Depuis les années 2000, on assiste à une délinéarisation de la télévision traditionnelle avec l’émergence des services de streaming et des contenus à la demande. Ces dernières années, l’apparition de Youtube, Netflix, Amazon, Hulu, Snapchat, Periscope, Facebook Live ont amplifié ce phénomène. Alors que la demande augmente et que le public consomme toujours plus de programmes, la part d’audience de la télévision linéaire ne cesse de décroître. C’est ainsi qu’en 2015, aux Etats-Unis, 77% du temps alloué à la consommation de contenus vidéo s’est fait sur un écran de télévision contre 99% en 2005. On note la multiplication des devices (supports médias : tablettes, ordinateurs, smartphones…) et un profond bouleversement des habitudes de consommation au sein des foyers.
C’est justement sur ces supports non-linéaires que la programmatique a commencé à se développer en France, dans une volonté de cibler toujours plus efficacement le destinataire : diffuser le bon message, à la bonne audience, au bon moment.
La télévision programmatique désigne le processus d’automatisation des achats et permet de mieux cibler une audience pour les annonceurs. Il s’agit en effet d’une part, de mettre en place un mode d’achat programmatique d’espaces publicitaires aux spots TV (sans toutefois utiliser le « RTB » comme c’est le cas dans le digital) et d’autre part, de cibler une audience en lui adressant un message personnalisé (« publicité adressable »).
Dans les faits, la télévision programmatique existe déjà et s’intègre progressivement dans ce paysage médiatique transformé. La question est donc non pas de savoir si la télévision en France est amenée à devenir programmatique mais de quelle manière elle va le devenir.
La télévision programmatique est une aubaine pour les annonceurs. Finies les dépenses colossales dans des publicités adressés au large public, désormais, la programmatique va permettre aux marques de dépenser moins en dépensant mieux à travers une optimisation des opérations et la possibilité de segmenter les campagnes.
En France, des tests ont déjà eu lieu en catch-up TV, c’est-à-dire sur la télévision de rattrapage, délinéarisée, là où la loi le permet. TF1 a ainsi testé en octobre 2016 la publicité segmentée sur son offre de replay en partenariat avec Orange, tandis que France 3 et BFM Paris ont mis en place depuis 2017 la diffusion de publicités ciblées selon les données de géolocalisation.
Mais la loi est très stricte et le cadre législatif interdit d’instaurer de la publicité télévisée linéaire segmentée afin de protéger les acteurs de la presse quotidienne régionale et des radios locales. Pourtant, la Direction générale des médias et des industries culturelles, sous la tutelle du Ministère de la Culture a remis en cause cette interdiction dans le cadre d’une grande consultation lancée sur la libéralisation du marché télévisé.
La législation française impose en effet que les programmes diffusés par ondes hertziennes soient exactement les mêmes pour toute la population ce qui rend parfaitement impossible la personnalisation de la publicité sur la TNT, mais seulement en replay pour le moment.
Selon l’IDATE, la télévision programmatique est un marché qui devrait s’élever à 19,1 milliards d’euros au niveau mondial en 2021, soit près de 9 fois plus que la valeur du marché mondial en 2017.
Encore fragile dans presque tous les pays du monde, la télévision programmatique est pourtant couronnée de succès aux Etats-Unis où elle représente 6% de la publicité en 2018 et dans certains pays anglo-saxons parmi lesquels le Royaume-Uni et l’Australie, mais aussi en Allemagne.
Outre-Atlantique, un test a été effectué lors du Super Bowl en 2015 auprès de 100 000 téléspectateurs de Pennsylvanie : on connaissait leur niveau d’éducation, le niveau de revenus du foyer, des critères au-delà des critères sociodémographiques qui étaient essentiels pour pouvoir créer des cibles, avec de la data. Pour la première fois, des téléspectateurs ont ainsi assisté en direct lors de la mi-temps, à une publicité de la marque Oreo qui avait été achetée et délivrée au moyen de logiciels, autrement dit, selon un mode programmatique.
Nos voisins européens ont également une longueur d’avance sur la télévision programmatique. En 2014, au Royaume-Uni, Sky mettait en place AdSmart, logiciel permettant aux annonceurs d’acheter des espaces publicitaires en temps réel en choisissant l’audience cible à partir d’une centaine de critères. En 2017, Sky affirmait souhaiter que tout son inventaire télé soit disponible en programmatique au plus vite.
Sky AdSmart constitue aujourd’hui la première plateforme européenne de télévision adressable à tel point qu’elle est désormais mise en place en Italie, en Autriche, en Allemagne et en Irlande.
L’Allemagne n’est pas en reste au niveau du déploiement de la programmatique. En 2014, SmartClip, l’une des premières plateformes de télévision programmatique a vu le jour. Elle permet à toutes les télévisions connectées de diffuser un encart publicitaire personnalisé en fonction de la cible, généralement en miniature en bas à droite à de l’écran. Le téléspectateur est alors libre de choisir ou non de cliquer dessus, sans quoi la publicité disparaitra automatiquement au bout de quelques secondes. Ici, le téléspectateur est ciblé grâce à la technologie de serveur publicitaire et à la « data anonymisée », accessible uniquement avec une télévision connectée sans même passer par la box.
Enfin, en Australie, un processus sensiblement similaire existe. En 2015, Multi Channel Network a lancé MCN Programmatic TV. L’objectif est d’offrir aux annonceurs la possibilité d’acheter des espaces publicitaires sur la télévision linéaire en ciblant une audience précise et ainsi toucher un public particulier. Dans cette lignée, en 2018 MCN a lancé SIA : il s’agit d’une solution de data management qui a pour objectif de délivrer des données uniques, permettant aux annonceurs d’obtenir une vue d’ensemble de leurs stratégies cross-canales et de délivrer à son public le bon message à la bonne audience au bon moment.
La France tente de rattraper son retard malgré le cadre législatif très strict. En septembre 2018, les régies publicitaires de TF1, France Télévisions et M6 ont instauré une interface commune dans l’objectif de simplifier l’achat d’audiences ciblée sur le marché de la publicité automatisée dans la vidéo, un secteur en plein boom.
Cette interface, baptisée Sygma, permet aux annonceurs et aux publicitaires d’acheter des cibles en fonction de leurs besoins pour une campagne publicitaire. Sygma vise ainsi un ciblage performant, la qualité des espaces pubs, la simplification du parcours d’achat et la protection des données mais ne se concentre que sur les plateformes digitales MyTF1, France.TV et 6play.
Au premier semestre 2018, le marché de la publicité programmatique en display a réalisé un chiffre d’affaires de 576 millions d’euros, selon l’Observatoire de l’ePub (en hausse de 50% sur un an).
Le directeur adjoint de M6 Publicité affirmait en novembre 2018 : « le ciblage data en IPTV est l’une de nos priorités 2019 », certain que « de plus en plus de projets de ciblage data entre opérateurs et chaînes de télévision vont avoir lieu ».
Il y a quelques mois, la députée LREM Aurore Bergé, dans un rapport, préconisait l’autorisation de la publicité segmentée et géolocalisée à la télévision, grâce aux données des FAI, dans le cadre d’une expérimentation sur 18 mois dans un premier temps. Selon le rapport, cette libéralisation du marché de la publicité segmentée en France permettrait aux annonceurs de doubler la valorisation de chaque espace publicitaire.
C’est bien là le point délicat du débat de la télévision programmatique : la collecte des données. Pour permettre le ciblage précis d’une publicité adressée et ainsi l’individualisation du message publicitaire, des chaînes ayant mis en place un système de log en télévision adressable (M6) ou d’abonnement (Canal+) sont sur la bonne voie grâce aux données comportementales et démographiques de leurs téléspectateurs. Ainsi, le prochain et principal grand enjeu dans le développement de la télévision programmatique réside incontestablement d’instaurer les discussions avec les FAI (fournisseurs d’accès à Internet) qui disposent d’informations précieuses et permettant ainsi d’enrichir la data IPTV.
En France, la télévision se dirige donc aujourd’hui vers la programmatique, qu’elle soit adressable, connectée ou linéaire. Notre modèle doit prendre exemple sur ses voisins européens mais aussi sur les Etats-Unis ou l’Australie dont le succès n’a jamais été démenti. Le marché traditionnel de la publicité en France est aujourd’hui obsolète et dépassé. On se dirige vers une nouvelle forme de publicité à la télévision : valoriser la qualité des contenus, créer de la valeur pour les acteurs du marché, permettre une meilleure performance des annonceurs tout en respectant les consommateurs et la protection de ses données.
Corentin Durrleman