Issus des communautés de vidéastes amateurs sur Youtube, Adrien Ménielle et Florent Bernard bénéficient aujourd’hui d’une audience largement méritée sur leur podcast Floodcast. Il s’agit de l’émission la plus écoutée sur Spotify, malgré un format qui semble, de prime abord, peu engageant.
Comment leurs expériences passées de vidéastes amateurs expliquent le succès que rencontre aujourd’hui leur émission ?
C’est l’expérience de vidéaste amateur qui vient nourrir ce podcast – et le refus de garder close la barrière qui sépare les profanes des professionnels (ou nouveaux professionnels). Les amateurs ont longtemps été considérés comme à la marge de la création audiovisuelle. Il s’agit d’une industrie du risque, où la reconnaissance du professionnalisme, de la qualité du travail est cruciale pour pouvoir engager toute manoeuvre commerciale. Ce podcast est le résultat de carrières qui se sont affranchies de ces gate-keepers, et comporte les témoignages des routes qui ont été empruntées par Adrien M., Florent B., ainsi que par toutes les personnes qui gravitent autour d’eux. Ils naturalisent et rendent concrets ce travail qu’est la création audiovisuelle.
Entre amateurisme et vidéaste amateur, deux visions de la création profane
En 2008, Andrew Keen publie The Cult of the Amateur. Brulot contre les nouvelles pratiques de création apparues avec l’avènement du numérique, il y expose sa vision de l’ »amateur », profane auquel on aurait donné les clés de l’espace public. Singes derrière leurs claviers, alimentant une nouvelle jungle de médiocrité que sont Internet et ses plateformes d’échange, les « amateurs » d’Andrew Keen menacent la culture en la défigurant par leur créativité bas de gamme.
Avec Le Sacre de l’Amateur, Patrick Flichy prend le contrepied d’Andrew Keen. Il présente sous des augures bien plus mélioratifs cet individu caractéristique des nouveaux espaces créatifs d’Internet. L’amateur y est définit comme binaire : il peut être celui qui réalise pour le plaisir, sans rechercher la rémunération, ou celui qui apprécie la création. Actifs ou passifs dans leurs centre d’intérêts, ces deux amateurs évoluent dans les mêmes sphères sociales virtuelles en tant qu’ils partagent les mêmes passions. Ces communautés peuvent avoir pour place les réseaux sociaux traditionnels, ou les plateformes de diffusion de contenus comme Youtube qui à travers les commentaires, abonnements, likes, permettent l’interaction entre émetteurs et récepteurs. C’est donc un enjeu majeur, d’autant plus si elles font l’objet d’une monétisation d’orchestrer et entretenir ces communautés de manière organisée.
« L’amateur sur Youtube, c’est celui qui s’est lancé avec un micro et une caméra dans sa chambre, dans son bureau » – une conception réductrice.
Il a été confronté à deux lacunes majeures : le manque de connaissances techniques, et le manque de reconnaissance du public. Compte tenu de la nature de la consommation sur Youtube et des biais induits par le tri de l’algorithme, ce sont là les deux facteurs les plus décisifs pour que la croissance d’une chaîne (reconnaissance quantitative) et la qualité des vidéos (reconnaissance qualitative) augmentent.
La professionnalisation des vidéastes amateurs s’explique par ce catalyseur qu’est la concurrence entre eux. La compétitivité technique, éditoriale, communautaire étant primordiale pour assurer une valeur à sa chaîne en terme de monétisation ou simplement pour bénéficier d’un effet de signal grâce à la qualité des contenus, les vidéastes amateurs s’efforcent d’améliorer leurs compétences, ou de les mettre en commun.
Et c’est précisément cette dynamique qui va permettre à certains vidéastes de sortir du bois, dont Adrien Ménielle et Florent Bernard. Entre 2012 et 2016, ils s’investissent dans le collectif Golden Moustache, où ils jonglent entre l’écriture de scénario, la réalisation de courts-métrage, le jeu, et la direction artistique. Au sein de ce groupe d’auteurs qui deviendra plus tard un studio de création, non seulement ils développent leurs compétences techniques, artistiques, mais ils sont au contact de toute une nouvelle garde de créatifs, issus d’internet.
C’est de cette expérience dont il est question dans le Floodcast.
Le podcast est né il y a 5 ans sur Soundcloud. Si de nouvelles possibilités techniques ont fait leur apparition au fil des saisons, le ton et le contenu de l’émission n’a que peu varié.
Floodcast est une émission de talk, une table ronde, qui réunit autour de FloBer (Florent Bernard) et Adrien Ménielle des invités issus majoritairement du Youtube des courts métrages Golden Moustache/Studio Bagel/Suricate. Ce sont donc des personnes qui ont investi pleinement les communautés de création dont il est question plus haut : elles sont quasiment toutes passées par la création audiovisuelle d’abord en amateur – puis de plus en plus professionnelle à mesure que les collectifs se sont structurés et ont gagné en réputation auprès des agents « légitimes » de l’audiovisuel.
Les épisodes sont construits en plusieurs grands instants : la présentation des invités et des discussions sur leurs projets passés, en cours, à venir, des recommandations culturelles, et du « flood ». Ce terme, qui a pris tout son sens dans les forums virtuels, renvoie à un type d’échanges bien précis : l’ »inondation » de la discussion par des paroles peu pertinentes, voire dénigrantes pour ce qui vient d’être dit – et au final la dérive du débat et la perte de son sérieux.
C’est exactement là l’objectif de l’émission. Construire une ambiance, une discussion qui sera amenée à dériver complètement au gré des prises de paroles des invités. Et loin de n’être qu’une libre-antenne, tout cela se fait selon une organisation qui est très familière aux invités – les réunions entre créatifs.
C’est de l’expérience des invités dans la création audiovisuelle dont il est question dans le Floodcast. De l’aveu même des invités qui confient dans le micro pendant l’émission regretter les séances d’écritures comme ce qui se passe pendant l’enregistrement. L’innovation majeure et la valeur ajoutée du format reposent sur cette reproduction naturelle des séances de réflexion à plusieurs, des processus d’idéations pendant lesquels les auteurs partent d’un constat, d’un fait, d’un thème et dérivent sur ce qui viendra plus tard nourrir la réflexion, l’univers.
Une fenêtre privilégiée sur le travail des vidéastes
Pour les auditeurs, le Floodcast est une fenêtre privilégiée sur le travail de ces vidéastes qui ont décidé un jour de créer leurs propres contenus malgré le manque de moyens.
La production du podcast est d’abord toute entière tournée vers la facilitation de la libération de la parole chez les invités. Aucun studio, aucun sponsor, aucun apport financier tiers. Le Floodcast est une émission auto-produite et distribuée sur les plateformes gratuites. Le montage, quand il ne coupe pas certains rares dérapages comme la citation de personnes tierces à l’antenne ou l’évocation de projets confidentiels, est quasiment inexistant, si bien que l’émission retranscrit dans son intégralité la discussion qui a eu lieu pendant l’enregistrement.
C’est l’occasion pour les intervenants de développer un jargon qui leur est propre et qui plonge l’auditeur dans des discussions qui ne diffèrent pas de ce qu’elles sont dans leurs rendez-vous professionnels entre eux. Des scènes sont évoquées, des situations de travail, problématiques ou non – pour un auteur, cette tribune permet une présentation de son travail avec un ton bien différent de ce que font les médias dits « traditionnels ».
Déjà très engagés dans la revue des travaux des vidéastes qu’ils suivaient, les auditeurs profitent désormais d’un lieu où l’on rend compte non seulement de la réalité du travail d’auteur, de réalisateur, d’humoriste, mais également des liens qui lient ces différents acteurs. Le même public qui les a découverts dans leurs collectifs prolonge son engagement avec eux grâce à ces émissions de talk. Et pour cause, pour l’enregistrement en public au Bataclan d’un épisode spécial, toutes les places ont été vendues en 20 minutes – la vente la plus rapide de l’année…
Victor SOOD