANSMEDIATIQUE

À travers Beethoven Wars, la musique classique s’affranchit des formats traditionnels et se réinvente avec un dialogue audacieux entre image, narration et technologies immersives s’étendant sur plusieurs supports. Mais attention, pas question de noyer Beethoven sous une avalanche d’effets spéciaux ! Le studio Je suis bien content a misé sur une approche subtile avec la technique du Motion Manga : seules certaines parties des illustrations sont animées grâce à des jeux de zoom, de traveling et de superpositions d’images fixes. L’objectif ? Conserver la force évocatrice du dessin tout en restant au service de la musique. Car ici, c’est bien la partition qui guide le vaisseau. La musique structure le film, donne le ton, impulse le rythme. Et pour amplifier l’immersion, un dispositif sonore synchronise les bruitages du film avec les images. Mais l’aventure ne s’arrête pas à la salle de spectacle. Des expériences VR vont venir enrichir l’expérience du spectateur :  l’œuvre sera déclinée en une mini-série 360° et interactive qui accompagnera la tournée à Rouen, Aix-en-Provence et Hong-Kong cette année.[3]

Beethoven Wars – La Seine Musicale (2024) (c) Julien Benhamou

Tout cela s’inscrit parfaitement dans le concept de transmédia, tel que théorisé par Henry Jenkins en 2003 et décrit comme « un processus dans lequel les éléments d’une fiction sont dispersés sur diverses plateformes médiatiques dans le but de créer une expérience de divertissement coordonnée et unifiée. »[4] Jenkins décrit ce phénomène comme une « convergence culturelle », où anciens et nouveaux médias ne s’opposent pas, mais se complètent. Loin d’enterrer les formats classiques, le numérique les revitalise et les propulse vers de nouvelles dimensions.

L’immersion est donc la clé. Comme l’expliquent Fornerino, Helme-Guizon et Gotteland (2008), elle ne se résume pas à un simple visionnage, mais à un état d’engagement total[5]. Dans Beethoven Wars, chaque support apporte une pierre unique à l’édifice narratif. Ce n’est pas juste une déclinaison d’un même contenu sur plusieurs plateformes, mais bien un puzzle où chaque pièce enrichit le tout et multiplie les points d’entrée dans l’univers de l’oeuvre : concert en live, projection immersive, interactivité et VR…

LE TRANSMEDIA AU SERVICE DE LA DIVERSIFICATION LES PUBLICS

Diversifier les publics. C’est le nerf de la guerre pour la grande majorité des institutions culturelles publiques et Beethoven Wars ne fait pas exception. Laurence Equilbey l’affirme : son objectif est d’élargir l’audience de la musique classique[6], notamment en séduisant les jeunes générations baignées dans les univers numériques et le manga. Beethoven Wars, par le transmédia, se transforme ainsi en un outil de médiation culturelle, permettant d’aborder la musique romantique du XIXe siècle par le prisme d’un langage visuel et narratif familier des jeunes publics. Il faut néanmoins veiller à ce que les différents supports de l’œuvre soient accessibles au public à qui elle est destinée car « ce sont d’abord les choix techniques et logistiques qui peuvent ouvrir ou brider les potentiels du transmédia en tant que nouvel outil de médiation culturelle »[7] (Bourgeon-Renault, Jarrier, Petr, 2015).

Pour capter ce public cible, le projet mise sur une communication et un marketing ancré dans les usages numériques actuels. Laurence Equilbey insiste sur la nécessité d’inscrire la musique classique dans son époque en investissant les réseaux sociaux et en s’associant à des créateurs de contenu populaires. « On travaille pas mal avec des youtubeurs (…) qui sont pour moi des portes qui ouvrent vers une œuvre qu’on a envie de faire connaître au plus de gens possible, et notamment à toute la jeunesse qui se sert beaucoup de ces outils numériques », explique-t-elle.[8] Concrètement, des influenceurs ont été invités à la générale du spectacle, leur laissant carte blanche pour partager leur expérience sur Instagram, TikTok et YouTube. Véritables ambassadeurs culturels 2.0, ces créateurs de contenus participent à élargir le bouche-à-oreille et à éveiller la curiosité des nouvelles générations.

En parallèle, une campagne de promotion innovante a été mise en place en exploitant de manière créative les fonctionnalités de Spotify, puisque c’est désormais d’abord par le streaming que l’on consomme de la musique. Des affiches du spectacle ont été agrémentées d’un Spotify Code illustré : un simple scan avec un smartphone et l’utilisateur accède à une playlist exclusive d’Insula Orchestra. Une mise en bouche sonore accompagnée d’une vidéo immersive pour plonger dans l’univers de Beethoven Wars avant même de franchir les portes de la salle.

PÉRENNITÉ ÉCONOMIQUE ET INTÉGRITÉ ARTISTIQUE : LE DOUBLE DÉFI DU TRANSMÉDIA DANS LE SPECTACLE VIVANT

Néanmoins, une question demeure : comment financer durablement un tel spectacle ? Beethoven Wars a pu voir le jour grâce à un soutien massif de l’État, via le programme « Expérience augmentée du spectacle vivant » de la filière des industries culturelles et créatives de France 2030, géré par la Caisse des Dépôts. Ce dispositif vise à encourager l’intégration de technologies immersives dans le spectacle vivant. Avec un budget avoisinant les trois millions d’euros, financé en grande partie par des subventions publiques, le projet dispose de moyens exceptionnels… mais peut-on réellement en faire un modèle économique viable à long terme ? Alors que nombre d’institutions du spectacle vivant jonglent déjà avec des budgets serrés, on peut légitimement se demander si cette approche est généralisable. Pour explorer d’autres pistes de financement, l’équipe de Beethoven Wars s’est même envolée en 2024 pour le festival SXSW à Austin, espérant séduire des partenaires américains et dénicher des salles capables d’accueillir cette superproduction.

Laurence Equilbey présentant Beethoven Wars à l’occasion d’une table ronde au Festival SXSW – Austin, TX, 2024 (c) Fatma Kebe

Mais au-delà du financement, un autre débat se profile : l’ajout d’effets visuels et sonores immersifs ne risque-t-il pas de diluer l’essence même de la musique de Beethoven jouée par un orchestre en live ? S’ils enrichissent et captivent un public jeune, ils pourraient aussi détourner l’attention des auditeurs habituels, attachés à une écoute plus épurée. Cette approche multi-sensorielle offre-t-elle un véritable pas en avant pour la musique classique, ou bien s’agit-il d’une transformation qui pourrait marginaliser les concerts traditionnels au profit d’une mise en scène toujours plus spectaculaire ?

Beethoven Wars réussit le pari audacieux d’ancrer la musique classique dans l’ère numérique, en mêlant symphonie et technologies immersives pour séduire un public élargi. Si son approche transmédia ouvre de nouvelles perspectives pour la médiation culturelle, elle interroge aussi la viabilité économique et l’impact de ces innovations sur la préservation d’un héritage artistique centré sur l’émotion musicale.

Fatma KÉBÉ & Jules DECRÉ – Master MOC


[1]Dossier de presse – Beethoven Wars :  https://www.insulaorchestra.fr/wp-content/uploads/2024/04/Dossier-de-presse-Beethoven-Wars-1.pdf

[2] RTL. (mai 2024). Invitée RTL – Laurence Equilbey, cheffe d’orchestre : « Je cherche toujours la clé de résonance avec notre époque ». RTL Culture. https://www.rtl.fr/culture/musique/invitee-rtl-laurence-equilbey-cheffe-d-orchestre-je-cherche-toujours-la-cle-de-resonance-avec-notre-epoque-7900384838

[3] Programme – Beethoven Wars : https://www.insulaorchestra.fr/wp-content/uploads/2024/05/Programme_Beethoven-Wars-1.pdf

[4] Jenkins, H. 2006. Convergence Culture: Where Old and New Media Collide. New York: NYU Press.

[5] Fornerino M., A. Helme-Guizon and D. Gotteland. 2008. “Expériences cinématographiques en état d’immersion : effet sur la satisfaction.” Recherche et Applications en Marketing, Vol. 23, n° 3, p. 95- 113.

[6] Challenges. (septembre 2024). Laurence Equilbey, la femme-orchestre : https://www.challenges.fr/luxe/laurence-equilbey-la-femme-orchestre_906063.

[7] Dominique Bourgeon-Renault, Elodie Jarrier, Christine Petr. 2015. Le “ transmédia ” au service de la médiation dans le domaine des arts et de la culture. 13ème conférence internationale de Management des Arts et de la Culture, Aix-en-Provence, France.

[8] RTL. (mai 2024). Invitée RTL – Laurence Equilbey, cheffe d’orchestre : « Je cherche toujours la clé de résonance avec notre époque ». RTL Culture. https://www.rtl.fr/culture/musique/invitee-rtl-laurence-equilbey-cheffe-d-orchestre-je-cherche-toujours-la-cle-de-resonance-avec-notre-epoque-7900384838

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