TELEGRAM, le marketing digital de l’ère post-snowden

« When you say I don’t care about the right to privacy because i have nothing to hide, that is no different than saying I don’t care about freedom of speech because i have nothing to say (…) ». Qui citer d’autre, pour définir l’ère post-snowden, qu’Edward Snowden lui même ?

L’on associe traditionnellement la question de la vie privée à celle du secret des correspondances : la tradition se perpétue même si les techniques de correspondance changent pour devenir essentiellement numériques. Ce statu quo est impeccablement illustré par le nom de l’application de messagerie chiffrée qui a inspiré cet article, Telegram, créée en 2013 en Russie.

L’ère post-snowden est significative en ce qu’elle globalise la question de la protection des données  à caractère personnel tant verticalement (dans les relations entre institutions politico-économiques et les individus) qu’horizontalement (dans les relations entre individus ou groupes d’individus). Apparait alors un marché considérablement élargi, à l’instar de la masse des personnes potentiellement concernées par ce désir de protection : Telegram a été téléchargé près de 50 millions de fois en 2016.

Illustrant succès et limites de la dynamique entrepreunariale post-snowden, l’intérêt de Telegram va plus loin puisque l’application a su utiliser cette dynamique pour se reconvertir en social media, modèle plus pérenne.

Garantir la protection des données à caractère personnel : une stratégie marketing initiale efficace mais en perte de vitesse ?

Affaire Snowden, développement exponentiel des techniques de hacking, guerre numérique à échelle mondiale dont les dernières élections américaines sont un exemple évocateur, remise en question des pratiques commerciales de certaines grandes multinationales (…), tout ceci a contribué à distiller une véritable doctrine de la protection des données à caractère personnel qui ouvre un marché prometteur pour tous moyens de communication s’engageant à la garantir. Ce marché est en outre propice à un marketing opaque vue la difficulté pour les utilisateurs, même sensibilisés à l’informatique, de vérifier si les applications qu’ils utilisent sont bel et bien strictement sécurisées. Il s’agira alors de se démarquer de ses concurrents en communicant d’une façon convaincante sur un degré de sécurité prétendument supérieur : Telegram base sa stratégie sur le constat d’échec de ses principaux adversaires, Facebook et WhatsApp, à protéger les données  à caractère personnel qui y transitent. «Unlike other services, when we say we don’t share your data with third parties, we mean it », peut on lire sur le compte twitter de l’application qui, à la différence des autres,  fonctionne grâce à un cloud, ne stockant ainsi (presque) rien sur le téléphone. Opération réussie : début 2014, WhatsApp subit une panne mondiale de plusieurs heures ; le malheur des uns faisant le bonheur des autres, Telegram annonce alors avoir enregistré plusieurs millions de nouvelles inscriptions près de 24 heures après le bug, soit une augmentation de près de 2500%.

La question du financement et donc de l’appartenance boursière est également au coeur de la tactique marketing de Telegram : l’application se revendique auto-financée et indépendante (« Telegram can’t be sold ») tandis que Facebook rachète WhatsApp, en 2014, pour 19 milliards de dollars provoquant instantanément de sérieux questionnements -voire des investigations- sur le partage de données entre les deux entreprises.

Il ne reste plus qu’à décrire Pavel Durov, co-fondateur de la messagerie : créateur en 2006 de Vkontakte, le Facebook russe, menacé par le Kremlin (à qui il a, notamment, refusé l’accès aux profils des manifestants de Maïdan), exilé, ami des hackers …, tout jusqu’à son physique et son nom incarne et crédibilise l’image de Telegram comme arme contre le totalitarisme. Le charme opère puisque 15 milliards de messages sont envoyés chaque jour depuis l’application, et ceci sans le moindre investissement marketing significatif.


Mais cela ne tient que tant que la crédibilité de Telegram, comme messagerie inviolable, perdure. Là réside probablement la limite du marketing digital de l’ère post-snowden. Il faut s’assurer que la technologie utilisée est toujours la plus fiable, alors que les hackers sont de plus en plus performants et innovants. Pavel Durov tente de s’en assurer en offrant de 300 000 dollars à toute personne qui trouverait une faille dans son système. Il n’est pas sûr que cela ait été totalement efficace puisque l’application a été récemment pointée du doigts pour avoir été victime d’un piratage de grande envergure en Iran (15 millions de numéros de téléphone aurait été collectés), information partiellement démenti par Telegram[1]. L’application pourrait également, selon certains, avoir joué un rôle lors des prétendues tentatives des services secrets russes pour compromettre le nouveau président américain (rappelons qu’aucune des ces informations ne sont, actuellement, confirmées ou vérifiables).

De nouvelles applications, réputées plus sécurisées, commencent d’ailleurs à voir le jour, à l’instar de Signal (recommandée par Snowden lui même mais victime de problèmes techniques) téléchargée 3,62 millions de fois, ou Wicker-Me (3,8 millions).

Autre épine, l’utilisation assumée de l’application par des terroristes, dont certains impliqués dans les attentats récemment perpétrés en France, qui pose des questions éthiques et suscite des tentatives de réaction de différents gouvernements (« Les échanges de plus en plus systématiques opérés via certaines applications, telles que Telegram, doivent pouvoir (…) être identifiés et utilisés comme des éléments de preuve (…) » déclare Bernard Cazeneuve, alors ministre de l’intérieur, qui souhaite « armer véritablement nos démocraties sur la question du chiffrement », suggérant que « la Commission européenne étudie la possibilité d’un acte législatif pour rapprocher les droits et les obligations de tous les opérateurs »). Le droit national, régional et international est donc à la recherche d’armes juridiques pour lutter contre ces nouveaux canaux de communication. Si Telegram réagit timidement (suppression de 78 comptes liés à l’EI suite aux attentats de novembre 2015, création de la chaine IsisWatch qui publie des rapports réguliers sur le nombre de canaux ou de bots pro-Daesh bannis de la messagerie), il est évident que cela n’est pas dans son ADN, ni dans celui de Pavel Durov, qui déclare refuser de se plier à des « restrictions locales à la liberté d’expression ».

Plus globalement, l’on peut se demander si le concept premier sur lequel repose Telegram n’est pas fondamentalement incompatible avec l’effet de réseau que génère l’application. Si la confidentialité promise attire des masses conséquentes d’utilisateurs, ces masses attireront à leur tour la convoitise et le système se fera prendre à son propre piège. Associé à une inviolabilité quasi-impossible sur le long terme rendant inévitable la naissance de concurrents hautement compétitifs, et à la pression éthique, politique et juridique que subit le modèle, l’on doit s’interroger sur la pérennité de la vision qu’a Telegram du marketing digital de l’ère post-snowden.

Renouvellement de la stratégie marketing : utiliser la dynamique de l’ère post-snowden pour se reconvertir en social media et en plateforme digitale.

Il semble que Telegram ait assumé et anticipé cette plus ou moins inéluctable perte de vitesse, puisque l’entreprise entame une mutation intéressante et choisit d’utiliser bénéfiquement son effet de réseau pour se reconvertir en social media. Outre le service de messagerie individuelle ou groupée (un groupe pouvant contenir jusqu’à plusieurs milliers de personnes), Telegram propose des «  chaînes », listes de diffusion non limitées en taille, publiques ou privées, accessibles à partir d’URL permanents. Le diffuseur de n’importe quel message ou lien peut voir, en live, le nombre de vues qu’il suscite et le nombre de transmission à des membres extérieurs à la chaine.

Ce support détient un intéressant potentiel commercial et marketing pour les marques, engendrant une convoitise qui, si elle est problématique à gérer pour une application de messagerie sécurisée, devient potentiellement une force pour un social media : c’est peut-être la solution qu’a trouvé Telegram pour échapper à son paradoxe.

Telegram tend également à devenir une plateforme digitale complète et centralisatrice. D’abord, son utilisation ne requière pas d’espace de stockage puisque l’application utilise un système de cloud, servant initialement à éviter la présence de datas dans la mémoire de l’appareil utilisé. Ceci permet notamment d’envoyer des fichiers beaucoup plus volumineux que ceux pouvant transiter via d’autres systèmes de messagerie. Ensuite Telegram fournit deux types d’API à d’éventuels développeurs : des « Bot API », permettant de connecter des bots (systèmes interactifs robotisés avec lesquels l’on peut tchatter) au système de messagerie et des « Telegram API » permettant de développer des applications sur la plateforme. Enfin, l’on peut citer, à titre d’exemple des divers services maintenant offerts par Telegram (qui dispose d’ailleurs depuis peu d’une version disponible sur ordinateur), une option pour transférer de l’argent disponible en Russie et au Brésil ou des stickers crées sur mesure par des artistes … D’aucun pourrait répondre qu’il manque encore la possibilité de passer des appels via l’application : c’est en cours !

L’évolution de Telegram atteste donc d’une stratégie marketing pragmatique. Il reste que cela sonne vraisemblablement le glas de l’idéologie entrepreneuriale initiale, résumée ainsi : « its non-profit model means that it was not created to make the billions that other companies strive for : it was build to offer a better messaging service to the people ».

[1] Droit de réponse de Telegram : https://telegram.org/blog/15million-reuters

 

Athur Terry

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