Le groupe Facebook souhaite mettre fin à la morosité de ses dernières années et compte progresser vers un modèle beaucoup centralisé.
FACEBOOK, UNE PLATEFORME EN MAUVAISE POSTURE
Ces deux dernières années auront été particulièrement difficiles pour la firme Facebook, passées à essuyer les retombées entraînées par le scandale des data leaks, lors duquel les informations de 87 millions de comptes ont été piratées. Cette très mauvaise presse met depuis deux ans la firme et son PDG sous pression face à une forte détérioration de leur image et de la confiance accordée par leurs utilisateurs. À tel point que le cours de l’action a diminué de 30% depuis mars dernier.
Par ailleurs, de nouveaux entrants sur le marché des plateformes sociales viennent ajouter de l’incertitude à ses horizons stratégiques. Ce sont de nouveaux noms qui apportent un vent de fraîcheur auquel les générations les plus jeunes sont particulièrement réceptives : TikTok en est la manifestation la plus parlante avec ses 1,7 milliards d’utilisateurs mensuels. Par opposition, Facebook apparaît plus vieillissant et se retrouve une nouvelle fois confronté à un concurrent, très populaire auprès de la Gen Z et peut-être plus difficile à tenir à distance que Snapchat.
LES ÉCHANGES PRIVÉS, UN MARCHÉ PROMETTEUR
Mais en dehors de ces difficultés, d’autres signaux indiquent assez clairement des évolutions de marché auxquelles il convient de répondre pour rester en adéquation avec les utilisateurs et leurs modes de consommation. Comme l’a très justement remarqué Mark Zuckerberg, « l’avenir est privé » (Conférence F8, avril 2019).
Et pour cause, les échanges privés ont pris une part grandissante dans les interactions des individus sur les réseaux sociaux. En effet, ce qu’on appelle le « dark social » constitue une majorité des contenus partagés : il s’élève en 2019 à 63% des flux d’informations échangées, du moins aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Il y a donc un désengagement avéré des échanges sur les supports publics, qui traduit un intérêt assez généralisé pour le respect de la vie privée.
Cette tendance assez marquée pointe un manque à gagner du côté des marques dans leurs stratégie marketing : une grande partie des échanges entre utilisateurs leur échappent manifestement, échanges qui peuvent potentiellement concerner leurs goûts et comportements de consommateurs, comme le précise Chase Buckle, responsable des tendances pour GobalWebIndex : « Alors que les plateformes de médias sociaux publiques remplissent de plus en plus le rôle de sources de consommation de contenu, les plateformes de messagerie privée sont maintenant le lieu où des conversations et des recommandations significatives ont lieu entre pairs qui s’engagent activement les uns avec les autres. Le partage de contenu avec un grand réseau d’amis accumulé au fil des ans peut avoir une portée impressionnante, mais n’est rien comparé à l’environnement des messageries privées, qui est beaucoup plus propice à la confiance dans les recommandations ».
Il y aurait donc un intérêt non négligeable pour les marques qui communiquent via Facebook pour mieux affiner leur stratégie et s’adresser plus directement au consommateur, par des conversations et chatbots par exemple. Logiquement, c’est aussi une occasion pour une plateforme telle que Facebook de s’octroyer une place d’autant plus centrale dans son écosystème vis-à-vis de ces entreprises tierces.
D’UN CHANGEMENT DE PARADIGME À L’INTÉGRATION DES PLATEFORMES
C’est dans cette perspective que Mark Zuckerberg pousse pour un virage stratégique majeur, qui vient remettre en question l’identité même de Facebook. Le 6 mars 2019, il annonçait officiellement vouloir faire progresser Facebook vers l’interaction privée ou en groupes avec deux conséquences majeures : le regroupement de ses trois plateformes principales et le cryptage des conversations privées. Ce revirement s’inscrit dans une dynamique qui se rapproche du modèle de WeChat, la super-application du groupe Tencent qui rassemble une part colossale des achats en ligne et de la vie sociale digitale sur le marché chinois. Il s’agirait donc d’opérer une intégration de ses trois fleurons : Messenger, Instagram et WhatsApp. Bien entendu, ce rapprochement ne vise pas à fondre les trois applications en une seule : Facebook s’oriente vers une centralisation de la vie numérique de ses utilisateurs, certes, mais moins appuyée que dans le cas de WeChat. Les plateformes resteront en effet distinctes les unes des autres dans leur utilisation, en revanche le rapprochement se jouera sur leurs infrastructures respectives qui seront unifiées, ce qui implique de revoir entièrement tout un pan de leurs fonctionnements différents.
L’intérêt d’une telle entreprise réside dans l’agrégation de 2,7 milliards d’individus, qui pourront interagir entre eux d’une application à l’autre, grâce à la mise en place de passerelles pour faciliter la navigation sur l’ensemble des services du groupe. C’est pour le géant des réseaux sociaux un moyen de capter leur engagement dans un écosystème davantage verrouillé, à l’abri de ses concurrents. De cette manière, le groupe pourrait du même coup renforcer le contrôle sur ses filiales, tout en consolidant son emprise sur l’essentiel de la vie sociale digitale de ses utilisateurs. On pourrait y voir une volonté de s’enraciner un peu plus dans leur vie quotidienne à l’instar du Chinois WeChat. Favoriser les interactions privées, c’est-à-dire le trafic sur ses applications, est un terrain d’opportunité crucial pour augmenter ses revenus, notamment avec la publicité. Mais de surcroît, c’est un tremplin pour se diversifier avec le renforcement de services complémentaires et donc de nouveaux revenus (avec une nouvelle forme de e-commerce ou de transaction par exemple).
Les ambitions de Facebook vont-elles donc réellement se concrétiser ? Pas si sûr ! Les relations de Facebook avec ses deux plus grosses filiales s’étaient avérées assez houleuses ces dernières années. WhatsApp et Instagram y voient le danger d’une perte de leur autonomie qui leur était promise lors de leur acquisition, à tel point que leurs fondateurs respectifs ont claqué la porte en 2018. Mais les résistances proviennent également et plus récemment des pouvoirs publics. Le projet ne semble pas être du goût la FTC (Federal Trade Commission), un organe faisant autorité sur la régulation de la concurrence américaine. Celle-ci a émit de sérieuses réserves ces derniers mois quant à ce projet qu’elle perçoit comme anticoncurrentiel.
LA PROMESSE DU CRYPTAGE FACE À LA RÉALITÉ
La deuxième promesse du PDG de Facebook, le cryptage end-to-end, manifeste plutôt sa volonté de tourner la page du scandale des data leaks et assurer le respect de la vie privée dans l’infrastructure de ses services. Le but du cryptage end-to-end, qui consiste à rendre accessible les conversations privées uniquement aux interlocuteurs, serait de garantir un espace sécurisé par défaut et non de manière optionnelle (comme c’est le cas aujourd’hui). C’est bien le principe de privacy by design déjà présent dans l’architecture de WhatsApp qui serait appliqué à Facebook Messenger. Si l’accès aux échanges se réduit aux personnes impliquées dans une conversation, cela signifierait donc que Facebook lui-même n’aurait pas de droit de regard sur ces données, contrairement aux publications publiques. Se pose alors la question de son modèle économique, qui s’est jusqu’ici largement basé sur la collecte et la monétisation de données, et qui s’en trouverait inévitablement bouleversé. Pour l’instant, la firme ne semble pas avoir apporté plus de précisions à ce sujet…
Par ailleurs, le cryptage des échanges privés se heurte encore une fois aux pouvoirs publics (notamment américains) sur le plan de la sécurité, cette fois. De manière assez logique, rendre les conversations totalement hermétiques à toute tentative extérieure expose notre société à un certain nombre de menaces. La désinformation, tout d’abord, qui a marqué l’actualité politique de ces dernières années ne pourrait vraisemblablement plus être modérée et efficacement combattue, puisqu’elle passerait sous les radars. Mais d’autres menaces au moins aussi dangereuses sont à redouter : les contenus haineux ou violents, la propagande terroriste, la pédophilie et plus généralement les activités illicites. Ce sont tous ces comportements qui seraient encouragés à proliférer sur la plateforme, puisque bien moins exposés que sur un fil d’actualité public. Mais pour Facebook, l’enjeu de sécurité concerne aussi les citoyens face à des États, qui pourraient se montrer trop intrusifs, menaçant la liberté d’expression, sous prétexte de lutter contre la criminalité.
Enfin, cette éthique de privacy semble également peu cohérente avec les fortes inquiétudes de la part d’une de ses filiales quant à l’anonymat de ses utilisateurs. En effet, si le cryptage de Messenger permet plus de sécurité sur l’application elle-même, la relier avec WhatsApp fragiliserait lourdement les garanties de cette dernière en la matière. Ses utilisateurs, pour créer un compte, n’ont qu’à fournir un numéro, rien de plus, ni leur adresse, ni même leur nom. À l’inverse, Facebook regroupe de nombreuses informations sur l’identité des personnes y possédant un compte. Si des liens sont établis entre les comptes personnels des utilisateurs sur les deux applications, la garantie d’anonymat sur WhatsApp risque bien d’en être impactée.
Il apparaît donc clair que passer d’un modèle d’interactions publiques à un environnement privé, ça ne va pas de soi. C’est tout une identité, une infrastructure, un cadré légal et une relation groupe-filiales qui est à revoir. Le parcours de la firme vers cet horizon présente encore de nombreux obstacles venant des pouvoirs publics américains, de son écosystème et plus profondément d’une vraie rupture stratégique, qui viennent apporter beaucoup d’incertitude quant au succès de la démarche.
Hugo Salameh
Références
Wall Street Journal : https://www.wsj.com/articles/ftc-weighs-seeking-injunction-against-facebook-over-how-its-apps-interact-11576178055
New York Times : https://www.nytimes.com/2019/01/25/technology/facebook-instagram-whatsapp-messenger.html
Washington Post : https://www.washingtonpost.com/technology/2019/03/06/facebooks-mark-zuckerberg-says-hell-reorient-company-towards-encryption-privacy/
Les Échos : https://www.lesechos.fr/tech-medias/hightech/facebook-envisage-un-messenger-100-crypte-1145953
La Réclame : https://lareclame.fr/tendances-digitales-2020-224558
La Réclame : https://lareclame.fr/wearesocial-globalwebindex-darksocial-216777
Slate : https://korii.slate.fr/tech/place-publique-salon-prive-recentrage-zuckerberg-revolution-facebook