Un fossé politique se creuse entre les genres depuis #MeToo : la faute aux réseaux sociaux ?

“Les jeunes filles sont de plus en plus progressistes, tandis que les garçons du même âge penchent de plus en plus du côté conservateur”. C’est la conclusion à laquelle est arrivée une journaliste au Monde, Marie Charrel. Cette dernière met en lumière dans un article publié en avril 2024, le résultat de plusieurs études anglo-saxonnes : un fossé se creuserait entre les genres. Les Américaines de 18 à 30 ans seraient 30% plus libérales que les jeunes Américains, alors que ce n’était pas le cas il y a 6 ans. En 2022, 72% de celles-ci ont voté pour le candidat démocrate aux législatives, contre 54% des jeunes hommes. En 2008, cet écart était quasi nul. Ce phénomène s’observe dans d’autres pays. The Economist souligne qu’en France, les hommes de moins de 30 ans se dirigent plus vers les mouvements d’extrême droite que leurs aînés à cet âge.

Une explication pourrait être que l’éducation supérieure favorise les positions progressistes, or Eurostar indique que 46% des Européennes de 25 à 34 ans sont diplômées du supérieur contre 35% des garçons.

Ce fossé politique menace les droits des femmes. Alors que la France vient de constitutionnaliser l’avortement, les États-Unis et l’Italie voient cette liberté reculer.

Au sein même de certaines démocraties, une mécanique d’affaiblissement de l’émancipation féminine se met en place, et l’on peut même se demander si les luttes féministes ne produisent-elles pas autant d’avancées que de mouvements réactionnaires. Quelles sont les origines de cette fracture entre les genres ? 

Des mouvements tels que #MeToo ont grandement participé à la libération de la parole des femmes victimes de violences sexistes et sexuelles (VSS). D’ailleurs, l’écart politique aux États-Unis a justement commencé à se creuser il y a 6 ans, soit en 2018, après le mouvement. Est-ce une simple coïncidence ? Quel est le rôle des réseaux sociaux dans la quête de l’égalité entre les hommes et les femmes ?

Les réseaux sociaux comme outil de prise de conscience des discriminations

Ils ont transformé fondamentalement la manière dont les VSS sont discutées. Par l’utilisation de hashtags comme #MeToo, ces réseaux ont agi comme des catalyseurs, transformant des dialogues privés en débats publics. Ces mouvements ont non seulement démocratisé le discours sur les violences, mais ils ont également aidé à légitimer et politiser ces problèmes au sein de la société.

L’utilisation de dispositifs narratifs tels que les hashtags a contribué à la production de récits collectifs. Ils ont permis de partager ces expériences, facilitant ainsi une forme de reconnaissance globale des injustices subies. Internet en tant qu’espace de liberté, offre des opportunités inédites pour les minorités de s’informer et de prendre conscience des discriminations. Leur politisation est cruciale, car elle transforme des griefs isolés en questions de justice sociale qui exigent une réponse institutionnelle. Les réseaux sociaux ont aussi joué un rôle dans la vulgarisation de concepts clés des études de genre comme celui de « continuum des violences », introduit par Liz Kelly, aidant le public à comprendre la nature systémique des VSS. Aussi, la couverture médiatique de ces thématiques par la presse a évolué. Leur traitement est devenu un enjeu de réputation pour les médias, incitant les journalistes à adopter une approche plus approfondie, ce qui conduit à une meilleure compréhension des logiques sociales et à la reconnaissance de la nécessité d’actions collectives.

Alors que les réseaux sociaux ont grandement facilité la libération de la parole sur le sexisme subi, ils ont aussi suscité des réactions parfois hostiles. Sabine Prokhoris dans « Le Mirage #MeToo » critique comment le mouvement en France peut mener à un tribunal médiatique qui néglige la présomption d’innocence. 

Des témoignages recueillis par Ouest-France dans un article paru en 2023, expriment également une inquiétude parmi certains hommes, qui se sentent confrontés à un environnement où les normes comportementales ont changé, compliquant leurs interactions quotidiennes. 

Les mouvements comme #MeToo ont ainsi provoqué un « retour de bâton », marqué par une montée de la pensée masculiniste et une critique des progrès féministes, souvent à travers l’instrumentalisation de cas médiatiques.

Le “retour de bâton” : montée de la pensée masculiniste et instrumentalisation du procès Johnny Depp/Amber Heard sur les réseaux sociaux

De 2020 à 2022, Johnny Depp et Amber Heard, se retrouvent confrontés devant les tribunaux : l’acteur intente un procès à son ex-femme qui l’avait accusé de violences conjugales dans les médias. Ce procès a fortement été relayé sur les réseaux sociaux et a déchaîné une haine misogyne à l’encontre de l’actrice. Cécile Delarue, dans son reportage “La fabrique du mensonge : L’affaire Amber Heard / Johnny Depp, retour de bâton antiféministe” pour France Télévisions, apporte en 2023 un nouveau regard sur ce procès. Les journalistes y démontrent comment des groupes masculinistes se sont organisés en ligne pour inonder internet de fausses informations afin de dénigrer l’ex-femme de Johnny Depp. Le reportage illustre comment les réseaux sociaux deviennent l’outil de l’orchestration de ce “retour de bâton” ou “backlash” anti-féministe après #MeToo. Les avocats de Johnny Depp, après avoir pris conscience de la force de la “fan base” de l’acteur sur Twitter et Tiktok, s’en sont servi pour réaliser des partenariats avec des créateurs de contenus afin d’orienter l’opinion public en leur faveur. Cette affaire n’a capté l’attention que des médias people, qui ont abordé le sujet auprès des adolescents sans fournir un contexte adéquat sur les violences sexistes. Cela a donné l’opportunité aux partisans de la pensée masculiniste de présenter leur version des faits, engendrant ainsi un second procès sur les réseaux sociaux. De plus, ils ont profité de l’absence de modération de certaines plateformes pour radicaliser des hommes, prêts à harceler en meute toute personne cherchant à soutenir Amber Heard. Cette dernière a d’ailleurs fini par perdre le procès américain, ce qui l’obligera à s’exiler et à vivre sous pseudonyme pendant quelques mois.

Ces mécanismes de distortion de l’opinion publique et d’intimidation sont une réalite : il existe aujourd’hui des entreprises payées pour anéantir la réputation d’individus sur les réseaux sociaux, comme le révèle une étude Médiapart sur le PSG en 2022. En effet le club aurait chargé une agence de communication de créer une armée de faux comptes Twitter pour mener des raids numériques, contre des cibles telles que l’homme qui avait été giflé par Neymar ou son ex-petite amie qui l’accusait de viol.

Ces raids, les féministes engagées sur les réseaux sociaux les connaissent bien : elles en sont régulièrement victimes dès qu’elles dénoncent des faits sexistes. Cela crée un climat d’insécurité pour toute personne qui aimerait dénoncer une injustice. Ce “backlash” produit de l’impunité : les femmes sont incitées à se taire car on remet leur parole en question. Les groupes anti-féministes vont au-delà des insultes en ligne, pouvant émettre des menaces de viol et de mort. Cette misogynie a déjà conduit à des actes violents, comme à Santa-Barbara en 2014, où un étudiant a annoncé sur YouTube son intention de punir les femmes, tuant six personnes le lendemain.

Même si de nombreux hommes remettent en question la domination masculine, un anti-féminisme assumé gagne du terrain sur les réseaux sociaux. Des contenus comme les « podcasts bros », où les hommes discutent de sujets virils tout en dénigrant les femmes, contribuent à renforcer les stéréotypes. Des femmes aussi se rallient à cette cause, c’est le cas de l’influenceuse Thaïs d’Escufon, militante d’extrême droite, qui critique sur Twitter les progrès du féminisme. Le terme « masculinisme » s’est imposé pour désigner cette résistance, présentant les hommes comme des victimes nécessitant un rééquilibrage face à un féminisme excessif. 

« Le clivage se confirme et se polarise », s’alarment les auteurs de l’étude évoquée en introduction, qui affirment que « plus l’engagement en faveur de femmes s’exprime dans le débat public, plus la résistance s’organise ». Ils s’inquiètent notamment de la progression des « comportements machistes chez les jeunes hommes adultes » : 52 % de 25-34 ans pensent qu’on « s’acharne sur eux ».

Les algorithmes ont-ils à voir avec cette division ? 

Les réseaux sociaux, tout en offrant un canal puissant pour la voix des minorités, tendent également à amplifier les mouvements réactionnaires, creusant ainsi le fossé entre différents groupes sociaux. Les algorithmes, en privilégiant le contenu sensationnel, ne font qu’exacerber la bipolarisation des conflits et encourager le communautarisme, selon une dynamique qui façonne notre perception de l’information.

Le concept de « bulles de filtre » est central pour comprendre comment les réseaux sociaux peuvent parfois limiter la diversité des opinions auxquelles les utilisateurs sont exposés. Cette concentration d’idées similaires contribue à une montée des extrêmes, où les opinions modérées sont moins valorisées.

Cette réalité impacte particulièrement les femmes dans le contexte des débats sur leurs conditions d’existence. Dominique Cardon a dit : « La bulle, c’est nous qui la créons. Le vrai filtre, c’est le choix de nos amis, plus que les algorithmes ». Cette bulle, pourtant, ne serait-elle pas un moyen pour les femmes qui choisissent de s’exprimer, de se protéger des vagues de haine ? 

Et voilà que la fracture est renforcée, ce qui limite les possibilités de dialogue constructif. En conséquence, les réseaux sociaux, tout en ayant le potentiel de connecter et d’émanciper, peuvent également diviser, illustrant une fracture croissante non seulement entre les genres mais au sein de la société dans son ensemble.

Léonie Mérida

Sources :

« Un inquiétant fossé entre filles et garçons« , Marie Charrel, Le Monde, 2024

https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/04/04/partout-un-fosse-potentiellement-dramatique-se-creuse-entre-les-jeunes-femmes-et-les-jeunes-hommes_6225866_3232.html

« L’affaire Amber Heard/Johnny Depp, retour de bâton antiféministe – La fabrique du mensonge » par Cécile Delarue, France Télévisions, 2023

https://www.france.tv/france-5/la-fabrique-du-mensonge/la-fabrique-du-mensonge-saison-3/4557595-affaire-johnny-depp-amber-heard-la-justice-a-l-epreuve-des-reseaux-sociaux.html

« Le PSG soupçonné d’avoir mis en place une « armée numérique » » pour nuire à des personnalités, Le Monde, 2022

https://www.lemonde.fr/pixels/article/2022/10/12/le-paris-saint-germain-soupconne-d-avoir-mis-en-place-une-armee-numerique-pour-nuire-a-des-personnalites_6145529_4408996.html

« TÉMOIGNAGES. « Maintenant, je me tiens à carreau » : comment les hommes vivent-ils l’après #MeToo ?« , Chloé Benoist, Ouest France, 2022

https://www.ouest-france.fr/societe/famille/feminisme/temoignages-maintenant-je-me-tiens-a-carreaux-comment-les-hommes-vivent-ils-lapres-metoo-f274cbe2-9286-11ed-9c72-b4529e396535

 « Les violences sexistes après #MeToo », Mamaye Idriss, Revue Population, 2023

https://www-cairn-info.proxy.bu.dauphine.fr/revue-population-2023-2-page-325.htm?contenu=article

« Quand la parole se libère, la bonne foi vole à son secours« , Thomas Besse, Les Cahiers de la Justice, 2022

https://www-cairn-info.proxy.bu.dauphine.fr/revue-les-cahiers-de-la-justice-2022-4-page-659.htm

« Sabine Prokhoris : Le Mirage #MeToo. Réflexions à partir du cas français« , Catherine Kintzler, Humanisme, 2022

https://www-cairn-info.proxy.bu.dauphine.fr/revue-humanisme-2022-1-page-118.htm

« L’inquiétant regain du masculinisme, cette pensée réactionnaire aux origines millénaires », Chloé Legros, Le Monde, 2024

https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/04/12/l-inquietant-regain-du-masculinisme-cette-pensee-reactionnaire-aux-origines-millenaires_6227457_3232.html

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