Étude de cas : To Like or Not, Émilie Anna Maillet
Écrit et mis en scène par Émilie Anna Maillet et coproduit avec la Compagnie Ex Voto à la lune, le spectacle To Like or Not incarne une forme innovante de théâtre numérique, jouant avec les frontières entre l’art scénique traditionnel et les technologies contemporaines. La pièce de théâtre explore les dynamiques des relations dans une bande d’adolescents, relations humaines marquées par l’omniprésence des réseaux sociaux. Conçu pour provoquer la réflexion sur les rapports sociaux d’adolescents à l’ère numérique, To Like or Not plonge les spectateurs dans un monde hybride. Lors des premières minutes de la pièce, les spectateurs sont invités à suivre un live Instagram d’un des personnages de la pièce en scannant un QR code affiché sur le rideau. La première rencontre avec l’intrigue se fait donc littéralement sur les réseaux sociaux, via son smartphone.
Ouverture de la pièce de théâtre par un live Instagram d’un des personnages
La pièce ne fait pas qu’explorer les dynamiques et les enjeux du numérique, puisqu’elle intègre le numérique sur tous les plans de sa conception : augmentation grâce à la réalité virtuelle, comptes Instagram pour chacun des personnages principaux, numérique dans la scénographie et l’esthétique… Présenté comme un spectacle “augmenté”, le projet, en complément des financements classiques du spectacle vivant, a obtenu des fonds de plusieurs organisations dont les projets sont dédiés au numérique ; le Fonds de soutien à la création artistique numérique, une aide du CNC accordée à la préproduction d’oeuvres pour la création immersive et du dispositif « Expérience augmentée du spectacle vivant » du plan France 2030 et opérée par la Caisse des Dépôts.
Ces dispositifs numériques permettent aux spectateurs d’approfondir la compréhension des personnages, d’assurer une expérience de communication continue au-delà du cadre de la pièce, de permettre une multiplicité de discours pluriels au théâtre que dans d’autres médiums artistiques, d’enrichir la proposition scénographique etc. Cette forme de théâtre augmenté est un exemple frappant de la manière dont le numérique peut redéfinir les pratiques artistiques. En intégrant des outils comme la réalité virtuelle et les réseaux sociaux, To Like or Not offre une expérience théâtrale hybride qui s’appuie sur les potentialités technologiques pour enrichir l’expérience du spectateur. En explorant ces nouvelles dimensions, ce spectacle ouvre la voie à une réflexion sur les possibilités du numérique pour « augmenter » le théâtre, et soulève des questions sur l’évolution de la relation entre l’art et le public à l’ère du numérique.
Un projet théâtral étendu au delà de la scène
Dépassement de la scène :
En parallèle du spectacle et de l’expérience physique de la scène, proposition d’une expérience (facultative), les spectateurs peuvent se retrouver dans la pièce, interagissant avec les personnages via des casques de réalité virtuelle. Cette expérience donne accès à une immersion totale. Les spectateurs ne sont pas simplement des observateurs, mais deviennent des acteurs de l’expérience, capables de dialoguer et d’interagir avec les personnages en 3D. Cette immersion redéfinit la relation classique entre l’artiste et le public, et introduit une nouvelle forme de narration. Avant de découvrir le spectacle, le public connaît donc les personnages, les dynamiques et les situations.
L’expérience immersive existe essentiellement pour un projet de sensibilisation sur le harcèlement. Elle permet, particulièrement aux scolaires, de revenir plusieurs fois sur des situations par différents biais, comprendre les scènes de harcèlement et comment y faire face. Le théâtre par immersion devient un nouvel outil de médiation.
Construction d’un monde “réel” sur les plateformes.
L’existence des personnages sur les réseaux sociaux prolonge l’univers de la pièce au-delà de la scène, en créant un véritable parallèle avec le monde réel. Depuis 2022, chaque personnage possède un compte Instagram actif, alimenté régulièrement avec des contenus qui reflètent sa personnalité, ses centres d’intérêt, ses relations. Ces profils construisent un univers narratif cohérent et autonome, où les amitiés, les conflits, les couples ou les passions sont déjà en place avant même le début du spectacle. Ce dispositif permet une immersion prolongée, où le théâtre s’invite dans la vie quotidienne du public, et brouille volontairement les frontières entre fiction et réalité.
L’Esthétique de la mise en scène et les nouvelles formes de jeu par l’intrusion du numérique
Le spectacle donne aux comédiens et à la metteuse en scène un nouvel imaginaire et une nouvelle façon de faire du théâtre.
Le numérique permet de mettre en scène avec précision des situations où il occupe une place centrale, notamment dans la vie des adolescents. Certaines scènes montrent les personnages interagir via des jeux vidéo ou des échanges numériques. Ces moments prennent sens grâce à l’intégration du numérique dans la mise en scène, qui les rend plus naturels, plus crédibles. Des conversations écrites, projetées sur des écrans mais non lues à voix haute, apportent une narration discrète mais essentielle. Elles rendent visibles les non-dits, les tensions ou les émotions, reflétant les nouvelles formes de communication, souvent silencieuses mais intenses. Ces choix permettent à la pièce de témoigner avec justesse des codes et réalités contemporains.
Sur le plan esthétique, le numérique transforme aussi la scénographie. Les écrans, omniprésents, investissent toute la hauteur de la scène, élargissant l’espace dramatique. On navigue entre différents lieux, moments, et points de vue. Grâce aux projections, aux smartphones ou aux réseaux sociaux, le spectateur est transporté dans un théâtre éclaté, à la fois sur scène, en ligne et dans l’intimité des personnages. Le numérique devient ainsi un outil de narration à part entière, aussi visuel que dramaturgique.
© Pascale Cholette
Limites : un théâtre augmenté… mais à quel prix ?
Si To Like or Not ouvre des perspectives passionnantes pour une hybridation entre théâtre et numérique, cette proposition audacieuse révèle également certaines tensions et limites dans sa mise en œuvre.
Une présence numérique inégale
L’un des constats relevés est la disparité dans l’usage du numérique tout au long du spectacle. Très présent dans la première partie – via les interactions sur Instagram, les projections, les discussions textuelles et les éléments immersifs – le dispositif s’estompe à mesure que l’action dramatique s’intensifie. Ce retrait progressif interroge : s’agit-il d’un choix volontaire pour revenir à l’émotion brute et à l’incarnation sur scène ? Ou d’une limite du dispositif lui-même, trop envahissant ou distrayant lorsque les enjeux dramatiques prennent le pas sur l’esthétique ? Cette variation peut aussi générer une forme de rupture de rythme ou de confusion chez le spectateur.
Des contraintes techniques encore présentes
Le recours à des outils numériques innovants s’accompagne inévitablement de risques techniques, et To Like or Not n’y échappe pas. Lors des captations en direct intégrées au spectacle, certains spectateurs ont noté un décalage entre l’image projetée et l’action sur scène, provoquant une perte de fluidité. Le journal Le Monde souligne ainsi que «saturé de sons et d’images, le théâtre s’englue lui aussi dans ces mondes virtuels parallèles”. Ces accrocs nuisent à l’effet d’immersion et rappellent que la réussite d’une telle intégration repose sur une technologie irréprochable, encore difficile à atteindre dans le cadre d’une production théâtrale.
Une immersion qui peut rester superficielle
L’expérience immersive, bien qu’innovante, peut manquer de profondeur narrative. Comme l’indique Sceneweb, si la réalité virtuelle permet d’entrer dans la peau d’un personnage, certaines scènes projetées souffrent d’un traitement encore trop lisse ou stéréotypé, avec un aspect gadget qui peut parfois desservir l’intention initiale. Le potentiel pédagogique (notamment autour du harcèlement scolaire) est indéniable, mais il demande une écriture plus fine et plus nuancée pour véritablement toucher le public.
Le risque d’un “théâtre éclaté”
Enfin, la multiplication des supports – scène, réseaux sociaux, réalité virtuelle, live Instagram – interroge la cohérence du projet théâtral. Le spectateur, surtout s’il n’a pas suivi le dispositif dans son ensemble (notamment les réseaux sociaux en amont), peut se sentir déconnecté de l’univers proposé. Ce « spectacle transmédia » impose presque une préparation pour en saisir toutes les strates narratives. Cela pose une question de démocratisation de l’accès à l’œuvre : le spectacle s’adresse-t-il toujours à tous les publics, ou seulement à ceux déjà familiers de ces codes numériques ?
Conclusion
Le spectacle To Like or Not d’Émilie Anna Maillet illustre parfaitement comment le numérique peut enrichir et transformer le théâtre en proposant une expérience immersive et interactive. En intégrant les réseaux sociaux, la réalité virtuelle et des dispositifs scéniques innovants, il dépasse les frontières du spectacle vivant traditionnel et questionne notre rapport aux technologies. Toutefois, cette hybridation soulève aussi des défis, notamment en termes de cohérence dramaturgique et de limites techniques pouvant déranger l’immersion du spectateur. Ce projet ouvre néanmoins des perspectives sur l’avenir du théâtre, en explorant comment le numérique peut non seulement “augmenter” l’expérience scénique, mais aussi redéfinir la relation entre le public et l’œuvre artistique.
Marie Grouin-Rigaux, Maëlle Houix et Clémentine Schmitt
© Pascale Cholette
Bibliographie
- Gagneré, G. (2023). Une passerelle entre arts numériques et spectacle vivant. Frontières numériques. Actes du 5ᵉ colloque international sur les frontières numériques. Europia.
- Paredes, M. (2024, février). L’utilisation du numérique dans le spectacle vivant : l’appropriation de l’œuvre à partir d’un dispositif de médiation culturelle (Thèse de doctorat, Université Rennes 2).
Sitographie
- Gayot, J. (2025, 13 février). « To Like or Not » : aux Abbesses, le virtuel vampirise le théâtre. Le Monde.
https://www.lemonde.fr/culture/article/2025/02/13/to-like-or-not-aux-abbesses-le-virtuel-vampirise-le-theatre_6545374_3246.html - « To like or not » d’Émilie Anna Maillet. (s. d.). Journal La Terrasse.
https://www.journal-laterrasse.fr/to-like-or-not-spectacle-transmedia-cree-par-emilie-anna-maillet-eclaire-les-debordements-de-ladolescence-2/ - Émilie Anna Maillet dans les récits de l’adolescence. (s. d.). Sceneweb.
https://sceneweb.fr/crari-or-not-et-to-like-or-not-to-like-le-diptyque-demilie-anna-maillet/