Téléréalité, émotions et économie de l’attention : pourquoi ça marche toujours?

Il y a vingt-cinq ans après l’apparition de Loft Story sur nos écrans, tout le monde semblait penser à une mode éphémère, un genre qui allait s’essouffler. Pourtant, en 2025, la téléréalité ne s’est jamais aussi bien portée. Des « Marseillais » à « Too hot to handle » sur Netflix en passant par «Nouvelle école » et « La villa des coeurs brises », le mécanisme reste infaillible. Ainsi, près d’un quart de siècle plus tard, force est de constater que le genre n’a pas seulement survécu, il a colonisé nos écrans, de la télévision linéaire aux flux algorithmiques de TikTok et Netflix. On peut ainsi se demander comment ce genre, de plus est « ancien »,  a-t-il réussi à devenir le pilier central de l’économie de l’attention moderne ?

Pour commencer, afin de mettre le sujet en perspective, il est important de comprendre que la téléréalité a connu trois âges :

Tout commence par ce que les sociologues, à l’instar de Nathalie Nadaud-Albertini, appellent « l’âge de l’innocence ». Entre 2001 et 2005, la France découvre une expérience quasi-anthropologique avec les premières téléréalités, dont le moteur est alors la curiosité pure. En effet, à cette époque on observe des anonymes enfermés dans leur banalité, l’attention du public est captée par le « vrai », par ce miroir tendu à la société qui permet à chacun de tester ses propres jugements moraux. C’était le temps de la découverte avant que le public finisse par s’ennuyer de banalité. Ainsi, alors que selon François Jost chaque émission repose sur une « promesse », avant celle ci était ontologique (on nous promet que ce que l’on voit est « vrai ») avant de devenir ludique (le jeu et le clash passent avant la réalité).

En effet, à partir de 2006 à commencé l’ère de la scénarisation. Comme l’a souligne François Jost dans son ouvrage Le Culte du banal : de Loft Story à Secret Story (CNRS Éditions), le contrat a changé à ce moment là. Dans son ouvrage il analyse comment on est passé d’une télévision qui montrait « l’homme ordinaire » (le Loft) à une télévision qui met en scène des « caractères » (Secret Story). Jost explique que le spectateur ne regarde plus pour voir la « vérité », mais pour voir si les candidats vont réussir à tenir leur rôle ou leur secret. Le contrat n’est plus : « Regardez, c’est la vraie vie » mais : « Regardez comment ils jouent avec la réalité ». Le téléspectateur ne cherchent plus la banalité, mais l’extraordinaire et le conflit, c’est une industrialisation de l’émotion. Le casting devient un métier, et l’attention du spectateur est désormais maintenue par une dramaturgie millimétrée, conçue pour ne jamais laisser le cerveau au repos.

Depuis 2016, nous sommes entrés dans une troisième dimension, celle de l’écosystème numérique global. Aujourd’hui, l’émission de télévision n’est plus que la partie émergée d’un iceberg médiatique bien plus vaste. Elle sert de rampe de lancement à des carrières d’influenceurs qui monétisent leur audience 24h/24 sur les réseaux sociaux tels qu’Instagram ou TikTok. Les spectateurs ne regarde plus seulement une émission, ils ont accès  à un flux de contenu permanent qu’ils peuvent consommer de manière fragmentée. Comme l’explique Yves Citton, dans son livre L’Économie de l’attention (2014) où il développe ses théories sur le capitalisme attentionnel, la téléréalité a réussi à coloniser notre « temps de cerveau disponible » en devenant omniprésente, abolissant la frontière entre le show et la vie quotidienne.

Egalement, si la téléréalité perdure, c’est parce qu’elle s’appuie sur des mécanismes psychologiques universels que le digital n’a fait qu’accentuer. Dès 1954, dans son article fondateur A Theory of Social Comparison Processes, le psychologue Leon Festinger expliquait que l’être humain possède un besoin intrinsèque d’évaluer ses propres capacités en se mesurant aux autres. En cela, la téléréalité nous offre un miroir permanent à ce besoin en nous permettant de nous rassurer en observant les échecs des autres (ce qu’on appelle la comparaison descendante) ou, au contraire, de nous projeter dans des styles de vie idéalisés.

Le succès de la télé-réalité repose également sur l’interaction parasociale, un levier puissant théorisé dès 1956 par Donald Horton et Richard Wohl. Dans leur article, ils décrivent ce sentiment d’entretenir une « intimité à distance » avec des figures médiatiques qui nous sont pourtant totalement étrangères. La téléréalité moderne a poussé ce concept à son paroxysme en nous invitant dans l’intimité quotidienne des candidats, que ce soit à travers les confessionnaux télévisés ou sur les réseaux sociaux. La distance symbolique est brisée ce qui crée un attachement émotionnel si fort que le spectateur finit par suivre ces « personnalités » avec la même fidélité qu’un membre de son propre entourage.

La téléréalité s’est parfaitement adaptée à l’économie contemporaine de l’attention. Chaque épisode pouvant être découpé en une multitude d’extraits courts, étant ensuite diffusé sur  TikTok, Instagram ou Twitter, chaque moment anodin devenant ainsi une séquence virale. Aussi, elle repose sur des émotions fortes comme l’indignation, le rire moqueur, le scandale ou encore la colère, soit exactement les émotions qui déclenchent le plus de réactions et d’interactions en ligne. En plus de cela, la téléréalité à un avantage décisif pour les diffuseurs, du fait de son coût de production bien inférieur à celui de la fiction, pour un rendement d’attention et de visibilité souvent supérieur.

Le genre a également survécu parce qu’il a su muter avec les plateformes. Netflix, par exemple, a renouvelé ses codes avec des programmes comme The Circle ou Love is Blind, en s’appuyant sur la data pour identifier les moments de décrochage et calibrer les rebondissements. Ces codes se retrouvent même partout, les plus grands YouTubeurs reproduisant désormais ces mécanismes de mise en scène émotionnelle, de suspens permanent et de montage frénétique.

Sources :

  • Jost, F. (2013). Le culte du banal : De Duchamp à la télé-réalité. CNRS Éditions. ISBN 978-2-271-07731-8. 
  • Citton, Y. (2014). L’économie de l’attention : Nouvel horizon du capitalisme ? Paris : La Découverte.
  • En 20 ans, la téléréalité a redoré son image. (n.d.). La Revue Des Médias. https://larevuedesmedias.ina.fr/anniversaire-vingt-ans-telerealite-succes-acceptation
  • Soulez, G. (n.d.). François Jost, Introduction à l’analyse de la télévision, Ellipses, Paris 1999 ; François Jost, La télévision du quotidien Entre réalité et fiction, INA-De Boeck Université, Paris-Bruxelles 2001. Persée. https://www.persee.fr/doc/memor_1626-1429_2001_num_3_1_2453_t16_0116_0000_1
  •  Festinger, L. (1954). A theory of social comparison processes. Human Relations, 7(2), 117–140. https://doi.org/10.1177/001872675400700202
  • Horton, D., & Wohl, R. R. (1956). Mass Communication and Para-Social Interaction. Psychiatry, 19(3), 215–229. https://doi.org/10.1080/00332747.1956.11023049

Louise LEFEVRE

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

Quitter la version mobile