Une série pensée pour un public émotionnellement et médiatiquement saturé
Euphoria suit un groupe d’adolescents américains confrontés à des expériences intenses : addictions, relations amoureuses instables, quête d’identité, pression sociale et mal-être psychologique. Le récit, centré sur Rue (interprétée par Zendaya), explore la manière dont ces personnages tentent de se construire dans un monde saturé d’images, de réseaux sociaux, de désirs et d’excès. À la fois brutale et esthétisée, la série donne à voir une adolescence sans filtre, où les émotions sont vécues à l’extrême.
Cette représentation s’inscrit pleinement dans l’économie de l’attention, caractérisée par une concurrence accrue entre contenus au sein d’un environnement marqué par l’abondance informationnelle et publicitaire. Les jeunes générations évoluent dans un flux continu de divertissements et de sollicitations émotionnelles. Selon We Are Social, le public d’Euphoria cherche à trouver sa place dans ce contexte saturé, oscillant entre le besoin de canaliser ses émotions et celui de créer des connexions et des espaces d’intimité, en ligne comme hors ligne. La série donne précisément forme à ces tensions.
Les trajectoires des personnages fonctionnent ainsi comme des miroirs émotionnels pour un public en construction :
- Rue incarne la difficulté à gérer le trop-plein émotionnel, dans un monde où les échappatoires sont multiples mais souvent destructrices, notamment à travers l’addiction.
- Jules représente une quête de liberté et de reconnaissance, construite en grande partie à travers les réseaux sociaux et les relations numériques, soulignant la fragilité de l’intimité dans un espace en ligne permanent.
- Kat illustre la recherche de validation par la visibilité numérique. En se mettant en scène sur Internet, elle expérimente à la fois une forme de pouvoir et les limites d’une exposition constante.
- Maddy symbolise la pression des normes sociales et esthétiques renforcées par les réseaux sociaux. Son identité se construit sous le regard continu des autres, faisant de l’attention un capital à maintenir.
- Nate incarne la dimension la plus sombre de cette logique, où le contrôle de l’image et de l’information devient un outil de domination et de maintien du pouvoir social.
À travers ces figures, Euphoria agit comme un miroir émotionnel pour son public, mettant en lumière les tensions entre surcharge émotionnelle, quête d’intimité, hyper-visibilité et pouvoir médiatique, caractéristiques de l’économie de l’attention.
Une esthétique de la sur-stimulation au service de la captation de l’attention
L’un des marqueurs les plus visibles de Euphoria réside dans son esthétique hyper-stylisée. Couleurs néon, jeux de lumière agressifs, musique omniprésente et mouvements de caméra immersifs composent un univers visuel pensé pour produire un impact immédiat. Chaque scène semble conçue pour marquer durablement la mémoire du spectateur, dans une logique proche de celle des plateformes numériques cherchant à maximiser le temps d’attention.
Cette sur-stimulation sensorielle s’inscrit pleinement dans les mécanismes décrits par l’économie de l’attention : face à des capacités cognitives limitées, les contenus doivent intensifier leurs signaux pour ne pas être ignorés. Euphoria adopte ainsi une esthétique de l’excès, transformant chaque épisode en une expérience émotionnelle forte, difficilement “scrollable”, à rebours de la consommation distraite mais parfaitement compatible avec les attentes d’un public habitué aux contenus courts, visuels et intenses.
Une série conçue pour un public hyperconnecté
Au-delà de l’écran, Euphoria est pensée comme un objet médiatique circulant massivement sur les réseaux sociaux. We Are Social souligne que la série ne se contente pas d’offrir un moment d’évasion : elle confronte et stimule un public qui se tourne naturellement vers les plateformes numériques pour échanger, commenter et débattre. Euphoria est ainsi une série conçue pour un public hyperconnecté.
Les maquillages si particuliers des personnages comme Maddy ou Jules ont par exemple généré des millions de vues sous forme de tutoriels sur TikTok et Instagram. Certaines scènes de disputes, monologues, séquences musicales, sont largement découpées, partagées et détournées, devenant des formats autonomes dans les flux sociaux. La série prolonge ainsi l’attention bien au-delà du temps de visionnage, s’inscrivant durablement dans les conversations numériques.
Scandale, controverse et visibilité médiatique
Si HBO ne recherche pas nécessairement le scandale, la chaîne est connue pour repousser les limites du représentable. Comme le souligne Martine Delahaye dans Le Monde, Euphoria s’inscrit dans cette tradition en abordant frontalement des sujets sensibles, tout en s’assurant que la série fasse parler d’elle. La provocation devient ici un levier de visibilité, renforçant la présence médiatique de l’œuvre.
Les scènes jugées trop explicites ou choquantes ont suscité de nombreuses polémiques, alimentant articles, débats et réactions sur les réseaux sociaux. Dans l’économie de l’attention, ces controverses jouent un rôle central : elles génèrent de l’engagement, qu’il soit positif ou négatif, et participent à maintenir la série au cœur de l’espace médiatique.
Un phénomène de pop culture mesurable
Les chiffres confirment cette dynamique. Euphoria est devenue la série la plus regardée sur HBO derrière Game of Thrones et la plus tweetée aux États-Unis depuis 2020, selon Les Échos. Elle s’impose comme un véritable objet de pop culture, capable de fédérer une communauté active et expressive. Cette omniprésence numérique témoigne de sa capacité à capter et retenir l’attention dans un paysage audiovisuel saturé.
Cependant, ce succès s’accompagne de critiques. Certains observateurs dénoncent une esthétisation excessive de la souffrance ou une exploitation émotionnelle du public adolescent. Ces débats illustrent les tensions inhérentes à l’économie de l’attention, où la recherche d’impact peut entrer en conflit avec des considérations éthiques et sociales.
Euphoria, symptôme et produit de l’économie de l’attention
Euphoria ne se réduit ni à une série provocante ni à un simple succès générationnel. Elle constitue un produit pleinement inscrit dans l’économie de l’attention, pensé pour un public émotionnellement intense, hyperconnecté et exposé à une concurrence médiatique constante. Par son esthétique, sa narration, sa circulation sur les réseaux sociaux et les controverses qu’elle suscite, la série illustre les évolutions actuelles de la création audiovisuelle. Euphoria apparaît ainsi à la fois comme un miroir des logiques attentionnelles actuelles et comme l’un de leurs exemples les plus aboutis.
Maïwenn GAUTIER LE COCGUEN
Sources :
Articles de presse et médias spécialisés
- Delahaye, M. (2019). « Avec Euphoria, HBO s’adresse brillamment aux ados ». Le Monde.
→ Analyse critique du positionnement éditorial et médiatique de la série. - Colombo, L. (2022). « Comment Euphoria est devenue la série la plus tweetée de la décennie ». Les Échos. https://www.lesechos.fr/weekend/cinema-series/comment-euphoria-est-devenue-la-serie-la-plus-tweetee-de-la-decennie-1391140
→ Étude du phénomène social et de la viralité numérique de la série. - Télérama (2023). « Euphoria est une série qui parle notre langage : elle aurait pu être écrite par des ados ». Télérama. https://www.telerama.fr/ecrans/euphoria-est-une-serie-qui-parle-notre-langage-elle-aurait-pu-etre-ecrite-par-des-ados-7009030.php
→ Analyse de la série comme reflet de la culture adolescente contemporaine. - Nylon France (2023). « Euphoria est-elle une série problématique ? » Nylon. https://www.nylon.fr/euphoria-est-elle-une-serie-problematique/
→ Discussion critique sur les aspects controversés de la série et ses effets sur le public.
Rapports et analyses sectorielles
- Direction générale du Trésor (2025). L’économie de l’attention à l’ère du numérique, Trésor-Éco n°369.
→ Cadre économique et institutionnel sur la captation et la monétisation de l’attention. - We Are Social (2022). Why you so obsessed with me? Une analyse sémiotique de la série Euphoria.
→ Analyse du lien entre la série, son public et les usages numériques contemporains.
Ouvrages et articles académiques
- Citton, Y. (2014). Pour une écologie de l’attention. Paris : Seuil.
→ Référence centrale pour penser les enjeux culturels, politiques et médiatiques de l’économie de l’attention. - Patino, B. (2019). La civilisation du poisson rouge : petit traité sur le marché de l’attention. Paris : Grasset.
→ Essai critique sur l’impact des technologies numériques et des plateformes sur la captation et l’exploitation de l’attention dans les sociétés contemporaines.
