La convergence des grands groupes TV et des plateformes de streaming globales menace-t-elle le modèle économique des producteurs indépendants ?

L’annonce récente de l’intégration des contenus de TF1 sur Netflix ou les partenariats similaires qui se multiplient en Europe marquent un tournant décisif dans l’industrie audiovisuelle. Si la « guerre du streaming » a longtemps laissé penser que les plateformes globales (Netflix, Disney+, Amazon Prime) allaient tuer la télévision linéaire, nous assistons aujourd’hui à une phase de convergence inattendue. Les anciens rivaux deviennent partenaires.

A priori, cette alliance semble, de prime abord, relever du pragmatisme économique le plus sensé. Pourtant, derrière les communiqués de presse triomphants célébrant des stratégies « gagnant-gagnant », une crise structurelle se dessine pour un maillon essentiel de la chaîne de valeur : les producteurs indépendants.

Cette note analyse pourquoi cette convergence, si profitable aux diffuseurs et aux géants de la Tech, risque de paupériser le tissu de production cinématographique et audiovisuel en asséchant ses sources de revenus historiques, et quelles solutions peuvent être envisagées pour éviter une crise majeure de la création.

La convergence TV-Plateformes : Un mariage de raison économique

Pour comprendre le danger qui pèse sur les producteurs, il faut d’abord saisir la logique implacable qui pousse les chaînes de télévision et les plateformes de streaming à collaborer. Ce rapprochement n’est pas une simple tendance, c’est une réponse structurelle aux mutations de la consommation.

Pour les chaînes TV : Valoriser l’actif dormant

Les diffuseurs historiques (TF1, M6, ITV, ZDF) font face à une érosion lente mais constante de leur audience linéaire, notamment chez les moins de 50 ans. Lancer une plateforme de streaming nationale capable de rivaliser technologiquement et éditorialement avec Netflix s’est avéré périlleux, comme l’a démontré l’échec de Salto en France. Dès lors, la stratégie change : si on ne peut pas les battre, autant les utiliser. En revendant des droits de diffusion à Netflix ou en intégrant leurs chaînes linéaires dans les offres des streamers, les diffuseurs opèrent une double rationalisation :

  1. Monétisation secondaire : Ils génèrent du cash-flow immédiat sur des catalogues existants sans coûts de production supplémentaires.
  2. Exposition élargie : Ils touchent des audiences « cord-cutters » qui ne consomment plus la télévision traditionnelle, espérant ainsi redonner de la valeur publicitaire à leurs marques programmes. Comme le soulignait Rodolphe Belmer, PDG de TF1, ces accords permettent d’atteindre des « audiences inégalées » et d’ouvrir de nouveaux horizons publicitaires, transformant une menace existentielle en opportunité de revenus.
Rodolphe Belmer, CEO de TF1

Pour les plateformes : L’ancrage local à moindre coût

Du côté de Netflix ou Amazon, la logique est celle de la consolidation. La croissance des abonnés plafonne sur les marchés matures. Pour fidéliser, il ne suffit plus d’avoir des blockbusters américains ; il faut de l’ancrage local et du volume. Acquérir des droits auprès d’une chaîne comme TF1 ou ITV permet à une plateforme :

  • D’enrichir son catalogue local instantanément avec des marques fortes (Koh-Lanta, feuilletons quotidiens) qui ont déjà fait leurs preuves.
  • De devenir une « Global Box » : En intégrant du flux et du direct, Netflix se positionne comme le remplaçant unique de la box TV traditionnelle.
  • D’optimiser les coûts : Il est infiniment moins cher (et moins risqué à certains égards) d’acheter un catalogue existant qui a fait ses preuves à une chaîne (en « seconde fenêtre ») que de financer la production de nouvelles séries originales.

Ce système crée un oligopole de diffusion puissant où quelques chaînes nationales et quelques plateformes globales verrouillent l’accès au public. Si l’opération est rentable pour ces deux acteurs, elle crée un effet d’éviction redoutable pour ceux qui fabriquent les contenus.

L’angle mort : La captation de la valeur au détriment des producteurs

C’est ici que le modèle se grippe. La manne financière générée par ces accords de distribution reste, pour l’essentiel, cantonnée à la relation Diffuseur-Plateforme. Le producteur, artisan initial de l’œuvre, se retrouve exclu du partage de la valeur, victime d’une triple peine : financière, commerciale et stratégique.

Le manque à gagner financier : La fin des « droits résiduels »

Historiquement, le modèle économique d’un producteur indépendant reposait sur la séquentialité des revenus. Une chaîne finançait une partie de la production (60-70%) pour une première diffusion. Le producteur conservait la propriété de ses droits (IP) pour les revendre ensuite (seconde fenêtre TV, DVD, international, et plus récemment SVOD). C’est cette « queue de comète » qui constituait souvent une part essentielle des revenus du producteur.

Aujourd’hui, les chaînes de télévision exigent de plus en plus souvent d’inclure les droits de diffusion non-linéaire (SVOD/AVOD) dans le contrat initial, pour des durées étendues (jusqu’à 36 ou 48 mois selon les récents accords interprofessionnels). Lorsqu’une chaîne revend ensuite ces droits à Netflix dans un « package » global, elle encaisse le chèque. Le producteur, lui, ne perçoit rien de plus, car ces exploitations sont considérées comme couvertes par le financement initial. Des estimations de 2019 évaluaient déjà à 150 millions d’euros la perte potentielle pour les producteurs français si les diffuseurs accaparaient ces droits. Contrairement à la revente classique où le producteur négociait directement, ici, la valeur est capturée par le diffuseur qui agit comme un grossiste, sans mécanisme de redistribution automatique vers le producteur.

La désintermédiation et la perte d’autonomie commerciale

Le second impact est la perte de contrôle sur la vie de l’œuvre. Dans le schéma traditionnel, le producteur était le pivot commercial : une fois la diffusion TV terminée, il reprenait sa liberté pour aller vendre son programme au plus offrant (une autre chaîne, une plateforme, un distributeur étranger). Avec les nouveaux accords globaux, le producteur est désintermédié. C’est la chaîne qui approvisionne la plateforme.

À titre d’exemple, si TF1 a l’exclusivité des droits SVOD pendant 4 ans sur une série qu’elle a co-financée, le producteur ne peut pas aller voir Netflix ou Amazon pour leur vendre la série, même si ces derniers sont intéressés. Il est bloqué. Et si TF1 décide d’inclure cette série dans son deal avec Netflix, c’est TF1 qui en tire le bénéfice relationnel et financier. Le producteur se retrouve réduit au rang de sous-traitant (modèle work-for-hire), dépossédé de la capacité à valoriser son actif sur le long terme. Il perd son pouvoir de négociation puisque l’accès au marché du streaming est désormais verrouillé en amont par le diffuseur principal.

La double concurrence : L’approvisionnement sur catalogue vs la création originale

L’impact le plus pernicieux est peut-être la contraction du marché de la commande. En ouvrant leurs catalogues aux plateformes, les chaînes de TV fournissent à ces dernières une alternative bon marché à la production de contenus frais. Pourquoi Netflix commanderait-elle une nouvelle série policière française à 1 million d’euros l’épisode à un producteur, si elle peut récupérer l’intégralité des saisons d’une série policière culte de TF1 pour une fraction de ce prix ? Les producteurs se retrouvent donc en concurrence non seulement entre eux, mais aussi avec le « back-catalogue » des chaînes qui les financent. Cette saturation de l’offre par des contenus de catalogue risque de réduire mécaniquement les investissements dans la création originale, fragilisant encore davantage les sociétés de production qui ont besoin de volume pour faire tourner leurs structures.

L’inflation des budgets sans inflation des revenus

Paradoxalement, alors que les revenus secondaires (les back-end revenues) s’effondrent pour les raisons évoquées ci-dessus, les coûts de production augmentent (inflation technique, exigence de qualité « cinéma » pour les séries). Dans le modèle anglo-saxon ou celui de Netflix en direct, le producteur cède tous ses droits (modèle Buy-out) contre une marge garantie immédiate (souvent +10 à +20% sur le budget). Mais dans le modèle hybride actuel avec les chaînes TV, les producteurs subissent le pire des deux mondes :

  • Ils ne bénéficient pas des marges confortables du Buy-out américain (les chaînes TV n’ayant pas les budgets de Netflix).
  • Ils perdent les recettes futures (les chaînes captant les droits d’exploitation secondaire). L’équation économique devient intenable pour beaucoup de producteurs indépendants, qui voient leurs marges nettes se réduire, menaçant la diversité de la création.
Les plateformes de streaming pourraient investir dans des catalogues de Groupe TV plutôt que dans la production de programmes frais.

Quelles solutions pour rééquilibrer la chaîne de valeur ?

Face à ce risque de paupérisation, le statu quo n’est pas une option. Si la convergence est inéluctable, les modalités de partage de la valeur doivent être renégociées d’urgence pour éviter une crise de l’offre. Plusieurs pistes, inspirées de modèles étrangers ou de la théorie économique, émergent.

Instaurer un partage systématique des revenus (« Revenue Sharing »)

C’est la solution la plus directe : rompre avec la logique forfaitaire. Il est impératif d’introduire dans les contrats de production des clauses de « recettes sur revente ». Si un diffuseur tire profit de la mise à disposition d’un programme sur une plateforme tierce (que ce soit via un minimum garanti ou un partage de revenus publicitaires), une quote-part de ce gain (par exemple 20 à 30%) doit être automatiquement reversée au producteur et aux auteurs. La technologie permet aujourd’hui une traçabilité précise des audiences. Le rapport du Conseil d’État (2024) suggère d’ailleurs d’obliger les plateformes à partager les données de consommation par œuvre. Cette transparence est la condition sine qua non pour indexer la rémunération des producteurs sur le succès réel de leurs œuvres en streaming, réintroduisant ainsi une logique de royalties vertueuse.

Les producteurs doivent renégocier les conditions de vente de leurs contenus et se fédérer pour peser à la table des négociations.

Réformer la chronologie et la durée des droits

La durée de détention des droits par les chaînes doit être revue à la baisse. Bloquer des droits SVOD pendant 36 ou 48 mois est anachronique à l’ère du numérique où la durée de vie d’un contenu est courte. Il faut s’inspirer du modèle des Terms of Trade britanniques mis en place dès 2003. Au Royaume-Uni, les producteurs indépendants conservent la main sur leurs droits internationaux et secondaires, ne cédant à la chaîne qu’une fenêtre de diffusion limitée. En France, on pourrait imaginer un mécanisme de « Use it or Lose it » (clause de retour de droits) : si le diffuseur n’a pas exploité ou revendu le programme sur une plateforme dans un délai de 12 ou 18 mois, les droits reviennent automatiquement au producteur, qui retrouve sa liberté commerciale pour le valoriser lui-même.

La réponse industrielle : L’union des producteurs

Enfin, il est nécessaire pour les producteurs de se consolider en tant que profession. Face à des interlocuteurs mondiaux, les sociétés de production trop atomisées n’ont aucun poids. On voit émerger des stratégies de regroupement (comme Mediawan ou Banijay) qui permettent de constituer des catalogues suffisamment profonds pour peser dans les négociations. Par ailleurs, les producteurs doivent chercher à diversifier leurs sources de financement en amont (coproductions internationales directes) pour être moins dépendants du guichet unique de la chaîne TV nationale, et ainsi conserver une part de leur propriété intellectuelle.

Conclusion

La distribution des chaînes TV par les plateformes de streaming n’est pas une simple évolution technique, c’est une recomposition tectonique du paysage médiatique. Si elle permet aux diffuseurs de survivre et aux plateformes de se renforcer, elle porte en elle le germe d’une fragilisation dangereuse de la production indépendante. En captant la valeur de la « seconde vie » des œuvres sans la redistribuer, le modèle actuel assèche l’investissement dans la création future. Il est urgent de passer d’une logique de prédation à une logique d’écosystème. Sans producteurs solides et rémunérés à leur juste valeur, les « tuyaux » des plateformes et des chaînes, aussi convergents soient-ils, finiront par n’avoir plus rien d’inédit à diffuser.

Lilian DEVERMELLE

Sources & Références :

  1. Joux, A. (2022). L’exception culturelle française en sursis ? La REM. Lien : https://la-rem.eu/2022/04/lexception-culturelle-francaise-en-sursis/
  2. Chalaby, J. K. (2025). Streaming giants and the global shift: building value chains and remapping trade flows. Journal of Communication. Lien : https://academic.oup.com/joc/article/75/2/112/7927093
  3. Boxoffice Pro (2024). TF1 et Netflix passent un accord inédit. Lien : https://www.boxofficepro.fr/tf1-et-netflix-passent-un-accord-inedit/
  4. CNC (2024). Rapport sur les équilibres de l’industrie audiovisuelle et cinématographique à l’heure des grandes plateformes. Raynaud & Naudascher. Lien : https://www.cnc.fr/professionnels/etudes-et-rapports/rapport/rapport-sur-les-equilibres-de-lindustrie-audiovisuelle-et-cinematographique-a-lheure-des-grandes-plateformes-de-video-a-la-demande_2290693
  5. FrenchWeb (2024). Avec TF1, Netflix entame sa mue en plateforme de distribution télévisuelle. Lien : https://www.frenchweb.fr/avec-tf1-netflix-entame-sa-mue-en-plateforme-de-distribution-televisuelle/455558
  6. CB News (2013). Les producteurs audiovisuels s’insurgent contre la revente des programmes. Lien : https://www.cbnews.fr/medias/les-producteurs-audiovisuels-s-insurgent-contre-revente-programmes
  7. Wayne, M. L., & Uribe Sandoval, A. (2023). Netflix original series, global audiences and discourses of streaming success. Lien : https://journals.sagepub.com/doi/full/10.1177/17496020211037259
  8. Informations de première main recueillies auprès d’acteurs de la production audiovisuelle française.

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