Les annonces récentes de Mark Zuckerberg sur la réduction de la modération des contenus et la promotion de l’IA générative, et l’influence d’Elon Musk sur les démocraties européennes, déclenchent une véritable crise entre la Silicon Valley et Bruxelles. Face aux risques accrus de désinformation et de manipulation politique, l’Union européenne riposte et cherche à renforcer ses régulations pour préserver l’intégrité du débat démocratique.
Un coup de tonnerre dans l’espace numérique
Depuis janvier 2025, une nouvelle bataille s’est engagée entre l’Union européenne et les grands patrons des réseaux sociaux. Le patron de X (anciennement Twitter), Elon Musk, cherche à influencer les élections en Europe. Mark Zuckerberg (Meta) annonce quant à lui vouloir diminuer drastiquement la modération des contenus sur ses plateformes. Prétendant défendre la « liberté d’expression », ces deux figures de la tech entendent notamment, à travers ces prises de positions, favoriser les contenus générés par intelligence artificielle et renoncer à la suppression des publications controversées, au risque d’ouvrir la porte à une vague massive de désinformation et de deepfake. Le débat démocratique se retrouve ainsi menacé par les mastodontes du numérique.
Cette position, qui s’oppose frontalement à la régulation européenne, notamment au Digital Services Act (DSA), a été immédiatement critiquée par Bruxelles. Au-delà d’un simple bras de fer juridique, cette annonce marque une véritable déclaration de guerre contre les principes démocratiques d’une information vérifiée et encadrée.
Une offensive contre la régulation européenne
La réglementation européenne en matière de numérique s’est renforcée ces dernières années avec le Digital Services Act (DSA) et le Digital Markets Act (DMA). Ces lois visent à imposer des obligations strictes aux grandes plateformes afin de lutter contre la propagation des fake news, de protéger la vie privée des utilisateurs et d’assurer une concurrence équitable. Le DSA, en particulier, impose des obligations de transparence sur les contenus sponsorisés, le signalement des contenus illicites et la modération des publications nuisibles.
Or, l’abandon du fact-checking par Meta et la liberté totale laissée aux utilisateurs sur X vont à l’encontre de ces principes. Henna Virkkunen, vice-présidente exécutive de la Commission européenne, a déclaré à ce sujet :
« Notre tâche est de nous assurer que les droits des citoyens européens sont respectés et que notre législation est appliquée. Cela garantit des conditions équitables et un environnement en ligne sûr pour tous. »
Ces propos résonnent comme une réponse directe aux attaques de Zuckerberg et Musk, qui voient dans le cadre réglementaire européen une contrainte incompatible avec leur vision du business.
L’explosion annoncée de la désinformation
En renonçant à la modération et en favorisant les contenus générés par intelligence artificielle, Meta et X prennent le risque de transformer leurs plateformes en zones de non-droit informationnel.
L’historique récent montre pourtant que les réseaux sociaux ont déjà joué un rôle central dans la diffusion de fausses informations. Que ce soit lors du Brexit dès 2016, ou lors des élections américaines, les fake news se sont multipliées à une vitesse inédite.
Avec la prolifération des deepfakes, ces vidéos ultraréalistes manipulées par IA, associée à la fin du fact-checking, le danger est encore plus grand. Désormais, il sera possible de fabriquer de fausses déclarations attribuées à des responsables politiques ou de créer des vidéos truquées d’événements qui n’ont jamais eu lieu. Dans un contexte pré-électoral en Europe, cette situation inquiète particulièrement les institutions bruxelloises.
Une menace directe pour les démocraties européennes
Si l’Europe a décidé d’agir rapidement, c’est parce que les conséquences sur la démocratie sont immenses. En limitant la transparence et la responsabilité des plateformes, Zuckerberg et Musk laissent proliférer des stratégies de manipulation de l’opinion publique à grande échelle. Ils en ont même une grande influence.
Elon Musk a déjà influencé la campagne américaine en affichant de manière affirmée son soutien à Donald Trump, qui le lui a bien rendu en le nommant à la tête du Département de l’Efficacité Gouvernementale (Department of Government Efficiency, ou DOGE), avec pour objectif de réduire la bureaucratie, les dépenses publique, et de rationaliser les opérations fédérales. Il continue sa lancée en tentant cette fois-ci de s’immiscer dans les élections législatives en Allemagne. Il a apporté explicitement son soutien à l’AfD, le parti d’extrême droite allemand, en participant à une discussion retransmise en directe sur X avec Alice Weidel, dirigeante de l’AfD, une semaine après l’investiture de Donald Trump. Son intervention lors de cette investiture avec un geste stupéfiant pouvant être interprété à un salut nazi, au regard de ce contexte, ne peut pas sembler anodin. Elon Musk n’a cessé depuis plusieurs mois, comme l’a également rappelé Le Monde, « de multiplier les références à l’antisémitisme et à l’idéologie nazie ».
La manipulation de l’opinion publique est présente également dans d’autres pays européens, comme par exemple la Roumanie. En effet, lors de l’élection présidentielle de 2024, la Cour Constitutionnelle a annulé le scrutin. La raison : des publicités politiques ciblées sur TikTok ont manipulé des électeurs sans qu’ils en soient conscients. De plus, des rapports des services de renseignement roumains, déclassifiés par la présidence, ont révélé une vaste opération d’influence menée sur TikTok en faveur du candidat d’extrême droite pro-russe Cãlin Georgescu. Cette campagne impliquait notamment le financement d’influenceurs locaux pour promouvoir ce candidat, ainsi que des faux comptes pour amplifier artificiellement sa popularité.
Ce type d’intervention pourrait se généraliser dans toute l’Europe si les plateformes ne sont pas contrôlées. De nombreux experts s’inquiètent également du rôle croissant de la Chine et de la Russie dans ces campagnes de désinformation. En laissant leurs réseaux sociaux devenir un champ de bataille informationnel, Musk et Zuckerberg ouvrent la porte à des ingérences étrangères massives.
L’Europe va-t-elle contre-attaquer ?
Face à cette escalade, Bruxelles envisage des réponses drastiques. Parmi elles :
- Des sanctions financières massives contre Meta et X en cas de non-respect du DSA
- Un renforcement des outils de contrôle et de signalement des contenus illégaux
- Une meilleure coordination avec les États membres pour surveiller les campagnes de désinformation
La Commission européenne a déjà infligé aux géants de la tech des milliards d’euros d’amendes pour violation des règles de protection des données et de concurrence au cours de ces dix dernières années. Stéphanie Yon-Courtin, eurodéputée française, a d’ailleurs interpellé la présidente de la Commission Ursula von der Leyen, l’appelant à « ne pas trembler sous la pression américaine ».
L’affrontement entre Bruxelles et la Silicon Valley ne fait que commencer, mais il est crucial pour l’avenir de l’information et de la démocratie en Europe. Si Meta et X persistent dans leur stratégie, la régulation européenne devra réagir avec fermeté pour éviter que le continent ne devienne un terrain de jeu pour la manipulation numérique.
Dans ce duel aux enjeux historiques, une question demeure : les régulateurs européens auront-ils les moyens de faire plier cette nouvelle « broligarchie » ?
Selim Amara
Sources
- L’Humanité (26 janvier 2025). Les réseaux sociaux nuisent-ils à la démocratie ? https://www.humanite.fr/en-debat/democratie/les-reseaux-sociaux-nuisent-ils-a-la-democratie
- Le Parisien (11 janvier 2025). Les réseaux sociaux doivent respecter les règles, insiste une responsable de l’UE après des tacles de Zuckerberg. https://www.leparisien.fr/high-tech/les-reseaux-sociaux-doivent-respecter-les-regles-insiste-une-responsable-de-lue-apres-des-tacles-de-zuckerberg-11-01-2025-37FA4O35CJAKDHIH645D6A7PNU.php
- L’Express (20 janvier 2025). Les réseaux sociaux à l’ère Trump : « On ne s’attendait pas à ce qu’Elon Musk aille si loin… ». https://www.lexpress.fr/economie/high-tech/les-reseaux-sociaux-a-lere-trump-on-ne-sattendait-pas-a-ce-quelon-musk-aille-si-loin-HPLKRJ5O7BCLLMP5VVPXREFRBU/
- France Culture (30 janvier 2025). Revirement de Meta : l’Europe doit-elle s’inquiéter ? https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/questions-du-soir-le-debat/revirement-de-meta-l-europe-doit-elle-s-inquieter-3555945
- Franceinfo (24 janvier 2025). Elon Musk et le salut nazi : trois questions sur le geste du patron de X. https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-vrai-du-faux/elon-musk-et-le-salut-nazi-trois-questions-sur-le-geste-du-patron-de-x_7004999.html
- Roudaut, M. (9 janvier 2025). Elon Musk tente de s’immiscer dans les élections législatives en Allemagne (et ça n’augure rien de bon pour l’Europe). Institut français des relations internationales (Ifri). https://www.ifri.org/fr/presse-contenus-repris-sur-le-site/elon-musk-tente-de-simmiscer-dans-les-elections-legislatives-en