Étude de cas : To Like or Not, Émilie Anna Maillet
Écrit et mis en scène par Émilie Anna Maillet et coproduit avec la Compagnie Ex Voto à la lune, le spectacle To Like or Not incarne une forme innovante de théâtre numérique, jouant avec les frontières entre l’art scénique traditionnel et les technologies contemporaines. La pièce de théâtre explore les dynamiques des relations dans une bande d’adolescents, relations humaines marquées par l’omniprésence des réseaux sociaux. Conçu pour provoquer la réflexion sur les rapports sociaux d’adolescents à l’ère numérique, To Like or Not plonge les spectateurs dans un monde hybride. Lors des premières minutes de la pièce, les spectateurs sont invités à suivre un live Instagram d’un des personnages de la pièce en scannant un QR code affiché sur le rideau. La première rencontre avec l’intrigue se fait donc littéralement sur les réseaux sociaux, via son smartphone.
Ouverture de la pièce de théâtre par un live Instagram d’un des personnages
La pièce ne fait pas qu’explorer les dynamiques et les enjeux du numérique, puisqu’elle intègre le numérique sur tous les plans de sa conception : augmentation grâce à la réalité virtuelle, comptes Instagram pour chacun des personnages principaux, numérique dans la scénographie et l’esthétique… Présenté comme un spectacle “augmenté”, le projet, en complément des financements classiques du spectacle vivant, a obtenu des fonds de plusieurs organisations dont les projets sont dédiés au numérique ; le Fonds de soutien à la création artistique numérique, une aide du CNC accordée à la préproduction d’oeuvres pour la création immersive et du dispositif « Expérience augmentée du spectacle vivant » du plan France 2030 et opérée par la Caisse des Dépôts.
Ces dispositifs numériques permettent aux spectateurs d’approfondir la compréhension des personnages, d’assurer une expérience de communication continue au-delà du cadre de la pièce, de permettre une multiplicité de discours pluriels au théâtre que dans d’autres médiums artistiques, d’enrichir la proposition scénographique etc. Cette forme de théâtre augmenté est un exemple frappant de la manière dont le numérique peut redéfinir les pratiques artistiques. En intégrant des outils comme la réalité virtuelle et les réseaux sociaux, To Like or Not offre une expérience théâtrale hybride qui s’appuie sur les potentialités technologiques pour enrichir l’expérience du spectateur. En explorant ces nouvelles dimensions, ce spectacle ouvre la voie à une réflexion sur les possibilités du numérique pour « augmenter » le théâtre, et soulève des questions sur l’évolution de la relation entre l’art et le public à l’ère du numérique.
Un projet théâtral étendu au delà de la scène
Dépassement de la scène :
En parallèle du spectacle et de l’expérience physique de la scène, proposition d’une expérience (facultative), les spectateurs peuvent se retrouver dans la pièce, interagissant avec les personnages via des casques de réalité virtuelle. Cette expérience donne accès à une immersion totale. Les spectateurs ne sont pas simplement des observateurs, mais deviennent des acteurs de l’expérience, capables de dialoguer et d’interagir avec les personnages en 3D. Cette immersion redéfinit la relation classique entre l’artiste et le public, et introduit une nouvelle forme de narration. Avant de découvrir le spectacle, le public connaît donc les personnages, les dynamiques et les situations.
L’expérience immersive existe essentiellement pour un projet de sensibilisation sur le harcèlement. Elle permet, particulièrement aux scolaires, de revenir plusieurs fois sur des situations par différents biais, comprendre les scènes de harcèlement et comment y faire face. Le théâtre par immersion devient un nouvel outil de médiation.
Construction d’un monde “réel” sur les plateformes.
L’existence des personnages sur les réseaux sociaux prolonge l’univers de la pièce au-delà de la scène, en créant un véritable parallèle avec le monde réel. Depuis 2022, chaque personnage possède un compte Instagram actif, alimenté régulièrement avec des contenus qui reflètent sa personnalité, ses centres d’intérêt, ses relations. Ces profils construisent un univers narratif cohérent et autonome, où les amitiés, les conflits, les couples ou les passions sont déjà en place avant même le début du spectacle. Ce dispositif permet une immersion prolongée, où le théâtre s’invite dans la vie quotidienne du public, et brouille volontairement les frontières entre fiction et réalité.
L’Esthétique de la mise en scène et les nouvelles formes de jeu par l’intrusion du numérique
Le spectacle donne aux comédiens et à la metteuse en scène un nouvel imaginaire et une nouvelle façon de faire du théâtre.
Le numérique permet de mettre en scène avec précision des situations où il occupe une place centrale, notamment dans la vie des adolescents. Certaines scènes montrent les personnages interagir via des jeux vidéo ou des échanges numériques. Ces moments prennent sens grâce à l’intégration du numérique dans la mise en scène, qui les rend plus naturels, plus crédibles. Des conversations écrites, projetées sur des écrans mais non lues à voix haute, apportent une narration discrète mais essentielle. Elles rendent visibles les non-dits, les tensions ou les émotions, reflétant les nouvelles formes de communication, souvent silencieuses mais intenses. Ces choix permettent à la pièce de témoigner avec justesse des codes et réalités contemporains.
Sur le plan esthétique, le numérique transforme aussi la scénographie. Les écrans, omniprésents, investissent toute la hauteur de la scène, élargissant l’espace dramatique. On navigue entre différents lieux, moments, et points de vue. Grâce aux projections, aux smartphones ou aux réseaux sociaux, le spectateur est transporté dans un théâtre éclaté, à la fois sur scène, en ligne et dans l’intimité des personnages. Le numérique devient ainsi un outil de narration à part entière, aussi visuel que dramaturgique.
Si To Like or Not ouvre des perspectives passionnantes pour une hybridation entre théâtre et numérique, cette proposition audacieuse révèle également certaines tensions et limites dans sa mise en œuvre.
Une présence numérique inégale
L’un des constats relevés est la disparité dans l’usage du numérique tout au long du spectacle. Très présent dans la première partie – via les interactions sur Instagram, les projections, les discussions textuelles et les éléments immersifs – le dispositif s’estompe à mesure que l’action dramatique s’intensifie. Ce retrait progressif interroge : s’agit-il d’un choix volontaire pour revenir à l’émotion brute et à l’incarnation sur scène ? Ou d’une limite du dispositif lui-même, trop envahissant ou distrayant lorsque les enjeux dramatiques prennent le pas sur l’esthétique ? Cette variation peut aussi générer une forme de rupture de rythme ou de confusion chez le spectateur.
Des contraintes techniques encore présentes
Le recours à des outils numériques innovants s’accompagne inévitablement de risques techniques, et To Like or Not n’y échappe pas. Lors des captations en direct intégrées au spectacle, certains spectateurs ont noté un décalage entre l’image projetée et l’action sur scène, provoquant une perte de fluidité. Le journal Le Monde souligne ainsi que «saturé de sons et d’images, le théâtre s’englue lui aussi dans ces mondes virtuels parallèles”. Ces accrocs nuisent à l’effet d’immersion et rappellent que la réussite d’une telle intégration repose sur une technologie irréprochable, encore difficile à atteindre dans le cadre d’une production théâtrale.
Une immersion qui peut rester superficielle
L’expérience immersive, bien qu’innovante, peut manquer de profondeur narrative. Comme l’indique Sceneweb, si la réalité virtuelle permet d’entrer dans la peau d’un personnage, certaines scènes projetées souffrent d’un traitement encore trop lisse ou stéréotypé, avec un aspect gadget qui peut parfois desservir l’intention initiale. Le potentiel pédagogique (notamment autour du harcèlement scolaire) est indéniable, mais il demande une écriture plus fine et plus nuancée pour véritablement toucher le public.
Le risque d’un “théâtre éclaté”
Enfin, la multiplication des supports – scène, réseaux sociaux, réalité virtuelle, live Instagram – interroge la cohérence du projet théâtral. Le spectateur, surtout s’il n’a pas suivi le dispositif dans son ensemble (notamment les réseaux sociaux en amont), peut se sentir déconnecté de l’univers proposé. Ce « spectacle transmédia » impose presque une préparation pour en saisir toutes les strates narratives. Cela pose une question de démocratisation de l’accès à l’œuvre : le spectacle s’adresse-t-il toujours à tous les publics, ou seulement à ceux déjà familiers de ces codes numériques ?
Conclusion
Le spectacle To Like or Not d’Émilie Anna Maillet illustre parfaitement comment le numérique peut enrichir et transformer le théâtre en proposant une expérience immersive et interactive. En intégrant les réseaux sociaux, la réalité virtuelle et des dispositifs scéniques innovants, il dépasse les frontières du spectacle vivant traditionnel et questionne notre rapport aux technologies. Toutefois, cette hybridation soulève aussi des défis, notamment en termes de cohérence dramaturgique et de limites techniques pouvant déranger l’immersion du spectateur. Ce projet ouvre néanmoins des perspectives sur l’avenir du théâtre, en explorant comment le numérique peut non seulement “augmenter” l’expérience scénique, mais aussi redéfinir la relation entre le public et l’œuvre artistique.
Marie Grouin-Rigaux, Maëlle Houix et Clémentine Schmitt
Gagneré, G. (2023). Une passerelle entre arts numériques et spectacle vivant. Frontières numériques. Actes du 5ᵉ colloque international sur les frontières numériques. Europia.
Paredes, M. (2024, février). L’utilisation du numérique dans le spectacle vivant : l’appropriation de l’œuvre à partir d’un dispositif de médiation culturelle (Thèse de doctorat, Université Rennes 2).
En février dernier, à l’aune du sommet du Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle qui s’est tenu en France ce mois-ci, le président de la Sacem, Patrick Sigwalt, et la présidente de l’Adami, Anne Bouvier, appelaient les artistes à signer une tribune sur les dangers de l’IA dans le domaine de la musique. L’avènement de l’IA à l’ère du numérique suscite manifestement un grand nombre d’inquiétudes, de défiance et de précaution dans les différentes branches du secteur culturel. Qu’en est-il du spectacle vivant, un domaine historiquement marqué par l’évolution des technologies ? En effet, machinerie, éclairage, son : voilà quelques innovations qui ont transformé l’expérience du spectacle vivant à travers les époques, jusqu’à la possibilité aujourd’hui de figer une performance, pourtant par essence unique, en permettant sa captation et un nombre infini de reproductions.
Le numérique trouve donc aujourd’hui sa place lors de chacune des étapes de la création et de la diffusion d’un spectacle. Il peut en outre s’intégrer d’une telle façon qu’il vient modifier les repères et les codes habituels des arts de la scène. C’est notamment le cas dans les digital performance, qui sont une forme hybride permettant la cohabitation du vivant et du numérique. Dans l’ouvrage pionnier Digital Performance: A History of New Media in Theater, Dance, Performance Art, and Installation, Steve Dixon et Barry Smith soulignent que « le terme […] comprend toutes les œuvres des arts de la scène où les technologies informatiques jouent un rôle clé en ce qui concerne le contenu, la technique, l’esthétique ou le résultat final ». En 2020, la troupe catalane de théâtre La Fura dels Baus s’inscrit comme actrice de ce mouvement en proposant une représentation de Macbeth en vidéoconférence. Elle explore depuis cette hybridité nouvelle qu’elle définit en ces mots : « Le Théâtre Digital fait référence à un langage binaire qui relie l’organique et le non organique, le matériel et le virtuel, l’acteur en chair et en os et l’avatar, le spectateur présent et l’internaute, la scène physique et le cyberespace ».
Une proposition prometteuse mais qui néanmoins interroge : peut-on toujours parler de spectacle vivant lorsque de tels dispositifs numériques sont utilisés ? Jusqu’où la digital performance peut-elle repousser les frontières du spectacle vivant sans en altérer son essence et son authenticité ?
Une méfiance compréhensible vis-à-vis d’une « numérisation » des arts de la scène
En effet, le spectacle vivant puise ses origines dans l’Antiquité, et a, en plus de 2000 ans d’existence, évolué de multiples façons. Les innovations technologiques ont, de façon naturelle, participé à ces évolutions et intégré la scène. Mais, jusqu’à maintenant, comme l’explique l’historienne du théâtre Clarisse Bardiot, spécialiste des humanités numériques, une inchangée fondamentale dans l’essence du spectacle vivant réside dans la coprésence physique entre l’artiste et le public. C’est cela qui, pour beaucoup, définit l’aspect « vivant » dans le terme « spectacle vivant ».
Les technologies numériques, si elles prenaient la place des artistes sur la scène, participeraient donc à première vue à une dénaturation du spectacle vivant. Les détracteurs de l’utilisation du numérique cherchent à alerter sur ce sujet, et sur leur peur de la disparition progressive des artistes. En effet, depuis les années 2000, quelques dramaturges se sont essayés à introduire des robots sur scène, voire même à des représentations sans acteur. Oriza Hirata propose en 2012 sa pièce Les Trois Sœurs (version androïde) où des robots montent sur scène, en jouant leur propre rôle, face à des comédiens qui jouent les personnages humains. Au contraire, la compagnie new-yorkaise Amorphic Robot Works proposait en 2000 un spectacle joué entièrement par des robots. Plus récemment, le groupe ABBA réalisait une tournée de concerts en hologrammes.
A l’échelle mondiale donc, le numérique prend une place de plus en plus importante, qui remet en question la définition de spectacle vivant. Qui plus est, dans une situation économique précaire, les évolutions numériques permettent de remplacer certains postes : des chanteurs se produisent seuls sur scène en diffusant la musique à travers des enceintes (comme le fait Eddy de Pretto par exemple), des voix off peuvent également remplacer des personnages pour de courtes répliques, comme c’était le cas dans le seul en scène Ici / Là-Bas de Christine Gandois.
Ainsi, les technologies numériques soulèvent des questions éthiques car elles permettent déjà de remplacer la présence d’artistes sur scène. De plus, l’IA commence également – de façon encore exploratoire – à s’immiscer dans les processus d’écriture de dialogues et d’intrigues, ce qui suscite d’autres questionnements philosophiques, en particulier sur la définition d’une œuvre d’art.
Une création artistique nouvelle, qui intègre ces innovations numériques
Cependant, le développement des technologies numériques a permis l’émergence de nouveaux possibles. Que ce soit en termes de décors (qui peuvent être créés grâce à des jeux de lumière élaborés), de sonorisation, ou encore de mise en scène, les digital performance offrent des propositions artistiques inédites aux spectateurs, souvent interdisciplinaires, où se mêlent théâtre, cinéma et musique.
Au théâtre, l’arrivée des écrans sur scène permet un dédoublement de l’image qui, loin de concurrencer le jeu des comédiens, appuie le propos des metteurs en scène. En 2023, les chercheuses canadiennes Josette Féral et Julie-Michèle Morin consacrent un ouvrage à l’utilisation de la vidéo sur scène. Elles interviewent pour cela 21 metteurs en scène qui utilisent ces technologies de façon centrale, parmi lesquels certains des dramaturges contemporains les plus primés : Roméo Castellucci, Ivo Van Hove, Milo Rau, Christiane Jatahy ou encore Jacques Delcuvellerie. Le théâtre interactif a également été révolutionné par ces technologies, et par les applications mobiles notamment.
Des innovations qui peuvent aussi apparaître comme des solutions dans une situation économique précaire
L’usage du numérique a parallèlement l’ambition d’offrir au spectacle vivant de nouvelles perspectives dans un contexte économique contraint. En effet, la maladie des coûts, théorisée par William Baumol et William Bowen en 1966, frappe de plein fouet ce secteur, où l’évolution des gains de productivité ne permet pas d’augmenter les salaires au même rythme que l’économie extérieure.
Les tentatives de hausse des prix des représentations ont rarement su couvrir les impacts de ce phénomène, puisqu’elles se sont heurtées à une limite ayant conduit à la réduction des marges “wage gap”. Les dons et les subventions publiques sont alors essentiels à la survie du spectacle vivant, mais restent parfois insuffisants dans un secteur dont les coûts sont imprévisibles, et rendent les structures dépendantes à la gestion du budget de l’État. Qui plus est, la demande globale concernant le spectacle vivant reste faible par rapport aux autres secteurs, le public régulier est peu diversifié en termes d’âge et de catégorie socio-professionnelle, et les petites structures concentrent moins de 5% des recettes globales. De plus, on constate un désengagement progressif des jeunes publics (15 à 24 ans) au profit d’autres pratiques culturelles et numériques. Or, l’utilisation des technologies digitales sur scène est susceptible d’attirer un public plus jeune, qui pourrait être sensible à des représentations au caractère plus interactif et immersif, permettant un véritable renouveau d’une pratique parfois considérée comme relativement traditionnelle et réservée à une élite déjà initiée. D’ailleurs, de nombreuses œuvres que l’on peut rapprocher du mouvement des digital performances connaissent un succès critique et commercial, c’est le cas par exemple de Rwanda 94, mise en scène du Groupov, Entre Chiens et Loups de Christiane Jatahy, ou encore Grace, le récent spectacle de danse de Benjamin Millepied.
Enfin, l’avènement d’outils scéniques digitaux pourraient notamment diminuer le coût alloué à la construction, au stockage et au transport des décors, permettant d’augmenter le wage gap et de profiter à l’économie des structures. Cela démontre ainsi une possibilité d’innovation conduisant à générer des gains de productivité.
Ainsi, la digital performance pourrait permettre aux structures de contourner la maladie des coûts et de diversifier et élargir leur public en apportant un renouveau technique et artistique, mais soulève encore de nombreuses questions éthiques. On pourrait craindre une disparition progressive du lien entre public et artiste, pourtant caractéristique du spectacle vivant, ainsi qu’une précarisation des artistes et techniciens qui peinent déjà à bénéficier d’une stabilité professionnelle et économique. Le risque d’agrandir le fossé économique entre les petites et grandes structures, qui auraient davantage de facilité à investir dans des outils numériques, pose également question. L’objectif d’hybridation et non de substitution pourrait être une piste privilégiée, mais est-il réellement possible de contrôler cet équilibre à long-terme si la standardisation du numérique devient prépondérante ?
La question de l’inclusivité dans les musées est une thématique relativement récente, mais elle est rapidement devenue un sujet incontournable ces dernières années. L’inclusivité n’est plus une simple option, elle est une obligation pour les établissements publics afin que tous les visiteurs puissent bénéficier d’une expérience muséale optimale.
En Europe, par exemple, plusieurs législations sur l’accessibilité, comme la directive européenne de 2016 sur l’accessibilité des sites web et des applications mobiles des organismes du secteur public, imposent aux musées et autres institutions publiques d’adopter des mesures permettant de rendre leurs services accessibles à tous. Cela inclut non seulement l’accessibilité physique pendant la visite, par exemple via des rampes ou des ascenseurs pour les personnes à mobilité réduite, mais également l’accessibilité numérique, qui concerne tous les visiteurs ayant des besoins spécifiques liés à la lecture, à l’audition ou à la compréhension des informations.
Les résultats (certes encore très perfectibles) suivent : en 2022, une étude Malakoff Humanis / BVA révélait que 65 % des personnes en situation de handicap considéraient l’accès aux musées et expositions en France comme facile, soit 8 % de plus que cinq ans auparavant lors de la même enquête.
Cette inclusivité prend, depuis quelque temps, une dimension numérique. Depuis le 25 juin 2021, le Centre Pompidou a mis en place une application d’aide à la visite, disponible gratuitement sur téléphone et tablette (Apple et Android), destinée aux personnes atteintes de troubles du spectre de l’autisme (TSA), mais aussi à tous les autres publics ayant des besoins similaires pour visiter le musée. L’application a été conçue en partenariat avec Infiniteach et Sesame Autisme. Il semble que cette initiative ne soit pas un cas isolé, puisque d’autres musées en France et plus largement en Europe investissent eux aussi dans cette technologie.
Après près de cinq ans, maintenant que l’engouement pour la nouveauté numérique s’est estompé, l’heure est au bilan : les applications d’aide à la visite sont-elles de véritables avancées ou de simples gadgets technologiques ?
Un impératif d’inclusion dans les musées : cadre législatif et attentes des publics
Depuis la loi de 2005 « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées », l’accessibilité universelle est une obligation. L’article 41 précise que la loi s’applique à toute forme de handicap, physique, sensoriel, cognitif, mental ou psychique, et concerne tous types de locaux, privés ou publics. L’article 45 décrit « la chaîne du déplacement », incluant l’aménagement de la voirie, des transports et de leur intermodalité, pour les personnes et éventuellement les animaux accompagnants (article 54). Un délai maximal de 10 ans était accordé pour la mise en conformité (Art. L. 111-7-3), avec des dérogations possibles sous conditions strictes. L’accessibilité s’impose donc aux musées, anciens comme nouveaux, et peut être exigée par toute personne en situation de handicap. Si l’adaptation de monuments historiques peut s’avérer complexe, les nouvelles structures et rénovations doivent intégrer cet objectif dès leur conception avec l’appui de spécialistes. L’accessibilité ne doit pas être un « chapitre particulier » du projet d’établissement, mais une prise en compte globale et permanente (Ministère de la Culture, L’accessibilité universelle, avril 2021). Chaque musée doit disposer d’un référent « accessibilité ». L’État, via le Service des musées de France, voit dans cette exigence « l’opportunité de repenser la façon de concevoir les musées (…) en mettant le visiteur au cœur de la réflexion » (Ibid.).
L’accessibilité implique une réflexion sur l’expérience muséale dans son ensemble : accessibilité des transports, circulation dans le bâtiment, billetterie, vestiaires, boutiques, sanitaires, signalisation, éclairage, acoustique des salles, exposition des œuvres et accès aux informations. La diversité des handicaps nécessite des dispositifs adaptés et un personnel formé à leur utilisation.
Le numérique fait désormais partie de cette expérience : consultation du site, achat de billets en ligne, demande de prise en compte du handicap, et outils numériques sur place. Le « Référentiel général d’amélioration de l’accessibilité » (RGAA) de 2019, complétant la directive européenne de 2016, impose de « rendre les contenus et services numériques compréhensibles et utilisables par les personnes en situation de handicap ». Ce document en ligne liste les obligations légales et 106 critères d’évaluation. La première question posée est : « Chaque image porteuse d’information a-t-elle une alternative textuelle ? ».
Toutefois, ces adaptations doivent respecter les capacités financières des établissements, ce qui, dans un contexte budgétaire contraint, menace leur mise en œuvre complète.
Le numérique comme levier d’accessibilité et d’innovation
Le numérique joue un rôle croissant dans l’accessibilité des musées, en proposant des dispositifs adaptés aux publics en situation de handicap. Parmi les initiatives notables, le Centre Pompidou a développé l’application «Centre Pompidou Accessibilité», destinée aux visiteurs atteints de troubles du spectre de l’autisme (TSA) et du neuro-développement. Téléchargeable gratuitement sur smartphone et tablette, elle permet de préparer la visite en amont et d’accéder à des contenus adaptés sur place. D’autres institutions, comme le Musée du Louvre, ont mis en place des dispositifs de médiation numérique, tels que des audioguides Nintendo DS adaptés aux déficiences visuelles ou des parcours en langue des signes française (LSF). Autre exemple, L’application Nomade des musées de Rouen permet aux visiteurs de découvrir une sélection d’œuvres majeures grâce à des contenus spécialement adaptés aux personnes en situation de handicap visuel, auditif ou mental. Cette application a été développée avec des parcours en audiodescription et en français Facile à Lire et à Comprendre (FALC).
Au niveau européen, le musée d’Amsterdam a développé des visites en réalité virtuelle spécialement conçues pour les personnes à mobilité réduite, leur permettant d’explorer les collections depuis chez elles. Ces innovations illustrent comment le numérique, loin d’être un simple gadget, constitue un levier essentiel pour repenser l’inclusivité et enrichir l’expérience muséale pour tous. Au musée Rijksmuseum, les visites guidées intelligentes, dotées d’assistants vocaux et d’audioguides basés sur l’IA permettent aux visiteurs de découvrir les collections à leur propre rythme, tout en bénéficiant de commentaires contextualisés et personnalisés.
Aussi, les interfaces tactiles inclusives facilitent quant à elles l’accès aux informations pour les personnes en situation de déficience motrice ou cognitive, en offrant une navigation simplifiée et intuitive.
Un visiteur malvoyant peut recevoir une description audio détaillée des œuvres, enrichie de commentaires historiques et artistiques. Et une personne en situation de handicap moteur peut bénéficier d’un parcours optimisé dans ce musée hollandais et d’un accès facilité aux contenus grâce à une navigation assistée par IA.
Ainsi, ces avancées technologiques ne se substituent pas à l’expérience physique du musée, mais l’enrichissent plutôt en proposant des solutions adaptées aux besoins spécifiques de chaque visiteur.
Dispositifs numériques : inclusion ou nouvelles formes d’exclusion?
Les dispositifs numériques facilitent l’appropriation des institutions muséales par les publics empêchés, souvent perçus comme des lieux élitistes ou complexes (cf. Bourdieu). Pourtant, leur coût en limite l’accès, notamment pour les publics précaires dont notamment les personnes en situation de handicap. Les offres annexes, comme la réalité augmentée, sont fréquemment payants, ce qui constitue un frein supplémentaire.
Outre le prix, d’autres facteurs subsistent. Une étude de la fondation Malakoff Humanis révèle que 59% des personnes en situation de handicap souhaiteraient multiplier leurs sorties culturelles, mais que l’accessibilité constitue un frein pour 19% d’entre elles. La société Evelity met également en évidence les lacunes en matière d’accessibilité des musées et de leurs abords, ainsi que le manque d’un accueil adapté. Par ailleurs, 70% des répondants atteints de déficience visuelle considèrent que l’accessibilité en transport et la disponibilité d’informations en ligne comme des critères déterminants, avant même l’adaptation des visites à leur handicap.
Un autre défi majeur est la fracture numérique, qui accentue les inégalités d’accès à la culture. L’accès aux technologies varie selon le milieu social, le contexte géographique et la familiarité avec le numérique. Le temps d’adaptation nécessaire pour maîtriser ces outils peut freiner l’expérience de visite et détourner de la découverte des œuvres. Par ailleurs, tous les outils numériques ne répondent pas aux besoins spécifiques. Par exemple, la réalité augmentée reste difficilement accessible aux personnes malvoyantes ou présentant des troubles cognitifs. Par conséquent, le numérique, bien qu’il facilite la médiation, peut paradoxalement exclure certains publics.
Quel consensus? Pour garantir une expérience muséale inclusive, une approche hybride combinant dispositifs numériques et médiation humaine semble être la solution la plus adaptée. Des projets menés à La Villette, tels que la Micro-folie, illustrent l’intérêt de cette complémentarité : l’association de dispositifs interactifs et de l’accompagnement par des médiateurs formés permet de rendre l’expérience de visite plus instructive.
Armand COSSET, Emma DROUIN, Sara MAZZELLI, Noëla ROCHART
Lebat, Cindy, “Les dispositifs numériques immersifs. Une opportunité pour les visiteurs déficients sensoriels ?”, La Lettre de l’OCIM [Online], 202-203 | 2022, Online since 01 July 2023. URL: http://journals.openedition.org/ocim/5129; DOI: https://doi.org/10.4000/ocim.5129
Pinède, Nathalie. et al. « Numérique et situations de handicap : le projet “Fractures corporelles, Fractures numériques” ». Communication & Organisation, 2019/2 n° 56, 2019. p.139-148. CAIRN.INFO, shs.cairn.info/revue-communication-et-organisation-2019-2-page-139?lang=fr.
Le spectacle vivant peut se définir par ce que nous appelons communément “performance”, il contient l’idée selon laquelle en y assistant, nous vivons un événement éminemment présent, en train de se produire. Cet événement est le fruit d’une production du corps de l’artiste qui, par une mise en scène précise, prend sens devant les yeux du spectateur·ice, en direct.
En parallèle de l’irruption du numérique dans les arts vivants, nous parlons de plus en plus de “performance” pour qualifier ces productions, ce qui rend la définition de la performance floue. Or la performance a un spectre définitionnel assez large historiquement comme l’explique Julie Pellegrin. C’est d’abord un terme utilisé dans le secteur artistique avec les avant-gardes du XXe siècle, qui renaît dans les années 1960 sous le nom d’event ou de happening puis qui se transforme sous l’appellation de performing arts rejoignant ainsi la définition que nous utilisons ici, celle de spectacle vivant. Dans ces diverses évolutions, la performance semble aller de paire avec l’utilisation du corps comme moyen de réaliser un exploit et comme outil performatif au sens linguistique – dans la mesure où l’action du corps fait le spectacle, elle semble ne pas avoir besoin d’autre médium. Or, le numérique semble dévier de ces aspects, il nécessite un médium, comme un écran par exemple, il semble nous inciter à sortir de nos corps ou à l’oublier dans la mesure où il nous sort du réel. De prime abord, le numérique apparaît comme un outil qui nous positionne hors du présent, d’une réalité avec laquelle le spectateur ou l’artiste sont en co-présences quand la performance pourrait être caractérisée par la liveness, le fait même d’être présent.
Ainsi, dans quelle mesure le numérique, comme médium supplémentaire de la performance, permet-il de ré-envisager la place du corps présent dans le spectacle vivant ?
Performance médiatisée et liveness
Alors qu’au départ la scène était composée quasi exclusivement de comédien·ne·s venu·e·s performer, elle a progressivement accueilli des innovations technologiques qui ont contraint ces derniers à laisser un peu de leur place au sein du spectacle. Le numérique va plus loin encore que les innovations technologiques qui l’ont précédé, en allant jusqu’à la disparition de la scène et de la présence physique des performeur·euse·s : les captations et enregistrements ont révolutionné le monde de la performance, en proposant aux spectateur·ice·s de profiter de celle-ci directement depuis chez elles·eux. Cette médiatisation tend aujourd’hui à séparer performance et corps physique (que ce soient les corps des artistes ou ceux des spectateur·ice·s), autrefois terriblement intriqués l’un avec l’autre. Regarder une performance ne signifie plus nécessairement aller physiquement dans un théâtre et voir, en live, des personnes se mouvoir. Pourtant, les théâtres continuent de se remplir et les artistes continuent de performer en live pour un public. La présence du public prend en effet une plus grande symbolique, et même un sens expérientiel : le public n’aura pas la même expérience qu’il soit chez lui, seul, ou dans une salle de spectacle, entouré d’autres spectateur·ice·s.
Image libre de droit
Si le numérique a mis en évidence l’intérêt du liveness, qui allait de soi avant cette révolution, il a également opéré de réelles transformations pour la création et les artistes. Ce double medium, captation et live, voire triple avec les live stream, contraint les performeur·se·s à partager la scène avec les caméras. La captation implique parfois des choix scéniques spécifiques pour prendre en compte le rendu capté : une responsable Arts et Spectacles d’Arte nous confie ainsi que ses équipes de tournage influent parfois sur le placement de certains décors et artistes sur la scène pour que ces derniers collent aux attendus de la télévision et captent l’attention du spectateur·ice qui regarderait depuis chez lui (rencontre réalisée le 12 février 2025). Ce cas de la contrainte spatiale et corporelle du numérique est pourtant marginal à côté des libertés qu’il permet en termes de gestion de l’espace scénique : Monica Paredes parle ainsi d’une “mutation des espaces habitables” pour évoquer cette restructuration des espaces utilisables et des placements des corps sur scène, du fait du numérique (Paredes, 2023). Il pousse la création au-delà du plateau et même du réel. Les limites imposées par le corps du spectateur·ice cessent ainsi d’être une contrainte artistique : en témoigne notamment le dispositif Scènes Augmentées qui, à travers des jumelles de réalité virtuelle comme un prolongement du corps du spectateur·ice, élargit l’espace scénique pour y créer des corps et actions qui n’existent pas en live. Par le biais de techniques numériques innovantes, le quatrième mur peut donc se briser un peu plus, en repensant les contraintes imposées par les corps tant du spectateur·ice que de l’artiste.
Le numérique comme production spéculative au sein de la performance : l’interactivité comme moteur de la création
Paradoxalement, alors que certaines réflexions soulignent l’impact négatif des nouvelles technologies dans l’immédiateté de la relation entre le·la performeur·se et le public (Schloss, 2003), le numérique offre également la possibilité d’engager le corps du public qui devient alors une condition nécessaire au processus créatif. Le spectacle Eve 3.0 mêle chorégraphie et VR : le public participe ainsi à la narration en dansant avec différents acteur·ice·s réel·le·s et virtuel·le·s, transformant ainsi les spectateur·ice·s en interprètes. Le numérique permet de dépasser la co-présence habituelle des corps des interprètes et du public souvent scindés en deux groupes distincts. Cette évolution soulève une nouvelle réflexion sur le concept d’interactivité, où l’intégration du numérique dans le monde du spectacle vivant ouvre un questionnement sur les théories de la réception, l’œuvre ne pouvant plus exister indépendamment de l’engagement du public. La conférence des absents de Rimini Protokoll est une performance où les conférenciers ne sont pas physiquement présents sur scène, mais sont représentés par le public, qui lit leurs discours en leur nom. C’est donc la présence des spectateur·ice·s qui joue le rôle clé dans la réalisation de la performance, ils·elles “co-créent” l’œuvre. La téléprésence devient une présence performative qui modifie et altère les règles de la représentation et l’absence physique module un espace pour de nouvelles inscriptions et des perspectives inattendues, tandis que la mise en scène à distance de Rimini Protokoll donne vie à un jeu théâtral de traductions et de corps. Ce type d’interaction est explicite dans la question de l’utilisation des technologies dans le spectacle vivant. Là où le terme vivant nous renvoie à un corps visible, tactile, présent, la limite à ne pas dépasser est précisément celle de la fiction ou d’une paralysie de la dramaturgie et de la narration. La capacité consiste donc à utiliser les nouveaux dispositifs numériques comme une nourriture de quelque chose qui existe déjà, à savoir l’humain. Cette alimentation permet d’augmenter les possibilités d’interaction et donc de création, de participation active et de personnalisation de l’expérience. La coexistence de l’art et du numérique devient ainsi un champ d’expérimentation où l’artiste et les spectateur·ice·s échangent continuellement et contribuent ensemble aux processus de création.
Image libre de droit
Le numérique peut aussi donner l’illusion de pouvoir repousser les contraintes physiques corporelles : il rend vivant ce qui, par définition, ne l’est pas. Les hologrammes, par exemple, permettent de transgresser les limites du corps humain, d’effacer la temporalité en faisant revivre des personnes décédées, comme l’ont montré les performances d’hologrammes de Tupac à Coachella, ou de Maria Callas à la salle Pleyel en 2018. Au-delà des réflexions éthiques et juridiques que ces représentations supposent, l’intégration de ces évolutions technologiques dans le spectacle vivant ouvre la voie à une réflexion plus ontologique. Le numérique ne se contente pas de satisfaire une forme de fascination pour le corps des artistes, il incarne la promesse d’un prolongement existentiel du corps, une manière de pallier leur caractère éphémère et de prolonger l’illusion d’incarnation, même après la disparition physique.
La performance et le numérique offrent également un nouveau moyen d’émanciper les corps minorisés, en dépassant les contraintes imposées par la scène traditionnelle. Dans Sylvia, Fabrice Murgia utilise la captation vidéo pour questionner les normes de représentation, projetant sur un écran à l’arrière de la scène des gros plans du corps des comédiennes. La caméra redéfinit l’espace scénique et l’expérience du spectateur en mettant en avant des corps et des émotions souvent invisibilisés. Cette approche rejoint une réflexion plus large sur la manière dont les nouvelles technologies peuvent être mobilisées pour offrir une tribune à des récits et des présences marginalisées.
L’intégration du numérique dans le spectacle vivant ne se résume ainsi pas à une simple transformation des dispositifs scéniques, mais constitue une reconfiguration profonde des rapports entre corps, espace et spectateur·ice·s. Loin d’effacer la présence physique, il en révèle de nouvelles dimensions, en amplifiant l’expérience sensorielle et en redéfinissant les modalités d’interaction. Qu’il s’agisse d’une médiatisation de la performance, d’une interactivité accrue ou d’une émancipation des corps minorisés, le numérique apparaît non pas comme une rupture, mais comme un prolongement et un outil spéculatif permettant d’explorer d’autres formes de corporéité.
Suzanne BRICE, Arianna DI BELLO, Mélissande MICHELET, Camille RÉAU
Bibliographie
Delporte, C. (2022, 18 mars). Des hologrammes aux avatars, que nous réservent les concerts de demain ? Les Echos. https://www.lesechos.fr/weekend/spectacles-musique/des-hologrammes-aux-avatars-que-nous-reservent-les-concerts-de-demain-1394722
Paredes, M. (2023, août 12). L’utilisation du numérique dans le spectacle vivant : l’appropriation de l’œuvre à partir d’un dispositif de médiation culturelle. Theses.fr. https://theses.fr/2023REN20044
Scènes Augmentées : une solution de double virtuel pour réinventer le spectacle vivant. (2024, 7 octobre). Makery. https://www.makery.info/2024/10/07/scenes-augmentees-une-solution-de-double-virtuel-pour-reinventer-le-spectacle-vivant/
Schloss, W. A. (2003). Using Contemporary Technology in Live Performance: The Dilemma of the Performer, Journal of New Music Research. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/affaire-en-cours/qu-appelle-t-on-performance-8420419
Sorbier, M. (2022, 26 mai). Qu’appelle-t-on « performance » ? France Culture. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/affaire-en-cours/qu-appelle-t-on-performance-8420419
La loi n°2005-102 du 11 février 2005, intitulée « Égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées », a marqué un tournant majeur dans la reconnaissance des droits des personnes en situation de handicap en France. En consacrant le principe d’accessibilité généralisée, elle impose aux établissements recevant du public, y compris les lieux culturels, d’adapter leurs infrastructures et leurs services afin de garantir un accès équitable à tous. Cette exigence s’inscrit dans une démarche plus large de démocratisation culturelle, une ambition portée en France depuis André Malraux. Elle a conduit le secteur culturel à investir massivement dans le développement des relations avec les publics pour rendre la culture accessible à tous (Paredes, 2024). Néanmoins, si des avancées significatives ont été réalisées dans les domaines des arts visuels et du cinéma, le spectacle vivant reste confronté à de nombreux défis en matière d’accessibilité, notamment pour les personnes sourdes, malentendantes, aveugles et malvoyantes. La spontanéité et l’improvisation inhérentes à ce secteur compliquent en effet la mise en place de solutions adaptées. Toutefois, face à ces obstacles, les innovations numériques apparaissent comme une réponse prometteuse, permettant de repenser l’expérience du spectacle vivant pour mieux répondre aux besoins des spectateurs en situation de handicap, mais aussi, en agissant comme un outil de lutte contre les discriminations (Lydia Morlet-Haïdara, 2017). Réalité augmentée, réalité virtuelle, ou encore intelligence artificielle, depuis 2005, le secteur a vu la création de nombreux dispositifs numériques afin d’adapter l’expérience de la scène aux personnes en situation de handicap.
Dans cet article, nous nous interrogeons sur la manière dont le numérique permet aux acteurs du spectacle vivant de favoriser une accessibilité réelle et inclusive pour les personnes en situation de handicap, et ainsi de participer à cet objectif de démocratisation culturelle.
Il s’agira dans un premier temps d’examiner les différents dispositifs numériques déployés pour améliorer l’accessibilité du spectacle vivant, puis d’analyser l’essor des investissements dans ces technologies, qui accompagnent une ouverture croissante du secteur aux personnes en situation de handicap. Enfin, nous mettrons en lumière les limites de cette transition, en soulignant les disparités et les contraintes qui subsistent dans l’adoption de ces outils au service de la démocratisation culturelle.
Numérique et accessibilité dans le spectacle vivant : quels dispositifs ?
Lunettes intelligentes pour les surtitres en direct et la langue des signes
L’utilisation de lunettes intelligentes pour fournir des surtitres en temps réel (sous-titres) et d’autres aides visuelles pendant les spectacles est un développement majeur dans le secteur du spectacle vivant. Expérimentée par la compagnie française Panthea au Festival d’Avignon en 2015, ces lunettes de réalité augmentée projettent les dialogues traduits ou transcrits directement sur l’objectif dans le champ de vision du spectateur, sans obstruer la vue de la scène. Les spectateurs peuvent alors choisir une traduction en langue étrangère, un sous-titrage français « adapté » qui comprend les noms des personnages, des effets sonores ou d’autres indices pour les spectateurs sourds et malentendants. Le même appareil peut également délivrer une piste d’audiodescription via un écouteur connecté, ce qui permet aux spectateurs aveugles ou malvoyants d’entendre en temps réel les descriptions des décors, des costumes et des mouvements sur scène. De plus, ces systèmes peuvent prendre en charge l’interprétation en langue des signes en diffusant un flux vidéo d’un interprète sur les lunettes ou un appareil portable couplé. En permettant de personnaliser l’affichage du texte, les lunettes intelligentes offrent une expérience de visionnement personnalisée pour chaque utilisateur.
Les gilets vibrants pour ressentir la musique
Pour les publics sourds et malentendants, l’utilisation de la technologie vibrante pour transmettre les éléments émotionnels et rythmiques de la musique a été développée. Un exemple marquant est le gilet vibrant SoundX, un appareil portable développé en partenariat avec la Philharmonie de Paris. Le système SoundX utilise l’intelligence artificielle pour convertir les signaux audios en direct en vibrations synchronisées qui sont ressenties sur le torse du porteur. Porté comme un gilet léger ou un sac à dos, il traduit les fréquences musicales en retour tactile, permettant aux spectateurs sourds de ressentir la dynamique d’une symphonie ou d’un opéra sur leur peau. Cela complète les aspects visuels d’une performance (comme regarder des musiciens ou des danseurs) avec une sensation physique directe de rythme et de tempo. Développé à l’origine pour les jeux immersifs, le gilet a ensuite été affiné avec les commentaires d’utilisateurs sourds pour assurer une réponse vibratoire précise sur tout le spectre sonore. À titre d’exemple, à partir de la saison 2024-2025, la Philharmonie de Paris met gratuitement à la disposition des spectateurs malentendants ces gilets vibrants lors de certains concerts. En mettant à disposition ce dispositif multisensoriel, la salle de concert a ouvert ses portes à des auditeurs qui ne pouvaient jusqu’alors pas profiter pleinement des spectacles en direct.
L’audiodescription et la conception immersive pour plus d’accessibilité au théâtre
Pour les publics aveugles et malvoyants, les technologies numériques ont ouvert de nouveaux modes d’engagement avec le spectacle vivant. L’audiodescription, diffusée par des casques sans fil pendant les spectacles, fournit une narration en temps réel des éléments visuels – décors, costumes, mouvements – permettant au public de se faire une image mentale de l’action. Ce service est souvent complété par des visites tactiles, au cours desquelles les spectateurs sont invités à explorer les principaux accessoires et costumes par le toucher avant la représentation. De grandes salles comme le Théâtre du Châtelet combinent ces services avec des programmes accessibles en braille ou en gros caractères, garantissant ainsi une expérience multisensorielle qui va au-delà des dialogues parlés. Parallèlement, les technologies immersives créent d’autres moyens d’accéder aux spectacles. La réalité virtuelle et la vidéo à 360° simulent des expériences théâtrales pour ceux qui ne peuvent pas y assister en personne, tandis que des expositions telles que World Unseen à La Villette en 2024 montrent comment la photographie peut, elle aussi, être traduite en formats tactiles, audio et braille. Conçue en collaboration avec des défenseurs de l’accessibilité, l’exposition offre alors aux visiteurs aveugles et voyants une expérience sensorielle partagée, remettant en question les normes visuelles de la consommation artistique.
Ces innovations numériques illustrent la manière dont les outils numériques ne se contentent pas d’adapter les formats existants aux publics handicapés, mais imaginent également le langage même de l’expérience artistique. Si ces différentes technologies semblent alors se répandre dans de nombreux théâtres nationaux, il convient désormais de regarder si les investissements, le nombre d’acteurs, mais aussi la réception de ces dispositifs sont le signe d’une démocratisation culturelle du secteur aux personnes en situation de handicap.
II. Un investissement dans le numérique qui s’accroît, allant de pair avec une plus grande accessibilité du secteur
Des investissements croissants dans les dispositifs numériques pour personnes en situation de handicap
Outre l’essor d’entreprises et acteurs spécialisés dans le développement de dispositifs numériques (Panthéa, Epson, SoundX), les initiatives en faveur de l’accessibilité numérique dans le secteur culturel se sont multipliées ces dernières années. On peut tout d’abord souligner une nette évolution des budgets dédiés aux projets culturels inclusifs. En Île-de-France, la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC) a alloué en 2024 une enveloppe budgétaire de 555 200 euros au programme « Culture et Santé », visant à financer des projets culturels inclusifs et à améliorer l’accessibilité des infrastructures culturelles. Ce fonds a permis de soutenir 17 projets destinés à équiper les lieux culturels en matériel adapté, tels que des casques, des boucles magnétiques ou des lunettes Panthéa. Par ailleurs, le ministère de la Culture et plusieurs régions ont également augmenté leur soutien financier à ces initiatives, révélant une prise de conscience croissante de l’importance de l’accessibilité numérique pour favoriser l’inclusion culturelle. On note à ce titre plusieurs dispositifs visant à subventionner le secteur culturel et promouvoir l’investissement des institutions dans les dispositifs numériques d’accès au spectacle vivant. Le dispositif pour la création artistique multimédia et numérique joue par exemple un rôle clé dans l’accessibilité culturelle, en intégrant des outils innovants comme la réalité augmentée, la réalité virtuelle ou l’audiodescription automatisée. De plus, le plan France Relance, qui vise à moderniser et numériser le secteur culturel, a permis d’accélérer l’adoption de ces technologies par les institutions. Ce programme a notamment encouragé l’équipement des théâtres et opéras en solutions immersives et interactives, facilitant ainsi l’accès aux œuvres pour un public plus large, y compris les personnes en situation de handicap. Ces différents dispositifs témoignent ainsi d’une nette évolution des investissements dans les outils numériques dédiés aux personnes en situation de handicap dans le secteur du spectacle vivant.
Un engagement croissant des institutions culturelles en faveur de l’accessibilité numérique
De plus en plus d’institutions culturelles françaises disposent aujourd’hui d’un des dispositifs numériques cités plus haut. Les théâtres nationaux publics ont en effet largement investi dans les relations publiques pour favoriser l’accès à leur programmation aux personnes en situation de handicap. En ce qui concerne la technologie développée par Panthéa par exemple, on compte en France 23 théâtres, 5 opéras, 3 festivals et 17 compagnies qui en disposent. Parmi eux, le Théâtre du Châtelet offre des places réservées aux personnes à mobilité réduite et propose des lunettes en réalité augmentée en partenariat avec Panthéa et Epson. Selon Olivier Py, directeur du Théâtre du Châtelet, les lunettes connectées sont sans aucun doute un dispositif qui va de pair avec la démocratisation culturelle : « Le Théâtre du Châtelet est le théâtre de tous. Engagés en faveur de l’accessibilité et du changement de la représentation sociale du public, […] les lunettes connectées représentent une possibilité d’avenir incroyable et ouvrent un champ des possibles immense pour des publics toujours plus vastes. »Ces investissements ont de même été constatés dans d’autres grandes institutions culturelles telles que l’Opéra de Paris, ayant largement investi dans les lunettes connectées et les gilets vibrants, mais aussi le Théâtre de la Colline, ayant mis en place d’un programme d’accessibilité comprenant audiodescription et spectacles adaptés en langue des signes française (LSF). Concernant les gilets vibrants, plusieurs institutions culturelles en France ont également investi dans cette technologie pour améliorer l’expérience des spectateurs sourds, malentendants ou autistes. Par exemple, l’Opéra de Montpellier a acquis vingt gilets vibrants, tandis que le Théâtre Silvia Monfort à Paris en a mis cinq à disposition du public. Ces initiatives témoignent ainsi d’une volonté croissante des institutions culturelles vivantes d’intégrer pleinement les publics en situation de handicap à leurs programmations. Toutefois, si ces avancées marquent un progrès significatif, des efforts restent à fournir pour généraliser ces dispositifs et garantir une accessibilité équitable sur l’ensemble du territoire.
Une bonne réception de ces dispositifs par les publics et les institutions
Selon une étude de 2022 de la Fondation Malakoff Humanis Handicap, 75 % des personnes en situation de handicap ont visité au moins une fois par an un lieu culturel au cours des dernières années. Si on l’on se focalise sur le spectacle vivant, on constate une adoption croissante de ces dispositifs par les publics en situation de handicap. Les publics sont globalement très satisfaits de ces dispositifs. Par exemple, l’expérimentation des lunettes connectées lors des 10 représentations de Così fan tutte (opéra de Mozart) au Théâtre du Châtelet a été largement plébiscitée par le public. Chaque soir, la totalité des 27 paires de lunettes mises à disposition a été empruntée. On peut lire plusieurs témoignages de spectateurs à ce sujet : « Je ne peux pas lire les petits caractères. J’ai agrandi les surtitres sur les lunettes connectées et cela m’a permis de lire sans difficulté les surtitres tout au long du spectacle. ». Au sujet des gilets vibrant également : « Les gilets vibrants m’ont permis de ressentir pleinement la musique, une expérience inédite et immersive. » Ainsi,comme le souligne Lydia Morlet-Haïdara (2017), les technologies numériques, en améliorant l’accès au spectacle vivant, constituent un véritable levier pour réduire les inégalités et favoriser l’inclusion des personnes en situation de handicap.
Les institutions culturelles et les collectivités locales, quant à elles, reconnaissent la nécessité d’intégrer ces technologies à leurs relations et accueils des publics, tel qu’en témoigne l’engagement croissant des institutions en faveur de l’accessibilité par le numérique. La numérisation du spectacle vivant est perçue comme un vecteur d’inclusion essentiel qui, loin d’être une simple tendance, constitue une transformation profonde et durable du paysage culturel. Toutefois, comme le souligne Nathalie Pinède (2022), si le numérique constitue une opportunité majeure pour l’inclusion des personnes en situation de handicap, il peut aussi générer de nouvelles formes d’exclusion lorsque l’accessibilité n’est pas pleinement prise en compte.
III. Néanmoins, des dispositifs encore sous et inégalement mobilisés dans le secteur du spectacle vivant au service de la démocratisation culturelle
Un inégal accès à ces dispositifs numériques dans le secteur (contraintes budgétaires)
Bien que le secteur du spectacle vivant manifeste un intérêt croissant pour le potentiel de la transformation numérique en tant qu’outil de démocratisation culturelle (Paredes, 2024), la concrétisation de cet intérêt se heurte à un accès inégal aux dispositifs numériques, principalement en raison de contraintes budgétaires significatives. Les petites structures et les compagnies indépendantes, caractérisées par des marges financières réduites, éprouvent des difficultés considérables à investir dans des technologies avancées et souvent coûteuses, telles que les lunettes connectées pour le surtitrage et l’audiodescription développés par Panthea. Comme le soulignent nos interlocuteurs de Panthea, « Si l’institution a peu de budget, elle ne va pas se tourner vers notre offre de lunettes connectées, car trop cher ». Ces outils, pourtant essentiels pour l’inclusion des publics en situation de handicap (Deizot, Petr, 2020), représentent un investissement initial et des coûts de maintenance substantiels, limitant leur adoption à une partie restreinte du secteur.
Deux autres facteurs peuvent expliquer ces inégalités d’accès. Premièrement, bien que des mécanismes de subvention tels que cités précédemment existent, leur efficacité est atténuée par une méconnaissance persistante de leur existence et de leurs modalités d’accès par une part importante des acteurs du secteur. En effet, en 2016, plus de la moitié des établissements (51,8 %) ignoraient l’existence de l’appel à projets « Services numériques culturels innovants », et cette méconnaissance a même augmenté en 2021 où 75% des établissements sollicités ne connaissaient pas l’appel à projet (Deizot, Petr, 2020). Cette asymétrie d’information entrave la capacité des structures les plus nécessiteuses de bénéficier d’un soutien financier pour développer des solutions numériques innovantes au service de la démocratisation culturelle. Deuxièmement, l’accès inégal se manifeste également dans la faible intégration d’outils d’accessibilité numérique au sein des plateformes en ligne des lieux de spectacle vivant. Rendre les informations relatives à la programmation, aux horaires et aux services accessibles à tous les types de handicap (visuel, auditif, moteur, cognitif) demeure un défi technique et financier considérable pour de nombreuses structures, qui ne disposent pas toujours des expertises internes ou des ressources externes nécessaires à cet effet.
En dépit d’une prise de conscience croissante de la nécessité éthique et sociétale de rendre le spectacle vivant accessible à un public plus large et diversifié, la réalité budgétaire persistante continue de contraindre les investissements dans les dispositifs numériques spécifiquement dédiés à la démocratisation culturelle, perpétuant ainsi des disparités d’accès au sein du secteur.
La lente intégration de l’IA dans les dispositifs numériques
L’intelligence artificielle émerge comme un outil potentiellement transformateur pour la démocratisation culturelle dans le secteur du spectacle vivant, offrant des perspectives significatives, notamment dans les domaines du surtitrage multilingue et de l’amélioration de l’accessibilité linguistique. Des entreprises comme Panthea explorent activement l’intégration de l’IA dans leurs solutions de traduction et d’adaptation en temps réel, afin de surmonter les barrières linguistiques qui peuvent exclure une partie du public international ou des minorités linguistiques.
Au-delà de l’accessibilité linguistique, l’IA recèle un potentiel considérable dans le domaine de la création et de la diffusion de contenus. Cependant, il convient de souligner que l’IA n’est pas encore une solution universelle et mature pour le secteur du spectacle vivant. La qualité de la traduction automatique pour les œuvres littéraires et artistiques, caractérisées par des nuances culturelles, des jeux de mots et des références spécifiques, nécessite encore des améliorations substantielles et un travail de relecture et de correction humaine demeure indispensable pour garantir une fidélité et une sensibilité adéquates. Comme le précise notre interlocuteur Panthea, pour le moment, l’IA n’est « pas satisfaisante pour des œuvres littéraires » et le « Travail de relecture et de correction pas intellectuellement évident ». De plus, l’adoption et l’intégration efficaces de l’IA au sein des équipes culturelles nécessitent le développement de compétences spécifiques en matière de traitement automatique du langage, d’apprentissage machine et de gestion des données.
La complémentarité envisagée entre l’IA et les autres dispositifs numériques existants (lunettes connectées, gilets vibrants, plateformes de streaming accessibles) offre un potentiel prometteur pour une démocratisation culturelle multiforme et inclusive. Toutefois, la réalisation de ce potentiel nécessite des stratégies claires en matière d’investissement technologique, de formation des personnels et d’évaluation de l’impact sur l’accessibilité et l’engagement des publics.
Une organisation du secteur fragile
Le secteur du spectacle vivant, bien qu’ayant amorcé une transition numérique progressive, demeure fragile dans son organisation interne pour intégrer pleinement les outils numériques au service d’une démocratisation culturelle significative et durable. Un manque structurel de temps, de ressources financières et de compétences numériques spécialisées au sein des équipes constitue un obstacle majeur à la conception, au développement et au déploiement de projets numériques ambitieux et inclusifs. Le manque de formations initiales et continues adaptées aux spécificités du numérique dans le contexte du spectacle vivant, au-delà des compétences traditionnelles en communication et en marketing, freine considérablement l’adoption et l’exploitation efficace des technologies numériques pour atteindre les objectifs de démocratisation culturelle. Bien que la collaboration transversale entre les différents services (médiation, communication, technique, artistique) soit reconnue comme essentielle pour la réussite des projets numériques, sa mise en œuvre effective se heurte souvent à des cloisonnements organisationnels, à des cultures professionnelles distinctes et à une absence de coordination stratégique au niveau de la direction des structures. La pérennisation des initiatives numériques et leur évaluation systématique et rigoureuse pour mesurer leur impact réel sur l’accessibilité, l’engagement et la diversification des publics demeurent des défis importants pour assurer une démocratisation culturelle durable et significative grâce au numérique. L’absence de cadres d’évaluation partagés, de critères de réussite clairement définis et de ressources dédiées à cette fin limite la capacité du secteur à tirer des enseignements de ses expérimentations et à optimiser ses stratégies numériques au service de la démocratisation culturelle.
Conclusion
L’innovation numérique redessine progressivement le paysage de l’accessibilité des arts du spectacle, en offrant aux personnes souffrant de handicaps sensoriels de nouveaux moyens de participer à des spectacles en direct. Les lunettes intelligentes, les gilets haptiques et les outils audiovisuels immersifs contribuent à un environnement culturel plus inclusif en adaptant les expériences à de divers besoins. Ces technologies ne se contentent pas de compenser les limitations physiques ; elles imaginent activement la manière dont l’art est perçu, interprété et partagé.
Pourtant, l’accessibilité par des moyens numériques reste inégale d’un lieu à l’autre et dépend largement de l’engagement institutionnel et du financement public. Le secteur des arts du spectacle doit continuer à combler ces lacunes s’il veut parvenir à une véritable démocratisation culturelle. Il est encourageant de constater que des tendances similaires peuvent être observées au-delà de la scène : les musées, les cinémas et même la radiodiffusion publique intègrent de plus en plus une conception numérique accessible. Le défi à relever consiste à maintenir cette dynamique et à faire en sorte que l’accessibilité ne soit pas considérée comme une exception, mais comme une composante essentielle de l’expérience artistique.
ARCHIMBAUD Marie, DURAND Anna, JARROUSSE Solène.
Bibliographie :
Écrits scientifiques
Denizot, Marion, et Christine Petr. « Services numériques à destination des publics des théâtres. » Culture et recherche 134 (hiver 2016-2017) : 16-19. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02426390/.
Paredes, Monica. L’utilisation du numérique dans le spectacle vivant : l’appropriation de l’œuvre à partir d’un dispositif de médiation culturelle. Thèse de doctorat, Université Rennes 2, 2023. https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-04468938/.
Entretien à distance en visioconférence réalisé en février 2025. Échange avec trois collaborateurs de l’entreprise Panthéa.
Compte rendu de l’entretien
Introduction L’entretien a permis d’explorer les principales orientations et évolutions du domaine du surtitrage dans le spectacle vivant, en particulier à travers l’expérience et les innovations d’une entreprise spécialisée. Cet échange a mis en lumière les enjeux liés à l’accessibilité culturelle, l’impact des technologies émergentes et les défis économiques et institutionnels rencontrés par cette structure.
Présentation de l’entreprise et de ses activités L’entreprise interrogée s’est développée autour du surtitrage de spectacles, avec une expertise en traduction et découpage du texte. Progressivement, elle a étendu son offre en intégrant des solutions d’accessibilité, notamment des lunettes connectées permettant l’affichage de surtitres et de vidéos en langue des signes. Une attention particulière est portée aux besoins des spectateurs malentendants ou malvoyants.
L’entreprise se structure autour de trois axes principaux :
Le surtitrage traditionnel, qui représente environ 90 % de son activité.
L’accessibilité, avec des solutions innovantes pour répondre aux besoins des spectateurs en situation de handicap (LSF, audiodescription).
Le développement de logiciels spécifiques, permettant une gestion simplifiée et centralisée du surtitrage sur différents supports.
Évolution du marché et impact de la pandémie L’entretien met en évidence une certaine stagnation du marché du surtitrage traditionnel, bien que l’accessibilité culturelle prenne de plus en plus d’ampleur. La pandémie a marqué un tournant en ralentissant l’expansion internationale et en accentuant une tendance au repli régional des festivals et institutions. Malgré cela, la sensibilisation croissante des institutions aux enjeux d’accessibilité constitue un levier de développement.
L’apport des nouvelles technologies et l’intelligence artificielle L’entreprise explore l’intégration des outils de traduction automatique, bien que leur pertinence soit encore discutée dans un contexte artistique exigeant. L’usage d’intelligences artificielles telles que DeepL ou Mistral est envisagé, mais la nécessité de corrections humaines reste prépondérante, notamment pour préserver la qualité du surtitrage.
Relation avec les institutions et modèle économique L’approche de l’entreprise repose sur une collaboration étroite avec les institutions culturelles, en adaptant ses solutions aux contraintes budgétaires et techniques de chaque structure. L’objectif est d’offrir des services sur mesure, plutôt que d’imposer une technologie standardisée.
Expérience utilisateur et accessibilité Les retours des spectateurs sur les lunettes connectées montrent un intérêt pour cette innovation, mais également des contraintes ergonomiques (poids, confort). L’entreprise cherche à améliorer ces dispositifs grâce à des ajustements techniques et en intégrant les retours des usagers. Un travail de concertation avec des experts en accessibilité et des associations spécialisées permet d’affiner ces solutions.
Perspectives et développement international Bien que le cœur d’activité reste le spectacle vivant, des réflexions sont en cours pour élargir les champs d’application, notamment dans d’autres secteurs culturels. Cependant, des contraintes de concurrence et de spécificité du marché rendent cette diversification complexe. L’entreprise reste ouverte aux collaborations, notamment avec des acteurs internationaux, pour répondre aux particularités linguistiques et culturelles de chaque projet.
Conclusion L’entretien a permis d’exposer les dynamiques actuelles du surtitrage dans le spectacle vivant, entre tradition et innovation technologique. L’entreprise interrogée se positionne comme un acteur engagé dans l’accessibilité culturelle, tout en maintenant une exigence qualitative forte. Les défis restent nombreux, notamment en termes d’ergonomie, d’intégration des nouvelles technologies et de financement des solutions inclusives. Cependant, les perspectives d’évolution, portées par une sensibilisation croissante des institutions et des publics, ouvrent la voie à de nouvelles opportunités.
Une publication de @letheatreavecmarie LS/PetitBulletin
Une révolution numérique au service de la culture
En 2017, près de 2.3 milliards de personnes utilisent les réseaux sociaux. Ces derniers « ont ouvert de nouvelles possibilités pour les institutions culturelles de toucher de nouveaux publics et d’engager les communautés en ligne dans un dialogue constructif et interactif » (Gollain, 2017, 18). Facebook, Instagram, Twitter, Snapchat ou encore Youtube : ces outils ont également transformé la manière dont les institutions culturelles communiquent, permettant de nourrir l’interaction et la communication dans le champ du spectacle vivant.
Dans un environnement où dominent formats courts et immersifs, mais également les collaborations avec des influenceurs, ces institutions se trouvent face à la nécessité de repenser leur stratégie de communication pour toucher un public plus large, plus diversifié, et souvent, plus jeune. Les réseaux sociaux sont « un dispositif à travers duquel circule l’information mais aussi à partir de quoi se forment les comportements, les attitudes, les représentations, les objectifs et les pratiques », (Cardon, 2014, 46). Ils sont un système pouvant être qualifié d’hyper-informatif, où le nombre d’usagers explose, et les publications par seconde se comptent en milliers.
Cependant, comment ces institutions peuvent-elles tirer parti de ces outils numériques tout en préservant leur identité artistique et culturelle ? Sur la ligne de crête entre démocratisation numérique et exigence culturelle au service d’une image de marque, comment tenir l’équilibre ?
Les réseaux sociaux permettent une réinvention de la communication institutionnelle. Instagram, TikTok ou YouTube sont devenus des carrefours incontournables de la culture contemporaine. Les créateurs de contenu, souvent perçus comme des prescripteurs modernes, jouent désormais un rôle central dans la diffusion des spectacles vivants. Ce phénomène souligne l’évolution des modes de recommandation, alors que la prescription culturelle s’éloigne des médias traditionnels au profit de nouveaux canaux numériques, influant désormais sur les choix des spectateurs et leur manière de fréquenter, voire “consommer”, la culture.
L’image de l’institution culturelle : entre prestige et accessibilité
Dans le domaine du spectacle vivant, tradition et modernité sont parfois opposées comme deux pôles antagonistes, en phase avec la polarisation actuelle du débat public. Pourtant, certaines institutions parviennent à rapprocher, sinon réconcilier, ces deux dimensions. L’Opéra national de Paris en est un exemple marquant. Thibault Prioul, responsable des réseaux sociaux du navire amiral de l’art lyrique et chorégraphique, met en avant l’importance de rendre l’opéra accessible, sans pour autant sacrifier la qualité artistique. Il considère que les réseaux sociaux jouent un rôle essentiel dans la démocratisation de l’opéra, permettant de rapprocher cet art du public (attirant traditionnellement un public sociologiquement aisé et vieillissant) tout en préservant son attractivité. Cette démarche s’inscrit parfaitement dans la logique des « biens culturels » définis par Karpik (2007), c’est-à-dire des biens d’expérience dont la valeur ne peut être pleinement saisie qu’après avoir été “consommés”. Les influenceurs, par leur capacité à recommander ces œuvres, deviennent des médiateurs qui rendent ces biens culturels plus accessibles. Par conséquent, de nombreuses institutions s’associent à des créateurs de contenu émergents pour ouvrir leurs portes à de nouveaux publics, souvent plus jeunes et moins familiers des formats traditionnels.
L’essor des collaborations entre institutions et créateurs de contenu
Les collaborations entre institutions culturelles et créateurs de contenu se multiplient, et il s’agit désormais d’un levier incontournable pour toucher de nouveaux spectateurs. L’exemple de la Fondation Louis Vuitton, qui a collaboré avec la chorégraphe Josépha Madoki, illustre parfaitement cette tendance. Sa chorégraphie, devenue virale sur TikTok en Chine, a permis à la Fondation de capter un public plus large et de s’inscrire dans une démarche plus inclusive.
Thibault Prioul, responsable des réseaux sociaux de l’Opéra de Paris. Crédits photo : @NewsTankCulture
Si les institutions culturelles s’associent évidemment à des macro-influenceurs, dans une logique de maximisation de leur visibilité, il existe également des “nano-influenceurs”, à l’audience inférieure à 10 000 abonnés. Ce choix stratégique repose sur la conviction que ces nano-influenceurs, en raison de leur proximité avec leur communauté, sont perçus comme plus authentiques et influents. Thibault Prioul le souligne en indiquant que cette proximité favorise une relation plus personnelle et plus engageante avec les spectateurs. Bien que leur audience soit plus petite, leur influence sur les décisions culturelles est significative. Cette dynamique rejoint les travaux de Dutheil-Pessin et Ribac (2018), qui soulignent l’importance de la prescription culturelle informelle, capable de redéfinir les comportements des publics. Ces collaborations étant le plus souvent rémunérées, et les plus gros profils captés par les institutions économiquement plus solides, ces profils plus “approchables” sont également un moyen d’ouverture pour les plus petits établissements.
Pour une typologie des influenceurs en France : la culture à la peine
En France, les influenceurs se classent en plusieurs catégories selon la taille de leur audience. Les micro-influenceurs (moins de 15 000 abonnés), les middle-influenceurs (15 000 à 100 000), les macro-influenceurs (100 000 à 500 000), les top influenceurs (500 000 à 1 million) et les célébrités (plus d’un million) illustrent cette diversité. L’âge moyen des créateurs de contenu est de 34 ans, la majorité d’entre eux ayant entre 19 et 35 ans. Un quart des influenceurs exercent cette activité à temps plein, et les profils comptabilisant plus de 100 000 abonnés peuvent générer des revenus à hauteur de plus de 50 000 € par an. Cependant, la culture y demeure une niche, puisque seulement 10 % des influenceurs s’y consacrent (Reech, 2024).
Ce phénomène est particulièrement visible sur des plateformes comme TikTok, où des créateurs comme Mathis Grosos (alias Dramathis) ont su capter l’attention d’un public jeune et dynamique. Grâce à ses analyses théâtrales empreintes d’humour, Mathis parvient à rapprocher le théâtre des publics non spectateurs des salles, prouvant par là le rôle de ces influenceurs comme prescripteurs de culture, à la manière des critiques ou journalistes traditionnels, mais avec une approche plus engageante et personnelle. En effet, face à une fréquentation en baisse et à la concurrence des divertissements numériques, les théâtres se sont investis dans l’occupation des réseaux sociaux pour renouveler leur audience. Le théâtre souffre du moindre équipement du secteur en termes de prescription, par rapport à d’autres institutions culturelles (Pasquier, 2012) : la sortie au théâtre est en effet une pratique peu répandue dans la population française. En 2018, seuls 21% des Français se sont rendus à une pièce de théâtre, et 4% d’entre eux seulement ont réalisé cette sortie seul(e). (Lombardo et Wolff, 2020). Dès lors, comment déclencher l’envie de se rendre au théâtre ?
L’impact des influenceurs culturels sur les publics
Les influenceurs spécialisés dans la culture jouent un rôle clé dans la démocratisation du spectacle vivant. Ces créateurs de contenu agissent en tant que médiateurs culturels, rendant l’art plus accessible et élargissant ainsi le public. Marie Ballarini (2023) souligne que les influenceurs, par leur ton humoristique et décontracté, réussissent à désacraliser l’art, attirant ainsi des publics moins familiers avec les institutions culturelles. Leur manière unique d’aborder et de décrire les œuvres influence profondément la perception de l’art et encourage leur audience à y participer.
Capture d’écran du profil Instagram de Mathis Grosos, alias @Dramathis
Avec ses 40 000 abonnés sur Instagram (sans compter Tiktok), Mathis Grosos a utilisé sa passion pour le théâtre comme un véritable outil de médiation culturelle. Dans une vidéo publiée en collaboration avec le Théâtre National de la Colline, Mathis commence par évoquer son enfance et son imaginaire d’avoir un ami imaginaire, une stratégie qui capte immédiatement l’attention du spectateur. Il introduit progressivement des éléments du spectacle Golem sans en dévoiler immédiatement le titre. À mi-vidéo, il révèle son partenariat avec le théâtre et explique en détail le spectacle, abordant ses thèmes et les émotions suscitées en lui. Il termine en donnant des informations pratiques comme les dates et lieux de représentation. Cette approche, à la fois personnelle (un ton accessible et décomplexé) et engageante (incarnation du propos par une personnalité publique), démontre comment les créateurs de contenu peuvent façonner la prescription d’un spectacle, et potentiellement influencer les comportements de consommation culturelles de leur public.
Les réseaux sociaux : démocratisation, accesssibilité et avenir du spectacle vivant ?
Pour Thibault Prioul, l’avenir du spectacle vivant passe indéniablement par les réseaux sociaux. « Le public devient un prescripteur essentiel », affirme-t-il, soulignant que la dynamique des spectateurs ayant la possibilité de partager leur expérience sur ces plateformes change la manière dont la culture est diffusée. Le public devient ainsi un ambassadeur de la culture, renforçant l’authenticité des institutions et leur relation avec leurs spectateurs. Ce phénomène de prescription décentralisée et informelle rend l’accès à la culture plus démocratique. Le public, en tant que “prescripteur”, reprend ainsi le rôle traditionnel des critiques et des institutions culturelles, tout en créant un “bouche à oreille” numérique. Cette nouvelle dynamique de prescription culturelle s’opère à travers une interaction directe, immédiate et plus accessible. Un des enjeux majeurs de cette stratégie numérique est de réduire les barrières d’accès au spectacle vivant, qu’elles soient sociales, économiques, symboliques ou culturelles.
Une étude menée par TMN Lab (2015) montre que cette démarche permet de réduire les obstacles sociaux et économiques à l’entrée dans le spectacle vivant, facilitant ainsi l’accès à une plus grande diversité de publics. Ce changement dans les comportements de consommation culturelle traduit un véritable progrès dans l’inclusivité du spectacle vivant, avec un impact positif sur la variété des publics qui y accèdent.
Une stratégie limitée
Malgré ses nombreux avantages, la stratégie des réseaux sociaux et des influenceurs présente également plusieurs limites. L’un des principaux obstacles reste l’impact des algorithmes qui modifient régulièrement la visibilité des contenus. Les institutions culturelles doivent s’adapter constamment à ces évolutions pour rester visibles et atteindre de nouveaux publics. De plus, l’audience des réseaux sociaux est souvent fragmentée et volatile. La viralité d’un contenu ne garantit pas une fréquentation à long terme des événements, ce qui soulève la question de la conversion de l’intérêt numérique en participation réelle. Selon Pasquier (2015), ce passage reste un défi majeur, car la fidélisation des spectateurs est plus difficile à atteindre sur ces plateformes numériques.
En outre, les formats courts et immersifs utilisés sur les réseaux sociaux peuvent produire des contenus éphémères, rapidement remplacés par de nouvelles tendances. Ce phénomène peut rendre difficile la capitalisation sur des contenus culturels à long terme. Les institutions se retrouvent souvent à adopter une stratégie de communication plus immédiate, parfois au détriment d’une réflexion plus profonde sur la pérennité des messages culturels. De plus, la traçabilité des retombées économiques de cette stratégie demeure incertaine. Comme le souligne Mickael Palvin (Le Monde, 2018), si le nombre de vues et de commentaires est un indicateur d’intérêt, il ne permet pas de mesurer précisément les conversions en termes de ventes de billets ou d’augmentation de la fréquentation.
Chartois Inès, de Feydeau Cordélia, Maugars Justine et Roquet Alice
Sources :
Ballarini, M. (2023). La création des contenus culturels sur les médias sociaux : entre médiation et communication, https://hal.science/hal-04085845
Alors que les plateformes telles que Netflix et Spotify ont transformé les industries du cinéma et de la musique en popularisant l’accès à la demande, il convient de se demander si l’art est en train de suivre une trajectoire similaire. L’essor du numérique a favorisé l’émergence de nouvelles formes de diffusion, notamment avec des plateformes proposant la location d’œuvres numériques. Ce modèle, qui repose sur une monétisation de l’expérience artistique dématérialisée, remet en question les logiques traditionnelles du marché de l’art, historiquement fondé sur l’achat et la collection. Dans ce contexte, les start-ups culturelles et les nouvelles technologies jouent un rôle clé en redéfinissant les modes d’accès à l’art et en introduisant des modèles hybrides combinant expériences physiques et numériques. Mais cette approche peut-elle s’imposer durablement face aux pratiques établies du marché de l’art ? Cet article interroge la viabilité du modèle de la location d’art numérique en explorant ses fondements économiques, les acteurs qui le structurent et les défis qu’il soulève. Assistons-nous à une véritable révolution dans la consommation de l’art ou à une tendance passagère, influencée par les logiques du streaming appliquées aux industries culturelles ?
I. Location d’œuvres numériques : vers une plateformisation du marché de l’art ?
Le modèle économique de la location d’œuvres d’art numérique s’appuie sur une logique d’accès plutôt que de propriété. Les plateformes de location d’art numérique connectent les artistes, qui fournissent les œuvres et les particuliers et entreprises, qui les louent. Elles facilitent la mise en relation directe entre ces deux groupes en offrant différents services intégrés. Ce modèle tire parti des externalités de réseau : plus il y a d’artistes proposant leurs œuvres, plus la plateforme est attractive pour les locataires, et inversement. Cette approche, si elle modifie la perception de la valeur artistique, permet une récurrence des revenus pour les artistes et les plateformes, qui peuvent monétiser les œuvres sur la durée au lieu de se limiter à une transaction unique (Sopi, Schneider & vom Brocke, 2023).
L’adoption de technologies blockchain et de smart contracts est un facteur clé de succès pour les plateforme de location d’œuvre d’art numérique. En effet, elles facilitent l’authentification des œuvres et le suivi des transactions. Ces outils permettent aux artistes de percevoir des commissions sur chaque location et sur les reventes ultérieures, comme le montre le modèle NFT-rental étudié par Sopi, Schneider et vom Brocke en 2023. Ce système réduit les coûts liés à l’intermédiation et renforce la traçabilité des échanges, tout en garantissant une certaine rareté numérique qui peut être monétisée.
La viabilité de ce modèle dépend également de la structure des coûts des plateformes de location d’art numérique. Le développement et la maintenance des plateformes, les frais de transaction sur la blockchain et les coûts de stockage sécurisé des fichiers numériques sont autant d’éléments qui influencent la rentabilité (Thiburce, 2022). La gestion des droits d’auteur et des licences constitue aussi un enjeu majeur, car les cadres juridiques actuels restent flous sur les modalités précises de location des biens numériques.
En définitive, la location d’art numérique semble offrir une alternative viable aux modèles traditionnels de vente, en s’appuyant sur des mécanismes technologiques innovants et des modèles d’affaires de plateformes. Toutefois, son adoption massive nécessitera une structuration plus claire du marché et une acceptation généralisée des modèles d’abonnement et de location dans le secteur artistique d’après le guide HACNUM des aides à la création en environnement numérique 2022-2023.
II. Qui façonne le marché de la location d’art numérique ? Plongée au cœur d’un nouvel écosystème en pleine expansion.
Longtemps considéré comme complexe et peu accessible, l’art numérique s’impose aujourd’hui progressivement comme un marché à part entière grâce à la montée en puissance du digital et l’évolution des modes de consommation culturelle. Cette nouvelle opportunité de marché n’a pas échappé à de nouveaux acteurs, près à façonner ce secteur en pleine mutation, au carrefour de l’innovation technologique et du marché de l’art. Ces startups, plateformes spécialisées et galeries virtuelles repensent la manière dont l’art est consommé et remettent en question la notion traditionnelle de possession et d’exposition. Avec une logique d’usage plutôt que de possession, plusieurs plateformes se démarquent ainsi par leurs approches et leur positionnement sur ce marché encore en construction.
L’organisme Artpointpar exemple repose sur la mise à disposition d’écrans et de dispositifs numériques permettant d’afficher des œuvres de manière temporaire et renouvelable. Ce modèle d’art novateur séduit les entreprises cherchant à enrichir leurs espaces de travail, hôtels, ou galeries commerciales avec un art novateur et technologique.
De son côté, Sedition Art joue la carte de la collection numérique en mettant à disposition des œuvres en édition limitée, offrant ainsi aux amateurs et collectionneurs un modèle plus proche du marché de l’art traditionnel puisqu’avec ce modèle, chaque œuvre est associée à un certificat d’authenticité numérique (se rapprochant ainsi du concept traditionnel de certification d’une oeuvre). En jouant sur la rareté et la notion de propriété numérique, Sedition Arts’inscrit dans la continuité du marché de l’art classique, où la valeur d’une œuvre est liée à son caractère exclusif mais y apporte cette innovation d’art numérique.
L’organismeNiio Artest ce qu’on pourrait appeler une forme de « Netflix de l’art ». Niio Artmise sur un modèle de streaming où l’accès aux œuvres se fait via un abonnement, sans nécessité de propriété. À l’instar des plateformes de streaming vidéo, Niio Artpropose une rotation régulière des œuvres, permettant aux abonnés de découvrir constamment de nouvelles créations et de suivre les tendances artistiques actuelles.
À l’inverse du modèle technologique basé sur la vente unique, le système d’abonnement favorise une diffusion plus large des œuvres et assure une rémunération continue aux artistes. Mais la dématérialisation ne remettrait-elle pas en cause la notion d’unicité et de rareté, fondamentales dans l’économie du marché de l’art ? Pourtant, cette appropriation d’un nouveau paradigme par des start-ups innovantes est-elle viable à long terme ?
Crédit : Growtika – Licence Unsplash
III. Une révolution ou une simple tendance ?
Le changement de médium sur lequel s’appuie l’art numérique offre des opportunités nouvelles, qui démultiplient les possibilités d’exposition.
D’abord, dématérialisé, l’art se partage donc plus facilement et devient plus accessible, donnant lieu à de nouvelles formes de « consommation artistique » dans tous les espaces. L’art s’exporte ainsi au-delà des frontières muséales pour se révéler dans sa dimension expérientielle, permettant ainsi le développement d’un modèle économique plus flexible. C’est bien la nature même de l’œuvre numérique qui rend possible sa duplication à l’infini, s’affranchissant des contraintes traditionnellement liées à l’œuvre d’art (transport, protection, unicité du support et donc disponibilité temporelle limitée…). Une œuvre numérique peut ainsi être exposée simultanément à plusieurs endroits, ce qui facilite nombre d’aspects logistiques, mais nécessite également de repenser le statut de l’œuvre d’art, dont la valeur ne peut plus résider dans l’unicité de son objet (Moulin 2003)
Pourtant, si le numérique s’accompagne parfois de la gratuité du fait de cette facilité de partage, la location peut cependant rétablir un équilibre en rémunérant les artistes, leur permettant de vivre de leur art. Or, ce modèle économique n’y parvient pas nécessairement pour le moment. En particulier, ce changement de paradigme implique le passage d’une logique de possession à une logique de consommation, ce qui nécessite de repenser la question de l’unicité. La location peut certes permettre de nouvelles sources de revenus pour les artistes – au même titre qu’un musée peut se rémunérer en prêtant des œuvres matérielles pour des expositions. Cependant, nombre de collectionneur.euses restent attaché.es au support matériel de l’œuvre d’art, ce qui a d’ailleurs mené au développement des NFT. Ces certificats de propriété numérique permettent donc de « contourner » les limites de l’art numérique pour l’inscrire dans les pratiques du marché de l’art plus « traditionnel », ce qui montre une réticence du marché à un réel changement de long terme. Il ne s’agirait alors pas d’une révolution, mais simplement d’un basculement de moyen technique, s’inscrivant dans la même logique existante de capitalisation accrue de l’art.
Enfin, l’intermédiation induite par les plateformes peut être dangereuse pour les artistes numériques : si elles créent un tremplin leur apportant une visibilité certaine, les artistes peuvent cependant devenir dépendants de ces acteurs clés qui font la loi du marché de l’art numérique, les forçant à en adopter les codes et donc, influençant la création émergente (Gielen, 2009).
Crédit : Tim Oun – Licence Unsplash
Conclusion
L’essor de la location d’art numérique témoigne d’une mutation des modèles économiques du marché de l’art, portée par la dématérialisation et les innovations technologiques. Si ces nouvelles pratiques offrent des opportunités en matière d’accessibilité et de diffusion des œuvres, leur pérennité reste incertaine. D’un côté, elles s’inscrivent dans une logique de désintermédiation propre au numérique, mais paradoxalement, elles réintroduisent une nouvelle forme d’intermédiation via les plateformes, centralisant l’accès aux œuvres et imposant leurs règles aux artistes.
Cette structuration du marché peut entrer en contradiction avec les aspirations initiales de nombreux artistes du numérique, qui cherchaient à s’émanciper du système traditionnel. Face à cette dynamique, deux tendances se dessinent : une adoption progressive de ces modèles par le marché de l’art, et en parallèle, une potentielle volonté de contournement par les artistes, comme l’a illustré l’essor des NFT.
L’enjeu majeur réside dans la capacité de ces plateformes à s’adapter aux attentes du marché et à garantir une juste rémunération des artistes. À terme, ces modèles transformeront-ils durablement notre rapport à l’art, ou ne seront-ils qu’uneétape transitoire avant une nouvelle redéfinition des pratiques culturelles ?
KLING Héloïse, MARY-SAVI Pyrène, CHASSAGNE Angèle, PETIT Joseph
Student Master MOC
Bibliographie
Gielen, Pascal. The Murmuring of the Artistic Multitude: Global Art, Memory and Post-Fordism. Valiz, 2009.
HACNUM. Guide des aides à la création en environnement numérique 2022-2023. Réseau national des arts hybrides et des cultures numériques, 2022.
Moulin, Raymonde. Le Marché de l’art. Mondialisation et nouvelles technologies. Flammarion, 2003.
Sopi, Kreshnik, Schneider, Christian, et vom Brocke, Jan. The Rise of NFT Rental: A New Paradigm in Digital Asset Monetization. Journal of Digital Economy, 2023.
Thiburce, Martin. L’économie de l’art numérique : enjeux et perspectives. Presses Universitaires de France, 2022.
Sitographie
https://www.artpoint.fr/fr – Plateforme d’art numérique proposant des œuvres d’art digital en édition limitée.
https://www.seditionart.com/ – Galerie en ligne dédiée aux œuvres d’art numériques de grands artistes contemporains.
https://www.niio.com/site/ – Plateforme de diffusion et de collection d’art digital pour les amateurs et professionnels de l’art.
Le numérique a profondément transformé l’ensemble des secteurs culturels, et la médiation muséale n’échappe pas à cette évolution. Entre nouvelles opportunités d’engagement, formes inédites de participation et défis technologiques, l’intégration des outils numériques au sein des parcours muséographiques soulève de nombreuses interrogations. S’agit-il de simples supports complémentaires ou de véritables leviers de médiation, capables de renforcer l’interaction avec le public et de reconfigurer l’expérience des visiteur·euse·s ? À travers cette question se dessinent des enjeux à la fois pédagogiques, sensoriels et symboliques, qui viennent interroger en profondeur la manière dont les institutions culturelles conçoivent aujourd’hui leur mission de transmission et de médiation de la culture.
Qu’est-ce que la médiation numérique du point de vue des publics au musée ?
Du point de vue des publics, le numérique produit trois types d’apports distincts mais complémentaires : un apport cognitif, en ce qu’il facilite l’accès à des savoirs contextualisés et parfois complexes ; un apport expérientiel, dans la mesure où il sollicite l’engagement sensoriel et émotionnel du visiteur, transformant la visite en une expérience immersive ou participative ; et enfin, un apport institutionnel, en contribuant à moderniser l’image des musées et à renforcer leur attractivité auprès de nouveaux publics (Sandri cité dans Marie Ballarini, 2023). Ces apports ne sont pas seulement fonctionnels, ils participent aussi à une redéfinition des usages culturels et des attentes vis-à-vis des institutions muséales.
Dans les musées, ces apports prennent forme à travers une diversité de dispositifs numériques in situ, que l’on peut regrouper en deux grandes catégories. Tout d’abord, il y a les outils dits « mobiles » comme les applications mobiles, les audioguides interactifs ou les tablettes individuelles. Ensuite, il y a les dispositifs dits « fixes » — tels que les tables tactiles, les écrans interactifs ou les projections immersives intégrées au parcours muséographique. Cet article se concentre principalement sur cette deuxième catégorie, qui permet une intégration directe dans l’espace de visite et favorise une interactivité collective, transformant potentiellement l’espace muséal en un lieu de dialogue, d’expérimentation et d’apprentissage partagé.
La médiation numérique dans la culture n’est pas une nouveauté
L’utilisation du numérique dans la médiation culturelle est loin d’être une nouveauté. Comme le rappelle Marie Ballarini (2023), l’intégration des outils numériques dans les institutions muséales et patrimoniales accompagne depuis plusieurs décennies un mouvement de professionnalisation des équipes et un tournant gestionnaire et communicationnel. Cette évolution s’est traduite par une multitude de dispositifs : numérisation des collections pour leur conservation et leur analyse, création d’applications ludiques et immersives pour la médiation, et développement de parcours interactifs permettant de personnaliser l’expérience des visiteur·euse·s (Sandri, 2016). On peut notamment citer les expériences de réalité virtuelle comme « En tête à tête avec la Joconde », première incursion du Louvre dans la réalité virtuelle en partenariat avec HTC Vive Arts (Louvre, 2019). Ces innovations manifestent une volonté profonde de renouveler le lien avec le public et de proposer des expériences nouvelles.
La Joconde, sujet principal de l’expérience de réalité virtuelle avec « En tête à tête avec la Joconde » présentée au Musée du Louvre en 2019
Cependant, ces dispositifs ne sont pas sans susciter des critiques. Sandri (2016) souligne qu’ils privilégient souvent la relation entre l’institution et le public, sans véritablement favoriser les échanges entre les visiteur·euse·s eux-mêmes. Cette médiation verticale peut parfois donner l’illusion d’une démocratisation sans remettre en question la structure hiérarchique du savoir culturel. De plus, dans de nombreuses institutions, le numérique est davantage perçu comme une obligation liée aux politiques publiques et aux opportunités de subventions, plutôt qu’une réponse à un besoin pédagogique (Sandri, 2016).
Vers des dispositifs numériques collaboratifs
Si les musées ont su s’approprier certains outils, notamment dans le cadre de propositions immersives, le caractère collaboratif de ces expérimentations reste limité. Seuls quelques dispositifs, à l’image de l’activation récente de l’exposition « Architectures impossibles » au musée des Beaux-Arts de Nancy, propose une dimension participative. Dans ce cas, le musée s’est associé avec le Studio 3DxC et l’association de rétrogaming Pulse-Events pour proposer un dispositif de médiation numérique autour du jeu Minecraft et de cinq oeuvres de l’exposition. Cet outil permettait aux visiteur·euse·s de plonger individuellement ou collectivement dans les environnements et les architectures de ces tableaux, mais également de participer par groupes à des sessions de construction afin de compléter les univers présentés dans le jeu. L’alliance d’un support numérique et d’une activation « humaine » permettait ainsi de développer les échanges entre les joueur·euse·s et de les rendre actif·ves au sein de l’exposition.
Le Musée des Beaux-Arts de Nancy où a été présentée l’exposition « Architectures impossibles » en 2023 / Image libre de droit
Un flou participatif et une inégalité d’usage ?
Si ce type de manifestation reste encore minoritaire, c’est que le secteur culturel, et également la sphère muséale,a longtemps manifesté une certaine méfiance vis-à-vis du numérique, le percevant comme un filtre qui risque de s’interposer entre les artistes et le public. La crainte de substituer le virtuel au vivant est omniprésente. Cette résistance est parfois interprétée comme un « retard » technologique du secteur, mais elle témoigne avant tout d’une vigilance vis-à-vis de la qualité du lien direct, émotionnel et physique qui constitue l’essence même du rapport à l’oeuvre.
Les critiques portent également sur le flou entourant la notion de participation. Sandri (2022) met en garde contre un usage du terme « participatif » qui recouvre des réalités très diverses, de la simple consultation à la véritable co-création. Dans la sphère muséale, cette ambiguïté peut aboutir à des dispositifs superficiels — par exemple, des votes interactifs ou des commentaires sur les réseaux sociaux — qui donnent l’apparence de l’implication sans véritable transformation du rapport à l’oeuvre et aux contenus.
Martial Poirson (cité dans Artcena, 2021) pousse la critique plus loin en évoquant le risque d’une « inégalité d’usage ». Là où les politiques publiques voient dans le numérique un levier d’accessibilité, Poirson y décèle un déplacement des inégalités existantes vers de nouvelles formes d’exclusion numérique. Les publics les plus éloignés culturellement ou socialement restent souvent à l’écart de ces innovations, faute d’outils ou de compétences nécessaires.
Des avis partagés au sein même des institutions
Au sein même des institutions muséales, les professionnel·le·s sont loin d’adopter une position unanime sur l’apport des technologies numériques. Pour certain·e·s, le numérique constitue un outil parmi d’autres au service de la médiation culturelle. Il est perçu comme un levier d’inclusion, capable de rendre le musée plus accessible, moins intimidant et plus attrayant pour des publics éloignés ou peu familiers avec les codes traditionnels de l’institution muséale. En facilitant de nouvelles formes d’interactions — qu’il s’agisse de dispositifs immersifs, de parcours personnalisés, d’applications mobiles ou de visites en réalité augmentée —, le numérique permet de transformer la relation entre le visiteur et l’œuvre. Cette reconfiguration des modalités de l’expérience muséale peut ouvrir la voie à une médiation plus ludique, plus participative, et potentiellement plus engageante pour des publics diversifiés.
D’autres professionnel·le·s, en revanche, expriment des réticences, voire des critiques franches à l’égard de cette évolution. Ils rejoignent notamment les observations formulées par Rinaudo (2019) et Sandri (2016), qui mettent en garde contre les effets d’une technologisation excessive du musée. Selon ces auteurs, le recours intensif aux outils numériques risque de détourner l’attention des visiteurs des fondamentaux de la médiation humaine, en substituant l’interaction avec des dispositifs à celle avec des personnes. Cette critique trouve une résonance particulière dans les milieux où l’identité professionnelle repose fortement sur la qualité du contact direct avec le public — comme chez les médiateur·rice·s culturel·le·s, les conférencier·ère·s ou les animateur·rice·s pédagogiques. Rinaudo (2019) rappelle que certain·e·s médiateur·rice·s considèrent l’omniprésence des technologies numériques comme une remise en question de leur rôle, voire une menace pour leur légitimité professionnelle. Confronté·e·s à des mutations rapides, ils et elles doivent sans cesse s’adapter à de nouveaux outils, souvent sans bénéficier de formations suffisantes ou d’un accompagnement institutionnel à la hauteur de ces changements.
Vers une stratégie consciente et critique ?
Face à ces constats contrastés, l’intégration du numérique dans la médiation muséale ne peut reposer sur une simple logique d’innovation opportuniste ou de fascination technologique. Elle doit s’inscrire dans une stratégie à la fois consciente, critique et cohérente, articulée autour de la mission sociale, éducative et culturelle des institutions muséales. Autrement dit, les dispositifs numériques ne doivent pas être perçus comme des gadgets ou des solutions standardisées, mais comme des moyens complémentaires, susceptibles de renforcer — et non de diluer — le lien entre les artistes, les œuvres, les institutions et leurs publics. Le véritable enjeu consiste à accompagner cette transformation numérique tout en restant attentif à ses effets sur les pratiques professionnelles et les expériences de visite. Il s’agit de penser le numérique non pas comme un substitut à la présence humaine ou à la matérialité des œuvres, mais comme un vecteur d’ouverture, de dialogue, et de création collective, capable de redéfinir les contours du musée du XXIe siècle sans en trahir les fondements.
Lila JAGLIN, Eva DEFOULOY-MOSONI, Noémie BLONDEAU, Bertille FAUVEL
Ballarini, M. & Delestage, C-A. (2023). « Dissonance des objectifs dans la chaîne de production des oeuvres patrimoniales en réalité virtuelle », DOI: 10.3917/res.242.0163.
Sandri, E. (2016). « Les ajustements des professionnels de la médiation au musée face aux enjeux de la culture numérique », Études de communication, https://journals.openedition.org/edc/6557.
Du 23 au 26 mai 2024, La Seine Musicale a accueilli Beethoven Wars, une création hybride, à la croisée du concert symphonique et de l’expérience immersive, illustrant les nouvelles dynamiques de la transformation numérique dans le spectacle vivant. En mêlant tradition et innovation, Beethoven Wars interroge les stratégies déployées pour attirer un public renouvelé vers la musique classique. Nous avons assisté à cette performance inédite et vous livrons notre analyse.
Imaginez Beethoven catapulté dans un univers où ses compositions rencontrent l’esthétique des mangas et du space opera. C’est le pari un peu fou de Beethoven Wars, qui revisite librement Le Roi Stephan et Les Ruines d’Athènes pour les projeter dans une fresque interstellaire où amour et paix triomphent du chaos. Le décor ? Une planète en ruine, théâtre d’une ultime bataille entre deux peuples ennemis qui finissent par trouver un terrain d’entente… sous forme d’un théâtre spatial flottant dans l’infini. Qui a dit que la culture ne pouvait pas sauver le monde ?
Sous la baguette de la cheffe d’orchestre Laurence Equilbey, cette création mondiale est interprétée par Insula Orchestra, avec des instruments d’époque, et le chœur Accentus. La mise en scène s’appuie sur une technologie de pointe : un écran incurvé de plus de 50 mètres de long enveloppe le public à 200 degrés, surplombe la centaine de musiciens et projette des images en 15K x 2K. Ajoutez à cela une sonorisation haute définition et vous vous retrouvez immergé dans un concert multisensoriel.[1]
Beethoven Wars – La Seine Musicale (2024) (c) Julien Benhamou
Derrière cette odyssée musicale, on retrouve la vision artistique de Laurence Equilbey, qui, depuis l’inauguration de La Seine Musicale en 2017, ne cesse d’explorer de nouvelles façons de faire dialoguer tradition et modernité en façonnant une programmation alliant exigence musicale et innovation scénographique. Elle décrivait ainsi sa philosophie lors d’une interview en 2024 à RTL : « Le maître que j’ai eu à Vienne disait que si une œuvre ne résonne pas avec notre époque, ce n’est pas la peine de la jouer. Donc je cherche toujours la clé de résonance avec notre époque, sans être démagogique »[2]
BEETHOVEN AU CŒUR D’UNE CONVERGENCE TRANSMEDIATIQUE
À travers Beethoven Wars, la musique classique s’affranchit des formats traditionnels et se réinvente avec un dialogue audacieux entre image, narration et technologies immersives s’étendant sur plusieurs supports. Mais attention, pas question de noyer Beethoven sous une avalanche d’effets spéciaux ! Le studio Je suis bien content a misé sur une approche subtile avec la technique du Motion Manga : seules certaines parties des illustrations sont animées grâce à des jeux de zoom, de traveling et de superpositions d’images fixes. L’objectif ? Conserver la force évocatrice du dessin tout en restant au service de la musique. Car ici, c’est bien la partition qui guide le vaisseau. La musique structure le film, donne le ton, impulse le rythme. Et pour amplifier l’immersion, un dispositif sonore synchronise les bruitages du film avec les images. Mais l’aventure ne s’arrête pas à la salle de spectacle. Des expériences VR vont venir enrichir l’expérience du spectateur : l’œuvre sera déclinée en une mini-série 360° et interactive qui accompagnera la tournée à Rouen, Aix-en-Provence et Hong-Kong cette année.[3]
Beethoven Wars – La Seine Musicale (2024) (c) Julien Benhamou
Tout cela s’inscrit parfaitement dans le concept de transmédia, tel que théorisé par Henry Jenkins en 2003 et décrit comme « un processus dans lequel les éléments d’une fiction sont dispersés sur diverses plateformes médiatiques dans le but de créer une expérience de divertissement coordonnée et unifiée. »[4] Jenkins décrit ce phénomène comme une « convergence culturelle », où anciens et nouveaux médias ne s’opposent pas, mais se complètent. Loin d’enterrer les formats classiques, le numérique les revitalise et les propulse vers de nouvelles dimensions.
L’immersion est donc la clé. Comme l’expliquent Fornerino, Helme-Guizon et Gotteland (2008), elle ne se résume pas à un simple visionnage, mais à un état d’engagement total[5]. Dans Beethoven Wars, chaque support apporte une pierre unique à l’édifice narratif. Ce n’est pas juste une déclinaison d’un même contenu sur plusieurs plateformes, mais bien un puzzle où chaque pièce enrichit le tout et multiplie les points d’entrée dans l’univers de l’oeuvre : concert en live, projection immersive, interactivité et VR…
LE TRANSMEDIA AU SERVICE DE LA DIVERSIFICATION LES PUBLICS
Diversifier les publics. C’est le nerf de la guerre pour la grande majorité des institutions culturelles publiques et Beethoven Wars ne fait pas exception. Laurence Equilbey l’affirme : son objectif est d’élargir l’audience de la musique classique[6], notamment en séduisant les jeunes générations baignées dans les univers numériques et le manga. Beethoven Wars, par le transmédia, se transforme ainsi en un outil de médiation culturelle, permettant d’aborder la musique romantique du XIXe siècle par le prisme d’un langage visuel et narratif familier des jeunes publics. Il faut néanmoins veiller à ce que les différents supports de l’œuvre soient accessibles au public à qui elle est destinée car « ce sont d’abord les choix techniques et logistiques qui peuvent ouvrir ou brider les potentiels du transmédia en tant que nouvel outil de médiation culturelle »[7] (Bourgeon-Renault, Jarrier, Petr, 2015).
Pour capter ce public cible, le projet mise sur une communication et un marketing ancré dans les usages numériques actuels. Laurence Equilbey insiste sur la nécessité d’inscrire la musique classique dans son époque en investissant les réseaux sociaux et en s’associant à des créateurs de contenu populaires. « On travaille pas mal avec des youtubeurs (…) qui sont pour moi des portes qui ouvrent vers une œuvre qu’on a envie de faire connaître au plus de gens possible, et notamment à toute la jeunesse qui se sert beaucoup de ces outils numériques », explique-t-elle.[8] Concrètement, des influenceurs ont été invités à la générale du spectacle, leur laissant carte blanche pour partager leur expérience sur Instagram, TikTok et YouTube. Véritables ambassadeurs culturels 2.0, ces créateurs de contenus participent à élargir le bouche-à-oreille et à éveiller la curiosité des nouvelles générations.
En parallèle, une campagne de promotion innovante a été mise en place en exploitant de manière créative les fonctionnalités de Spotify, puisque c’est désormais d’abord par le streaming que l’on consomme de la musique. Des affiches du spectacle ont été agrémentées d’un Spotify Code illustré : un simple scan avec un smartphone et l’utilisateur accède à une playlist exclusive d’Insula Orchestra. Une mise en bouche sonore accompagnée d’une vidéo immersive pour plonger dans l’univers de Beethoven Wars avant même de franchir les portes de la salle.
PÉRENNITÉ ÉCONOMIQUE ET INTÉGRITÉ ARTISTIQUE : LE DOUBLE DÉFI DU TRANSMÉDIA DANS LE SPECTACLE VIVANT
Néanmoins, une question demeure : comment financer durablement un tel spectacle ? Beethoven Wars a pu voir le jour grâce à un soutien massif de l’État, via le programme « Expérience augmentée du spectacle vivant » de la filière des industries culturelles et créatives de France 2030, géré par la Caisse des Dépôts. Ce dispositif vise à encourager l’intégration de technologies immersives dans le spectacle vivant. Avec un budget avoisinant les trois millions d’euros, financé en grande partie par des subventions publiques, le projet dispose de moyens exceptionnels… mais peut-on réellement en faire un modèle économique viable à long terme ? Alors que nombre d’institutions du spectacle vivant jonglent déjà avec des budgets serrés, on peut légitimement se demander si cette approche est généralisable. Pour explorer d’autres pistes de financement, l’équipe de Beethoven Wars s’est même envolée en 2024 pour le festival SXSW à Austin, espérant séduire des partenaires américains et dénicher des salles capables d’accueillir cette superproduction.
Laurence Equilbey présentant Beethoven Wars à l’occasion d’une table ronde au Festival SXSW – Austin, TX, 2024 (c) Fatma Kebe
Mais au-delà du financement, un autre débat se profile : l’ajout d’effets visuels et sonores immersifs ne risque-t-il pas de diluer l’essence même de la musique de Beethoven jouée par un orchestre en live ? S’ils enrichissent et captivent un public jeune, ils pourraient aussi détourner l’attention des auditeurs habituels, attachés à une écoute plus épurée. Cette approche multi-sensorielle offre-t-elle un véritable pas en avant pour la musique classique, ou bien s’agit-il d’une transformation qui pourrait marginaliser les concerts traditionnels au profit d’une mise en scène toujours plus spectaculaire ?
Beethoven Wars réussit le pari audacieux d’ancrer la musique classique dans l’ère numérique, en mêlant symphonie et technologies immersives pour séduire un public élargi. Si son approche transmédia ouvre de nouvelles perspectives pour la médiation culturelle, elle interroge aussi la viabilité économique et l’impact de ces innovations sur la préservation d’un héritage artistique centré sur l’émotion musicale.
[4] Jenkins, H. 2006. Convergence Culture: Where Old and New Media Collide. New York: NYU Press.
[5] Fornerino M., A. Helme-Guizon and D. Gotteland. 2008. “Expériences cinématographiques en état d’immersion : effet sur la satisfaction.” Recherche et Applications en Marketing, Vol. 23, n° 3, p. 95- 113.
[7] Dominique Bourgeon-Renault, Elodie Jarrier, Christine Petr. 2015. Le “ transmédia ” au service de la médiation dans le domaine des arts et de la culture. 13ème conférence internationale de Management des Arts et de la Culture, Aix-en-Provence, France.