En 2021, l’Égypte commémorait le 10e anniversaire du printemps égyptien, notamment via le hashtag #Jan25 en référence à la mobilisation du 25 janvier 2011. Le(s) printemps arabe(s) constituent un tournant dans l’ère du numérique en étant considéré(s) comme la première révolution smartphone, ou, plus précisément pour l’Égypte : révolution Facebook. Si le réseau social n’a pas été l’élément déclencheur de la révolution, il en a été le catalyseur. Le mouvement « Nous sommes tous Khaled Saïd », un jeune homme victime de violences policières, a réuni les Égyptiens sous un même étendard. Si, à l’époque, Hosni Moubarak a ordonné le bâillonnement des communications électroniques trop tardivement, Abdel Fattah al-Sissi, le dirigeant actuel, a, quant à lui, retenu les leçons de l’histoire et développé un arsenal de cybersurveillance pour contrôler l’ensemble de la population. L’ Égypte post-révolutionnaire est désormais soumise à un régime militaire et n’a jamais retrouvé une quelconque forme de stabilité.
Réseaux sociaux : une pratique démocratisée mais peu maîtrisée
En Égypte, les usages numériques sont bien implantés. Le taux de pénétration d’Internet est de 57,3% et 47,4% de la population utilise activement les réseaux sociaux. Les habitants passent en moyenne 7 heures 36 minutes par jour sur Internet. Sur l’ensemble de la région, ce sont également plus de 3 heures et demi passées sur les réseaux sociaux où les utilisateurs cumulent environ 8,4 comptes différents. Le pays est dans le top 20 des marchés nationaux pour Snapchat et Twitter avec, respectivement, 10,7 millions et 3,7 millions d’utilisateurs. L’ Égypte est également le 9e marché national pour Facebook comptabilisant 45 millions d’utilisateurs et faisant de l’arabe la 3e langue du réseau social, qui n’est pourtant pas capable d’en maîtriser la modération. Des modérateurs ont noté que les statistiques des contenus dits « violents et/ou terroristes » augmentaient de façon exponentielle en période de ramadan dans 6 pays, dont l’Égypte. Leur théorie (qui reste à prouver) : les extraits du Coran contiennent les termes « martyr » ou « combat », censurés par les algorithmes. Les Facebook Files ont révélé que seulement 766 modérateurs étaient dédiés à la langue arabe pour 220 millions d’utilisateurs actifs au Moyen-Orient fin 2020. Ainsi, selon Le Monde, Facebook « n’est pas en capacité de faire examiner les commentaires en langue arabe potentiellement illicites par des modérateurs compétents – lorsque ces derniers existent » et met donc en œuvre une modération souvent trop radicale, ce qui fait que « Lorsque Facebook supprime par erreur des actualités ou des critiques portant sur ces organisations, cela crée la perception que Facebook est aligné avec les régimes en place ».
Libération de la parole…
Les carences des géants du numérique n’empêchent pas (voire favorisent) l’utilisation des réseaux sociaux par les Égyptiens pour lutter contre le pouvoir en place dans ces espaces aux semblants de liberté. Cependant, à l’ère des réseaux sociaux, Sissi étend sa mainmise sur les esprits. « L’affaire des filles TikTok » en est un parfait symbole. En juin 2021, Haneen Hossam et Mawada Al-Adham, deux influenceuses de 19 et 22 ans, ont été condamnées à, respectivement, 10 et 6 ans de prison et 200 000 livres égyptiennes d’amende pour « traite d’êtres humains », « incitation à la débauche » et « corruption de la vie familiale » par la Cour pénale du Caire. Ce qui leur est reproché ? D’avoir dansé et monétisé leurs vidéos. Un membre du CSA égyptien s’opposait à l’arrivée d’un « nouveau type de prostitution légale ». Depuis 2020, au moins une dizaine d’influenceuses ont, ainsi, été arrêtées par la police des mœurs engagée dans une chasse aux sorcières d’une nouvelle ère.
Face à un régime inflexible et alors que l’excision mutile encore 87% d’égyptiennes, des féministes et militantes, souvent exilées, ont pris le sujet en main en lançant le mouvement « Mon corps m’appartient » en langue arabe pour lutter contre la honte, les tabous et la répression sexuelle. Cette initiative part d’un sujet au cœur de nombreuses révolutions récentes : le patriarcat et son pouvoir autoproclamé sur les corps des femmes. Ces dernières ont été les grandes oubliées du premier printemps et, 10 ans après, la « politique de respectabilité » brandie par les militaires et les fanatiques continue de tuer en Égypte. À titre d’exemple, Fatma Ibrahim, chercheuse doctorante au Royaume-Uni, a constaté qu’en matière d’éducation sexuelle et de contenus sur Internet, seules des sources conservatrices sur le plaisir masculin et la reproduction existaient dans un arabe soutenu. En réponse elle a créé The Sex Talk avec l’ambition de rendre l’information accessible et compréhensible au sein du foyer. C’est de ce noyau que doit partir la révolution des esprits.
…et droit à l’information
Lorsque l’on sait que 79% des jeunes de la région ayant entre 18 et 24 ans s’informent sur les réseaux sociaux, phénomène renforcé depuis la pandémie de COVID-19, cela pose un véritable problème pour le droit à l’information de la nouvelle génération.
Pour lutter contre les fake news, qu’elles soient pandémiques de la COVID-19, ou endémiques du régime de Sissi, les Égyptiens mobilisent les réseaux sociaux. Ainsi, Mohamed Ali, un entrepreneur exilé en Espagne après avoir travaillé 15 ans dans la construction pour l’armée égyptienne, est devenu (l’un des) ennemi(s) public(s) n°1 avec ses “Révélations sur la corruption à la tête de l’État” (titre de l’une de ses vidéos Facebook) dès septembre 2019. Al-Araby Al-Jadid estime que sa vertu est de « réintroduire la rue comme acteur dans l’équation politique. ». Face à un Sissi prêt à tout pour contrôler l’appareil médiatique, Mohammed Ali s’assume : « Je ne vais pas faire de la postprod. Je n’en ai rien à faire. Je dis les choses comme elles sont. Je suis un homme de la classe ouvrière, comme tout le monde », tout en réclamant son dû de 220 millions de livres égyptiennes dont il s’estime floué par l’Etat. Au passage, il tacle directement Sissi, discréditant le discours étatique qui relativise la pauvreté du pays en affirmant que sa femme « a exigé des modifications [du palais présidentiel] qui coûtent 25 millions de livres ».
L’essor du streaming
L’arrivée de Sissi a signé la « mort du pluralisme dans le paysage médiatique » égyptien selon Sabrina Bennui de Reporters sans Frontières. Le renseignement militaire a pris le pouvoir sur la quasi-totalité des canaux médiatiques : des producteurs aux chaînes en passant par les journaux et certains sites Internet. La répression des oppositions ayant été d’autant plus forte sur la gestion de la crise sanitaire.
Face à ce paysage médiatique traditionnel univoque, le streaming est en plein essor au Moyen-Orient. Netflix y compte désormais 5 millions d’abonnés et la première plateforme arabophone Shahid a également vu le jour, comptant déjà 2 millions d’abonnés. Amazon Prime Video est également présent en Égypte depuis 2016. L’arrivée de ces nouveaux services permet se démocratise et offre un contenu moins maîtrisé par les outils étatiques. En effet, si l’Arabie saoudite a réussi à faire retirer Patriot Act with Hasan Minhaj de Netflix car ce contenu était jugé illégal, la Jordanie a quant à elle affirmé ne pas avoir le pouvoir sur Netflix pour faire retirer Jinn. Le streaming fait naître une nouvelle façon, divertissante mais puissante, de s’attaquer aux tabous et à la censure du cinéma et de la télévision arabes.
Synonyme d’essor de la création ?
Ces changements permettent à de nouveaux contenus de voir le jour contrecarrant les diktats moralisateurs et l’interdiction de remettre en cause le pouvoir en place. Newton’s Cradle, diffusée pendant le ramadan au printemps 2021, vise ainsi à libérer la parole sur les relations amoureuses et les corps, notamment en abordant le sujet du viol conjugal.
Mieux encore, le divertissement égyptien prend confiance et voit grand, avec des créations telles que Paranormal, série à effets spéciaux basée sur les romans de Ahmed Khaled Tawfik et comparée à X-Files à l’international, étant même considérée comme l’une des meilleures séries étrangères de 2020 par Variety.
Si des technologies comme les réseaux sociaux et le streaming peuvent aider au lancement de révolutions, elles ne suffisent pas à leur succès. D’autant que les régimes répressifs se servent de ces mêmes outils pour leur propagande et la surveillance de masse. Reste qu’ils peuvent aider à rendre visible des opinions et des populations et c’est bien ce qu’entendent faire les Égyptiens.
Auriane LE BOZEC
- Sources
#Jan25 : dix ans après, le rêve révolutionnaire égyptien perdure sur les réseaux sociaux, France 24, 2021, https://www.france24.com/fr/afrique/20210125-jan25-dix-ans-apr%C3%A8s-le-r%C3%AAve-r%C3%A9volutionnaire-%C3%A9gyptien-perdure-sur-les-r%C3%A9seaux-sociaux
Internet, le « Printemps arabe » et la dévaluation du cyberactivisme arabe, Y. GONZALEZ-QUIJANO, 2015, https://journals.openedition.org/ema/3400
Sur les sentiers de la révolution, Comment des Égyptiens « dépolitisés » sont-ils devenus révolutionnaires ?, Y. EL-CHAZLI, 2012, https://www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2012-5-page-843.htm
Chiffres des réseaux sociaux pour l’ Égypte en 2021, C. KAMDEN, Hootsuite, https://cmdafrique.net/2021/02/11/chiffres-reseaux-sociaux-egypte-2021/#:~:text=l’ann%C3%A9e%202021.-,Donn%C3%A9es%20Internet,Internet%20%3A%207%20heures%2036%20minutes
L’utilisation des réseaux sociaux au Moyen-Orient : 5 choses à savoir, D. RADCLIFFE, Réseau International des Journalistes, 2021, https://ijnet.org/fr/story/lutilisation-des-r%C3%A9seaux-sociaux-au-moyen-orient-cinq-choses-%C3%A0-savoir
Facebook emploie 766 modérateurs en langue arabe pour 220 millions d’utilisateurs arabophones, M. UNTERSINGER et D. LELOUP, 2021, https://www.lemonde.fr/pixels/article/2021/11/16/facebook-emploie-766-moderateurs-en-langue-arabe-pour-220-millions-d-utilisateurs-arabophones_6102312_4408996.html
Sur Facebook, le fiasco de la modération en langue arabe, M. UNTERSINGER, 2021, https://www.lemonde.fr/pixels/article/2021/10/25/sur-facebook-le-fiasco-de-la-moderation-en-langue-arabe_6099808_4408996.html
En Égypte, la chasse aux « filles TikTok » et autres influenceuses, Courrier International, 2021, https://www.courrierinternational.com/revue-de-presse/moeurs-en-egypte-la-chasse-aux-filles-tiktok-et-autres-influenceuses
Une Égyptienne meurt d’une excision, ses parents et le médecin arrêtés, M. EL-FAIZY, 2020, https://www.france24.com/fr/20200204-mutilations-genitales-excision-egypte-deces-fillette-droits-femmes
Mohamed Ali, l’opposant égyptien qui secoue le régime de Sissi, Courrier international, 2019, https://www.courrierinternational.com/article/portrait-mohamed-ali-lopposant-egyptien-qui-secoue-le-regime-sissi
Manifestations contre Al-Sissi : « Les Égyptiens ont repris de la voix », Courrier international, 2019, https://www.courrierinternational.com/article/dans-la-presse-arabe-manifestations-contre-al-sissi-les-egyptiens-ont-repris-de-la-voix
Le Printemps arabe, première révolution smartphone, France 24, 2020, https://www.france24.com/fr/info-en-continu/20201130-le-printemps-arabe-la-premi%C3%A8re-r%C3%A9volution-smartphone
Communiqué de presse, « Amazon Prime Video est désormais disponible dans plus de 200 pays et territoires à travers le monde », 2016.
Grâce au streaming, les séries arabes font leur révolution, Courrier International, https://www.courrierinternational.com/article/decryptage-grace-au-streaming-les-series-arabes-font-leur-revolution