La prolifĂ©ration de fausses informations sur les rĂ©seaux sociaux est aujourd’hui un problème sociĂ©tal et politique majeur. Ceci s’inscrit dans un contexte oĂą les rĂ©seaux sociaux se positionnent en tant que principal moyen d’acquisition d’information chez les jeunes. Selon une Ă©tude de MĂ©diamĂ©trie datant de 2018, 71 % des individus âgĂ©s de 15 Ă 34 ans dĂ©clarent utiliser rĂ©gulièrement les rĂ©seaux sociaux Ă des fins d’information, surpassant ainsi l’audience des journaux tĂ©lĂ©visĂ©s (49 %), des flashs d’information sur les radios musicales (33 %) et mĂŞme de la presse quotidienne, incluant sa version en ligne (29 %).Â
Cette nouvelle rĂ©alitĂ© suscite un certain nombre d’inquiĂ©tudes largement discutĂ©es dans les sphères politiques et mĂ©diatiques. L’un des sujets phares concerne le fait que Facebook et X (anciennement Twitter) jouent un rĂ´le central dans la diffusion et la propagation de « fake news », rumeurs et autres formes de dĂ©sinformation.Â
Pourtant, ces géants des médias proposent en majorité un service de vérification de comptes. La vérification, symbolisée par un badge ou une encoche, joue, du moins historiquement, un rôle de confirmation de l’identité du détenteur du compte.
Rapide historique des modèles de certification
Twitter a Ă©tĂ© le prĂ©curseur de la vĂ©rification des comptes sur les rĂ©seaux sociaux en 2009 après avoir conclu que les suspensions de comptes Ă posteriori Ă©taient insuffisantes pour faire face aux usurpations d’identitĂ©. Au cours des annĂ©es suivantes, les principales plateformes ont suivi le modèle de Twitter, proposant une vĂ©rification de compte avec une terminologie similaire et une iconographie comparable.Â
Figure 1 : Historique des programmes de vérification de compte sur les principales plateformes de médias sociaux en janvier 2023 (8.)
La finalité principale de la vérification de compte, point de cohérence au fil du temps et sur différentes plateformes jusqu’aux modifications récentes de X et Meta, a été de remédier à l’usurpation de compte en confirmant l’identité du propriétaire du compte. Cependant, la vérification a rapidement pris une autre signification, notamment en tant que signe de l’importance d’un compte et de la crédibilité de son contenu.
La transition vers un modèle de certification payante
Meta et X, ont rĂ©cemment entamĂ© une transition majeure dans leurs programmes de certification de compte, Ă©voluant d’un système de confirmation d’identitĂ© des utilisateurs Ă un service premium payant.Â
Cette tendance semble principalement motivée par une stratégie visant à accroître les profits et à revitaliser un modèle économique éprouvé. Cependant, ces transformations ne se limitent pas à de simples ajustements de service. Elles entraînent également une refonte significative des modalités d’accès à l’information sur ces plateformes, soulignant ainsi l’impact profond de ces innovations sur la dynamique de partage et de consommation d’informations au sein de ces réseaux sociaux.
Historiquement, Twitter rĂ©servait l’attribution des encoches bleues uniquement aux comptes jugĂ©s « actifs », « remarquables » et « authentiques ». La dĂ©monstration d’authenticitĂ© impliquait notamment une preuve d’identitĂ©, telle qu’une photo d’un permis de conduire.Â
Depuis dĂ©cembre 2022, X est passĂ© sous un nouveau rĂ©gime Ă certification payante, et a assoupli ces critères, notamment en remplaçant « authentique » par « sĂ©curisé » (actif depuis 90 jours, puis encore assoupli Ă 30 jours, avec un numĂ©ro de tĂ©lĂ©phone confirmĂ©) et « non trompeur ». Il est cohĂ©rent de noter que le nouveau processus de vĂ©rification pour les coches bleues n’exige ainsi aucune preuve affirmative d’identitĂ©.Â
La désinformation, enjeu majeur de cette transition ?
Les enjeux liés à ces nouvelles méthodes d’information via les réseaux sociaux se manifestent de manière particulièrement préoccupante chez les jeunes en raison de la nature nouvelle de leur consommation d’information. Un cas interessant concerne les « bulles de filtres », concept popularisé en 2011 par l’essayiste Eli Pariser, qui étend l’idée de la « chambre d’écho » formulée par Sunstein (2001). Cette notion explique un effet inhérent aux médias sociaux et révèle que, par le biais d’algorithmes prédictifs, ces plateformes exposent majoritairement les utilisateurs à des contenus a priori alignés avec leurs préférences et opinions.
En enfermant les internautes dans un univers informationnel qui les isole des citoyens aux opinions divergentes, les réseaux sociaux participent alors à la polarisation et à la fragmentation de l’espace public.
En parallèle, une Ă©tude intitulĂ©e « VĂ©rification des comptes sur les mĂ©dias sociaux : Perceptions des utilisateurs et inscription payante », datant de juin 2023 (8), a mis en Ă©vidence une mĂ©connaissance des critères de vĂ©rification des comptes Twitter. Plus de la moitiĂ© des rĂ©pondants ont dĂ©montrĂ© une incomprĂ©hension sur les critères d’attribution des coches bleues, et plus de 80 % des participants Ă l’étude a interprĂ©tĂ© de manière erronĂ©e les nouveaux indicateurs de vĂ©rification couleur or et gris rĂ©cemment introduits par X.Â
Cette refonte des modalitĂ©s d’accès Ă l’information sur les plateformes pose ainsi une question majeure : comment garantir la fiabilitĂ© de l’information lorsque le principe mĂŞme de certification est subvertit, et que cette fonctionnalitĂ© ne peut plus ĂŞtre considĂ©rĂ©e comme un gage de fiabilitĂ© ?Â
Des conséquences dans le monde réel
L’un des exemples les plus significatifs des risques encourus par la certification payante se manifeste Ă travers l’exemple du New York Times. Â
Seulement quelques heures après avoir déclaré ne pas avoir l’intention de « payer pour maintenir la certification de ses comptes officiels », le prestigieux quotidien américain a vu disparaître le badge bleu du compte du journal, pourtant suivi par une audience de 55 millions d’abonnés. Cet événement a été rapidement suivi d’un tweet du PDG de X, Elon Musk, accusant le média de propagande.
Un internaute possédant déjà un compte vérifié a alors tiré avantage de cette situation en renommant son compte avec le nom du célèbre média américain. Cela a conduit à une situation paradoxale où le véritable compte du New York Times s’est retrouvé non certifié, tandis que le compte frauduleux qui usurpait l’identité du journal conservait sa certification.
D’autres exemples témoignent de conséquences dramatiques de ce nouveau système de certification payante dans le monde réel. Alors que le coût de l’insuline la rend inaccessible à de nombreux citoyen aux États-Unis, un compte vérifié a pris l’identité du géant pharmaceutique Eli Lilly, annonçant faussement que l’entreprise fournirait gratuitement le médicament. En l’espace de quelques heures, le cours des actions d’Eli Lilly a connu une chute de près de 5 %, entraînant des pertes financières évaluées à plusieurs milliards de dollars de capitalisation boursière pour l’entreprise.
Dès lors, comment la certification peut-elle rester synonyme d’authenticité ? L’incapacité à distinguer ceux qui ont payé de ceux qui ne l’ont pas fait pose un défi significatif en terme de crédibilité de l’information, particulièrement au regard du prix extrêmement abordable de ce service, à environ 10 euros par mois.
Les associations tirent la sonnette d’alarme
Le chaos rĂ©sultant de ces modifications du système de certification soulève des prĂ©occupations sĂ©rieuses en matière de droits, qui sont le sujet de divers communiquĂ©s d’associations telles que Human Rights Watch ou Reporters sans frontières (RSF).Â
Human Rights Watch souligne notamment que les inquiĂ©tudes soulevĂ©es pointent vers la nĂ©cessitĂ© de repenser les plateformes sociales en gĂ©nĂ©ral, tant elles reprĂ©sentent des places publiques numĂ©riques et nĂ©cessitent une surveillance plus dĂ©mocratique, y compris des rĂ©glementations plus strictes ancrĂ©es dans des normes de droits humains.Â
« Aucun individu ne devrait détenir le pouvoir que Musk exerce sur une infrastructure d’information aussi cruciale. » Musk chaos raises serious rights concerns over Twitter. – Human Rights Watch (6.)
Reporters sans frontières (RSF) dĂ©nonce Ă©galement cet outil comme dangereux et trompeur, qui instaure un rĂ©gime Ă deux vitesses sur l’accès Ă l’information en ligne et qui ne garantit pas la fiabilitĂ© de l’information. RSF appelle donc Ă retirer cet outil et prĂ©conise de mettre en place des règles pour encadrer ces pratiques, en rappelant que les entreprises gĂ©rant les rĂ©seaux sociaux ont une responsabilitĂ© dans le chaos informationnel et que leurs intĂ©rĂŞts Ă©conomiques ne doivent pas passer avant ceux des citoyens.Â
Helene Palmer
Bibliographie
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- Boyadjian, J. (s. d.). Désinformation, non-information ou sur-information ? Cairn.info. https://www.cairn.info/revue-reseaux-2020-4-page-21.htm
- Ganesan, A. (2022, 13 novembre). Musk chaos raises serious rights concerns over Twitter. Human Rights Watch. https://www.hrw.org/news/2022/11/12/musk-chaos-raises-serious-rights-concerns-over-twitter
- Les jeunes et l’information : Une étude du ministère de la Culture vient éclairer les comportements des jeunes en matière d’accès à l’information. (s. d.). https://www.culture.gouv.fr/Presse/Communiques-de-presse/Les-jeunes-et-l-information-une-etude-du-ministere-de-la-Culture-vient-eclairer-les-comportements-des-jeunes-en-matiere-d-acces-a-l-information
- Legacy Verification Policy. (2023, 5 avril). https://help.twitter.com/en/managing-your-account/legacy-verification-policy
- Not playing ball. (s. d.). https://blog.twitter.com/official/en_us/a/2009/not-playing-ball.html
- RSF réclame la fin des certifications payantes sur les réseaux sociaux et de leur logique censitaire. (s. d.). RSF. https://rsf.org/fr/rsf-r%C3%A9clame-la-fin-des-certifications-payantes-sur-les-r%C3%A9seaux-sociaux-et-de-leur-logique
- Xiao, M., Wang, M., Kulshrestha, A., & Mayer, J. (2023, 28 avril). Account verification on social media : user perceptions and paid enrollment. Princeton University. https://arxiv.org/abs/2304.14939
- X Verification requirements – How to get the Blue Check. (2023, 2 octobre). https://help.twitter.com/en/managing-your-account/about-twitter-verified-accounts
- York, J. (2022a, novembre 16). « Changer les règles du jeu » : les enjeux de la certification payante sur Twitter. France 24. https://www.france24.com/fr/%C3%A9co-tech/20221116-changer-les-r%C3%A8gles-du-jeu-les-enjeux-de-la-certification-payante-sur-twitter