En 2024 sort au cinéma le documentaire « Knit’s Island, L’Île sans fin » tourné entièrement dans DayZ, un simulateur de survie postapocalyptique. On y suit Ekiem Guilhem Caussen et Quentin L’helgoualc’h, des reporters de guerre virtuelle, qui vont à la rencontre des différentes communautés survivalistes qui peuplent le monde virtuel de DayZ. Les logiques de communautés dans ce jeu « bac-à-sable » vont loin, très loin. De la communauté ultra-sectaire, à l’organisation de « rave party », en passant par des proto-religions, DayZ est passé d’un jeu vidéo à un véritable espace social immersif, créant ainsi un contraste frappant avec les échecs successifs des métavers grand public.
Il s’agit alors de se demander dans quelle mesure les communautés survivalistes de DayZ illustrent-elles la capacité du jeu en général à générer des sociétés spontanées ?
Un simulateur de survie devenu un phénomène communautaire
DayZ un simulateur de survie dans un post-apocalyptique zombie vendu à plus de 5 millions d’exemplaires, développé et édité par Bohemia Interactive à partir de 2014. À l’origine c’est une modification par une personne tierce (mod) du jeu ARMA 2. Le jeu place le joueur dans la République post-soviétique fictive de Chernarus, où une épidémie mystérieuse a transformé la plupart de la population en zombies. En tant qu’individu résistant à la maladie, le joueur doit parcourir Chernarus pour récupérer de la nourriture, de l’eau, des armes et des médicaments : autant d’éléments indispensables à sa survie. Cette quête est complexifiée par le caractère offensif et létal des infectés qu’il est donc nécessaire d’esquiver voire de tuer. Il est possible de coopérer avec les autres joueurs, mais également de les éviter ou de les éliminer.
Le but de DayZ est de rester en vie et en bonne santé en faisant face aux infectés qui évoluent dans l’environnement du jeu. L’une des principales caractéristiques du jeu est que le personnage du joueur ne possède qu’une seule et unique vie. Une fois mort, le joueur doit donc recommencer une partie avec un nouvel avatar. La rareté des ressources, la persistance des objets et la coopération ou l’hostilité entre joueurs favorisent l’émergence de communautés solidement structurées.
Le documentaire Knit’s Island, une plongée au cœur des communautés survivalistes
Les reporters Guilhem Caussen et Quentin L’helgoualc’h ont passé 963 heures dans cet espace numérique pour comprendre pourquoi les joueurs ne se contentent pas de survivre, mais développent des sociétés avec leurs propres règles et dynamiques. Le film montre comment ces micro-sociétés se forment et se structurent bien au-delà du simple jeu.
Entraide et petits groupes de joueurs occasionnels
La plupart des communautés fonctionnent sur la base d’une entraide classique : échange de ressources, protection mutuelle et partage d’expériences. Elles constituent 90 % des joueurs et s’apparentent à des utilisateurs passifs (lurkers) d’un réseau social, sans structures profondes.
Le roleplay et les sectes survivalistes
Certains groupes adoptent des structures plus complexes, s’inspirant de dynamiques sectaires. Un exemple marquant est celui des Hommes Masqués, dirigés par un leader influent dont l’autorité repose sur un mélange de crainte et de fascination. Ses membres doivent porter un masque en permanence, symbole de leur appartenance. Le rôle de chacun est clairement défini, renforçant l’immersion et la théâtralisation du jeu.
Un autre exemple est celui du Révérend, chef d’une proto-religion vénérant une entité nommée Dagoth. Il prêche sur les ondes in-game, organise des rituels et attire de nouveaux adeptes via des messes diffusées par radio ou dictaphone. Ces pratiques rappellent les stratégies de recrutement des véritables cultes, transposées dans l’espace vidéoludique.
Les grandes communautés structurées, des micro-sociétés hiérarchisées
Certaines factions adoptent des structures élaborées : leaders influents, propagandistes, soldats, émissaires diplomatiques. Elles se livrent des luttes de pouvoir dignes de conflits politiques, renforcées par la rareté des ressources et l’instabilité permanente du jeu. Les stratégies de négociation et d’infiltration sont omniprésentes, poussant chaque joueur à adopter un rôle précis dans ces intrigues mouvantes.
Une communication multi-supports : au-delà du simple chat
L’un des aspects les plus fascinants de DayZ réside dans la manière dont les joueurs détournent les outils du jeu pour établir des réseaux de communication sophistiqués. Bien que le chat écrit et le chat vocal de proximité restent les moyens classiques d’échange, les communautés les plus organisées exploitent des mécanismes in-game détournés pour étendre leur influence et contrôler l’information.
Les radios in-game jouent un rôle clé dans ces stratégies. Certains groupes contrôlent des fréquences spécifiques où ils diffusent des messages destinés à leurs membres ou à d’éventuelles nouvelles recrues. À la manière de radios pirates, des factions entières gèrent ces stations clandestines où des porte-parole dictent les règles du territoire ou diffusent des menaces envers leurs rivaux.
Enfin, l’usage des affiches et graffitis renforce cette emprise territoriale. Certains clans détournent des objets du jeu pour afficher leurs slogans ou intimider leurs adversaires. Lorsqu’une faction dominante marque son territoire en placardant des messages sur les murs d’un bâtiment, elle envoie un signal clair, dissuadant les autres joueurs de s’y installer.
Ces stratégies de communication ne se limitent pas à l’échange d’informations. Elles permettent de structurer des hiérarchies internes, d’orchestrer des rivalités et d’alimenter une mise en scène immersive qui pousse chaque joueur à jouer son rôle à fond, dans une logique où la frontière entre coopération et antagonisme se négocie en permanence.
L’image de marque devient un levier essentiel d’affirmation et de reconnaissance. Certains groupes construisent une véritable identité visuelle et sonore à travers des vêtements distinctifs, des hymnes, ou encore des phrases rituelles répétées à chaque rencontre avec un étranger.
Certains joueurs infiltrent des groupes ennemis pour semer la discorde, en lançant de fausses rumeurs ou en encourageant des scissions internes. Dans cette logique, des agents doubles sont parfois missionnés pour créer des tensions entre alliances et provoquer des guerres inutiles, rendant obligatoires la présence de modérateur au sein de chaque faction.
Le jeu, ciment social ? Les communautés survivalistes de DayZ comme micro-sociétés émergentes
Contrairement à Second Life ou Horizon Worlds (metavers de la société Meta), DayZ propose une immersion fondée sur le jeu de rôle, ce qui renforce paradoxalement les interactions sociales authentiques. Là où les métavers classiques échouent à créer un engagement profond, car ils excluent la logique ludique, DayZ transforme la survie en un moteur de cohésion communautaire. Chaque mois, les éditeurs du jeu mettent en avant les communautés les plus remarquables dans leur rubrique Community Spotlight sur les réseaux sociaux, renforçant ainsi les dynamiques sociales du jeu.
Le jeu, sous ses différentes formes (jeux vidéo, jeux de rôle ou jeux d’enfants), est un outil puissant pour favoriser les interactions sociales, renforcer les liens et bâtir des communautés.
Une étude MIT montre que les jeux vidéo peuvent renforcer l’engagement civique. Les joueurs actifs dans des communautés en ligne liées à leurs jeux sont souvent plus enclins à discuter de sujets politiques ou sociaux dans leur vie quotidienne.
Dès l’enfance, les jeux collectifs (football, loup, marelle) enseignent la coopération, la communication et le respect des règles, tout en aidant à gérer les conflits. De même, dans le monde professionnel, les activités de team building (escape games, défis sportifs, jeux de rôle) favorisent la cohésion en encourageant l’entraide et la confiance entre collègues. Ces expériences ludiques brisent les barrières sociales et hiérarchiques, renforçant le sentiment d’appartenance. Ainsi, que ce soit à l’école ou au travail, le jeu permet de créer des liens solides et durables en favorisant l’interaction et la collaboration.
En conclusion DayZ ne se limite pas à un jeu de survie, mais devient un espace où s’expérimentent de nouvelles formes de communautés. En proposant un cadre propice à l’émergence de structures sociales complexes, il dépasse le simple cadre du divertissement pour devenir un véritable laboratoire de dynamiques sociales. Ainsi, DayZ illustre comment un jeu peut se transformer en un réseau social total, où la fiction et la réalité s’entrelacent de manière fascinante. Souvent dénigré et perçu comme un simple divertissement, le jeu est et restera le moteur primaire de création de communautés, qu’il s’agisse des complicités de la cour de récréation, des stratégies du jeu de séduction, des activités de team building ou des mondes immersifs comme DayZ.
Mathéo CREMOUX
Sources:
- Knit’s Island, L’Île sans fin / Ekiem Guilhem Caussen, Quentin L’helgoualc’h pour Les Films Invisibles
- Jonathan Vanian, Meta’s Reality Labs posts $4.4 billion loss in third quarter, CNBC, 2024
- Nombre de ventes DayZ https://www.bohemia.net/blog/bohemia_interactive_2020
- Community Spotlight https://dayz.com/article/community-spotlight/Community-Spotlight-February2025
- Jeff Horwitz, Company Documents Show Meta’s Flagship Metaverse Falling Short, WSJ, 2024
- Steven M. Schirra, Playing for Impact: The Design of Civic Games for Community Engagement and Social Action, Thesis (S.M.)–Massachusetts Institute of Technology, Dept. of Comparative Media Studies, 2013.