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L’image de Chiara Ferragni semblait inébranlable. Suivie par plus de 30 millions de personnes sur Instagram, omniprésente dans les médias, partenaire de marques prestigieuses, l’influenceuse italienne avait réussi à transformer sa notoriété en un empire commercial solide. Mais en décembre 2023, c’est une simple brioche de Noël qui a tout fait basculer. Vendu sous couvert d’une action caritative, le pandoro co-signé avec la marque Balocco affichait un prix gonflé… sans que les bénéfices ne soient réellement reversés à la cause annoncée. L’affaire, vite rebaptisée Pandoro Gate, a pris une ampleur nationale puis internationale.
Ce scandale a lancé un débat bien plus large : jusqu’où peut-on faire confiance aux influenceurs ? Et surtout, les marques ont-elles intérêt à s’associer à des personnalités aussi exposées, dont la réputation peut basculer du jour au lendemain ? Dans un univers où l’authenticité fait vendre, la frontière entre sincérité et mise en scène devient de plus en plus floue.
Chiara Ferragni : l’ascension d’une reine de l’influence
Avant de se retrouver au cœur d’un scandale retentissant, Chiara Ferragni représentait l’archétype de l’influenceuse à succès. À la fois entrepreneuse, figure de mode et personnage public, elle avait réussi à construire en une dizaine d’années un empire où tout — sa vie privée, ses convictions, ses partenariats — formait un récit cohérent. Elle ne se contentait pas d’être visible : elle incarnait une stratégie marketing à elle seule.
Tout commence en 2009, avec le lancement de The Blonde Salad, un blog à mi-chemin entre carnet personnel et vitrine fashion. Les réseaux sociaux n’en sont encore qu’à leurs débuts, mais Ferragni en saisit très vite le potentiel. Très vite, elle passe du statut de blogueuse mode à celui de figure incontournable de l’influence numérique. Instagram devient sa plateforme de prédilection. Elle y expose ses looks, ses voyages, ses collaborations, mais aussi sa vie de couple et de mère. L’ensemble est soigné, scénarisé, mais donne le sentiment de transparence. Ce mélange entre contenu inspirant et dimension personnelle séduit une audience massive : plus de 30 millions d’abonnés, une communauté fidèle et engagée.
Ferragni comprend également qu’elle peut aller plus loin. Elle crée sa propre marque de vêtements et d’accessoires, puis fonde TBS Crew, sa société de production de contenu. Son modèle repose sur un principe simple : faire de sa vie un espace commercial intégré, où chaque publication peut devenir un vecteur publicitaire, sans que cela ne paraisse forcé.
Ce positionnement fait d’elle un atout stratégique pour les marques. Là où une campagne traditionnelle cherche à imposer un message, Ferragni l’intègre dans son univers. De Dior à Nespresso en passant par Lancôme et Tod’s, les marques voient en elle une extension de leur identité, capable de toucher un public jeune et connecté. Au fil des années, son influence dépasse la mode. En pleine crise du Covid-19, elle relaie les appels à la vaccination et lève des fonds pour les hôpitaux de Milan. En 2021, elle est même nommée au conseil d’administration de Tod’s, preuve de sa reconnaissance dans le monde économique. Elle est reçue au palais présidentiel par Sergio Mattarella. Ferragni devient alors une figure publique à part entière, autant médiatique qu’institutionnelle.
Jusqu’alors, tout semble parfaitement maîtrisé. Elle a su dépasser le cadre des réseaux sociaux, tout en conservant un lien fort avec sa communauté. Mais c’est justement cette exposition permanente qui rend le système fragile. Lorsqu’une crise survient, ce n’est pas un produit qui est en cause : c’est l’ensemble de l’image publique qui vacille. Et dans le cas du Pandoro Gate, le contraste entre le message de sincérité affiché et la réalité perçue a brisé ce fragile équilibre.
Le Pandoro Gate : une opération marketing qui tourne à la crise réputationnelle
En décembre 2023, Chiara Ferragni se retrouve au centre d’un scandale qui va profondément entacher son image. En cause : une opération marketing autour d’un pandoro, une brioche traditionnelle italienne, lancée en partenariat avec la marque Balocco. Le produit, appelé le Pink Christmas Pandoro est vendu à 9 euros, soit plus du double du prix original, avec une communication indiquant qu’une partie des bénéfices serait reversée à l’hôpital pédiatrique Regina Margherita de Turin.
Mais l’enquête menée par l’Autorité italienne de la concurrence (AGCM) révèle un décalage majeur entre le message diffusé et la réalité de l’opération. En réalité, Balocco avait effectué un don unique de 50 000 euros à l’hôpital, plusieurs mois avant le début de la campagne. Aucun pourcentage des ventes du produit n’était destiné à l’établissement de santé. Pourtant, cette campagne a rapporté plus d’un million d’euros aux entreprises de l’influenceuse.
Le 16 décembre, l’AGCM condamne respectivement l’influenceuse et l’entreprise Balocco à une amende d’un million d’euros et de 400 000 euros pour pratique commerciale trompeuse. La polémique prend rapidement de l’ampleur. Le gouvernement italien, par la voix de Giorgia Meloni, la première ministre, critique publiquement la campagne. Dans un contexte de défiance croissante envers les influenceurs, l’affaire devient un sujet national, repris par les principaux médias.
Ferragni publie alors une vidéo d’excuses, évoquant une erreur de communication, et annonce un don personnel d’un million d’euros à l’hôpital concerné. Mais cette tentative de reprise en main ne suffit pas à apaiser les critiques. L’affaire met en lumière les limites d’un modèle reposant fortement sur la réputation personnelle de l’influenceuse. En associant son image à une opération caritative, Ferragni engageait directement la relation de confiance qu’elle entretient avec son public. La perception d’une instrumentalisation de la solidarité à des fins commerciales a provoqué une rupture symbolique.
Au-delà de l’aspect juridique, les conséquences économiques sont également visibles. L’influenceuse perd plus de 300 000 abonnés sur Instagram en quelques jours, et plusieurs partenaires commerciaux suspendent leur collaboration. En mars 2024, Ferragni est écartée du conseil d’administration de Tod’s, qu’elle avait intégré en 2021 pour aider à moderniser l’image de la marque. Quelques semaines plus tard, sa société TBS Crew annonce une augmentation de capital de 6,4 millions d’euros, traduisant un besoin urgent de redresser sa structure financière.
Les influenceurs sont-ils encore un atout pour les marques ?
L’affaire Ferragni n’a pas seulement terni l’image d’une influenceuse. Elle a mis en lumière les fragilités d’un modèle qui, depuis une dizaine d’années, s’est imposé comme un levier central dans les stratégies de communication des marques. Le marketing d’influence repose sur un principe simple : créer un lien de confiance entre une personnalité et son public, pour rendre un message commercial plus crédible. Mais ce lien, qui a longtemps été vu comme une force, devient aujourd’hui une zone de risque.
Dans le cas de Chiara Ferragni, ce n’est pas tant le produit qui a posé problème, ni même les profits générés. C’est la manière dont une opération commerciale a été habillée d’un discours solidaire, en laissant entendre qu’une partie des ventes serait reversée à un hôpital. Le public a perçu un écart entre les promesses et la réalité. Et dans un univers où tout repose sur la sincérité perçue, cette dissonance a suffi à briser la confiance.
En France, la loi adoptée en juin 2023 encadre plus strictement les pratiques des influenceurs : obligation d’indiquer les partenariats commerciaux, interdiction de certaines publicités trompeuses, sanctions en cas de manquement. Mais cette régulation, aussi nécessaire soit-elle, ne suffit pas à restaurer la confiance du public.
Cette crise intervient dans un contexte plus large. Bien que les macro-influenceurs, très exposés, génèrent souvent beaucoup de visibilité, provoquent en réalité peu d’adhésion réelle. À l’inverse, d’après une étude de Hubspot en 2023, les micro-influenceurs, suivis par des communautés plus restreintes mais plus ciblées, génèrent jusqu’à 60% plus d’engagement que leurs homologues qui ont une audience plus large. Pour autant, l’influence reste un levier puissant. En 2025, une étude du Global Banking & Finance Review indique que 69 % des consommateurs disent faire confiance aux recommandations de produits partagées par des influenceurs sur les réseaux sociaux. Le modèle évolue, mais il reste largement pertinent.
Désormais, pour les marques, le critère de l’audience ne peut plus être le seul. Il faut aussi prendre en compte la stabilité de l’image publique de l’influenceur, son historique en matière d’engagements ou de controverses, la cohérence entre ses prises de parole, mais surtout, la perception réelle de sa sincérité auprès de son audience. Ce travail de sélection — parfois négligé — devient essentiel pour limiter les risques de dissonance. C’est ce qu’on appelle de plus en plus la due diligence de réputation, un processus d’évaluation qualitative du profil d’un influenceur avant tout partenariat.
En parallèle, on observe un recentrage sur des collaborations plus longues et plus cohérentes, presque assimilables à du co-branding. L’idée n’est plus de multiplier les opérations ponctuelles, mais de construire un récit commun dans la durée, avec des influenceurs qui partagent réellement les valeurs de la marque.
En bref, le Pandoro Gate ne remet pas en cause l’efficacité du marketing d’influence. Il rappelle en revanche qu’il ne peut plus se résumer à une question de visibilité ou de chiffres.
Dans un paysage où les frontières entre communication, engagement et storytelling deviennent de plus en plus floues, cette affaire pose une question essentielle : les influenceurs doivent-ils rester de simples vitrines commerciales, ou devenir de véritables partenaires de confiance, garants du message qu’ils transmettent ?
Insaf HEBBAR
Références :
Milos Schmidt, Chiara Ferragni : Quelle est l’influence des influenceurs sur les décisions des consommateurs ?, Dec 22, 2023
Victoria Beurnez, « Pandoro gate »: que reproche la justice italienne à l’influenceuse Chiara Ferragni?, Jan 09, 2024
Clémence Mart, « Pandoro Gate » : L’influenceuse italienne Chiara Ferragni au cœur d’un scandale national à cause de brioches de Noël, Jan 09, 2024
Bettina Bush Mignanego, Les difficultés s’accumulent pour l’influenceuse Chiara Ferragni, Jan 09, 2024
Filippo Gozzo, Italy’s top influencer Chiara Ferragni to stand trial for aggravated fraud over ‘Pandoro gate’, Jan 29, 2025
Allan Kaval, Aureliano Tonet, Chiara Ferragni, splendeur et misère d’une influenceuse, Mar 15, 2024
Alexandre Dos Santos, Influence à la performance : le bouclier indispensable face à une économie en crise, Dec 04, 2024