BeReal : quel avenir pour le réseau social français ?

Your friends for real, telle est la promesse de l’application française BeReal. Créée en 2020 par Alexis Barreyat et Kevin Perreau, deux anciens étudiants de l’école 42, ce réseau social est régulièrement appelé « l’anti-Instagram ».

BeReal sur l’app Store – Photo by Jakub Porzycki / NurPhoto via Getty Images

Alors que l’application mobile n’a que trois ans, elle s’est retrouvée propulsée à la première place des téléchargements App Store aux Etats-Unis en juillet 2022. Selon le cabinet Sensor Tower, BeReal a atteint récemment les 50 millions de téléchargements sur l’App Store et le Play Store. Ces téléchargements permettent ainsi à l’app d’avoir une base d’utilisateurs actifs solide, environ 20 millions. Selon les fiches de postes disponibles, BeReal ambitionne désormais de dépasser les 100 millions d’utilisateurs actifs d’ici quelques années. Bien qu’encore loin derrière les statistiques des réseaux sociaux des GAFAM, sa forte croissance a tout de même retenue l’attention des géants du web et les a fait réfléchir autour du concept proposé par la start-up française.

BeReal, le réseau social spontané

BeReal connaît un fort succès cette année… mais en quoi diffère-t-il des autres réseaux sociaux ? Quelles sont les raisons qui poussent les utilisateurs à télécharger une application supplémentaire ? Le fonctionnement de BeReal est en réalité assez simple : tous les utilisateurs reçoivent une seule notification dans la journée, à une heure aléatoire, et ont deux minutes pour prendre en photo ce qu’ils sont en train de faire. Pour prendre un BeReal, les caméras avant et arrière s’activent prennent le cliché simultanément. Pour l’application française, seulement une des deux vues est disponible lors de la prise de vue, un coup de main à prendre pour ne pas avoir des photos floues ou des angles de son visage pas très flatteurs.

En réalité, ces prises de vues disgracieuses représentent un positionnement affirmé de BeReal : inciter les utilisateurs à montrer à leurs amis qui ils sont vraiment, sans mises en scènes, sans artifices. Ainsi, aucun filtre n’est disponible sur le réseau social, et l’aspect aléatoire de la réception de la notification permet d’obtenir des clichés et des publications plus spontanés, et de, selon les fondateurs de l’application, « de découvrir la vraie vie de ses amis et de se sentir plus proches d’eux ». 

Concernant le feed de l’application, seules les BeReal du jour de tes amis sont disponibles. Cela est d’ailleurs un point essentiel de l’application qui permet un engagement efficace des utilisateurs : pour pouvoir voir les BeReal de ses amis, il faut d’abord poster le sien. Les BeReal s’affichent ainsi par ordre chronologique de publication, ne nécessitant pas un algorithme de recommandation que l’on connaît d’Instagram ou de Facebook par exemple.

Si l’utilisateur a raté la notification, il a la possibilité de poster un Late (avec toujours deux minutes pour prendre la pose), et son cliché apparaîtra dans le feed avec le temps de retard du post. Cet aspect est assez critiqué car bien qu’il ait été mis en place pour ne pas perdre des utilisateurs par indisponibilité, il peut également dévier en perte d’authenticité. Par exemple, un utilisateur pourrait se dire : “la notification arrive lorsque je suis encore dans mon lit, je vais attendre ce soir d’être au restaurant et entouré d’amis pour le prendre”.

Priorité à l’engagement et non à la viralité

Contrairement à la plupart des autres réseaux sociaux, pas de followers, seulement des amis. Il n’est possible de voir les BeReal d’un utilisateur que si celui-ci nous a ajouté en retour. Ainsi, ce réseau social ne met pas au centre de ses ambitions la viralité ou la large portée, mais plutôt l’engagement individuel de chaque utilisateur au sein de son réseau. De la même façon, aucuns likes sur l’app, seulement un espace commentaires et la possibilité de réagir avec des selfies représentant des emojis, appelé les RealMoji :

  • 👍 Pouce en l’air
  • 😃 Heureux
  • 😲 Choqué
  • 😍 Coeur
  • 😂 Rire
  • ⚡️ Selfie de la réaction prise sur le moment

Grâce à ces différentes options, l’application est certaine que ses utilisateurs sont des utilisateurs réellement engagés. En effet, il n’y a aucun intérêt d’aller sur l’application pour scroller sans rien interagir, car rien n’est accessible sans poster son cliché. Le réseau social français se différencie par sa volonté de lutter contre les publications fake que l’on peut trouver sur les réseaux sociaux, accompagnées d’une vie radieuse et parfaite que personne ne possède réellement. Les voyages, le sport, les restaurants à gogo… BeReal permet ainsi de rompre le syndrome FOMO (Fear Of Missing Out) et de rationaliser son quotidien en démontrant à chaque utilisateur que tout le monde ne possède pas une vie d’influenceur. 

Une application qui vit au-dessus de ses moyens

A ce jour, BeReal ne dégage aucun revenu et fonctionne seulement grâce aux levées de fonds réalisées avec des investisseurs externes. Le fond d’investissement Andreessen Horowitz a ainsi été séduit en 2021 et a apporté à BeReal 30 millions de dollars. De plus, en 2022, l’application prometteuse a levé près de 85 millions de dollars supplémentaires au printemps dernier grâce à Yuri Milner, un des premiers investisseurs de Facebook. Ainsi, la firme revendique actuellement une valorisation à 600 millions de dollars. 

Malgré cette valorisation, BeReal n’a pas encore trouvé de business model leur permettant d’être rentable, ou même de trouver un modèle de rémunération fiable. En outre, l’application gratuite ne contient aucune publicité, et ne propose ni d’achats in-app, ni d’abonnement. Dans ses perspectives de développement, les fondateurs de BeReal restent assez silencieux. Dans l’onglet “presse” de leur site internet, ils indiquent ainsi : “Vous vous demandez peut-être si nous aurons des publicités ou comment nous envisageons de monétiser l’application […] mais travailler avec des marques n’est pas notre priorité”.

La publicité sur BeReal, la fausse bonne idée

Bien que la plupart des applications mobiles gratuites (et des réseaux sociaux) se rémunèrent grâce à la publicité, celle-ci ne semble pas être le moyen le plus favorable pour la proposition commerciale de BeReal. En effet, en considérant le peu de temps passé sur l’appli par les utilisateurs, ainsi que le concept même de ne poster qu’un post par jour et de ne pouvoir voir que les publications de ses amis, peu d’espaces publicitaires pourraient être envisagés. Le reach généré par les utilisateurs actifs sera assez limité, et devra être divisé entre les annonceurs potentiels. La publicité display semble ainsi être compliquée, et les formats in-read et natifs seraient un très gros challenge pour les marques. 

Si des marques souhaitent se lancer sur BeReal, elles seront soumises au même fonctionnement que les utilisateurs. Les contenus natifs venant des marques demanderaient alors une forte flexibilité des équipes de communication des annonceurs. En effet, ils seraient obligés d’être disponibles dans les 2 minutes de la notification, et ceci à n’importe quelle heure de la journée. De plus, la contrainte technique consistant de la capture des deux caméras, et l’impossibilité d’ajouter du texte, du son ou du contenu vidéo sur l’image obligerait les marques à faire passer leur message à travers une mise en scène sur le plan avant et arrière pour faire passer leur message, ce qui est totalement à l’opposé de l’essence même de l’application. Des marques ont pourtant essayé, à l’instar d’ELF, une marque de maquillage et cosmétiques, qui se sont lancés sur BeReal en partageant des codes de promotion, poussant ainsi les utilisateurs à devoir s’abonner à la marque pour voir apparaître le code. 

Extraits du BeReal d’ELF (organique) – © BeReal

Un avenir incertain sans fonctionnalités supplémentaires

Pour perdurer, BeReal va devoir innover. Afin de ne pas finir comme des applications comme ClubHouse, BeReal doit trouver des moyens de se financer, mais aussi de stimuler et fidéliser ses utilisateurs actifs. L’application subit non seulement celle de ses investisseurs, mais également celle des GAFAM qui ont vu les formats BeReal être adoptés par les internautes. Ainsi, TikTok a très vite lancé ses Tiktok Now et Instagram s’est joint à la fête en développant Candid Challege, invitant les utilisateurs de la plateforme à se prendre en double-caméra sans filtres et à le partager dans leurs stories. Ainsi, BeReal perd peu à peu son avantage concurrentiel.

Et si BeReal se finançait par l’abonnement ? En effet, le réseau social pourrait être amené à proposer un abonnement à ses utilisateurs, mais ceci entraîne le développement de fonctionnalités et d’avantages assez significatifs pour déclencher la transaction. Pour conserver l’UX (User Experience), il pourrait être nécessaire pour le réseau social de développer des contenus bonus accessibles pour les abonnés, comme des RealMoji supplémentaires pour réagir aux BeReal de ses amis, ou encore la possibilité de voir ceux des autres sans poster le sien. Il est également envisageable qu’à l’instar d’Onlyfans, une célébrité puisse rendre l’accès à son BeReal payant, et ainsi partager davantage sa vie privée à ses fans. BeReal devra être capable de développer d’autres concepts dans le même esprit pour faire face aux concurrents directs imposés par les géants des réseaux sociaux, et ce sans tarder pour ne pas tomber dans l’oubli quelques mois après leur succès.

Alice Joie


Sources : 

20 ans de jeux sur mobile…Et maintenant?

120 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2018 soit 13 % de hausse par rapport à 2017 selon bpiFrance, tels sont les résultats de l’industrie mondiale du jeu vidéo[1]. Cependant, ce n’est pas le jeu vidéo dit « traditionnel » reposant sur le marché des consoles et des ordinateurs qui tire le plus cette croissance, mais bien celui qui a longtemps été considéré comme l’exclu de la famille des « gamers » : le jeu mobile. Toujours selon les chiffres de bpiFrance, ce dernier représente 51 % des ventes mondiales en matière de jeu vidéo. Comment en est-on arrivé là ? 

Le téléphone portable et les jeux vidéo, une relation compliquée


Depuis 50 ans, le monde du jeu vidéo n’a de cesse de se renouveler. De la Magnavox Odyssey en 1972 à la PS5 et la Xbox Series X à venir cette année en passant par Stadia, le service de Cloud Gaming proposé depuis peu par Google, l’industrie a totalement mutée et continue de se transformer. Dans ce paysage si innovant porté par les consoles et les ordinateurs, le téléphone portable a su, petit à petit s’imposer comme support de jeu légitime. 

Dès 1997, le jeu Snake est intégré aux Nokia 6110 et connaît un succès immédiat ce qui pousse la firme à proposer en 2003 la N-Gage[2], sorte d’hybride entre un téléphone portable et une console de jeu vidéo. Si cette tentative s’avère être un échec commercial retentissant, elle symbolise la construction compliquée du rapport entre jeu vidéo et téléphones portables. En effet, le jeu mobile s’est particulièrement développé après l’apparition des smartphones dans le sillon que l’iPhone a creusé dès 2007 sans pour autant convaincre la communauté des « gamers » qu’il était une vraie forme de jeu vidéo. En 2009, l’autorisation des achats in app par Apple a favorisé l’émergence des jeux free-to-play dits « casual » pour les joueurs occasionnels. Candy Crush ou Clash of Clans sont deux exemples de ce type de proposition qui repose sur des sessions courtes, fortement addictives ou l’achat in app permet de prolonger l’expérience. Cette forme de jeu vidéo qui a très vite trouvé son public a d’abord été rejetée par la communauté des joueurs classiques. Qualité d’image, Gameplay et temps de jeu limités en était en grande partie la cause.

Une industrie en mutation portée par des investissements et des innovations

Pour autant, comme mentionné, le jeu mobile s’est facilement implanté chez un public qui ne s’essayait pas, ou peu aux jeux plus traditionnels. Alors qu’une distinction pouvait se faire entre les « gamers » et les joueurs « casuals » préférant entre autres les jeux mobiles, ces derniers ont commencé à se diversifier et à proposer de nouvelles expériences pour toucher tous les joueurs. 

Premièrement, des jeux se rapprochant des jeux indépendants sur console et PC ont vu le jour sur les stores des différents OS. On peut par exemple noter l’apparition de Her Story en 2014, un jeu produit par Sam Barlow, créateur venant de l’industrie traditionnelle, qui proposait une toute nouvelle expérience de Gameplay très loin des jeux mobiles « casual » basés sur des sessions courtes et addictives[3]. De même, des médias comme Arte ont investi dans le jeu mobile afin de proposer de nouvelles expériences sur un nouveau support à l’attention de tous. Ils ont ainsi pu participer à la production de Alt-Frequencies[4] ou encore Enterre-moi, mon amour[5] deux jeux engagés s’appuyant sur un Gameplay minimaliste propre au support. 

Deuxièmement, les innovations technologiques sur les smartphones ont participé à la légitimation des jeux sur mobiles, ces derniers étant de plus en plus beaux. On a ainsi vu émerger de nombreux MOBA (Multiplayer Online Battle Arena) ou MMO (Massively Multiplayer Online) s’appuyant sur une qualité technique avec des rendus se rapprochant de ceux sur console. Ces jeux symbolisent la volonté des créateurs de jeux mobile de toucher un public de « gamer » plus classique. Cela se traduit d’ailleurs par des investissements massifs en opération sponsorisées pour de nombreux studios. Par exemple, Plarium, le studio créateur de Raid Shadow Legend a acquis une forte visibilité via les vidéos sponsorisés des Youtubeurs Gaming s’adressant à un public de joueurs. 

Enfin, cette tendance d’attirer les joueurs traditionnels sur le mobile se traduit également par l’apparition de licences historiques sur cette plateforme. Rayman Adventures issu de la franchise Rayman a par exemple été édité par Ubisoft dès 2015. En 2019, c’est Call of Duty franchise de jeu vidéo la plus lucrative de la décennie qui sortait sur portable (devenant ainsi le jeu ayant rassemblé le plus de joueurs sur téléphone dans la même semaine avec plus de 100 millions d’utilisateurs[6]). En la matière, Nintendo a également profité du marché du mobile pour toucher un plus grand nombre d’utilisateurs, proposant une adaptation de jeux à succès tels que Mario Kart. 

Le futur du jeu mobile

Aujourd’hui, l’industrie du jeu mobile se porte à merveille dans le monde. Le chiffre d’affaires du jeu vidéo mondial est majoritairement effectué en Asie qui représente 54,3 milliards de dollars en 2018 ou le free-to-play, surtout sur téléphone, est la norme (80 % des ventes).

En France, selon une étude du Syndicat des Editeurs de Logiciel de Loisir, le jeu mobile a connu la plus forte croissance du secteur du jeu vidéo entre 2017 et 2018 (+22 %)[7]. De plus, les Français interrogés déclarent que les « jeux casual – jeux mobile » sont ceux auxquels ils jouent le plus (tous supports confondus). Ainsi, à l’aube d’une nouvelle décennie, le jeu mobile semble avoir acquis une forme de légitimité auprès d’un public de plus en plus large et ce dernier risque d’avoir un rôle prépondérant dans l’industrie de demain. 

D’abord, il est important de noter que le jeu vidéo est un secteur extrêmement innovant qui s’est toujours appuyé sur les dernières technologies. 2020 étant une année sous le signe du déploiement de la 5G, les mobiles vont pouvoir profiter de cette hausse significative du débit pour encore plus s’inscrire dans le secteur du jeu vidéo. En effet, cette amélioration non négligeable des connexions va favoriser l’émergence de solutions de Cloud Gaming par abonnement. Ces dernières consistent en la possibilité de jouer en streaming, sur un serveur à distance. Cela permet alors de brouiller encore plus la différence entre les supports en matière de jeu vidéo puisque n’importe quel titre peut être consommé sur n’importe quel écran. À la manière de Netflix, Google propose ainsi depuis fin 2019 Stadia, service de Cloud Gaming qui permet de jouer à tous types de jeux (y compris les grosses licences habituellement réservées aux consoles et aux ordinateurs) sur tous les supports, en streaming. Apple propose également, depuis l’automne 2019, Arcade service de gaming par abonnement qui s’appuie sur le nombre croissant de joueurs sur mobile en proposant des expériences de jeux inédites[8]. Microsoft a d’ores et déjà annoncé son service de jeu en streaming pour la nouvelle génération de console et Sony est également en train de peaufiner son offre. Dans ce cadre, nul ne doute que le smartphone va être de plus en plus utilisé dans la pratique du gaming et ce pour tous types de jeux.

Le jeu mobile a connu un début de relation difficile avec les joueurs, mais l’amélioration de la technique sur smartphone ainsi que l’explosion des débits internet semble lui promettre une place centrale dans les habitudes vidéoludiques de demain. 

Palluet Thibault


[1] Le marché mondial des jeux vidéo, 120 milliard de dollars en 2019, 7 juin 2019, https://www.bpifrance.fr/A-la-une/Actualites/Marche-des-Jeux-video-2019-sous-le-signe-de-la-croissance-et-du-mobile-46652

[2] http://www.grospixels.com/site/ngage.php

[3] Her Story est un jeu d’enquête où le joueur doit comprendre ce qu’il s’est passé en écoutant les témoignages (en prise de vue réelle) d’une femme. La seule expérience de Gameplay réside dans la possibilité qu’a le joueur à écrire des mots clés dans l’outil de recherche pour trouver de nouvelles vidéos et ainsi avancer dans son enquête.

[4] Alt-Frequencies est un jeu d’enquête où le joueur doit passer d’une station de radio à une autre pour faire la lumière sur une question de boucle temporelle. Le jeu propose un questionnement du pouvoir des médias mais aussi du rapport du pouvoir aux choix du peuple. 

[5] Enterre-moi, mon amour est un jeu engagé mettant le joueur dans la peau d’un syrien qui suit la migration de sa compagne vers l’Allemagne via les messages qu’elle lui envoie. Le joueur peut ainsi la conseiller sur les options qu’elle a afin de l’aider à survivre et à atteindre son objectif.

[6] Le jeu call of Duty Mobile dépasse le cap des 100 millions de joueurs en une semaine, 8 octobre 2019, Chloé Woitier, https://www.lefigaro.fr/medias/le-jeu-call-of-duty-mobile-depasse-le-cap-des-100-millions-de-joueurs-en-une-semaine-20191008

[7] Bilan du marché français du jeu vidéo 2018, février 2019, Syndicat des Éditeurs de Logiciels de Loisir, https://www.sell.fr/sites/default/files/essentiel-jeu-video/sell_essentiel_du_jeu_video_2019.pdf

[8] https://www.apple.com/fr/apple-arcade/

Clue, le futur de la santé est-il connecté ?

 

La startup berlinoise Clue, dont l’application a été lancée en 2013, a réuni un total de 30,3 millions de dollars lors de ses multiples levées de fonds. L’application mobile met la science et la donnée au service de connaissances personnelles actionnables dans le domaine de la santé féminine.

La cofondatrice Ida Tin est partie du constat que depuis 60 ans, première commercialisation de la pilule contraceptive, aucune innovation majeure n’a eu lieu en la matière. Et si la technologie pouvait entrer en jeu ?

Clue, mais qu’est-ce donc ? Voici des indices !

L’application mobile s’est positionnée comme un traqueur du cycle menstruel et une aide à la contraception et la fertilité. L’application est disponible dans plus de 190 pays, 15 langues et comptabiliserait selon elle 5 millions d’utilisateurs actifs. L’application repose sur trois technologies principales : le machine learning, les big datas et le cloud. Clue devrait proposer à l’avenir du hardware avec notamment l’utilisation de la technologie de réseau de capteurs sans fil.

L’application Clue peut être utilisée avec ou sans création de compte utilisateur :

  • Sans compte (opt out) : les données sont stockées localement sur le mobile de l’utilisateur, certaines fonctionnalités et la récupération des données sont impossibles. Les données ne sont partagées avec aucun tiers.
  • Avec compte (opt in) : les données sont stockées sur les serveurs propriétaires de Clue. Les données personnelles collectées sont anonymisées et sont utilisées pour la recherche par des universités partenaires comme Oxford University ou encore Columbia.

Les applications de suivi du cycle représentent la deuxième catégorie la plus téléchargée après les applications de running dans la catégorie forme et santé de l’App Store. Il existe à ce jour une centaine d’applications mobiles sur cette thématique sur le store français. Quels signaux sont actuellement envoyés sur le marché de la santé connectée et quelles stratégies peuvent y émerger ?

La santé connectée : un marché attractif !

Selon Statista, le marché global de la santé numérique a été évalué à 60 milliards de dollars en 2013 et devrait être multiplié par quatre d’ici 2020, pour atteindre les 233,3 milliards de dollars. Le marché devrait être plus particulièrement tiré par la m-santé, santé connectée grâce au mobile, la santé sans fil (« wireless health ») qui regroupe tous les usages de technologies sans fil au service de la santé et enfin la télémédecine qui désigne l’usage des NTIC pour permettre l’exercice de la médecine à distance. Le segment de marché de la m-santé devrait générer 55,9 milliards de dollars en 2020.

Le culte du « quantified self », déjà une habitude de consommation…

La mesure de soi, « quantified self », n’est pas née avec le numérique. Cependant, le numérique a permis sa généralisation et son partage. Ce terme désigne l’ensemble des méthodes et technologies permettant à l’utilisateur de mesurer ses données personnelles pour mieux se gérer lui-même. Cela peut regrouper la gestion de sa productivité, de son bien-être ou encore de sa santé. L’émergence et le succès d’applications permettant de suivre la santé de ses utilisateurs sont indissociables de l’accélération du phénomène de mesure de soi.

… Malgré une méfiance à l’égard des produits de santé connectée !

Il existe néanmoins un enjeu fort de confiance envers les services et produits du marché la santé numérique. Une étude Statista montre qu’un quart des consommateurs américains entre 35 et 44 ans sont soucieux du fait que leurs données de santé, et plus particulièrement leurs dossiers médicaux, soient stockés dans le cloud. Les générations les plus jeunes sont plus enclines à partager leurs données que leurs ainées.

Quant au partage des données de santé de manière anonyme pour faire avancer la recherche médicale, le clivage entre la génération des 18-24 ans et des 25-34 ans est particulièrement marqué puisque 40% des 18-24 ans y sont favorables tandis que les 25-34 ans sont parmi les générations les moins enclines à partager ces données (28%).

Enfin, la confiance des médecins est primordiale pour apporter de la légitimité aux produits et services de la santé numérique ainsi que favoriser leur développement et leur usage. L’enjeu actuel est de rassurer les médecins sur la manière selon laquelle les données sont traitées puisque la principale préoccupation des médecins en Europe est la mauvaise interprétation des données.

L’importance de se positionner en « good data company »

Face à ses concurrents, Clue affirme être une « Good data company » et être très vigilante quant aux données de ses utilisateurs. Son concurrent Ovia Health espère valoriser ses données auprès des compagnies d’assurance et la réputation de Glow a été dégradée lors de l’été 2016 dans un rapport du site américain Consumer Reports démontrant des failles de sécurité concernant les données des utilisateurs, depuis démenties par Glow.

L’actualité juridique est particulièrement riche dans ce domaine avec l’entrée en vigueur du règlement européen sur la protection des données personnelles en 2018. Clue devra dès lors intégrer toutes les contraintes législatives à venir, en assurant une protection effective des données de ses utilisateurs dès la conception du hardware, en intégrant la notion de privacy by design.

Une stratégie de verrouillage des utilisateurs et de coopétition avec Apple

La stratégie de Clue est une stratégie de verrouillage et de mise en place d’un switching cost psychologique. L’utilisateur peut accéder grâce à l’application à toutes les données qu’il a entrées depuis le début d’utilisation de l’application. Le machine learning permet d’avoir des données dont la pertinence augmente avec l’utilisation de l’application. Si l’utilisateur quitte l’application, il perdra non seulement ses données, mais surtout la fiabilité des prédictions proposées par l’application. Clue ne verrouille pas ses utilisateurs de manière agressive : il est possible d’exporter ses données pour pouvoir les emmener en consultation médicale par exemple. Le verrouillage réside également dans le design de l’application puisque l’utilisateur est habitué à l’interface et en changeant d’application, il sera obligé d’apprendre à utiliser la nouvelle interface, ce qui peut constituer un switching cost psychologique.

L’arrivée d’Apple sur le marché a incité Clue à développer une logique de coopétition avec cet acteur. Plutôt que d’affronter frontalement Apple, Clue a décidé de coopérer avec lui en permettant de synchroniser les données de santé reproductive de Clue avec l’interface Health Kit de Apple. Cependant le passage par l’application Clue propose davantage de catégories que ce qui est pris en charge par le Health Kit, pour favoriser l’usage direct de l’application.

Du software au hardware, les prémisses du modèle d’affaire

Ida Tin, depuis les débuts de Clue, croit dans l’utilisation des capteurs sans fils, en plus des algorithmes et du machine learning, au service de la santé. Clue permet le suivi des données entrées par les utilisateurs eux-mêmes. En complément de l’application, il est déjà possible de se synchroniser avec FitBit, et Health Kit et ainsi, de prédire par la fréquence cardiaque, quand l’utilisatrice est plus fertile. Clue espère grâce à l’utilisation d’objets connectés, favoriser l’émergence d’une alternative aux moyens contraceptifs classiques.

Clue pourrait à terme constituer une alternative aux contraceptifs hormonaux, sous réserve d’études et tests cliniques rigoureux prouvant l’efficacité et la fiabilité de ce nouveau mode de contraception par rapport aux contraceptifs traditionnels. L’enjeu majeur est d’instaurer la confiance auprès des utilisatrices. Les alternatives actuelles restent contraignantes puisqu’elles nécessitent la prise de température basale et un suivi du mucus quotidiennement.

Le modèle d’affaire de Clue repose dès lors sur le hardware et non sur l’application seule. Le service proposé pourrait être à l’achat du support hardware et/ou à l’abonnement au service lié à l’usage du hardware. A date, aucune information descriptive sur l’objet connecté en cours de création n’a été communiquée, le projet restant secret et devant d’après les cofondateurs présenter une « innovation scientifique majeure ».

De l’application mobile au dispositif médical

Selon la directive Européenne 93/42/CEE, on qualifie les accessoires utilisés avec des dispositifs médicaux comme des dispositifs médicaux eux-mêmes. Avec le développement du hardware, il y a requalification de l’application Clue et les règles qui s’y appliqueront seront dès lors plus contraignantes. Clue semble avoir néanmoins déjà pris en compte en partie cet aspect juridique puisque tous les contenus rédigés sur l’application sont suivis d’une bibliographie citant la littérature scientifique ayant permis leur rédaction.

La course à l’innovation est lancée sur le marché de la santé connectée !

Le time to market du produit hardware semble long puisque la startup a été fondée il y a quatre ans. L’innovation technologique, la date de lancement du produit ainsi que les stratégies de pricing, communication et distribution seront déterminantes dans la réussite du modèle d’affaire de Clue. L’enjeu règlementaire viendra complexifier davantage les règles qui s’appliqueront à Clue, plus particulièrement sur le territoire européen. Plusieurs modèles d’affaires sur la m-santé féminine devraient s’affronter et l’avenir nous montrera s’ils pourront cohabiter ou si de gros acteurs comme Apple avec son softwares HealthKit ou encore Google, qui investit dans la recherche et développement de hardwares liés à la santé, capteront l’essentiel du marché.

 

Alice Fauroux
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