Shadowz : Le triomphe de l’éditorialisation humaine face au rĂšgne de l’algorithme

@Campagne Ulule pour Shadowz

La « guerre du streaming » n’est pas seulement celle des prix ou des exclusivitĂ©s, c’est une guerre pour notre attention. Dans cet Ă©cosystĂšme informationnel saturĂ©, le paradoxe n’est plus l’accĂšs au contenu, mais la capacitĂ© Ă  choisir.

Nous faisons tous l’expĂ©rience de « l’embarras du choix », cette fatigue dĂ©cisionnelle analysĂ©e par le psychologue Barry Schwartz en 2004 comme le « paradoxe de l’abondance » : trop de choix mĂšne Ă  la paralysie et Ă  l’insatisfaction. Face Ă  un catalogue algorithmique de 10 000 titres, l’utilisateur se sent perdu. C’est dans cette brĂšche que s’engouffrent les plateformes de niche. C’est le cas de Shadowz, la plateforme française de SVOD entiĂšrement dĂ©diĂ©e au cinĂ©ma de genre et d’horreur, lancĂ©e en 2020.

Comment une « petite » plateforme thĂ©matique peut-elle non seulement exister, mais prospĂ©rer dans cet Ă©cosystĂšme hyper-concurrentiel ? Cet article postule que le succĂšs de Shadowz repose sur une stratĂ©gie dĂ©libĂ©rĂ©e d’hyper-Ă©ditorialisation. En substituant la curation humaine Ă  l’algorithme opaque, Shadowz ne vend pas seulement des films : elle vend un point de vue, une expertise et un sentiment d’appartenance. Elle oppose Ă  l’automatisation de la dĂ©couverte un modĂšle communautaire et Ă©ditorialisĂ©.

Le pari de la complémentarité

Contrairement Ă  un nouvel entrant qui chercherait Ă  dĂ©trĂŽner les leaders, Shadowz s’est positionnĂ© d’emblĂ©e comme un complĂ©ment. Son identitĂ© s’est construite sur un ADN prĂ©cis : « fait par des passionnĂ©s, pour des passionnĂ©s ». Cette affirmation n’est pas un simple slogan marketing, elle est le fondement de son lancement. NĂ©e d’une campagne de financement participatif sur Ulule qui a atteint plus de 300% de son objectif, la plateforme a validĂ© son concept et prouvĂ© l’existence d’une demande communautaire avant mĂȘme d’écrire sa premiĂšre ligne de code. Ce n’est pas un capital-risque qui a financĂ© une idĂ©e, c’est une communautĂ© qui a plĂ©biscitĂ© un projet.

Cette passion est structurée par une expertise technique et sectorielle. Shadowz est portée par VOD Factory, une société spécialisée dans la création de plateformes SVOD en marque blanche. Ses fondateurs, dont Christophe Minelle, et son responsable éditorial, Aurélien Zimmermann, ne sont pas seulement des cinéphiles ; ils sont des professionnels de la distribution numérique. Ils allient la culture du genre à la maßtrise de la « platform economy ».
Cette double compĂ©tence leur permet de dĂ©ployer une stratĂ©gie prĂ©cise. D’une part, un modĂšle Ă©conomique pensĂ© pour le « multi-abonnement » : un prix bas (4,99 €/mois) qui ne force pas l’utilisateur Ă  choisir entre Netflix et eux. D’autre part, un catalogue qui ne vise pas l’exhaustivitĂ©, mais la pertinence. Avec environ 500 titres disponibles Ă  la fin de l’annĂ©e 2024, la valeur de Shadowz rĂ©side dans ce que les autres n’ont pas : des classiques introuvables, des pĂ©pites de festivals et des raretĂ©s oubliĂ©es.

Plus important encore, Shadowz a opĂ©rĂ© un pivot stratĂ©gique en devenant elle-mĂȘme distributrice. En acquĂ©rant les droits français de films inĂ©dits (les « Shadowz Exclu »), la plateforme sort de son rĂŽle de simple diffuseur pour devenir Ă©ditrice. Cette intĂ©gration verticale, bien que modeste, est cruciale. Elle se prolonge hors ligne, avec la co-Ă©dition de Blu-ray et l’organisation de projections Ă©vĂ©nementielles. Shadowz ne se contente pas de streamer des films ; elle les fait exister, leur donne une vie physique et sociale, et participe Ă  la prĂ©servation d’un patrimoine cinĂ©matographique de niche.

@Shadowz

La stratégie éditoriale : miser sur la Long Tail

La stratégie de catalogue de Shadowz est une application directe, et paradoxalement plus fidÚle que ses concurrents, de la théorie de la  Long Tail (Anderson, 2006).

Chris Anderson postule qu’à l’ùre numĂ©rique, les coĂ»ts de stockage et de distribution quasi nuls permettent aux entreprises de gĂ©nĂ©rer un revenu substantiel non plus seulement avec les « hits » , mais en vendant de petites quantitĂ©s d’un trĂšs grand nombre d’articles de niche. Si Netflix, Ă  l’époque de la location de DVD, fut l’exemple phare d’Anderson, son modĂšle SVOD actuel a largement abandonnĂ© cette logique. Pour retenir 200 millions d’abonnĂ©s, Netflix doit dĂ©sormais produire des programmes globaux tels que Stranger Things, qui agissent comme des produits d’appel et des diffĂ©renciateurs massifs. La Long Tail des vieux films, coĂ»teuse en droits de licence fragmentĂ©s, est devenue secondaire. Shadowz prend le contre-pied radical : son modĂšle Ă©conomique n’existe que dans la Long Tail du cinĂ©ma de genre. Dans un monde oĂč « tout est disponible » (thĂ©oriquement), la valeur n’est plus l’accĂšs, mais le filtre. L’infinitĂ© de la Long Tail est anxiogĂšne ; Shadowz propose d’en ĂȘtre le curateur de confiance. La nouvelle raretĂ© n’est pas le contenu, c’est le temps et la confiance.

« L’idĂ©e n’est pas d’avoir 5000 films, mais d’avoir une sĂ©lection qui a du sens. [
] On se plaĂźt Ă  confectionner un Ă©dito poussĂ© qui parlera aux fans de genre. »  – AurĂ©lien Zimmermann

Cette curation transforme la plateforme en « éditeur » au sens noble du terme. L’équipe Ă©ditoriale ne se contente pas d’agrĂ©ger du contenu ; elle le sĂ©lectionne, le contextualise et le dĂ©fend. Elle crĂ©e une ligne Ă©ditoriale claire, chose que les plateformes gĂ©nĂ©ralistes, dĂ©pendantes d’accords de licence globaux et d’algorithmes cherchant le plus petit dĂ©nominateur commun, ne peuvent ou ne veulent plus faire (Gillespie, 2018). C’est une Ă©conomie de la qualitĂ© contre une Ă©conomie de la quantitĂ©.

Le systùme de recommandation : L’anti-algorithme

C’est sur le terrain de la recommandation que la rupture est la plus flagrante. Le systĂšme de Shadowz est une rĂ©futation directe du modĂšle de la « boĂźte noire » algorithmique.

Les plateformes dominantes utilisent des algorithmes de recommandation sophistiquĂ©s dont l’objectif premier est la rĂ©tention : prĂ©dire ce que l’utilisateur est susceptible d’aimer pour maximiser le temps passĂ© sur la plateforme. Ce faisant, elles risquent de crĂ©er ce qu’Eli Pariser a nommĂ© la « Bulle de Filtre ». L’algorithme n’est pas passif ; il est actif. Il n’optimise pas pour la dĂ©couverte ou l’enrichissement culturel, mais pour la satisfaction immĂ©diate et la minimisation des dĂ©sabonnements.Shadowz oppose Ă  ce modĂšle opaque un systĂšme de recommandation humain, transparent et multi-couches. Comme l’analyse T. Gillespie dans Custodians of the Internet, les plateformes ne sont jamais neutres : elles façonnent activement ce que nous voyons. Shadowz assume ce rĂŽle de « gardien » de maniĂšre explicite. Le systĂšme de recommandation de Shadowz s’articule d’abord autour d’une taxonomie dĂ©taillĂ©e qui sert d’outil de navigation principal. Il faut oublier les catĂ©gories gĂ©nĂ©riques comme « Horreur » ou « Thriller » ; les films sont classĂ©s par sous-genres ultra-prĂ©cis, allant du « Giallo » au « Folk Horror », en passant par le « Body Horror », le « Rape & Revenge » ou mĂȘme les « Nouveaux ExtrĂ©mismes Français ». Cette classification dĂ©passe la simple mĂ©tadonnĂ©e pour devenir un vĂ©ritable outil pĂ©dagogique. Elle n’est pas seulement un tag, elle est une langue partagĂ©e avec la communautĂ©, un lexique qui guide l’utilisateur, lui apprend le vocabulaire spĂ©cifique du genre et l’invite Ă  explorer des filiations cinĂ©matographiques (Zimmermann, 2022). Cette approche est complĂ©tĂ©e par l’incarnation de la recommandation. PlutĂŽt que de proposer la formule algorithmique « Parce que vous avez regardé  », Shadowz offre des « Cartes Blanches ». La recommandation n’est plus un calcul, elle est confiĂ©e Ă  des personnalitĂ©s identifiĂ©es : des rĂ©alisateurs comme le duo Bustillo & Maury, des critiques de Mad Movies, ou des vidĂ©astes reconnus tel Le Fossoyeur de Films. La confiance n’est plus accordĂ©e Ă  un code opaque, mais Ă  une expertise humaine reconnue par la communautĂ©. Enfin, ce systĂšme est enveloppĂ© dans un contexte Ă©ditorial riche. Chaque film est accompagnĂ© de fiches dĂ©taillĂ©es, de textes explicatifs et d’anecdotes, tandis que la newsletter et les rĂ©seaux sociaux ne poussent pas des suggestions personnalisĂ©es, mais des « coups de cƓur » Ă©ditoriaux, toujours argumentĂ©s, s’apparentant Ă  des micro-critiques.

@Shadowz

En agissant ainsi, Shadowz brise la bulle de filtre. L’objectif n’est pas la rĂ©tention Ă  tout prix, mais la sĂ©rendipitĂ© : la dĂ©couverte heureuse et fortuite de ce que l’on ne cherchait pas. L’algorithme de recommandation classique est, par dĂ©finition, l’ennemi de la sĂ©rendipitĂ©. Il est conçu pour optimiser un chemin, pour prĂ©dire un comportement et Ă©liminer l’accident. La curation humaine, Ă  l’inverse, rĂ©introduit ces imprĂ©vus fertiles. Les titres mis en avant par Shadowz peuvent sembler totalement dĂ©corrĂ©lĂ©s de l’historique de visionnage de l’utilisateur. C’est prĂ©cisĂ©ment cette rupture qui crĂ©e la dĂ©couverte. En n’étant pas entiĂšrement personnalisĂ©e, la page d’accueil permet Ă  l’utilisateur de tomber sur une collection historique, une thĂ©matique (« Horreur et Politique ») ou un film dont il n’a jamais entendu parler. Shadowz fait le pari de l’intelligence et de la curiositĂ© de son public. 

Vers un écosystÚme de niche ?

Shadowz est la preuve de la viabilitĂ© d’un modĂšle de SVOD alternatif dans un marchĂ© que l’on croyait saturĂ©. Sa rĂ©ussite s’explique par son refus stratĂ©gique du modĂšle algorithmique dominant, au profit d’une hyper-Ă©ditorialisation qui place l’expertise humaine au centre de la proposition de valeur. En exploitant intelligemment l’idĂ©e de la Long Tail et en substituant la curation incarnĂ©e Ă  la « Bulle de Filtre », la plateforme ne se contente pas de divertir une niche : elle l’anime, l’éduque et la fĂ©dĂšre. 

L’avenir de la SVOD n’appartiendra peut-ĂȘtre pas Ă  un unique vainqueur, mais Ă  une constellation de plateformes spĂ©cialisĂ©es, comme MUBI pour le cinĂ©ma d’auteur ou TĂ«nk pour le documentaire. Ces acteurs, en prĂ©fĂ©rant la pertinence d’une communautĂ© Ă  la largeur d’une audience, encouragent le dĂ©veloppement de la curiositĂ© culturelle.

Dimitri SCHEM

Sources :

  • Anderson, C. (2006). The Long Tail: Why the Future of Business Is Selling Less of More. Hyperion.

Sur les médias sociaux : les histoires se racontent à la verticale

Photographie par Amar Preciado disponible sur Pexels

Un simple swipe vers le bas pour changer de film, d’épisode ou mĂȘme de sĂ©rie : et si c’était ça le futur de la consommation de films et de sĂ©ries ?

C’est dĂ©jĂ  une rĂ©alitĂ© puisqu’on ne compte plus le nombre de vidĂ©os YouTube, de sĂ©ries ou de films dĂ©coupĂ©s en plusieurs dizaines de parties et publiĂ©s, sous la forme de courtes vidĂ©os, sur TikTok.

GrĂące aux nouvelles technologies, le passage du format 16:9 (horizontal) au format 9:16 (vertical) n’a jamais Ă©tĂ© aussi facile. L’intelligence artificielle fait sortir les films de leur cadre en balayant les contraintes techniques et cinĂ©matographiques. Des scĂšnes de films cultes comme Harry Potter ou Indiana Jones voient ainsi leur format ĂȘtre converti, s’adaptant parfaitement Ă  la consommation sur smartphone.

L’intĂ©rĂȘt pour cette nouvelle maniĂšre de consommer du contenu ne cesse de croĂźtre, portĂ© par un visionnage sur mobile toujours plus rapide et fragmentĂ©.

Des productions faites sur mesure pour les plateformes

TikTok et Instagram deviennent de véritables lieux de création pour des contenus exclusifs et verticaux. Depuis les cinq derniÚres années, on voit apparaßtre des fictions produites uniquement pour la plateforme TikTok comme la série Cobell Energy (2023). 

Ce phĂ©nomĂšne ne touche pas seulement la Chine et les Etats-Unis. En France, la sĂ©rie CitĂ©s (2021) produite par Prime VidĂ©o France et rĂ©alisĂ©e par Abd Al Malik a Ă©tĂ© entiĂšrement pensĂ©e pour la plateforme TikTok. En effet, la sĂ©rie a Ă©tĂ© tournĂ©e Ă  l’iPhone au format vertical et elle comprend 12 Ă©pisodes de 60 secondes maximum. Le casting s’est fait grĂące au challenge #PrimeVideoCasting lancĂ© sur TikTok. Le rĂ©alisateur a su parfaitement maĂźtriser la grammaire de la plateforme (Ă©pisodes courts, danses et musiques tendances) et les fonctionnalitĂ©s offertes par l’application (outils de montage et filtres d’animation).

Sur les rĂ©seaux sociaux, on observe Ă©galement la production de contenus de fiction ou documentaire hybrides, c’est-Ă -dire disponibles dans les formats horizontaux et verticaux. Par exemple, le compte Instagram d’Arte @Arte_asuivre propose des mini-sĂ©ries adaptĂ©es Ă  ces nouveaux usages de consommation : sur la plateforme de streaming arte.tv et sur les rĂ©seaux sociaux. Le succĂšs de la mini-sĂ©rie Samuel (2024) est la preuve qu’Arte maĂźtrise les codes de ce double format. Sur la plateforme arte.tv, les Ă©pisodes sont diffusĂ©s au format 16:9 et durent entre 3 et 5 minutes. Sur TikTok, au contraire, les Ă©pisodes sont plus courts (moins d’une minute) et occupent tout l’écran du smartphone, Ă  la verticale. Cette stratĂ©gie a Ă©tĂ© payante puisque la sĂ©rie cumule, en France, 18 millions de vues, toutes plateformes confondues.

Samuel (2024), mini-série réalisée par Emilie Tronche et diffusée par Arte

Consommer des films ou sĂ©ries au format vertical c’est adopter des nouveaux codes. Pour les rĂ©alisateurs, le cadre est un vĂ©ritable espace de jeu. Ainsi, la scĂ©nariste et rĂ©alisatrice Camille Duvelleroy Ă©voque « le hors-champ gigantesque du vertical ». Avec le vertical, l’accent est mis sur l’humain, les visages et les corps car, selon elle, « si tu filmes en large, tu ne vois pas les visages de tes personnages et tu perds l’empathie » (Mathieu Deslandes, 2022).

Sur ses rĂ©seaux sociaux, Arte s’approprie les codes du feuilleton en diffusant tous les jours Ă  18h un Ă©pisode de sa mini-sĂ©rie Amours solitaires. Ainsi, le compte « @arte_asuivre invite Ă  redĂ©couvrir l’impatience, Ă  goĂ»ter l’attente. C’est aussi l’occasion d’installer davantage une narration, de dĂ©velopper les univers proposĂ©s par les sĂ©ries, tout cela contribue Ă  nourrir / enrichir les modes de rĂ©ception. »  Ces productions « exploitent les usages et fonctionnalitĂ©s d’Instagram et/ou y trouvent un public complĂ©mentaire aux autres plateformes » ; elles explorent « la relation qu’un public et des usages spĂ©cifiques Ă  Instagram peuvent entretenir avec les histoires » (Julien Aubert, 2021).

Par opposition Ă  ces sĂ©ries qui prennent le temps de raconter une histoire et de trouver leur public, on trouve des applications dĂ©diĂ©es au streaming vertical oĂč la rapiditĂ© de consommation est valorisĂ©e. Aux Etats-Unis et aux Philippines, on assiste Ă  l’explosion de la consommation de minidramas aussi appelĂ©s vertical dramas. Ce format Made in China a Ă©tĂ© pensĂ© pour satisfaire un public avide de contenus rapides et addictifs. Des tournages Ă  moindre coĂ»t, des scĂ©narios aux nombreux rebondissements et l’attention des spectateurs retenue dĂšs les premiĂšres secondes semblent composer la recette du succĂšs. En effet, cette industrie pĂšse aujourd’hui plusieurs milliards de dollars et repose sur des gĂ©ants des vertical dramas comme l’application RĂ©elshort.

Toutefois, ce succĂšs est Ă  nuancer. Bien que les contenus proposĂ©s aient Ă©tĂ© conçus pour nous rendre accros, les acteurs de cette industrie peinent encore Ă  trouver leur public. Les applications Quibi (aux USA) et Studio+ (en France) ont fermĂ© quelques annĂ©es aprĂšs leur lancement, preuve que le mobile-first et le format vertical sont Ă  l’heure actuelle loin d’ĂȘtre la norme lorsqu’il s’agit des films et des sĂ©ries


Des nouvelles maniÚres de promouvoir le cinéma

Les rĂ©seaux sociaux renouvellent Ă©galement la maniĂšre de promouvoir les films. On connaĂźt dĂ©jĂ  l’impact de TikTok sur la viralitĂ© de certains films. Par exemple, les diffĂ©rents challenges lors de la sortie du film Barbie (2023) ou les rĂ©actions filmĂ©es et postĂ©es sur TikTok aprĂšs avoir vu le film Le Consentement (2023) ont incitĂ© de nombreux spectateurs Ă  aller en salle.

Ces Ă©volutions obligent les studios et surtout les distributeurs Ă  repenser les stratĂ©gies de communication, notamment les bandes-annonces. Le format horizontal traditionnel n’est pas adaptĂ© aux rĂ©seaux sociaux. En effet, les utilisateurs de ces plateformes ont pour habitude de consommer des vidĂ©os courtes, au montage dynamique et dont les premiĂšres secondes de vidĂ©o doivent retenir l’attention au risque, sinon, d’ĂȘtre “swipĂ©es”. Une rĂšgle est certaine sur Instagram et TikTok: « Les trois premiĂšres secondes sont intransigeantes » selon Antton Racca. Ainsi, « les contenus verticaux impliquent une forte efficacitĂ© narrative » (Mathieu Deslandes, 2022). 

Des agences, comme Diversification LittĂ©raire, accompagnent dĂ©sormais les distributeurs dans leurs campagnes de communication en adaptant leurs bandes-annonces aux nouveaux formats courts et verticaux des rĂ©seaux sociaux. En effet, les distributeurs ont besoin d’ĂȘtre accompagnĂ©s afin de saisir au mieux les nouvelles opportunitĂ©s offertes par les rĂ©seaux sociaux.

Pyramid Flare by Johann Lurf, part of Vertical Cinema programme, curated and produced by Sonic Acts. Photo © Marcus Gradwohl. Courtesy of Sonic Acts.

Du petit au grand écran

Les nouvelles productions au format vertical ont désormais de plus en plus de festivals qui leur sont dédiés. Alors que, sur les médias sociaux comme TikTok, les contenus sont conçus exclusivement pour le petit écran, avec ce nouveau genre de festivals, on passe du petit au grand écran.

Par exemple, le festival Vertical Fest’ est un concours de courts mĂ©trages au format 9:16 dont la durĂ©e est infĂ©rieure Ă  1min30. Pour cette premiĂšre Ă©dition, quinze films seront sĂ©lectionnĂ©s et projetĂ©s dans un cinĂ©ma. Les rĂ©alisateurs doivent publier leurs oeuvres sur TikTok ou Instagram avec la mention #verticalfest afin d’avoir une chance d’ĂȘtre sĂ©lectionnĂ©. 

D’autres initiatives mettent Ă  l’honneur les films verticaux. C’est le cas du Vertical Cinema dont les films sont diffusĂ©s sur grand Ă©cran dans des Ă©glises et salles de spectacle d’Europe. Ces projections expĂ©rimentales et spectaculaires – nĂ©cessitant, par ailleurs, un projecteur sur-mesure – questionnent la dimension spatiale du cinĂ©ma traditionnel en proposant des films sur un nouvel axe. 

Ces Ă©vĂ©nements reprĂ©sentent-ils une exception dans l’industrie cinĂ©matographique ? Il est en effet paradoxal de projeter des films sur grand Ă©cran alors qu’ils ont majoritairement Ă©tĂ© conçus pour une diffusion verticale. Cela rĂ©sulte-t-il d’un vĂ©ritable syndrome de la vidĂ©o verticale ? Ou bien ce format marquera-t-il une rĂ©volution dans la maniĂšre de consommer films et sĂ©ries ? Seul l’avenir nous le dira


Une chose est sĂ»re : le format vertical ouvre des perspectives nouvelles, tant pour la crĂ©ation que pour la diffusion et la communication des contenus cinĂ©matographiques. Il réécrit les codes de la narration et du montage et pourrait bien ĂȘtre l’un des piliers de l’avenir du cinĂ©ma digital.

Capucine Albisetti

Sources

  1. « Sur TikTok, une IA remonte des films culte Ă  la verticale, et c’est un vrai problĂšme », Konbini. 2023, Disponible sur : https://www.konbini.com/popculture/sur-tiktok-une-ia-remonte-des-films-culte-a-la-verticale-et-cest-un-vrai-probleme/
  2. « Prime Video France prĂ©sente CITÉS, la premiĂšre sĂ©rie 100% TikTok », TikTok Newsroom, 2021. Disponible sur : https://newsroom.tiktok.com/fr-fr/amazon-prime-serie-cites
  3. Aubin Estelle, « Samuel : La success story de la mini-sĂ©rie digitale d’Arte », Ecran total, 2024. Disponible sur : https://ecran-total.fr/2024/04/24/la-success-story-de-la-serie-samuel-sur-arte/?srsltid=AfmBOorp8KO_XdsFahN_nkcKOb4gdUfgWy1mQ0Ba2hRcpCA7OIGq7u4I
  4. « Interview : La stratĂ©gie Ă©ditoriale d’ARTE À Suivre (@arte_asuivre) », Julien Aubert, PXN, 2021. Disponible sur : https://medium.com/@hellopxn/interview-la-stratĂ©gie-Ă©ditoriale-darte-Ă -suivre-arte-asuivre-39f70758e094
  5. Sarmiento Kate, « What Are Vertical Dramas And Are They The Future Of Streaming? », Cosmopolitan, 2025. Disponible sur : https://www.cosmo.ph/entertainment/vertical-dramas-a5322-20250302-lfrm?s=alm63ll6vk2rr3trtck3a4huq1
  6. Li Xin & Ye Zhanhang, « Flash Fiction TV: Why China Is Betting Big on Ultrashort Dramas », Sixth Tone, 2024. Disponible sur : https://www.sixthtone.com/news/1014527
  7.  Deslandes Mathieu,  « Filmer en vertical, c’est comme regarder par la fenĂȘtre », INA, 2022. Disponible sur : https://larevuedesmedias.ina.fr/video-format-vertical-film-serie-documentaire-realisatrices

Communautés survivalistes, propagande et rites secrets : DayZ, un jeu qui crée du lien

Avec l’aimable autorisation de Knit’s Island, L’Île sans fin / Ekiem Guilhem Caussen, Quentin L’helgoualc’h pour Les Films Invisibles

En 2024 sort au cinĂ©ma le documentaire « Knit’s Island, L’Île sans fin » tournĂ© entiĂšrement dans DayZ, un simulateur de survie postapocalyptique. On y suit Ekiem Guilhem Caussen et Quentin L’helgoualc’h, des reporters de guerre virtuelle, qui vont Ă  la rencontre des diffĂ©rentes communautĂ©s survivalistes qui peuplent le monde virtuel de DayZ. Les logiques de communautĂ©s dans ce jeu « bac-Ă -sable » vont loin, trĂšs loin. De la communautĂ© ultra-sectaire, Ă  l’organisation de « rave party », en passant par des proto-religions, DayZ est passĂ© d’un jeu vidĂ©o Ă  un vĂ©ritable espace social immersif, crĂ©ant ainsi un contraste frappant avec les Ă©checs successifs des mĂ©tavers grand public.

Il s’agit alors de se demander dans quelle mesure les communautĂ©s survivalistes de DayZ illustrent-elles la capacitĂ© du jeu en gĂ©nĂ©ral Ă  gĂ©nĂ©rer des sociĂ©tĂ©s spontanĂ©es ?

Un simulateur de survie devenu un phénomÚne communautaire

DayZ un simulateur de survie dans un post-apocalyptique zombie vendu Ă  plus de 5 millions d’exemplaires, dĂ©veloppĂ© et Ă©ditĂ© par Bohemia Interactive Ă  partir de 2014. À  l’origine c’est une modification par une personne tierce (mod) du jeu ARMA 2. Le jeu place le joueur dans la RĂ©publique post-soviĂ©tique fictive de Chernarus, oĂč une Ă©pidĂ©mie mystĂ©rieuse a transformĂ© la plupart de la population en zombies. En tant qu’individu rĂ©sistant Ă  la maladie, le joueur doit parcourir Chernarus pour rĂ©cupĂ©rer de la nourriture, de l’eau, des armes et des mĂ©dicaments : autant d’élĂ©ments indispensables Ă  sa survie. Cette quĂȘte est complexifiĂ©e par le caractĂšre offensif et lĂ©tal des infectĂ©s qu’il est donc nĂ©cessaire d’esquiver voire de tuer. Il est possible de coopĂ©rer avec les autres joueurs, mais Ă©galement de les Ă©viter ou de les Ă©liminer.

Le but de DayZ est de rester en vie et en bonne santĂ© en faisant face aux infectĂ©s qui Ă©voluent dans l’environnement du jeu. L’une des principales caractĂ©ristiques du jeu est que le personnage du joueur ne possĂšde qu’une seule et unique vie. Une fois mort, le joueur doit donc recommencer une partie avec un nouvel avatar. La raretĂ© des ressources, la persistance des objets et la coopĂ©ration ou l’hostilitĂ© entre joueurs favorisent l’émergence de communautĂ©s solidement structurĂ©es.

Le documentaire Knit’s Island, une plongĂ©e au cƓur des communautĂ©s survivalistes

Les reporters Guilhem Caussen et Quentin L’helgoualc’h ont passé  963 heures  dans cet espace numĂ©rique pour comprendre  pourquoi les joueurs ne se contentent pas de survivre, mais dĂ©veloppent des sociĂ©tĂ©s avec leurs propres rĂšgles et dynamiques. Le film montre comment ces micro-sociĂ©tĂ©s se forment et se structurent bien au-delĂ  du simple jeu.

Entraide et petits groupes de joueurs occasionnels

La plupart des communautĂ©s fonctionnent sur la base d’une entraide classique : Ă©change de ressources, protection mutuelle et partage d’expĂ©riences. Elles constituent 90 % des joueurs et s’apparentent Ă  des utilisateurs passifs (lurkers) d’un rĂ©seau social, sans structures profondes.

Le roleplay et les sectes survivalistes

Certains groupes adoptent des structures plus complexes, s’inspirant de dynamiques sectaires. Un exemple marquant est celui des Hommes MasquĂ©s, dirigĂ©s par un leader influent dont l’autoritĂ© repose sur un mĂ©lange de crainte et de fascination. Ses membres doivent porter un masque en permanence, symbole de leur appartenance. Le rĂŽle de chacun est clairement dĂ©fini, renforçant l’immersion et la théùtralisation du jeu.

Avec l’aimable autorisation de Knit’s Island, L’Île sans fin / Ekiem Guilhem Caussen, Quentin L’helgoualc’h pour Les Films Invisibles

Un autre exemple est celui du RĂ©vĂ©rend, chef d’une proto-religion vĂ©nĂ©rant une entitĂ© nommĂ©e Dagoth. Il prĂȘche sur les ondes in-game, organise des rituels et attire de nouveaux adeptes via des messes diffusĂ©es par radio ou dictaphone. Ces pratiques rappellent les stratĂ©gies de recrutement des vĂ©ritables cultes, transposĂ©es dans l’espace vidĂ©oludique.

Avec l’aimable autorisation de Knit’s Island, L’Île sans fin / Ekiem Guilhem Caussen, Quentin L’helgoualc’h pour Les Films Invisibles

Les grandes communautés structurées, des micro-sociétés hiérarchisées

Certaines factions adoptent des structures Ă©laborĂ©es : leaders influents, propagandistes, soldats, Ă©missaires diplomatiques. Elles se livrent des luttes de pouvoir dignes de conflits politiques, renforcĂ©es par la raretĂ© des ressources et l’instabilitĂ© permanente du jeu. Les stratĂ©gies de nĂ©gociation et d’infiltration sont omniprĂ©sentes, poussant chaque joueur Ă  adopter un rĂŽle prĂ©cis dans ces intrigues mouvantes.

Une communication multi-supports : au-delĂ  du simple chat

L’un des aspects les plus fascinants de DayZ rĂ©side dans la maniĂšre dont les joueurs dĂ©tournent les outils du jeu pour Ă©tablir des rĂ©seaux de communication sophistiquĂ©s. Bien que le chat Ă©crit et le chat vocal de proximitĂ© restent les moyens classiques d’échange, les communautĂ©s les plus organisĂ©es exploitent des mĂ©canismes in-game dĂ©tournĂ©s pour Ă©tendre leur influence et contrĂŽler l’information.

Les radios in-game jouent un rĂŽle clĂ© dans ces stratĂ©gies. Certains groupes contrĂŽlent des frĂ©quences spĂ©cifiques oĂč ils diffusent des messages destinĂ©s Ă  leurs membres ou Ă  d’éventuelles nouvelles recrues. À la maniĂšre de radios pirates, des factions entiĂšres gĂšrent ces stations clandestines oĂč des porte-parole dictent les rĂšgles du territoire ou diffusent des menaces envers leurs rivaux.

Enfin, l’usage des affiches et graffitis renforce cette emprise territoriale. Certains clans dĂ©tournent des objets du jeu pour afficher leurs slogans ou intimider leurs adversaires. Lorsqu’une faction dominante marque son territoire en placardant des messages sur les murs d’un bĂątiment, elle envoie un signal clair, dissuadant les autres joueurs de s’y installer.

Ces stratĂ©gies de communication ne se limitent pas Ă  l’échange d’informations. Elles permettent de structurer des hiĂ©rarchies internes, d’orchestrer des rivalitĂ©s et d’alimenter une mise en scĂšne immersive qui pousse chaque joueur Ă  jouer son rĂŽle Ă  fond, dans une logique oĂč la frontiĂšre entre coopĂ©ration et antagonisme se nĂ©gocie en permanence.

L’image de marque devient un levier essentiel d’affirmation et de reconnaissance. Certains groupes construisent une vĂ©ritable identitĂ© visuelle et sonore Ă  travers des vĂȘtements distinctifs, des hymnes, ou encore des phrases rituelles rĂ©pĂ©tĂ©es Ă  chaque rencontre avec un Ă©tranger.

Certains joueurs infiltrent des groupes ennemis pour semer la discorde, en lançant de fausses rumeurs ou en encourageant des scissions internes. Dans cette logique, des agents doubles sont parfois missionnés pour créer des tensions entre alliances et provoquer des guerres inutiles, rendant obligatoires la présence de modérateur au sein de chaque faction.

Le jeu, ciment social ? Les communautés survivalistes de DayZ comme micro-sociétés émergentes

Avec l’aimable autorisation de Knit’s Island, L’Île sans fin / Ekiem Guilhem Caussen, Quentin L’helgoualc’h pour Les Films Invisibles

Contrairement Ă  Second Life ou Horizon Worlds (metavers de la sociĂ©tĂ© Meta), DayZ propose une immersion fondĂ©e sur le jeu de rĂŽle, ce qui renforce paradoxalement les interactions sociales authentiques. LĂ  oĂč les mĂ©tavers classiques Ă©chouent Ă  crĂ©er un engagement profond, car ils excluent la logique ludique, DayZ transforme la survie en un moteur de cohĂ©sion communautaire. Chaque mois, les Ă©diteurs du jeu mettent en avant les communautĂ©s les plus remarquables dans leur rubrique Community Spotlight  sur les rĂ©seaux sociaux, renforçant ainsi les dynamiques sociales du jeu.

Le jeu, sous ses diffĂ©rentes formes (jeux vidĂ©o, jeux de rĂŽle ou jeux d’enfants), est un outil puissant pour favoriser les interactions sociales, renforcer les liens et bĂątir des communautĂ©s. 

Une Ă©tude MIT montre que les jeux vidĂ©o peuvent renforcer l’engagement civique. Les joueurs actifs dans des communautĂ©s en ligne liĂ©es Ă  leurs jeux sont souvent plus enclins Ă  discuter de sujets politiques ou sociaux dans leur vie quotidienne.

DĂšs l’enfance, les jeux collectifs (football, loup, marelle) enseignent la coopĂ©ration, la communication et le respect des rĂšgles, tout en aidant Ă  gĂ©rer les conflits. De mĂȘme, dans le monde professionnel, les activitĂ©s de team building (escape games, dĂ©fis sportifs, jeux de rĂŽle) favorisent la cohĂ©sion en encourageant l’entraide et la confiance entre collĂšgues. Ces expĂ©riences ludiques brisent les barriĂšres sociales et hiĂ©rarchiques, renforçant le sentiment d’appartenance. Ainsi, que ce soit Ă  l’école ou au travail, le jeu permet de crĂ©er des liens solides et durables en favorisant l’interaction et la collaboration.

En conclusion DayZ ne se limite pas Ă  un jeu de survie, mais devient un espace oĂč s’expĂ©rimentent de nouvelles formes de communautĂ©s. En proposant un cadre propice Ă  l’émergence de structures sociales complexes, il dĂ©passe le simple cadre du divertissement pour devenir un vĂ©ritable laboratoire de dynamiques sociales. Ainsi, DayZ illustre comment un jeu peut se transformer en un rĂ©seau social total, oĂč la fiction et la rĂ©alitĂ© s’entrelacent de maniĂšre fascinante. Souvent dĂ©nigrĂ© et perçu comme un simple divertissement, le jeu est et restera le moteur primaire de crĂ©ation de communautĂ©s, qu’il s’agisse des complicitĂ©s de la cour de rĂ©crĂ©ation, des stratĂ©gies du jeu de sĂ©duction, des activitĂ©s de team building  ou des mondes immersifs comme DayZ.

Mathéo CREMOUX

Sources:

Marketing du cinĂ©ma d’horreur : les stratĂ©gies des distributeurs indĂ©pendants amĂ©ricains

Le cinĂ©ma d’horreur a occupĂ© une place importante en 2024, avec des films comme Longlegs, The Substance, Nosferatu ou encore ImmaculĂ©e. Ces titres ont fait sensation au box-office indĂ©pendant, sĂ©duisant un public en quĂȘte de rĂ©cits singuliers.

Image libre de droits, faite par IA

Ce genre, plus que jamais, continue d’attirer un jeune public fidĂšle et passionnĂ©. En 2023, les 15-24 ans reprĂ©sentaient plus de 40% des entrĂ©es de La Nonne : La MalĂ©diction de Sainte-Lucie (1,15 million d’entrĂ©es). Ils ont Ă©galement dominĂ© l’audience de Five Nights at Freddy’s (45,7 %), L’Exorciste : DĂ©votion (44,2 %) ou encore Saw X (41,4 %)1. Cette tranche d’ñge constitue une audience clĂ© pour les distributeurs et les annonceurs.

Les films d’horreur, et en particulier les films d’horreur indĂ©pendants, offrent l’opportunitĂ© unique de toucher ce public difficilement accessible par d’autres canaux. Jennifer Friedlander, vice-prĂ©sidente senior chez Screenvision, et Mike Rosen, directeur des revenus chez National CineMedia, expliquent que le genre de l’horreur est particuliĂšrement adaptĂ© pour capter l’attention des jeunes « cord-cutters » adeptes du contournement publicitaire. La salle de cinĂ©ma devient alors un espace idĂ©al pour diffuser des messages ciblĂ©s Ă  ce public, de maniĂšre bien plus efficace que sur les mĂ©dias traditionnels ou numĂ©riques : sur le grand Ă©cran, les publicitĂ©s ne peuvent pas ĂȘtre facilement ignorĂ©es.2

Mais encore faut-il attirer ce public en salles. Pour cela, les efforts marketing sont essentiels. Comme le souligne Jason Blum, fondateur de Blumhouse : « Le succĂšs d’un film, c’est 50 % sa qualitĂ©, 50 % le marketing ».3

En 2024, le plus grand succĂšs du cinĂ©ma d’horreur Ă©tait A Quiet Place: Day One, rĂ©alisĂ© par Michael Sarnoski et produit et distribuĂ© par Paramount Pictures. Avec un box-office mondial de 261 millions de dollars pour un budget de 67 millions, le film s’impose Ă©galement comme le plus grand succĂšs horrifique en termes d’entrĂ©es aux États-Unis4, mais aussi en France5. Si le budget marketing n’est pas public, les Ă©quipes ont concentrĂ© leurs efforts sur des campagnes mĂ©dias, et ont largement capitalisĂ© sur la popularitĂ© de la franchise. Nous avons Ă©galement pu observer des actions marketing plus innovantes, comme des tags « Don’t Talk » ou « Stay Quiet » dans la ville de New-York.

Et du cÎté des indépendants ?

Si l’on s’éloigne des productions des grands studios, on remarque que le cinĂ©ma indĂ©pendant s’impose de plus en plus sur la scĂšne horrifique, et qu’il propose des campagnes marketing souvent plus risquĂ©es et provocantes. Longlegs, rĂ©alisĂ© par Oz Perkins, avec Maika Monroe et Nicolas Cage, en est l’un des exemples les plus parlants. TroisiĂšme plus grand succĂšs du genre aux États-Unis en 20246, il est distribuĂ© par Metropolitan Filmexport en France et par NEON aux États-Unis.

Le succĂšs marketing de Longlegs

DĂšs le dĂ©part, NEON a pris le parti d’une campagne minimaliste et intrigante. Les premiers teasers ne livrent aucun dĂ©tail sur l’intrigue, le casting ou mĂȘme le rĂ©alisateur : ils laissent le public dans l’ignorance totale de l’histoire. Mieux encore, le studio fait le choix audacieux de ne pas dĂ©voiler immĂ©diatement le look si distinctif de Nicolas Cage, alors qu’il aurait pu ĂȘtre un argument promotionnel Ă©vident.

NEON a Ă©galement investi dans des affiches et des panneaux publicitaires : la plupart se limitent Ă  des images du film montrant des scĂšnes choquantes hors contexte, accompagnĂ©es uniquement du titre et des noms des acteurs en lettres rouges. Mais l’élĂ©ment le plus marquant et le plus viral reste un panneau publicitaire installĂ© Ă  Los Angeles : une image qui donne un aperçu de Nicolas Cage, un numĂ©ro de tĂ©lĂ©phone inquiĂ©tant (intĂ©grant le fameux « 666 ») qui a pour messagerie la voix effrayante de l’acteur, et
 rien d’autre. Ni titre, ni date de sortie. Une stratĂ©gie qui rappelle les campagnes digitales de Cloverfield ou The Blair Witch Project, oĂč le mystĂšre alimente des thĂ©ories virales imaginĂ©es par les fans.

Le pari de NEON est plus que rĂ©ussi. La bande-annonce de Longlegs cumule plus de 17 millions de vues sur YouTube, et le film a gĂ©nĂ©rĂ© plus de 125 millions de dollars au box-office mondial7. Avec ce succĂšs, NEON prouve une nouvelle fois sa maĂźtrise du marketing de l’horreur, et s’affirme comme un concurrent de taille face Ă  A24, leader incontestĂ© du renouveau de « l’horreur d’auteur »8.

A24, figure exemplaire du marketing

Si A24 a marquĂ© le cinĂ©ma d’horreur avec des films cultes comme Midsommar ou HĂ©rĂ©ditĂ©, son influence dĂ©passe largement le genre. Depuis 13 ans, le studio redĂ©finit le paysage du cinĂ©ma indĂ©pendant amĂ©ricain en imposant une identitĂ© forte : offrir aux cinĂ©astes une libertĂ© artistique totale et s’affranchir des stratĂ©gies marketing conventionnelles.

C’est en 2012 que Daniel Katz, David Fenkel et John Hodges dĂ©cident de fonder leur propre studio, A24 Films, un nom inspirĂ© de l’autoroute italienne sur laquelle Katz se trouvait lorsqu’il a eu l’idĂ©e de ce projet. PassionnĂ©s par le cinĂ©ma indĂ©pendant des annĂ©es 90, ils souhaitent replacer les rĂ©alisateurs au cƓur de la crĂ©ation, et proposer des stratĂ©gies marketing inĂ©dites et innovantes.9

Pour promouvoir HĂ©rĂ©ditĂ© (2018), A24 a mis le personnage de Charlie au centre du marketing du film : son regard menaçant envahissait les affiches, une bande-annonce lui Ă©tait entiĂšrement consacrĂ©e, et une boutique Etsy vendait ses poupĂ©es. Cette approche a donnĂ© l’illusion que Charlie Ă©tait le coeur du projet, alors que ce personnage meurt au dĂ©but du film. Cette campagne a donc créé un twist qui a enflammĂ© les rĂ©seaux sociaux et suscitĂ© un fort engagement.10

Et pour promouvoir Heretic, leur plus grand succĂšs de 202411, A24 a sorti des bougies parfumĂ©es Ă  la tarte aux myrtilles, et a diffusĂ© des annonces de personnes disparues Ă  l’aĂ©roport de Salt Lake City (la capitale mondiale des Mormons), demandant : « Que sont devenus Paxton et Barnes ? ».12

Branding et merchandising

A24 est devenu bien plus qu’un simple studio de cinĂ©ma, c’est une vĂ©ritable marque. Le studio a rĂ©ussi Ă  crĂ©er un vĂ©ritable Ă©vĂ©nement autour de chaque sortie : le label A24 est devenu synonyme d’un style particulier et unique, au point qu’il n’est pas rare de voir des spectateurs se rendre au cinĂ©ma simplement pour « voir un film A24 »13. L’engagement du public est puissant : les fans Ă©coutent le podcast A24, et achĂštent des produits dĂ©rivĂ©s en tout genre, des t-shirts A24 aux parapluies, savons, gourdes, et mĂȘme au scotch.

Le merchandising autour des films devient de plus en plus crĂ©atif. Pour la sortie de The Substance, un body-horror de Coralie Fargeat, MUBI et SCRT ont lancĂ© les faux kit « The Substance Activator Nalgene », des gourdes inspirĂ©es du film, qui promettent ironiquement de « produire une version plus jeune et meilleure de vous-mĂȘme ».13

Une plus forte propension au risque

Nous l’avons compris : les distributeurs indĂ©pendants prennent souvent plus de risques que les grands studios dans leurs stratĂ©gies marketing. Terrifier 3 en est un parfait exemple. Avec un budget de production de 2 millions de dollars et une enveloppe marketing limitĂ©e Ă  500 000 dollars15, le film a pourtant gĂ©nĂ©rĂ© 80 millions de dollars au box-office16, notamment grĂące Ă  une dĂ©cision controversĂ©e prise par Cineverse, le studio derriĂšre le film.

Cette dĂ©cision audacieuse ? Sortir le film sans classification officielle sur le marchĂ© amĂ©ricain. Cineverse n’est pas un studio traditionnel ni un distributeur classique : il peut prendre des risques que les grandes majors n’oseraient pas. Un pari qui a marchĂ© : cet aspect « interdit sans l’ĂȘtre » a attirĂ© le public en salles.

Le succĂšs de Terrifier 3 repose aussi sur une stratĂ©gie publicitaire hyper-ciblĂ©e, loin des mĂ©dias nationaux traditionnels. Cineverse, le studio derriĂšre le film, a misĂ© sur des plateformes spĂ©cialisĂ©es comme le site Bloody Disgusting, ses podcasts dĂ©diĂ©s Ă  l’horreur, ou encore la chaĂźne FAST Screambox. Et grĂące Ă  c360, sa technologie publicitaire propriĂ©taire, il a pu atteindre son public sur plusieurs plateformes.17

Le marketing de l’horreur de demain

Les distributeurs indĂ©pendants ont pris l’habitude d’adopter des stratĂ©gies marketing audacieuses et originales pour promouvoir leurs films d’horreur, misant souvent sur des approches digitales et immersives. Depuis Blair Witch, il est devenu Ă©vident que le mystĂšre entourant un film d’horreur est un Ă©lĂ©ment clĂ© pour gĂ©nĂ©rer de la viralitĂ© sur internet. Et l’avantage de ces campagnes, soutenues par le bouche-Ă -oreille via les rĂ©seaux sociaux, rĂ©side aussi dans leur capacitĂ© Ă  toucher un public international. Ainsi, les efforts marketing d’un distributeur amĂ©ricain bĂ©nĂ©ficient Ă©galement aux distributeurs d’autres rĂ©gions.

Cependant, si trop de films d’horreur choisissent de miser uniquement sur le mystĂšre et la viralitĂ©, il est possible que le public perde peu Ă  peu son intĂ©rĂȘt pour ce type de campagne. Dans ce contexte, il sera intĂ©ressant de voir comment le marketing de l’horreur saura se rĂ©inventer dans les annĂ©es Ă  venir, pour continuer Ă  surprendre sans ĂȘtre redondant.

BLOT Juliette.

  1. Centre National du CinĂ©ma et de l’Image AnimĂ©e. “Bilan 2023 du CNC.” CNC, 2024, https://www.cnc.fr/professionnels/etudes-et-rapports/bilans/bilan-2023-du-cnc_2190717. ↩
  2. Sheena, Jasmine. “Advertisers are targeting horror-loving younger audiences in theaters.” Marketing Brew, 2024, https://www.marketingbrew.com/stories/2024/10/10/advertisers-are-targeting-horror-loving-younger-audiences-in-theaters. ↩
  3. LĂ©ger, François. “Jason Blum : Le succĂšs d’un film, c’est 50 % sa qualitĂ©, 50 % le marketing.” Premiere, 2023, https://www.premiere.fr/Cinema/News-Cinema/Jason-Blum-Le-succes-d-un-film-cest-50–sa-qualite-50–le-marketing. ↩
  4.  “Box Office Performance for Horror Movies in 2024.” The Numbers, https://www.the-numbers.com/market/2024/genre/Horror. ↩
  5. AlloCinĂ©. “Box Office du film Sans un bruit: jour 1.” AlloCinĂ©, https://www.allocine.fr/film/fichefilm-287892/box-office/. ↩
  6.  “Box Office Performance for Horror Movies in 2024.” The Numbers, https://www.the-numbers.com/market/2024/genre/Horror. ↩
  7.  “Box Office Performance for Horror Movies in 2024.” The Numbers, https://www.the-numbers.com/market/2024/genre/Horror. ↩
  8.  Hart, Nick. “‘Longlegs’: A Masterclass in Horror Movie Marketing.” Medium, 2024, https://medium.com/counterarts/longlegs-a-masterclass-in-horror-movie-marketing-43987eb0b53e. ↩
  9.  Issart, Emilie. “A24, le studio de production qui a renversĂ© Hollywood.” Radio France, https://www.radiofrance.fr/mouv/a24-le-studio-de-production-qui-a-renverse-hollywood-9918830. ↩
  10. Sharf, Zack. “‘Hereditary’ Shocker: A24’s Brilliant Marketing Is Responsible For the Best Horror Movie Twist in Years.” Indie Wire, 2018, https://www.yahoo.com/entertainment/hereditary-shocker-a24-brilliant-marketing-203106053.html. ↩
  11.  “Box Office Performance for Horror Movies in 2024.” The Numbers, https://www.the-numbers.com/market/2024/genre/Horror. ↩
  12. Sondermann, Selina. “Heretic | Movie review – The Upcoming.” The Upcoming, 28 October 2024, https://www.theupcoming.co.uk/2024/10/28/heretic-movie-review/. ↩
  13. Danvers, Gia. “A Brand Will Build You Up: A24.” Medium, 2023, https://medium.com/illumination/a-brand-will-build-you-up-a24-1a6707d5551. ↩
  14. “THE SUBSTANCE CAPSULE IN COLLABORATION WITH MUBI.” SCRTÂź, 2024, https://scrt.onl/fr/blogs/journal/the-substance-capsule-in-collaboration-with-mubi. ↩
  15. Allo CinĂ©. “Terrifier 3.” ALLOCINE, https://www.allocine.fr/film/fichefilm-310139/box-office/. ↩
  16.  Welk, Brian. “‘Terrifier 3’ Made $80 Million. Marketing Cost: $500,000. Here’s How.” IndieWire, 2024, https://www.indiewire.com/news/business/cineverse-marketing-terrifier-3-500000-1235065407/. ↩
  17.  Welk, Brian. “‘Terrifier 3’ Made $80 Million. Marketing Cost: $500,000. Here’s How.” IndieWire, 2024, https://www.indiewire.com/news/business/cineverse-marketing-terrifier-3-500000-1235065407/. ↩

Payer pour consommer : comment les plateformes se sont imposées face au piratage et au streaming illégal ?

Le piratage de contenus culturels protĂ©gĂ©s et le streaming illĂ©gal ont Ă©tĂ© la norme pendant prĂšs de deux dĂ©cennies. En 2023 pourtant, 75 % des Français seraient abonnĂ©s Ă  un service payant de vidĂ©o et de musique (Arcom). Comment un tel renversement des pratiques de consommation de biens culturels a-t-il pu arriver ? Montez Ă  bord de la DeLorean, aux prĂ©mices d’Internet, pour comprendre comment les pirates ont disparu de nos Ă©crans.

L’ñge d’or du piratage et du streaming illĂ©gal

À la fin des annĂ©es 1990, avec l’avĂšnement d’Internet, le piratage de biens culturels voit le jour. Internet inaugure une nouvelle Ăšre d’accĂšs Ă  l’information, permettant la numĂ©risation des contenus culturels et bouleversant leurs modes de consommation. Vers la fin de cette dĂ©cennie, les rĂ©seaux P2P (pair-Ă -pair) apparaissent. Ils permettent aux utilisateurs de partager et de tĂ©lĂ©charger des fichiers protĂ©gĂ©s par la propriĂ©tĂ© intellectuelle via la connexion mutuelle d’ordinateurs, sans passer par un serveur centralisĂ©. Cette architecture dĂ©centralisĂ©e rendait le contrĂŽle difficile pour les autoritĂ©s et les ayants-droits. Napster, pionnier du P2P, lancĂ© en 1999, a grandement facilitĂ© le partage et le tĂ©lĂ©chargement illĂ©gal de fichiers musicaux.

GrĂące aux amĂ©liorations du dĂ©bit Internet et Ă  la compression des fichiers, le streaming se dĂ©veloppe ensuite. Cette mĂ©thode permet de consommer du contenu sans le tĂ©lĂ©charger. Finies les heures d’attente pour tĂ©lĂ©charger un film et libĂ©rer de l’espace sur son disque dur. La spontanĂ©itĂ© de la consommation Ă  la demande sĂ©duit les utilisateurs, et le streaming illĂ©gal explose au dĂ©but des annĂ©es 2000. Les sites prolifĂšrent dans tous les domaines : cinĂ©ma, sĂ©ries, musique, Ă©vĂšnements sportifs.

Internet remet en cause le modĂšle Ă©conomique de l’industrie de la propriĂ©tĂ© intellectuelle en rendant les copies numĂ©riques des biens protĂ©gĂ©s gratuites et accessibles. Les dĂ©gĂąts sont consĂ©quents : les revenus mondiaux de l’industrie musicale ont diminuĂ© de 50 % de 2000 Ă  2010 (Statista). En 2008, on estime que 95 % de la musique numĂ©rique provenait du piratage (IFPI).

Une premiÚre riposte : la réglementation

Face Ă  un tel cataclysme pour les industries culturelles, un encadrement lĂ©gal du tĂ©lĂ©chargement et de la consommation illicite de contenus culturels s’est dĂ©veloppĂ© vers la fin des annĂ©es 2000. En France, la loi HADOPI est votĂ©e en 2009. Pour protĂ©ger les Ɠuvres soumises Ă  la propriĂ©tĂ© intellectuelle, elle a instaurĂ© un systĂšme de « riposte graduĂ©e » envers les contrevenants, allant des avertissements aux sanctions de plus en plus sĂ©vĂšres, jusqu’à l’amende. Cependant, cette loi a Ă©tĂ© difficilement applicable en raison de la complexitĂ© de traçage des serveurs illĂ©gaux, et l’HADOPI a souvent Ă©tĂ© qualifiĂ©e d’échec.

Deux cas d’école : Spotify et Netflix

Ainsi, dans un contexte oĂč les industries culturelles traditionnelles peinent Ă  s’adapter aux nouveaux modes de consommation imposĂ©s par la numĂ©risation, ce sont surtout des entrepreneurs visionnaires qui vont rĂ©ussir Ă  lancer le modĂšle qui deviendra la nouvelle norme : les plateformes.

Daniel Ek et Martin Lorentzon lancent Spotify en 2008 afin de rendre disponible un large catalogue musical tout en garantissant la rĂ©munĂ©ration des ayants-droits. Spotify leur promet un partage des revenus provenant de la publicitĂ© et des abonnements. La plateforme repose sur le modĂšle de l’économie de l’attention : les utilisateurs, habituĂ©s Ă  la gratuitĂ© du tĂ©lĂ©chargement illĂ©gal, conservent cette impression de gratuitĂ© de la consommation en Ă©tant soumis Ă  de la publicitĂ©.

Mais au-delĂ  de cette absence de coĂ»t initial, Spotify se distingue par une expĂ©rience d’écoute novatrice, grĂące Ă  une interface intuitive et ergonomique.  Les utilisateurs ont accĂšs Ă  de nombreuses fonctionnalitĂ©s : la crĂ©ation de leurs propres playlists, un systĂšme de recherche facilitĂ©, et surtout des recommandations personnalisĂ©es en fonction des goĂ»ts personnels et des similitudes avec d’autres utilisateurs. Cette combinaison d’accessibilitĂ© et de personnalisation fait rapidement de Spotify une plateforme incontournable. Le succĂšs de Spotify tient Ă©galement Ă  son modĂšle freemium, permettant de payer un abonnement pour accĂ©der Ă  des options avancĂ©es : Ă©coute hors connexion et absence de publicitĂ© pour des tarifs avantageux.

Netflix est quant Ă  elle la plateforme qui rĂ©volutionnera le streaming vidĂ©o. Alors mĂȘme qu’elle n’était Ă  l’origine qu’un service de location de DVD par correspondance, elle a mis en place des systĂšmes qui ont posĂ© les bases du succĂšs de nos plateformes de streaming actuelles : un abonnement illimitĂ© « All you can watch » Ă  19,95 $ dĂšs 2000, une « watchlist » permettant de prĂ©dire les locations futures, et surtout un systĂšme de recommandations personnalisĂ©es, « Cinematch », initialement conçu pour rĂ©guler les choix de location. Lorsqu’elle se lance dans la vidĂ©o Ă  la demande en 2007, Netflix parvient Ă  intĂ©grer ces innovations afin d’offrir une expĂ©rience de visionnage unique, qui lui permet de conserver sa base de clients existante tout en sĂ©duisant progressivement des millions de nouveaux abonnĂ©s.

Si Netflix a rĂ©ussi Ă  convaincre les adeptes du piratage, c’est en grande partie grĂące Ă  un catalogue vaste, facilement accessible et Ă  des prix attractifs. Les studios TV lui font confiance rapidement et lui permettent de diffuser les saisons passĂ©es de leurs productions. Breaking Bad est un exemple emblĂ©matique : produite par AMC, la sĂ©rie atteint une popularitĂ© massive grĂące aux abonnĂ©s qui la dĂ©couvrent sur Netflix.

Toutefois, l’élĂ©ment clĂ© du succĂšs de Netflix rĂ©side dans son virage vers la production de contenus originaux. En 2013, House of Cards inaugure ce phĂ©nomĂšne, suivi de titres marquants comme Orange Is the New Black, Sense8, Narcos ou Stranger Things, qui marqueront les spectateurs des annĂ©es 2010. Par ailleurs, Netflix sera Ă  l’origine d’un phĂ©nomĂšne gĂ©nĂ©rationnel : le binge-watching, en rendant tous les Ă©pisodes d’une sĂ©rie disponibles simultanĂ©ment, convainquant in fine les derniers pirates rĂ©calcitrants.

Une nouvelle Ăšre pour la consommation de contenus culturels

Prime Video, Disney+, Deezer, MyCanal ne sont que quelques-unes des nombreuses plateformes ayant Ă©mergĂ© dans les annĂ©es 2010. Les utilisateurs ont vite pris goĂ»t Ă  la possibilitĂ© d’accĂ©der Ă  des contenus variĂ©s Ă  tout moment et en tout lieu, dĂ©laissant ainsi la consommation illĂ©gale.

La pandĂ©mie de Covid-19 a accĂ©lĂ©rĂ© cette tendance : Netflix aurait gagnĂ© 26 millions d’abonnĂ©s (Statista) sur la premiĂšre moitiĂ© de 2020. En 2023, l’Arcom indique que 75 % des Français sont abonnĂ©s Ă  un service payant de vidĂ©o ou de musique, avec un budget moyen de 38 € par mois pour les biens culturels. L’optimisation des plateformes a non seulement incitĂ© au paiement, mais aussi au cumul des abonnements pour maximiser l’accĂšs aux contenus. Rien qu’en France, une Ă©tude IPSOS (2025) estime que les moins de 35 ans ont en moyenne 2,9 abonnements par personne. Un phĂ©nomĂšne accentuĂ© par des offres groupĂ©es comme Rat+ de MyCanal.

ParallĂšlement, le CNC observe une baisse continue du piratage depuis 2018, avec -8,2 millions d’internautes pirates entre 2018 et 2022. Toutefois, ce recul ralentit : la baisse s’élĂšve Ă  seulement -8 % en 2023 contre -21 % en 2022


Vers une remise en question du modÚle des plateformes ?

Ce ralentissement de la baisse de la consommation illĂ©gale de contenus protĂ©gĂ©s laisse entrevoir un dĂ©clin d’adhĂ©sion chez les utilisateurs face Ă  un marchĂ© SVOD qui arrive Ă  maturitĂ©. Ce phĂ©nomĂšne peut s’expliquer par une combinaison de facteurs liĂ©s Ă  l’augmentation des coĂ»ts, Ă  des restrictions plus strictes et mĂȘme Ă  la dĂ©gradation de l’expĂ©rience utilisateur.

DĂšs 2023, Netflix restreint le partage de comptes aux seuls foyers, provoquant un vif mĂ©contentement. ParallĂšlement, les abonnements ne cessent d’augmenter : en France, le tarif standard de Netflix est passĂ© de 8,99 € Ă  13,49 € par mois en 2023, tandis que Spotify a relevĂ© son abonnement individuel de 2 €. Ces hausses, justifiĂ©es par l’augmentation des taxes et les investissements en contenu original et en infrastructures, lassent les abonnĂ©s.

De plus, des services autrefois inclus deviennent payants ou optionnels, comme la qualitĂ© vidĂ©o sur Netflix ou l’absence de publicitĂ© sur Prime Video et Disney+. Face Ă  ces Ă©volutions, certains se tournent vers des alternatives illicites, notamment les dĂ©codeurs IPTV illĂ©gaux, dĂ©jĂ  trĂšs rĂ©pandus dans le streaming sportif. MalgrĂ© des signaux d’alarme Ă©vidents, la menace pĂšse davantage sur les droits des ayants-droits plutĂŽt que sur les modĂšles des plateformes en eux-mĂȘmes. Le CNC rĂ©vĂ©lait en 2023 une mixitĂ© importante des usages puisque 7 pirates sur 10 utilisaient aussi des plateformes SVOD, ce qui laisse peu de places Ă  une rĂ©volte antisystĂšme


Anaëlle Mousserin

Sources :

Disney vs Canal+ : la bataille qui secoue l’audiovisuel français

© Disney / Canal+

L’annĂ©e 2025 s’annonce dĂ©jĂ  comme un tournant historique pour l’audiovisuel français. D’un cĂŽtĂ©, le prĂ©sident de l’Arcom, Roch-Olivier Maistre, s’apprĂȘte Ă  passer la main Ă  Martin Ajdari, qui devra gĂ©rer de grands chantiers : nouvelles chaĂźnes sur la TNT, rĂ©forme de la numĂ©rotation, et surtout la renĂ©gociation sensible de la chronologie des mĂ©dias1. De l’autre, France TĂ©lĂ©visions doit composer avec un budget dĂ©ficitaire pour la premiĂšre fois depuis prĂšs d’une dĂ©cennie1, tandis que sa prĂ©sidente, Delphine Ernotte-Cunci, entretient le flou autour de son Ă©ventuel troisiĂšme mandat1.

Au milieu de ces turbulences, la rivalitĂ© entre Canal+ et Disney cristallise toutes les attentions. Le gĂ©ant amĂ©ricain a annoncĂ© la fin de la distribution de Disney+ chez Canal+2, rĂ©cupĂ©rant au passage la diffusion de la prestigieuse cĂ©rĂ©monie des Oscars3. Au cƓur de l’enjeu : la fenĂȘtre d’exploitation Ă  six mois aprĂšs la sortie en salles4, longtemps chasse gardĂ©e de Canal+ grĂące Ă  ses investissements massifs (jusqu’à 190 millions d’euros par an4). Si Disney obtient le mĂȘme privilĂšge, moyennant une augmentation radicale de ses apports (de 13 Ă  55 millions d’euros4), le modĂšle français traditionnel, basĂ© sur un diffuseur-pilier, s’en trouverait Ă©branlĂ©.

Ces bouleversements en cascade soulĂšvent de multiples questions. Comment prĂ©server l’exception culturelle face Ă  l’émergence de nouveaux acteurs, qu’ils soient amĂ©ricains ou issus de la TNT ? Quels arbitrages opĂ©rer pour maintenir la diversitĂ© des Ɠuvres et soutenir la crĂ©ation indĂ©pendante, alors que les crĂ©dits d’impĂŽts et les Sofica sont dans le viseur de certains parlementaires5 ? Et surtout, dans un paysage oĂč l’offre se fragmente, qui endossera le rĂŽle de grand financeur du cinĂ©ma français si la place de Canal+ venait Ă  vaciller ? C’est l’ensemble de ces problĂ©matiques que ce billet se propose d’explorer.

Un clash historique : Disney s’émancipe de Canal+

Depuis plusieurs annĂ©es, Canal+ proposait l’accĂšs aux chaĂźnes et Ă  la plateforme Disney+ dans ses bouquets, assurant une fenĂȘtre de diffusion privilĂ©giĂ©e pour les films du studio (six mois aprĂšs la sortie en salles)1 4. Mais Ă  partir de janvier 2025, tout bascule : Disney met fin Ă  ce partenariat et rĂ©cupĂšre, dans la foulĂ©e, l’exclusivitĂ© pour diffuser la cĂ©rĂ©monie des Oscars en France, autrefois un symbole fort de Canal+3. La chaĂźne cryptĂ©e, qui considĂšre cette plateforme comme une « consommation marginale » pour ses abonnĂ©s, rĂ©plique en dĂ©nonçant des nĂ©gociations infructueuses et un contexte fiscal dĂ©favorable (redressement de TVA, hausse de la taxe CNC, etc.)4.

La rupture entre ces deux partenaires historiques prend une ampleur encore plus marquĂ©e lorsque Disney affiche son intention d’investir jusqu’à 55 millions d’euros par an dans la production de films français, contre 13 millions l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente. L’objectif ? Obtenir la mĂȘme fenĂȘtre de diffusion Ă  six mois rĂ©servĂ©e depuis longtemps Ă  Canal+, grĂące Ă  un investissement colossal bien au-delĂ  du minimum lĂ©gal. Or, cette fenĂȘtre est l’ultime atout de Canal+, qui injecte 190 millions d’euros chaque annĂ©e pour maintenir son statut de financeur numĂ©ro 1 du cinĂ©ma français7. Si Disney atteint un niveau Ă©quivalent, l’économie mĂȘme de Canal+ pourrait vaciller, tandis que la filiĂšre du cinĂ©ma s’apprĂȘte Ă  dĂ©pendre davantage d’un acteur amĂ©ricain.

En parallĂšle, la chaĂźne cryptĂ©e se retire progressivement de la TNT, mettant fin Ă  la diffusion de certains canaux payants, et voit C8 perdre sa frĂ©quence dans la nouvelle redistribution orchestrĂ©e par l’Arcom. Tandis que Canal+ poursuit son internationalisation (notamment via le rachat du groupe africain MultiChoice et une introduction partielle Ă  la Bourse de Londres), Disney mise sur le marchĂ© français pour Ă©largir sa base d’abonnĂ©s. Sans Canal+ comme intermĂ©diaire, le studio amĂ©ricain nĂ©gocie dĂ©jĂ  avec Orange et d’autres opĂ©rateurs pour maintenir sa visibilitĂ© dans les foyers6.

Un secteur audiovisuel en pleine mue : nouvelle gouvernance, nouveaux défis

Le choc Disney–Canal+ intervient alors que d’autres chantiers majeurs secouent l’audiovisuel. Roch-Olivier Maistre quitte prochainement ses fonctions de prĂ©sident de l’Arcom, laissant la place Ă  Martin Ajdari, ancien secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de France TĂ©lĂ©visions. Celui-ci devra notamment gĂ©rer :

Martin Ajdari (Photo by Xavier LEOTY / AFP)
  • La remise en jeu de frĂ©quences TNT1 : Deux nouvelles chaĂźnes gĂ©nĂ©ralistes, CMI TV et OFTV, arriveront sur la TNT en 2025, tandis que la numĂ©rotation reste un sujet explosif. Les critĂšres de l’Arcom (intĂ©rĂȘt du public, blocs thĂ©matiques, etc.) vont, Ă  coup sĂ»r, faire grincer les dents.
  • Le budget en pĂ©ril de France TĂ©lĂ©visions1 : Le groupe public approuve pour la premiĂšre fois depuis neuf ans un budget dĂ©ficitaire (-104 M€ de ressources prĂ©vues), alors que l’État tarde Ă  clarifier l’avenir financier de l’audiovisuel public. Delphine Ernotte-Cunci, Ă  la tĂȘte de France TV, briguera-t-elle un troisiĂšme mandat ? L’incertitude demeure, au moment oĂč se prĂ©pare une rĂ©forme potentielle de tout l’audiovisuel public.
  • La chronologie des mĂ©dias Ă  renĂ©gocier1 : Jusqu’ici, Canal+ Ă©tait satisfait du statu quo, mais l’irruption de Disney dans la fenĂȘtre Ă  six mois rebat totalement les cartes. Netflix, de son cĂŽtĂ©, refuse d’augmenter ses contributions sans mesurer les retombĂ©es de ses investissements actuels, et les autres diffuseurs (M6, TF1, France TV, Paramount+) observent avec prudence.

Autre point sensible, les discussions autour du projet de loi de finances 2025. Des Ă©lus, notamment du Rassemblement National, ont dĂ©posĂ© des amendements pour rĂ©duire les crĂ©dits d’impĂŽts et plafonner les avantages fiscaux des Sofica, au prĂ©texte d’une nĂ©cessaire maĂźtrise des dĂ©penses publiques5. Une telle dĂ©cision, si elle Ă©tait adoptĂ©e, pourrait affaiblir les mĂ©canismes de soutien dont dĂ©pend la production française. L’inquiĂ©tude est forte dans une filiĂšre dĂ©jĂ  Ă©branlĂ©e par la fin de Salto, l’absence d’un projet de plateforme commune alternative et l’explosion des coĂ»ts.

Entre menace et opportunitĂ© : quel avenir pour l’exception culturelle ?

Le bras de fer entre Disney et Canal+ rĂ©vĂšle les fragilitĂ©s d’un modĂšle français centrĂ© sur quelques diffuseurs puissants et un large Ă©ventail de dispositifs publics (crĂ©dits d’impĂŽts, Sofica, soutien du CNC)5. L’arrivĂ©e d’un investisseur amĂ©ricain prĂȘt Ă  quadrupler son engagement financier peut, certes, se traduire par plus de projets, davantage de films et une visibilitĂ© internationale accrue. Les rĂ©centes interviews de responsables chez Disney+ montrent d’ailleurs leur volontĂ© de s’orienter vers un public adulte, d’innover (Shƍgun, The Bear
) et de coproduire des fictions françaises ambitieuses8.

Toutefois, la dĂ©pendance grandissante Ă  un gĂ©ant Ă©tranger suscite des craintes pour la « souverainetĂ© culturelle ». Si Canal+ rĂ©duit ses investissements pour s’aligner sur la concurrence, certaines productions plus risquĂ©es (documentaires d’investigation, cinĂ©ma d’auteur, sĂ©ries Ă  petit budget) pourraient peiner Ă  trouver un financement local. Dans le mĂȘme temps, France TĂ©lĂ©visions, dĂ©jĂ  en dĂ©ficit, ne sera pas en mesure de combler le manque1. Le risque est de voir un appauvrissement de la diversitĂ©, une uniformisation autour de formules calibrĂ©es pour sĂ©duire un maximum de spectateurs, au dĂ©triment de l’expĂ©rimentation et de la singularitĂ© qui font la richesse du cinĂ©ma français.

Face Ă  ces bouleversements, les nouvelles chaĂźnes (CMI TV, OFTV) ou l’appel Ă  un front commun via la FiliĂšre Audiovisuelle (LaFa) sont autant de tentatives pour remettre la France en ordre de bataille9. Le futur prĂ©sident de l’Arcom, Martin Ajdari, insiste sur la nĂ©cessitĂ© d’une offre solide pour faire face aux plateformes Ă©trangĂšres, suggĂ©rant parfois la crĂ©ation d’une plateforme commune inspirĂ©e par des modĂšles comme le britannique Freely1. Mais pour l’instant, aucune dynamique n’a rĂ©ellement pris forme, alors que le temps presse et que chaque acteur campe sur ses positions.

Le verdict ?

La rivalitĂ© entre Disney et Canal+ n’est donc pas un simple accroc commercial. Elle incarne un dĂ©placement des plaques tectoniques de l’audiovisuel français, dĂ©jĂ  secouĂ© par la nomination imminente d’un nouveau prĂ©sident Ă  l’Arcom, la refonte de la TNT, les rĂ©formes budgĂ©taires et la refonte possible de l’audiovisuel public. L’enjeu majeur reste la pĂ©rennitĂ© d’un modĂšle qui, jusqu’ici, s’appuyait sur la chronologie des mĂ©dias, sur les diffuseurs historiques et sur un fort soutien de l’État.

Reste Ă  savoir si, dans cette reconfiguration, la France saura prĂ©server son exception culturelle : la diversitĂ©, l’innovation, l’ambition artistique qui ont toujours caractĂ©risĂ© son cinĂ©ma et ses programmes audiovisuels. Disney, en tant que nouvel investisseur massif, fera-t-il fructifier la crĂ©ativitĂ© locale ou imposera-t-il une uniformisation des contenus ? Canal+, en perdant un monopole soigneusement entretenu, conservera-t-il l’influence nĂ©cessaire pour soutenir des Ɠuvres audacieuses ? Et quelles rĂ©ponses l’Arcom et les pouvoirs publics apporteront-ils Ă  cette concurrence internationale qui gagne du terrain ? Le verdict dĂ©pendra de multiples arbitrages dans les mois Ă  venir. Si certains y voient le dĂ©but d’une Ăšre plus ouverte et compĂ©titive, d’autres redoutent une dĂ©pendance accrue Ă  quelques multinationales, au dĂ©triment de la libertĂ© de ton et de la spĂ©cificitĂ© française. Dans tous les cas, 2025 pourrait bien ĂȘtre l’annĂ©e oĂč se joue le futur de l’audiovisuel national — et, avec lui, le destin d’une industrie cinĂ©matographique encore enviĂ©e Ă  l’international.

FAY Benjamin

Sources

« La tĂ©lĂ©vision en 2025 : des changements en ligne de mire », Ecran Total, 13/01/2025.

« Disney annonce le non-renouvellement de son accord avec Canal+ », Ecran Total, 04/11/2024.

« Disney va diffuser les Oscars en exclusivitĂ© en France », Ecran Total, 10/12/2024.

« Les nĂ©gociations entre les organisations du cinĂ©ma et les plateformes dans la derniĂšre ligne droite », Ecran Total, 11/12/2024.

« PLF 2025 : Le RN s’en prend aux crĂ©dits d’impĂŽts et aux Sofica », Le film français, 21/10/2024.

« Orange et The Walt Disney Company signent un accord de distribution », Ecran Total, 23/12/2024.

« Le retrait pas si Ă©tonnant de Canal+ de la TNT », Ecran Total, 09/12/2024.

« Julia Tenret et KĂ©vin Deysson (Disney+) : “Notre public cible, ce sont les 18-49 ansâ€â€ŻÂ», Ecran Total, 13/01/2025.

«Enjeux de l’audiovisuel en 2025 : les syndicats ont la parole», Ecran Total, 10/01/2025.

Festivals de cinĂ©ma en ligne : dĂ©mocratisation ou perte d’authenticitĂ© ?

La pandĂ©mie a poussĂ© de nombreux festivals Ă  se rĂ©inventer en ligne, certains y voyant une opportunitĂ©, d’autres un reniement de leur essence. Le Festival de Cannes 2020 a prĂ©fĂ©rĂ© annuler son Ă©dition plutĂŽt que d’opter pour une version numĂ©rique, estimant qu’un festival repose sur l’expĂ©rience en salle, les rencontres et l’effervescence de l’évĂ©nement. Le numĂ©rique est-il un atout ou une perte d’authenticitĂ© pour les festivals ?

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Une évolution amorcée bien avant la pandémie

Si la crise sanitaire a accĂ©lĂ©rĂ© la digitalisation des festivals de cinĂ©ma, l’idĂ©e d’une prĂ©sence en ligne n’est pas nouvelle. Depuis plusieurs annĂ©es, certaines manifestations ont intĂ©grĂ© des dispositifs numĂ©riques : programmation diffusĂ©e en ligne, retransmission en direct de moments clĂ©s, applications mobiles dĂ©diĂ©es, voire dĂ©pĂŽts de films en ligne.

DĂšs 2011, Christina Warren soutenait que « de nombreux festivals de films, parmi les plus importants, comprennent qu’une composante en ligne est en train de devenir un aspect important des festivals dans le futur ». Cette intuition s’est confirmĂ©e avec diverses initiatives comme l’intĂ©gration d’une section compĂ©titive en ligne par le Tribeca Film Festival ou encore la proposition par le BuddhaFest d’une sĂ©lection de 6 longs mĂ©trages accessibles via le BuddhaFilm Online Film Festival (2017).

L’essor du numĂ©rique : opportunitĂ© ou nĂ©cessitĂ© ?

Le festival en ligne constitue une opportunitĂ© pour s’adapter aux nouveaux usages de consommation, notamment chez les jeunes spectateurs. Ces derniers se rendent moins en salle et privilĂ©gient des formats accessibles depuis leurs Ă©crans personnels. Le numĂ©rique devient alors un outil complĂ©mentaire, permettant Ă  ces Ă©vĂ©nements de rester en phase avec les pratiques culturelles actuelles.

Une opportunitĂ© d’enrichissement de l’offre en ligne

L’accĂšs en ligne ouvre de nouvelles opportunitĂ©s pour les films indĂ©pendants. Traditionnellement, les films projetĂ©s en festival restent confinĂ©s Ă  un circuit restreint. Un festival en ligne leur offre une visibilitĂ© accrue auprĂšs du grand public et des professionnels.

Mais alors, en quoi un festival en ligne se distingue-t-il d’une plateforme de SVOD comme Netflix ? PlutĂŽt qu’une opposition salle/plateforme, il faudrait opposer l’algorithme et la sĂ©lection.

LĂ  oĂč Netflix dicte ses recommandations par des algorithmes, les festivals – physiques ou numĂ©riques – reposent sur une curation exigeante. Chaque sĂ©lection est le fruit du travail de programmateurs mettant en avant des Ɠuvres singuliĂšres, Ă©loignĂ©es des standards commerciaux. Comme le souligne Romain Lecler, l’opposition entre festival en ligne et plateforme SVOD est peu pertinente : les plateformes privilĂ©gient des productions Ă  gros budget et laissent peu de place aux films indĂ©pendants. MĂȘme si quelques films de festival y figurent, ils sont peu visibles et « noyĂ©s dans la masse des autres programmes ». En festival, la sĂ©lection confĂšre aux films une reconnaissance symbolique et Ă©conomique prĂ©cieuse, bien plus qu’un simple rĂ©fĂ©rencement sur un catalogue numĂ©rique.

Un levier de démocratisation du cinéma ?

Les festivals en ligne brisent plusieurs barriĂšres.

D’un point de vue financier, leur production est bien moins coĂ»teuse que celle d’un festival traditionnel. Les frais liĂ©s aux infrastructures, aux dĂ©placements et Ă  la logistique sont drastiquement rĂ©duits. Pour les spectateurs, cela signifie Ă©galement une rĂ©duction des coĂ»ts : pas de transports, pas de logement Ă  rĂ©server, et souvent, un accĂšs gratuit ou Ă  faible prix aux films (My French Film Festival, accĂšs gratuit sur certains territoires, 1,99€ Ă  l’unitĂ© ou 7,99€ pour le pack global). Ainsi, des publics qui n’auraient jamais envisagĂ© de se rendre Ă  un festival en prĂ©sentiel peuvent enfin y participer.

D’un point de vue gĂ©ographique, les festivals en ligne brisent les barriĂšres de la centralisation culturelle. Les salles de cinĂ©ma traditionnelles, notamment celles dĂ©diĂ©es Ă  l’art et essai, restent majoritairement concentrĂ©es dans les grandes mĂ©tropoles. Pour un public Ă©loignĂ© de ces centres urbains, les festivals en ligne deviennent une alternative prĂ©cieuse, leur donnant accĂšs Ă  des films qu’ils n’auraient jamais pu voir autrement.

Capture d’écran page d’accueil du site officiel de MFFF

Au-delĂ  du rajeunissement du public de cinĂ©ma français dans le monde, l’ambition du festival en ligne My French Film Festival créé par UniFrance, est d’« ĂȘtre disponible partout, pour tous, mĂȘme pour ceux toujours plus nombreux, qui n’ont plus accĂšs Ă  une salle diffusant du cinĂ©ma Ă©tranger » (Jean-RĂ©mi Ducourioux, 2012).

Le festival est passĂ© d’1,3 million de visionnages en 2012 Ă  13 millions en 2021 Ă  travers 200 territoires, preuve que son public ne cesse de croĂźtre.

Cette idĂ©e de dĂ©mocratisation n’est pourtant pas absolue et fait dĂ©bat. En vĂ©ritĂ©, le format en ligne rĂ©vĂšle un paradoxe que l’accessibilitĂ© numĂ©rique peine Ă  compenser : le manque d’expĂ©rience collective et d’immersion propres aux festivals traditionnels restent difficilement transposables sur nos Ă©crans. Pour beaucoup, ceci est la preuve d’une dĂ©naturation progressive de l’évĂ©nement festivalier.

Un festival en ligne peut-il rĂ©ellement crĂ©er l’évĂ©nement ?

L’un des fondements d’un festival est son caractĂšre unique : ce sont des Ă©vĂ©nements, des moments de rencontre, des lieux emblĂ©matiques oĂč se forge une atmosphĂšre particuliĂšre. Pourrait-on parler de Cannes sans la Croisette, son tapis rouge et ses mythiques ovations en salle ?

Le premier dĂ©fi rĂ©side ainsi dans la perte d’unitĂ© de temps et de lieu. Un festival physique impose un rythme, une immersion totale dans l’univers cinĂ©matographique. En ligne, les festivals sont plus longs (souvent un mois). Le spectateur choisit donc son moment de visionnage, entre deux tĂąches quotidiennes, sans la solennitĂ© d’une salle obscure.

« Regarder deux films par jour quand on a un travail, ce n’est pas possible, les gens Ă©taient frustrĂ©s, nous aussi »

Marion Quillard, festival Point Doc (2013)

Certains festivals tentent alors de recréer une temporalité forte comme sur la plateforme Festival Scope en imposant des horaires fixes et des tickets limités sur un ton un peu décalé :

« Tickets are limited and in demand, so hurry up if you want a front seat! »

Le second dĂ©fi est le maintien d’une expĂ©rience collective unique. Les rencontres entre spectateurs, les dĂ©bats aprĂšs les projections, la magie des Ă©changes spontanĂ©s disparaissent derriĂšre un Ă©cran, rendant l’expĂ©rience plus solitaire. Pour pallier cela, des festivals comme MFFF mettent en place des forums et des espaces d’échange en ligne, tentant de recrĂ©er un semblant de communautĂ©. Un sondage auprĂšs des spectateurs de la 3e Ă©dition rĂ©vĂšle que 41,4% d’entre eux ressentent un sentiment d’appartenance Ă  une communautĂ© internationale, preuve que la dimension sociale d’un festival peut survivre au numĂ©rique.

La dimension compétitive : un enjeu clé

L’un des piliers des festivals de cinĂ©ma rĂ©side dans leur dimension compĂ©titive. Les prix dĂ©cernĂ©s confĂšrent aux films une reconnaissance qui peut propulser leur carriĂšre. Les festivals en ligne conservent cette tradition, avec des compĂ©titions structurĂ©es autour de catĂ©gories spĂ©cifiques, et des jurys composĂ©s de professionnels du cinĂ©ma.

Les festivals en ligne tentent d’innover grĂące Ă  la participation des internautes. À travers des votes en ligne, le public peut attribuer un prix, ce qui renforce l’interaction et l’engagement des spectateurs. Ce format, bien que diffĂ©rent de la ferveur d’une salle comble applaudissant un film primĂ©, permet une forme de validation collective qui transcende les frontiĂšres physiques.

Interdit aux chiens et aux Italiens
Prix du public MFFF 2024

Un impact sur la couverture médiatique et le réseautage

Les festivals sont des moments clés pour la promotion des films : rencontres avec la presse, interviews, critiques en avant-premiÚre
 En ligne, ces interactions sont limitées. Certains festivals tentent de pallier ce manque avec des formats alternatifs : Point Doc propose un chat en direct avec les réalisateurs chaque soir, et MFFF met à disposition des interviews exclusives.

Pour les professionnels, le réseautage est également un enjeu majeur. Des plateformes comme Festival Scope Pro permettent aux ayants droit de suivre qui visionne leurs films et de contacter directement des acheteurs potentiels, offrant ainsi une alternative au marché du film traditionnel.

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Vers un modĂšle hybride ?

Les festivals de cinĂ©ma en ligne ne sont ni une simple alternative ni une menace pour les festivals traditionnels. Ils reprĂ©sentent une mutation, une hybridation qui ouvre de nouvelles perspectives. Loin de remplacer l’expĂ©rience en salle, ils la complĂštent en offrant une accessibilitĂ© accrue et en repensant la maniĂšre dont le public dĂ©couvre le cinĂ©ma.

NĂ©anmoins, ceux-ci soulĂšvent des paradoxes : s’ils dĂ©mocratisent l’accĂšs aux films, ils peinent Ă  recrĂ©er l’intensitĂ© d’un Ă©vĂ©nement physique. S’ils offrent une visibilitĂ© nouvelle aux Ɠuvres, ils ne parviennent pas toujours Ă  leur confĂ©rer la mĂȘme aura symbolique, aujourd’hui cristallisĂ©e par les plus grands festivals de cinĂ©ma.

Les perspectives vers des modÚles hybrides, combinant projections en salle et accÚs numérique, font débat.

Les festivals les plus prestigieux oseront-ils sauter le pas ? Seul l’avenir nous le dira.

Emmanuelle YOG


Sources

Dans quelle mesure la cancel culture influence-t-elle la diffusion des Ɠuvres artistiques ? Faut-il censurer ou contextualiser ?

En 2020, la cĂ©rĂ©monie des CĂ©sar prend un tournant explosif lorsque le prix du meilleur rĂ©alisateur est attribuĂ© Ă  Roman Polanski pour J’accuse. Quelques mois plus tĂŽt, l’actrice AdĂšle Haenel avait brisĂ© le silence en accusant le rĂ©alisateur Christophe Ruggia d’attouchements lorsqu’elle Ă©tait adolescente, dĂ©clenchant une vague de prises de parole dans le milieu du cinĂ©ma français. En signe de protestation, Ă  la remise du prix, elle quitte alors la salle aux cĂŽtĂ©s de CĂ©line Sciamma et NoĂ©mie Merlant : « La honte ! » avant d’ĂȘtre filmĂ©e Ă  l’extĂ©rieur, criant avec rage : « Bravo la pĂ©dophilie ! ». Les actrices dĂ©nonçaient une industrie qui, selon elles, continue de rĂ©compenser des hommes accusĂ©s de violences sexuelles. 

La mĂȘme annĂ©e, HBO Max retirait temporairement le film Autant en emporte le vent, mal accueilli par le public, en raison de sa reprĂ©sentation idĂ©alisĂ©e de l’esclavage et accusĂ© de vĂ©hiculer des stĂ©rĂ©otypes racistes. Plus tard, la plateforme le re-diffusait avec une introduction qui contextualisait le contenu.

Ces deux Ă©vĂ©nements illustrent bien les tensions autour de la cancel culture. Terme polĂ©mique, il dĂ©signe cette dynamique de remise en cause de figures et productions culturelles jugĂ©es problĂ©matiques. Si certains y voient une nĂ©cessaire réévaluation Ă©thique, d’autres dĂ©noncent une forme de censure qui limiterait la libertĂ© artistique. 

Les exemples citĂ©s montrent d’un cĂŽtĂ©, une contestation de la lĂ©gitimitĂ© des artistes impliquĂ©s dans des scandales, de l’autre, une remise en question d’Ɠuvres historiques Ă  l’aune des sensibilitĂ©s contemporaines, et ils soulĂšvent une question centrale : faut-il censurer ou contextualiser ? Jusqu’oĂč les institutions culturelles doivent-elles prendre en compte ces dĂ©bats dans leurs choix de programmation et de diffusion ?

La polémique autour de la projection du Dernier Tango à Paris à la CinémathÚque

En dĂ©cembre 2024, la CinĂ©mathĂšque française se retrouve au cƓur d’une intense controverse suite Ă  la programmation du film Le Dernier Tango Ă  Paris dans le cadre d’une rĂ©trospective consacrĂ©e Ă  Marlon Brando. RĂ©alisĂ© par Bernardo Bertolucci en 1972, ce film est devenu l’un des symboles des dĂ©bats contemporains sur les violences sexistes dans le milieu du cinĂ©ma. L’origine de la polĂ©mique repose sur la scĂšne de sodomie simulĂ©e entre Marlon Brando et Maria Schneider, tournĂ©e sans le consentement prĂ©alable de cette derniĂšre. En 2007, l’actrice avait rĂ©vĂ©lĂ© avoir vĂ©cu ce tournage comme une humiliation et une vĂ©ritable agression psychologique. AprĂšs le mouvement #MeToo, le doute est levĂ© sur le caractĂšre obscur de cette scĂšne.

DĂšs l’annonce de la projection, des critiques fusent contre la CinĂ©mathĂšque pour son manque de contextualisation et de prise en compte du traumatisme subit par Schneider. Le film est prĂ©sentĂ© comme un reflet de la rĂ©volution sexuelle aprĂšs mai 68, et comme ayant une “odeur de soufre”. Cette introduction est perçue par certains comme une minimisation de la violence rĂ©elle exercĂ©e sur l’actrice. Des personnalitĂ©s engagĂ©es dans le mouvement fĂ©ministe, telles que ChloĂ© Thibaud et Judith GodrĂšche, dĂ©noncent la programmation du film sans dĂ©bat prĂ©alable, tandis que des associations comme NousToutes exigent son annulation pure et simple.

Face Ă  la tempĂȘte mĂ©diatique, la CinĂ©mathĂšque tente d’abord de calmer les tensions en organisant un dĂ©bat en amont de la projection. Cependant, les pressions s’intensifient et des menaces de perturbations violentes poussent finalement l’institution Ă  dĂ©programmer le film, invoquant des raisons de sĂ©curitĂ©. Cette dĂ©cision divise : certains y voient une avancĂ©e dans la reconnaissance des violences faites aux femmes dans l’industrie cinĂ©matographique, tandis que d’autres dĂ©noncent une censure qui menacerait la libertĂ© artistique. Au-delĂ  de cette annulation, plusieurs personnes ont trouvĂ© regrettable que la CinĂ©mathĂšque n’adopte pas une posture plus neutre en proposant une sĂ©ance accompagnĂ©e d’un dispositif pĂ©dagogique sĂ©rieux. L’Observatoire de la libertĂ© de crĂ©ation propose une alternative : et si au lieu d’effacer ces oeuvres, on les réévaluait, en les diffusant et en incitant le spectateur Ă  garder un esprit critique ? 

Cette polĂ©mique pose ainsi la question plus large de la dissociation entre l’Ɠuvre et l’artiste. La CinĂ©mathĂšque française, qui avait dĂ©jĂ  suscitĂ© des controverses en programmant des rĂ©trospectives de Roman Polanski et Jean-Claude Brisseau, se retrouve aujourd’hui sous pression, allant jusqu’à devoir justifier ses choix devant la commission d’enquĂȘte relative aux violences commises dans le secteur du cinĂ©ma, prĂ©sidĂ©e par Sandrine Rousseau. Entre libertĂ© artistique et responsabilitĂ© Ă©thique, la polĂ©mique du Dernier Tango Ă  Paris illustre un dilemme fondamental pour les institutions culturelles : comment montrer une Ɠuvre marquĂ©e par des violences sans en occulter les implications morales et sociĂ©tales ?

Le rĂŽle de l’art et des acteurs de l’industrie audiovisuelle : entre libertĂ© et responsabilitĂ©

Le dĂ©bat autour des Ɠuvres et des artistes controversĂ©s met en lumiĂšre la responsabilitĂ© des institutions culturelles, mais aussi celle des producteurs, cinĂ©mas et plateformes. Ces acteurs jouent un rĂŽle central dans la maniĂšre dont les Ɠuvres sont reçues et interprĂ©tĂ©es par le public, et, Ă  travers leurs choix de programmation, ils influencent la perception collective des enjeux sociaux, notamment la violence, le sexisme ou le racisme.

D’un cĂŽtĂ©, il existe un argument fort en faveur de la libertĂ© artistique, selon lequel l’art doit pouvoir ĂȘtre diffusĂ© sans restriction, mĂȘme lorsqu’il prĂ©sente des aspects jugĂ©s problĂ©matiques selon les moeurs d’aujourd’hui. Cette approche considĂšre que c’est au spectateur de se positionner et de contextualiser l’Ɠuvre par lui-mĂȘme, en prenant le recul nĂ©cessaire. Selon ce point de vue, l’art est avant tout un moyen d’explorer des sujets complexes, parfois dĂ©rangeants, et de susciter la rĂ©flexion sans qu’une quelconque censure ne vienne en limiter la portĂ©e. De plus, les films sont un excellent moyen de retranscrire une Ă©poque donnĂ©e. Ils permettent de se rendre compte de ce qui Ă©tait jugĂ© correct ou dĂ©jĂ  polĂ©mique dans le passĂ©, et de constater les Ă©volutions.

Cependant, il est indĂ©niable que les productions audiovisuelles ont un impact profond sur les reprĂ©sentations sociales. Comme le souligne ChloĂ© Thibaud dans DĂ©sirer la violence, Ă  force de voir des rĂ©cits oĂč la violence est romantisĂ©e, certains spectateurs, finissent par dĂ©sirer cette violence, la considĂ©rant comme un Ă©lĂ©ment de leur propre Ă©panouissement Ă©motionnel. Cette rĂ©flexion montre que les Ɠuvres ne sont pas simplement des objets artistiques dĂ©connectĂ©s de la rĂ©alitĂ© ; elles participent activement Ă  la construction des imaginaires collectifs.

Ainsi, les producteurs et les institutions culturelles ont une responsabilitĂ© Ă©thique importante : celle de diffuser des Ɠuvres en Ă©tant conscients de leur impact potentiel. Montrer un film comme Le Dernier Tango Ă  Paris sans contextualisation ou rĂ©flexion prĂ©alable peut envoyer des messages ambigus sur la violence ou l’exploitation. 

Les conséquences de ce phénomÚne

La cancel culture, renforcĂ©e par le mouvement #MeToo, a transformĂ© les carriĂšres de nombreux artistes accusĂ©s d’abus sexuels ou de comportements inappropriĂ©s. Des figures comme Harvey Weinstein, Kevin Spacey ou Roman Polanski ont vu leurs projets annulĂ©s, leurs partenariats rompus et leurs rĂ©compenses retirĂ©es. Cette mise en lumiĂšre des abus a permis de rĂ©tablir une forme de justice, tout en soulevant des questions sur la dissociation entre l’Ɠuvre et l’artiste. Certaines Ɠuvres restent commercialement viables malgrĂ© les scandales, tandis que d’autres sont effacĂ©es de l’espace public, forçant les studios Ă  reconsidĂ©rer la rĂ©putation morale des artistes dans leurs choix de financement et de promotion.

Face Ă  la pression sociale et mĂ©diatique, les studios, producteurs et plateformes ont ajustĂ© leurs pratiques managĂ©riales. La gestion des talents et la sĂ©lection des projets sont dĂ©sormais influencĂ©es par la nĂ©cessitĂ© d’éviter les scandales. Des processus de vĂ©rification plus rigoureux ont Ă©tĂ© instaurĂ©s pour prĂ©venir les accusations d’abus sur les plateaux, et les entreprises intĂšgrent de plus en plus l’image publique des artistes dans leurs stratĂ©gies de marketing, avec la mise en place de codes de conduite stricts.

L’impact sur la rentabilitĂ© des films existe aussi. Certains projets ont vu leur box-office affectĂ© par les accusations contre leurs crĂ©ateurs, comme All the Money in the World, oĂč Kevin Spacey a Ă©tĂ© remplacĂ© aprĂšs des accusations de harcĂšlement. Par ailleurs, les attentes du public ont Ă©voluĂ©, avec une demande croissante pour des films abordant des problĂ©matiques sociales et affichant une position Ă©thique claire. Les studios réévaluent ainsi leurs choix de casting et de scĂ©nario, pour rĂ©pondre aux prĂ©occupations d’un public de plus en plus engagĂ© sur les questions de diversitĂ©, d’inclusion et de responsabilitĂ© sociale.

Léonie Mérida

Sources

Jamet, C. (2021, 12 mars). Le sacre de Polanski, la fureur d’AdĂšle Haenel, l’écƓurement de Florence Foresti. . . Le cauchemar des CĂ©sar 2020. Le Figaro. https://www.lefigaro.fr/cinema/ceremonie-cesar/le-sacre-de-polanski-la-fureur-d-adele-haenel-l-ecoeurement-de-florence-foresti-le-cauchemar-des-cesar-2020-20210312

Yamak, D. (2024, 16 décembre). La CinémathÚque française annule la projection du « Dernier Tango à Paris » , aprÚs une vive polémique. Le Monde.fr. https://www.lemonde.fr/culture/article/2024/12/15/la-cinematheque-francaise-annule-la-projection-du-dernier-tango-a-paris-apres-une-vive-polemique_6450277_3246.html

Guerrin, M. (2024, 20 dĂ©cembre). « Bien sĂ»r qu’il faut montrer “Le Dernier Tango à Paris”, mais il faut se demander comment l’encadrer » . Le Monde.fr. https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/12/20/bien-sur-qu-il-faut-montrer-le-dernier-tango-a-paris-mais-il-faut-se-demander-comment-l-encadrer_6458202_3232.html

Dryef, Z., & Yamak, D. (2025, 17 janvier). A la CinémathÚque, les coulisses de la polémique autour du « Dernier Tango à Paris » . Le Monde.fr. https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2025/01/15/a-la-cinematheque-les-coulisses-de-la-polemique-autour-du-dernier-tango-a-paris_6500053_4500055.html

Aquarium CinĂ©-CafĂ©. (2024, 26 septembre). MASTERCLASS – ChloĂ© Thibaud « DĂ©sirer la violence » [VidĂ©o]. YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=fRqMuh7oNCQ

Temps, L. (2023, 10 juin). Comment Ridley Scott a effacé Kevin Spacey. Le Temps. https://www.letemps.ch/culture/ecrans/ridley-scott-efface-kevin-spacey?srsltid=AfmBOopCVVvi-LK1k8u4PJ321RP90kDf93sheoPv-Sui89VLAI2J1Qxk

L’intĂ©rĂȘt du cinĂ©ma pour l’image des maisons de luxe

Une relation évidente

Le lien entre la mode et le cinĂ©ma est fort et historique. DĂšs les dĂ©buts du cinĂ©ma, notamment dĂšs le passage du muet au parlant, les marques de luxe de mode ont Ă©tĂ© sollicitĂ©es pour le dĂ©partement des costumes. DĂ©jĂ  Ă©tablie et internationalement connue avant la premiĂšre guerre mondiale, Coco Chanel fabrique en 1930, les costumes de Le sang d’un poĂšte de Jean Cocteau. Couturier star de l’aprĂšs-guerre, Christian Dior se lance Ă©galement dans le dessin de costume de cinĂ©ma en 1950 pour Les enfants terribles de Jean-Pierre Melville, trois ans aprĂšs avoir prĂ©sentĂ© sa premiĂšre collection de haute couture. 

Plus rĂ©cemment, Chanel et Gucci ont participĂ© aux films de type biopics portant sur leurs maisons et liĂ©s aux figures fondatrices de leurs marques comme Coco avant Chanel sorti en 2009, ou encore House of Gucci en 2021. En prĂȘtant les vĂȘtements de la marque, ce dernier a permis Ă  l’Ɠuvre d’ĂȘtre particuliĂšrement authentique. Gucci a Ă©galement intĂ©grĂ© des images tirĂ©es du film ainsi que son esthĂ©tique dans ses propres campagnes publicitaires par la suite, liant dĂ©finitivement l’image de la marque au rĂ©cit du film. 

Les stars de cinĂ©ma, hollywoodiennes comme françaises, ont trĂšs rapidement Ă©tĂ© ce qu’on considĂ©rait aujourd’hui comme Ă©gĂ©ries ou ambassadrices, au dĂ©but grĂące Ă  leurs affinitĂ©s avec les crĂ©ateurs, comme Catherine Deneuve et Yves Saint Laurent ou Audrey Hepburn et Hubert Givenchy. Ces amitiĂ©s s’illustrent par les piĂšces portĂ©es aussi bien Ă  la ville qu’à l’écran, crĂ©ant un autre pont entre le quotidien et l’art.

Le luxe et le cinĂ©ma, deux domaines de l’art et de la culture aux deux extrĂȘmes de l’accessibilitĂ© pour le consommateur, semblent donc naturellement compatibles.

La mode, le cinéma et le produit

Les partenariats jusqu’ici relevaient en partie de l’intime, et sa stratĂ©gie soeur mais bien plus capitaliste, le placement de produit purement commercial, a connu ensuite un essor sur ces 40 derniĂšre annĂ©es. On a commencĂ© Ă  voir le pouvoir que la publicitĂ© pouvait avoir Ă  travers la sensibilitĂ© du cinĂ©ma et l’impact de l’association du produit Ă  l’émotion que procure un film. On pense notamment Ă  la fameuse Aston Martin de James Bond ou Ă  Chanel dans Barbie (2023, Greta Gerwig). Louis Vuitton a notamment rapidement fait usage de son esthĂ©tique ultra-reconnaissable pour s’insĂ©rer dans des narrations qui correspondent Ă  la sienne, comme dans The Darjeeling Limited (2007, Wes Anderson) ou encore les sacs “Capucine”, conçus spĂ©cialement pour Cruella (2021, Craig Gillespie). 

En parallĂšle, les campagnes promotionnelles des marques de luxe se sont souvent redĂ©finies pour devenir des outils de narration plutĂŽt qu’une image frappante. Des courts-mĂ©trages, oĂč l’aspect cinĂ©matographique prend le dessus du promotionnel ont Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©s en partenariat avec des rĂ©alisateurs de renom comme Luca Guadagnino pour Loewe, Wes Anderson pour Mont Blanc ou encore Gaspar NoĂ© Pour Yves Saint Laurent. 

Cette derniĂšre collaboration s’étend sur plusieurs annĂ©es et campagnes. En 2019, la maison appelle le rĂ©alisateur Ă  peine trois mois avant le Festival de Cannes pour lui commander un film qui deviendra Lux Aeterna et qui sera sĂ©lectionnĂ© en compĂ©tition officielle. C’est le dĂ©but de la rĂ©flexion sur la production pour YSL. La maison s’associe toujours avec des talents cinĂ©matographiques pour construire un univers prĂ©cis autour de la marque Ă  travers des campagnes scĂ©narisĂ©es et rĂ©alisĂ©es par Abel Ferrera, Wong Kar Wai, ou encore Fabrice du Welz. Saint Laurent Productions nĂ© au printemps 2023 et fait son entrĂ©e sur scĂšne rapidement en sortant en salles son premier court-mĂ©trage rĂ©alisĂ© par Pedro Almodovar A way of life fin mai 2023. 

L’expansion du tissu au grand Ă©cran

Puis, un an plus tard en 2024, 3 films dans lesquels SLP a pris part au financement en tant que coproducteur sont sĂ©lectionnĂ©s Ă  Cannes : Les linceuls de David Chronenberg, Parthenope de Paolo Sorrentino et Emilia PĂ©rez de Jacques Audiard. La marque est portĂ©e, stylisĂ©e, filmĂ©e et intĂ©grĂ©e, elle devient une partie de la narration plutĂŽt que son centre, et donc s’insĂšre d’autant plus dans l’inconscient du spectateur. 

Quelques mois aprĂšs, Artemis, la holding familiale du groupe Kering qui dĂ©tient Yves Saint Laurent, annonce sa prise d’actionnariat majoritaire qui serait de 53% au sein de la mĂ©ga-agence Ă©tats-uniennes Creative Artists Agency. Le groupe rassemble plusieurs agences notamment spĂ©cialisĂ©es dans le management de talents des secteurs des mĂ©dias et de l’entertainment, et peut citer des noms comme Ariana Grande, Ana de Armas ou encore Bradley Cooper comme clients.

Et c’est quelque mois plus tard seulement, en fĂ©vrier 2024, que le premier concurrent de Kering, LVMH, annonce la crĂ©ation de leur propre sociĂ©tĂ© de production : 22 Montaigne Entertainment. La sociĂ©tĂ© a pour l’instant produit des oeuvres destinĂ©es Ă  mettre en valeur les marques du groupe, mais elle a Ă©galement conclu un partenariat avec l’états-unien Superconnector Studios, qui semble ĂȘtre chargĂ© de faire le chasseur de projets pour leur compte de l’autre cĂŽtĂ© de l’Atlantique, afin de leur conclure des participations financiĂšres dans des projets audiovisuels cohĂ©rentes avec les valeurs des marques du groupe. 

L’émotion dans l’art et l’achat

Si les deux disciplines et industries sont donc historiquement liĂ©es grĂące Ă  des affinitĂ©s humaines et artistiques, l’accĂ©lĂ©ration du capitalisme puis celle du ‘status symbol’ grĂące aux rĂ©seaux sociaux a propulsĂ© les rĂ©sultats des maisons de luxe au plus haut, bien que les rĂ©sultats des derniĂšres annĂ©es, toutes proportions gardĂ©es, ne soient pas les meilleurs. Ceci a, d’un autre cĂŽtĂ©, augmentĂ© l’aspect marchand de leurs produits, leur enlevant ce que le consommateur vient chercher dans le luxe : l’exclusivitĂ© mais aussi l’émotion. Une histoire, une narration, un univers unique dans lequel seulement quelques-uns peuvent entrer. Une sensation d’un endroit magique, comme le cinĂ©ma peut procurer. 

Le cinĂ©ma bĂ©nĂ©ficie Ă©galement d’un statut spĂ©cial aux yeux de la population : il est accessible et puissant, Ă©normĂ©ment de titres de son catalogue universel sont admirĂ©s et vus comme des chefs-d’Ɠuvres. On peut le regarder en salles, chez soi, dans les transports, Ă  Paris comme Ă  Tokyo, mais ses coulisses sont Ă©galement mystĂ©rieux, pailletĂ©s et secrets. Un assemblage parfait pour gagner une visibilitĂ© internationale afin de rĂ©-apprivoiser son public, tout en s’associant toutefois avec des films dotĂ© d’une Ă©ditorialisation soignĂ©e.

Une démarche horizontale

Il est par ailleurs intĂ©ressant de noter que cette volontĂ© des maisons de luxe d’étendre leur image au-delĂ  de la mode s’est dĂ©multipliĂ©e ces derniĂšres annĂ©es, vers le cinĂ©ma mais aussi l’hĂŽtellerie et la restauration. Gucci a ouvert plusieurs restaurants tout comme Dior ou encore Louis Vuitton, et cette derniĂšre s’est faite remarquĂ©e derniĂšrement en dĂ©butant la construction de son premier hĂŽtel, recouvert d’une structure de protection inratable sur les Champs-ElysĂ©es, dont l’imprimĂ© reproduit celui de leur malle iconique.

Ashley DESTREMAU

Hollywood au tribunal du hashtag : la cancel culture, entre justice populaire et lynchage moderne ?

Du « politiquement correct » Ă  la « cancel culture », l’ùre du hashtag a profondĂ©ment transformĂ© la façon dont nous percevons et discutons la culture. La cancel culture, mĂȘme si elle apparaĂźt comme une nouvelle forme de justice, reste cependant incontrĂŽlable : elle ne s’organise autour d’aucun juge ou jury, et rien ne garantit donc la justesse de ses sentences. À la faveur des rĂ©seaux sociaux, des mouvements comme #MeToo ou #OscarSoWhite ont offert un puissant Ă©chos Ă  des voix longtemps ignorĂ©es, tout en instaurant une vigilance inĂ©dite sur les Ɠuvres, leurs crĂ©ateurs et les reprĂ©sentations qu’ils vĂ©hiculent. Dans ce nouveau paysage hollywoodien, oĂč un simple # peut enclencher un boycott, Hollywood se retrouve au cƓur d’un dĂ©bat brĂ»lant entre responsabilitĂ© et libertĂ© de crĂ©ation. Faut-il y voir un Ă©lan de justice sociale ou une forme de lynchage moderne ?

Comprendre la « cancel culture » dans le cinĂ©ma Ă©tasunien

La « cancel culture » est, Ă  premiĂšre vue, un phĂ©nomĂšne contemporain : ce terme est brandi dĂšs qu’un artiste, une personnalitĂ© mĂ©diatique ou une institution adopte un comportement jugĂ© inappropriĂ©, les mĂ©dias sociaux s’enflamment et une partie des utilisateurs appellent au boycott ou Ă  l’exclusion. Historiquement, des modes de protestation collective (boycotts, manifestations) ont permis Ă  des groupes marginalisĂ©s de faire valoir leurs droits, en parallĂšle des voies juridiques. Les rĂ©seaux sociaux ont simplement dĂ©cuplĂ© la puissance de ces stratĂ©gies en rendant chaque scandale instantanĂ©ment international.

L’industrie du cinĂ©ma est un terrain favorable Ă  cette dynamique pour plusieurs raisons. D’abord, les figures hollywoodiennes jouissent d’une exposition mĂ©diatique hors du commun : un scandale liĂ© Ă  une personnalitĂ© connue se diffuse en quelques heures Ă  l’échelle mondiale. Ensuite, la logique de public shaming (mise au pilori) n’a rien de nouveau. Mais les rĂ©seaux sociaux — Twitter, TikTok, Instagram — ont dĂ©multipliĂ© l’effet de masse et la visibilitĂ© de ces campagnes, obligeant les studios Ă  rĂ©agir trĂšs vite pour prĂ©server leur image.

Par ailleurs, le mouvement #MeToo a dĂ©montrĂ© qu’Hollywood pouvait longtemps fermer les yeux sur des comportements inappropriĂ©s ou criminels. Les rĂ©vĂ©lations successives telles que les affaires Weinstein ont nourri chez le public un sentiment d’urgence morale : dĂ©sormais, toute accusation peut donner lieu Ă  une rĂ©action virulente en ligne, parfois avant mĂȘme que la vĂ©racitĂ© des informations puisse ĂȘtre prouvĂ©e.

Aujourd’hui, nombreuses sont les illustrations montrant la façon dont les studios, soucieux de garantir leurs images et la pĂ©rennitĂ© de leurs projets, se plient souvent Ă  la pression du public. En 2022, l’actrice amĂ©ricaine Gina Carano1 : de la sĂ©rie de Disney+ The Mandalorian, a Ă©tĂ© Ă©cartĂ©e par Lucasfilm en quelques heures seulement, Ă  la suite d’une story Instagram, dans laquelle elle comparait le sort des rĂ©publicains amĂ©ricains (pro-Trump) Ă  celui des juifs durant la Shoah.

L’opinion publique face aux grands studios

Les majors (Disney, Warner Bros., Netflix
) sont dĂ©sormais hyper attentives Ă  leurs « risques rĂ©putationnels ». Les contrats des artistes incluent souvent des clauses de moralité : si un acteur se retrouve associĂ© Ă  des faits graves tel qu’une agression ou des propos discriminatoires la collaboration peut ĂȘtre rompue pour protĂ©ger la marque. L’exemple de Kevin Spacey, accusĂ© d’agressions sexuelles, Ă©vincĂ© de House of Cards, et remplacĂ© en urgence dans All the Money in the World, a montrĂ© que nul n’est irremplaçable face Ă  la pression publique.

Au-delĂ  de ces mesures drastiques, les studios recourent Ă  d’autres stratĂ©gies. Ils n’hĂ©sitent plus Ă  contextualiser leurs anciens contenus : Disney+ avertit ainsi sur Dumbo ou Les Aristochats de la prĂ©sence de clichĂ©s racistes ou datĂ©s. Certains films sont reportĂ©s ou retouchĂ©s pour minimiser la polĂ©mique.

Parfois, les polĂ©miques sont telles que les calendriers de sortie se retrouvent chamboulĂ©s. Le cas du film The Hunt2 illustre d’ailleurs une situation oĂč la « cancel culture » ne se limite pas Ă  un seul bord de l’opinion. Perçu par certains comme une satire politique trop violente — avec, entre autres, une idĂ©e que les libĂ©raux chassent des conservateurs —, The Hunt a cristallisĂ© de vives rĂ©actions dans un contexte dĂ©jĂ  tendu aux États-Unis. Cette levĂ©e de boucliers n’est pas venue uniquement de militants progressistes Ă  qui on attribue la crĂ©ation de la cancel culture, mais aussi de franges conservatrices outrĂ©es par la reprĂ©sentation qu’elles jugeaient caricaturale et hostile. Universal a alors choisi de reporter la sortie du film, craignant un backlash qui aurait pu nuire Ă  la fois aux recettes et Ă  l’image du studio.

L’influence sur la carriĂšre des artistes et la crĂ©ation

La « cancel culture » a des consĂ©quences immĂ©diates sur la trajectoire des personnalitĂ©s concernĂ©es. La rĂ©putation peut s’effondrer en quelques heures, rendant un artiste soudainement jugĂ© comme rĂ©prĂ©hensible. Par contraste, certains rĂ©ussissent un retour en grĂące : James Gunn, renvoyĂ© par Disney aprĂšs des tweets polĂ©miques, a Ă©tĂ© finalement rĂ©embauchĂ© grĂące au soutien massif de fans et de stars.

Cette polarisation de l’opinion impacte aussi la crĂ©ation : par peur d’un prochain « bad buzz », les scĂ©naristes et producteurs s’autocensurent parfois. Les sujets politiques, religieux ou raciaux trop sensibles peuvent ĂȘtre Ă©dulcorĂ©s, voire Ă©vitĂ©s. Marvel, de son cĂŽtĂ©, a promis de « réécrire » en partie l’histoire de la super-hĂ©roĂŻne israĂ©lienne Sabra dans le prochain Captain America : Brave New World, afin de dĂ©samorcer la polĂ©mique liĂ©e Ă  son affiliation au Mossad.

Pourtant, l’exigence de diversitĂ© et d’inclusion a parfois des effets positifs : la pression du public pousse Hollywood Ă  se montrer plus vigilant, Ă  apporter des rĂŽles plus variĂ©s et mieux reprĂ©sentĂ©s.

Quelle différence entre cancel culture et harcÚlement ?

Le procĂšs pour diffamation entre d’Amber Heard intentĂ© par Johnny Depp, son ex-compagnon, illustre parfaitement comment la « cancel culture » peut ĂȘtre utilisĂ©e afin de forcer les studios Ă  suivre ce qui leur apparaĂźt comme l’opinion publique. MalgrĂ© le fait qu’il soit avĂ©rĂ© qu’elle soit victime de  violences conjugales, l’actrice s’est retrouvĂ©e au cƓur d’une campagne3 de cancel virulente, notamment sur Twitter et TikTok. Cette hostilitĂ©, pour partie orchestrĂ©e et amplifiĂ©e par de faux comptes sur les rĂ©seaux souligne un schĂ©ma de manipulation intentionnelle sur Twitter pour mettre fin Ă  la carriĂšre de l’actrice. Plus de 600 comptes Ă©taient dĂ©diĂ©s exclusivement Ă  poster du contenu nĂ©gatif Ă  l’encontre d’Amber Heard, recourant parfois Ă  des techniques dĂ©libĂ©rĂ©es (telles que l’utilisation de fautes d’orthographe dans les hashtags) afin de tromper l’algorithme de Twitter et amplifier le sentiment hostile. Ces comptes encourageaient notamment Ă  la suppression du rĂŽle de l’actrice dans la suite de la saga Aquaman. En pratique, cette campagne de boycott a contribuĂ© Ă  noircir l’image publique du film, mais surtout la prĂ©sence d’Amber Heard.

Face Ă  cette hostilitĂ©, le studio s’est retrouvĂ© dans une position dĂ©licate : la question de la pĂ©rennitĂ© du rĂŽle de Mera (incarnĂ© par Heard) a plusieurs fois Ă©tĂ© posĂ©e, et de nombreuses sĂ©quences mettant en scĂšne l’actrice auraient Ă©tĂ© coupĂ©es ou rĂ©duites. En somme, mĂȘme si Aquaman 2 n’a pas Ă©tĂ© officiellement reprogrammĂ© ou retirĂ©, la campagne de cancel orchestrĂ©e par ces faux comptes a alimentĂ© une surenchĂšre mĂ©diatique qui a pesĂ© lourdement sur la rĂ©putation et l’anticipation du film avant mĂȘme sa sortie.

Entre responsabilisation et lynchage

La « cancel culture » cristallise un profond clivage. Pour ses dĂ©fenseurs, il s’agit d’un mĂ©canisme puissant de responsabilisation : il met fin Ă  l’impunitĂ© dont bĂ©nĂ©ficiaient des figures publiques, encourageant une prise de conscience dans les milieux du pouvoir (studios, festivals, institutions). Par cette action collective, des victimes autrefois contraintes au silence peuvent ĂȘtre entendues.

Toutefois, la viralitĂ© de ce phĂ©nomĂšne le rend difficile Ă  contrĂŽler. Sur Twitter, TikTok ou Instagram, un hashtag peut se transformer en vĂ©ritable traque, sans qu’aucun juge ni jury n’examine les faits. Les accusations non vĂ©rifiĂ©es prolifĂšrent et dĂ©bouchent sur une radicalisation du dĂ©bat oĂč la moindre nuance disparaĂźt. Comme le montre une Ă©tude du Pew Research Center4, les AmĂ©ricains sont eux-mĂȘmes partagĂ©s : une partie y voit un levier nĂ©cessaire d’“accountability”, d’autres dĂ©noncent un outil punitif parfois infondĂ©.

Pour l’industrie cinĂ©matographique, naviguer entre ces attentes et la libertĂ© d’expression relĂšve de l’équilibrisme. Un « bad buzz » peut nuire Ă  la billetterie, mais une censure trop visible peut aussi irriter un public attachĂ© Ă  la crĂ©ation sans entraves. Finalement, ce sont souvent les spectateurs, par leur consommation ou leur boycott, qui valident ou non, les dĂ©cisions prises. Reste Ă  savoir si ce nouveau rapport de force conduira Ă  davantage de justice sociale ou Ă  un climat d’angoisse, oĂč l’autocensure et la suspicion seraient la rĂšgle.

L’ùre de la « cancel culture » rĂ©vĂšle Ă  quel point la culture hollywoodienne est dĂ©sormais soumise au tribunal d’internet, sans garantie d’équitĂ© ni de modĂ©ration impartiale. Bien qu’elle puisse permettre de dĂ©noncer des abus autrefois Ă©touffĂ©s, sa dynamique incontrĂŽlable fait craindre une dĂ©rive vers le lynchage en ligne, alimentĂ©e par l’émotion et la viralitĂ©. Entre responsabilitĂ© lĂ©gitime et risque d’excĂšs, les studios et le public tentent de rĂ©inventer un Ă©quilibre dans lequel la parole des victimes est enfin entendue, sans pour autant sacrifier la libertĂ© de crĂ©ation et le discernement. Le cinĂ©ma, ce miroir de nos tensions sociales, doit dĂ©sormais composer avec une culture du hashtag qui rebat les cartes du pouvoir et de la lĂ©gitimitĂ©.

GUEGUEN Juliette

  1. francetvinfo (2022, January). “Gina Carano : ex-actrice de l’univers Star Wars poursuit Disney pour licenciement abusif”.
    https://www.francetvinfo.fr/culture/cinema/star-wars/gina-carano-ex-actrice-de-l-univers-star-wars-poursuit-disney-pour-licenciement-abusif_6350644.html
    ↩
  2.  TĂ©lĂ©rama (2021). “The Hunt”, le film qui a ulcĂ©rĂ© (Ă  tort) Donald Trump et les rĂ©acs amĂ©ricains.
    https://www.telerama.fr/cinema/the-hunt-le-film-qui-a-ulcere-a-tort-donald-trump-et-les-reacs-americains-6655057.php
    ↩
  3. Dellatto, M. (2022, July 18). “Anti-Amber Heard Twitter Campaign One Of ‘Worst Cases Of Cyberbullying,’ Report Says.” Forbes.
    https://www.forbes.com/sites/marisadellatto/2022/07/18/anti-amber-heard-twitter-campaign-one-of-worst-cases-of-cyberbullying-report-says/
    ↩
  4. Anderson, M., Vogels, E. A., Porteus, M., Baronavski, C., Atske, S., McClain, C., Auxier, B., Perrin, A., & Ramshankar, M. (2021, May 19). “Americans and ‘Cancel Culture’: Where Some See Calls for Accountability, Others See Censorship, Punishment.” Pew Research Center.
    https://www.pewresearch.org/internet/2021/05/19/americans-and-cancel-culture-where-some-see-calls-for-accountability-others-see-censorship-punishment/ ↩

Sources

Anderson, M., Vogels, E. A., Porteus, M., Baronavski, C., Atske, S., McClain, C., Auxier, B., Perrin, A., & Ramshankar, M. (2021, May 19). Americans and ‘Cancel Culture’: Where Some See Calls for Accountability, Others See Censorship, Punishment. Pew Research Center.
https://www.pewresearch.org/internet/2021/05/19/americans-and-cancel-culture-where-some-see-calls-for-accountability-others-see-censorship-punishment/

Dellatto, M. (2022, July 18). Anti-Amber Heard Twitter Campaign One Of ‘Worst Cases Of Cyberbullying,’ Report Says. Forbes.
https://www.forbes.com/sites/marisadellatto/2022/07/18/anti-amber-heard-twitter-campaign-one-of-worst-cases-of-cyberbullying-report-says/

FranceInfo (2020, September 4). Chine: des militants pro-démocratie appellent au boycott du film « Mulan ». RFI.
https://www.rfi.fr/fr/asie-pacifique/20200904-chine-film-mulan-menac%C3%A9-boycott-militants-pro-d%C3%A9mocratie

Gombeaud, A. (2020, October 22). Politiquement correct : la culture Ă  l’ùre du hashtag. Les Echos Week-End. (RĂ©fĂ©rence Ă  la version mise en avant dans la consigne.)

Le Monde (2020, July 8). Mark Lilla, Margaret Atwood, Wynton Marsalis : « Notre résistance à Donald Trump ne doit pas conduire au dogmatisme ou à la coercition ».
https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/07/08/mark-lilla-margaret-atwood-wynton-marsalis-notre-resistance-a-donald-trump-ne-doit-pas-conduire-au-dogmatisme-ou-a-la-coercition_6045547_3232.html

Lofton, K. (2022). Cancel Culture. The Yale Review.
https://yalereview.org/article/kathryn-lofton-cancel-culture

Murray, C. (2023, December 22). ‘Aquaman 2’ One Of DC’s Worst-Reviewed Films — And Could Be The Latest Superhero Box Office Flop. Forbes.
https://www.forbes.com/sites/conormurray/2023/12/22/aquaman-sequel-one-of-dcs-worst-reviewed-films-and-could-be-the-latest-superhero-box-office-flop/

Pierrat, E. (2021). Censure et cancel culture au cinéma. Humanisme, n°332 (Août). (Référence évoquée à plusieurs reprises.)

Radio France (2022, April). L’affaire Amber Heard ou la fin de #MeToo ? France Culture / France Info.
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-enjeux-des-reseaux-sociaux/l-affaire-amber-heard-ou-la-fin-de-metoo-2011536

Siegel, T. (2023). ‘Aquaman 2’ Flooded With Drama: Jason Momoa Allegedly Drunk on Set, Amber Heard Scenes Cut, Elon Musk’s Letter to WB and More. Variety.
https://variety.com/2023/film/news/aquaman-2-drama-jason-momoa-amber-heard-elon-musk-warner-bros-1235743875/

TĂ©lĂ©rama (2021). “The Hunt”, le film qui a ulcĂ©rĂ© (Ă  tort) Donald Trump et les rĂ©acs amĂ©ricains.
https://www.telerama.fr/cinema/the-hunt-le-film-qui-a-ulcere-a-tort-donald-trump-et-les-reacs-americains-6655057.php

franceinfo (2020, March 3). CĂ©sar 2020 : comment l’onde de choc du prix dĂ©cernĂ© Ă  Roman Polanski secoue le cinĂ©ma français.
https://www.francetvinfo.fr/culture/cinema/cesar/cesar-2020-comment-l-onde-de-choc-du-prix-decerne-a-roman-polanski-secoue-le-cinema-francais_3850051.html

francetvinfo (2022, January). Gina Carano : ex-actrice de l’univers “Star Wars” poursuit Disney pour licenciement abusif.
https://www.francetvinfo.fr/culture/cinema/star-wars/gina-carano-ex-actrice-de-l-univers-star-wars-poursuit-disney-pour-licenciement-abusif_6350644.html

Le renouveau des biopics : quand l’art rencontre le profit

Cela n’a pas pu vous Ă©chapper : depuis la rĂ©ouverture des salles de cinĂ©ma françaises en 2021, les biopics se sont imposĂ©s comme le genre de prĂ©dilection de nombreux cinĂ©astes. Maestro, Niki, La MĂ©thode Williams, Rocketman, NapolĂ©on, Blonde
 Les films biographiques envahissent aussi bien les Ă©crans de cinĂ©ma que les plateformes de streaming.

Pourtant ce phĂ©nomĂšne n’est pas aussi rĂ©cent qu’il n’y parait. Selon The Movie Database, il trouve racine dĂšs le dĂ©but des annĂ©es 2010, portĂ© par le succĂšs commercial et critique de La MĂŽme. Dans ce film, Marion Cotillard incarne Edith Piaf avec brio, une performance qui a valu au long mĂ©trage une pluie de rĂ©compenses, dont cinq CĂ©sar et deux Oscar. Avec plus de 85 millions de dollars de recettes dans le monde, ce triomphe ne pouvait pas passer inaperçu et a incitĂ© les rĂ©alisateurs et les producteurs Ă  explorer ce genre jusqu’alors nĂ©gligĂ©. RĂ©sultat : le nombre de biopics rĂ©alisĂ©s a presque doublĂ© en une dĂ©cennie, passant de 183 films biographiques sortis dans les salles françaises entre 2000 et 2010 Ă  340 entre 2010 et 2020.

Un choix plus que payant pour un bon nombre de sociĂ©tĂ©s de production, puisque le public semble conquis. Depuis 2021, au moins un film biographique figure chaque annĂ©e dans le top 20 des films ayant cumulĂ© le plus d’entrĂ©es en France. L’annĂ©e 2024 connaĂźt mĂȘme un double succĂšs grĂące aux 2 millions d’entrĂ©es de Monsieur Aznavour et de Bob Marley : One Love qui se classent Ă  la 13Ăšme et 14Ăšme place du classement. CĂŽtĂ© critique, la reconnaissance est tout aussi Ă©clatante. Avec respectivement sept et quatre Oscar, Oppenheimer et Bohemian Rhapsody n’ont rien Ă  envier au succĂšs de La MĂŽme.

Cependant, produire un biopic est loin d’ĂȘtre une tĂąche aisĂ©e. Entre les nĂ©gociations souvent complexes avec les ayants droit, soucieux de protĂ©ger l’image des personnalitĂ©s concernĂ©es, et les polĂ©miques frĂ©quentes sur la vĂ©racitĂ© des faits ou les choix artistiques du rĂ©alisateur, le succĂšs commercial et critique n’est jamais garanti. Quels sont les facteurs de rĂ©ussite et les piĂšges Ă  Ă©viter lors de la rĂ©alisation de ces films ? Quels avantages les producteurs et les studios tirent-ils de ces Ɠuvres ? Zoom sur l’univers des biopics, un business devenu particuliĂšrement lucratif.

Faire revivre les icÎnes et leur époque, la recette gagnante des biopics

Le succĂšs des films biographiques repose sur deux mĂ©canismes bien connus des psychanalystes : notre attrait pour la nostalgie et le culte que nous vouons aux personnalitĂ©s publiques. En proposant aux spectateurs une Ɠuvre dĂ©diĂ©e Ă  leur star prĂ©fĂ©rĂ©e et en leur promettant une immersion dans une Ă©poque qu’ils ont adorĂ©e ou qu’ils auraient rĂȘvĂ© vivre, les biopics rĂ©unissent tous les ingrĂ©dients nĂ©cessaires pour susciter notre curiositĂ©. Les producteurs l’ont bien compris : en racontant la vie d’une figure emblĂ©matique, ils bĂ©nĂ©ficient d’un double avantage. D’une part, ils s’appuient sur un scĂ©nario prĂ©fabriquĂ©, riche en moments marquants et en drames rĂ©els qui captivent d’emblĂ©e. D’autre part, ils touchent un public prĂ©existant, composĂ© des fans inconditionnels de la personnalitĂ© en question, dĂ©jĂ  prĂȘts Ă  se prĂ©cipiter dans les salles et Ă  commenter en masse leur adoration pour le film sur les rĂ©seaux sociaux. Ces deux atouts font des biopics un investissement Ă  la fois stratĂ©gique et rentable pour l’industrie cinĂ©matographique.

Les biopics musicaux : une mine d’or pour les producteurs, les annonceurs et les maisons de disques

Du fait de leur capacitĂ© Ă  immerger les spectateurs dans une Ă©poque, les biopics musicaux sont particuliĂšrement prisĂ©s par les producteurs. Les chanteurs et musiciens comptent parmi les cĂ©lĂ©britĂ©s les plus adorĂ©es par le public, et leurs chansons agissent comme de vĂ©ritables machines Ă  remonter le temps. Le film Bohemian Rhapsody rĂ©alisĂ© par Bryan Singer et Dexter Fletcher est un exemple parfait de la puissance des biopics musicaux. GrĂące Ă  ses dĂ©cors et ses costumes plus vrais que nature mais surtout Ă  sa bande originale Ă©lectrisante, le film a su faire voyager son public aux cĂŽtĂ©s de Freddie Mercury dans les rues londoniennes des annĂ©es 1980. Au-delĂ  de ses multiples rĂ©compenses, le long mĂ©trage a comptabilisĂ© plus de 51 millions d’entrĂ©es rien que sa premiĂšre semaine d’exploitation aux Etats-Unis.

Les biopics musicaux prĂ©sentent Ă©galement un autre avantage, cette fois-ci purement financier. De fait, les producteurs ne sont pas les seuls Ă  vouloir capitaliser sur l’immersion temporelle unique offerte par ces films. Les annonceurs sont, eux-aussi, particuliĂšrement intĂ©ressĂ©s par le fait d’ĂȘtre associĂ©s Ă  l’image positive des cĂ©lĂ©britĂ©s et aux moments marquants de leur parcours. En proposant aux producteurs de financer une partie de leur film en Ă©change d’une visibilitĂ© Ă  l’écran de leur produit, les marques espĂšrent transmettre un message fort aux spectateurs : « Nous Ă©tions prĂ©sents lors de ce moment inoubliable, nous faisons partie intĂ©grante de la pop culture ». Que cela soit Pepsi et Fender dans Bohemian Rhapsody, Chanel et Rolls-Royce dans Rocketman ou les biĂšres Red Stripe dans Bob Marley : One Love, les placements de produits ne se font donc pas rares dans ce genre de films.

Enfin, aux producteurs et annonceurs s’ajoutent les maisons de disques et les artistes. Non seulement ceux-ci rĂ©alisent des gains considĂ©rables en cĂ©dant les droits des musiques utilisĂ©es dans le film, mais ils profitent Ă©galement d’une hausse spectaculaire des Ă©coutes et des ventes de leurs Ɠuvres aprĂšs leur sortie en salle ou sur plateforme. Selon Deezer, la sortie du biopic consacrĂ© Ă  Amy Winehouse en avril dernier a entraĂźnĂ© une hausse spectaculaire des streams de la chanteuse, avec une augmentation de plus de 206 % entre la semaine prĂ©cĂ©dant la sortie du film et celle qui l’a suivie.

DerriÚre les récompenses et le succÚs, une réalité plus contrastée

Contrairement Ă  ce que laissent croire ces succĂšs retentissants, tous les films biographiques ne rencontrent pas forcĂ©ment un engouement Ă  leur sortie. Certains projets, mĂȘmes prometteurs, ne rĂ©ussissent mĂȘme pas Ă  voir le jour, en raison des nombreux obstacles inhĂ©rents Ă  la rĂ©alisation d’un biopic. Bien qu’ils soient porteurs d’un fort potentiel, ces films reprĂ©sentent un pari audacieux, nĂ©cessitant des investissements financiers considĂ©rables et une prise de risques assumĂ©e.

Le choix de la cĂ©lĂ©britĂ© Ă  incarner constitue une premiĂšre difficultĂ©. En France, la personnalitĂ© doit ĂȘtre suffisamment connue pour sĂ©duire un large public tout en parlant français, ce qui limite les options. Le casting est Ă©galement un casse-tĂȘte : l’acteur principal doit non seulement ressembler physiquement Ă  la cĂ©lĂ©britĂ©, mais doit aussi savoir capturer ses mimiques et sa voix. Ce travail, souvent soutenu par des transformations physiques sophistiquĂ©es (maquillage, prothĂšses et costumes), est inĂ©vitablement soumis Ă  la critique : une interprĂ©tation magistrale attirera massivement le public en salle, tandis qu’un faux pas risque de condamner immĂ©diatement le film. Les performances remarquables de Tahar Rahim en Charles Aznavour ou de Rami Malek en Freddie Mercury illustrent parfaitement la fascination qu’une telle justesse peut susciter. Enfin, les nĂ©gociations avec les ayants droit sont souvent source de tensions. Longues et complexes, elles deviennent encore plus ardues si des maisons de disques ou des hĂ©ritiers interviennent. Pourtant ces accords sont indispensables : sans eux, l’utilisation des musiques ou d’autres paramĂštres essentiels au rĂ©cit devient impossible, privant le film de son authenticitĂ©. Conscients de l’importance de ces Ă©lĂ©ments, Bryan Singer et Dexter Fletcher ont dĂ» patienter 8 ans avoir de voir leur film en salle du fait des nombreuses nĂ©gociations rĂ©alisĂ©es avec Brian May, Roger Taylor et John Deacon.

Au-delà des enjeux artistiques et financiers, les dérives éthiques des biopics

MĂȘme lorsque les producteurs et les rĂ©alisateurs surmontent les obstacles artistiques et Ă©conomiques Ă©voquĂ©s, l’adhĂ©sion du public n’est pas gagnĂ©e. En effet, le biopic est un genre particuliĂšrement codifiĂ©, qui suscite des attentes Ă©levĂ©es de la part des spectateurs notamment en ce qui concerne la vĂ©racitĂ© des faits retranscrits. Si cette exigence de vĂ©racitĂ© est ignorĂ©e, le film risque d’ĂȘtre accusĂ© de tirer profit de l’image des cĂ©lĂ©britĂ©s sans rĂ©ellement leur rendre hommage. NapolĂ©on de Ridley Scott en est un exemple frappant : bien que saluĂ© par une partie du public, le film a Ă©galement Ă©tĂ© largement critiquĂ© pour ses nombreuses inexactitudes historiques. De mĂȘme, Blonde a suscitĂ© de vives controverses en raison de son parti pris dramatique et de ses scĂšnes violentes, souvent fictionnelles, qui ont profondĂ©ment choquĂ© les fans de Marilyn Monroe.

Les questions Ă©thiques soulevĂ©es ici s’intensifient lorsque les biopics exploitent des histoires tragiques et des figures criminelles. Le cas de la sĂ©rie Dahmer illustre ce phĂ©nomĂšne : l’interprĂ©tation d’Evan Peters a rendu le tueur presque charismatique, au point que des objets liĂ©s Ă  lui, comme ses lunettes, ont Ă©tĂ© vendus aux enchĂšres pour des sommes exorbitantes (plus de 150 000€).

Ces enjeux ne semblent cependant pas inquiĂ©ter les sociĂ©tĂ©s de production. Trois biopics particuliĂšrement attendus ont dĂ©jĂ  Ă©tĂ© annoncĂ©s pour l’annĂ©e 2025 : Un parfait inconnu (29 janvier), Maria (5 fĂ©vrier) et Michael (1er octobre).

Gabrielle SIMON


Références :

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Drouin, Alicia. (2024). Le succĂšs de « Bob Marley : One Love » confirme l’interĂȘt du public pour les biopics musicaux : Dossier. Page consultĂ©e sur : http://www.symanews.com/2024/03/01/le-succes-de-bob-marley-one-love-confirme-linteret-du-public-pour-les-biopics-musicaux-dossier/

Tellier, Maxime. (2018, 30 octobre). De Piaf à Freddie Mercury, le business des biopics. Page consultée sur : https://www.radiofrance.fr/franceculture/de-piaf-a-freddie-mercury-le-business-des-biopics-5949984

Courret, Mathilde. (2024, 3 novembre). « Monsieur Aznavour », « Lee Miller », « Niki »  Comment expliquer cette biopicmania ? Page consultĂ©e sur : https://www.marieclaire.fr/biopics-mania-succes-pourquoi-autant-cinema-plateformes,1483358.asp

Pierret, Benjamin et de Susbielle, LorĂšne. (2024, 27 mai). « One Love », « Back to Black »  Pourquoi les biopics sur les artistes musicaux se multiplient. Page consultĂ©e : https://www.bfmtv.com/people/musique/one-love-back-to-black-pourquoi-les-biopics-sur-les-artistes-musicaux-se-multiplient_AV-202405270551.html

Laroche, Sophie. (2024, 1er février). Pourquoi le biopic est le genre le plus clivant et risqué du cinéma ? Page consultée sur : https://www.radiofrance.fr/mouv/pourquoi-le-biopic-est-le-genre-le-plus-clivant-et-risque-du-cinema-1133821

Gusti A. (2024, 13 juin). The Ridiculousness of Celebrity Biopics, and Why Hollywood Needs to Stop Making Them. Page consultée sur : https://irllydolikeyou.medium.com/the-ridiculousness-of-celebrity-biopics-and-why-hollywood-needs-to-stop-making-them-81eee193c376

Bricard, Manon. (2023, 1er mars). Blonde sur Netflix : le vrai du faux dĂ©mĂȘlĂ© du film sur Marilyn Monroe. Page consultĂ©e sur : https://www.linternaute.fr/cinema/pratique/2639411-blonde-le-vrai-du-faux-du-film-netflix-sur-marilyn-monroe

Behrens, Brett. (2024, 11 octobre). How Product Placement Shapes Musician Biopics. Page consultée sur : https://blog.hollywoodbranded.com/how-product-placement-shapes-musician-biopics-24

Bigot, Christophe. (2023, 18 octobre). Biopics : sont-ils attaquables devant la justice ? Page consultée sur : https://www.leclubdesjuristes.com/culture/biopics-sont-ils-attaquables-devant-la-justice-1091/

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Les influenceurs sont-ils vraiment le meilleur alliĂ© d’un cinĂ©ma plus dynamique?

Le 23 fĂ©vrier dernier, la prĂ©sence de l’influenceuse LĂ©na Situations en tant qu’animatrice du tapis rouge des CĂ©sar a suscitĂ© beaucoup de critiques sur les rĂ©seaux sociaux.

LĂ©na Situations, de son vrai nom LĂ©na Mahfouf, cumulant plus de 4 millions d’abonnĂ©s sur Instagram, s’est en effet vue confier la tĂąche d’animatrice du direct sur MyCanal et le compte Tiktok de Canal +. Interviewer les icĂŽnes du cinĂ©ma français Ă  leur entrĂ©e, c’est ce qu’on reproche Ă  cette instagrameuse qui n’aurait visiblement pas sa place Ă  un tel Ă©vĂšnement. Pourtant ce n’est pas la premiĂšre fois que le monde du cinĂ©ma s’allie avec ce genre de crĂ©ateurs de contenus, et une telle association devrait paraĂźtre Ă©vidente, et mĂȘme nĂ©cessaire. Aujourd’hui des noms comme Paola Locatelli, Seb, Carla Ginola, Charlie Damelio, sont communs sur les tapis rouges. Mais LĂ©na Situations marque un tournant : plus que faire partie du dĂ©cor, une influenceuse peut avoir la main.

Un objectif : réintéresser les digital natives

Selon un rapport du CNC, les 15-24 ans reprĂ©sentaient la population la plus faible des spectateurs du cinĂ©ma en France en 2022 (15,7% des spectateurs), une proportion encore plus faible que les 3-14 ans (17,4% des spectateurs). À l’inverse, les 15-24 ans sont les plus prĂ©sents sur les rĂ©seaux sociaux, 80% d’entre eux y participeraient selon une enquĂȘte Statista. Sur 4,8 milliards d’utilisateurs d’Internet dont 98% prĂ©sents sur les rĂ©seaux sociaux dans le monde, il est aisĂ© de comprendre que le cinĂ©ma a considĂ©rablement perdu de son influence sur une population jeune, qui ne se ferme pourtant pas complĂštement aux mĂ©dias.

Peut-on dire que la prĂ©sence croissante des influenceurs dans la liste des invitĂ©s des cĂ©rĂ©monies du cinĂ©ma a pour unique objectif d’attirer de nouveaux les jeunes vers les salles obscures ? Si l’on fait abstraction de leur prĂ©sence Ă©vidente en tant que promoteurs des marques qui les invitent, on peut dire que oui. En effet, les mĂ©dias sociaux ont permis une multiplication des relations « para-sociales ». Ce terme qualifie les sentiments d’amitiĂ© et d’admiration qu’une personne lambda, un fan, va Ă©prouver envers une personnalitĂ© publique, qu’il ne connaĂźt pas personnellement. Les influenceurs ont multipliĂ© les interactions avec leurs admirateurs, multipliant par la mĂȘme occasion le nombre de ces derniers.

Le cinĂ©ma, un mĂ©dia vieux au public vieillissant, prend donc le pari naturel de ces crĂ©ateurs de contenus numĂ©riques pour rĂ©unir une population sur laquelle il n’a plus de prise.

Les influenceurs : des armes de pointe du marketing

Les influenceurs sont depuis plusieurs annĂ©es dĂ©jĂ  les mascottes de toutes marques espĂ©rant devenir virales. La vitalitĂ©, c’est la vitesse de diffusion d’un contenu, ou le nombre de personnes touchĂ©es par celui-ci. De nombreuses marques ont pris l’habitude de travailler en partenariats avec les crĂ©ateurs de contenus : cadeaux, produits en collaboration, stories ou posts rĂ©munĂ©rĂ©s font partie des nombreuses stratĂ©gies de promotion rĂ©alisables. Une autre s’est donc dĂ©veloppĂ©e : inviter des influenceurs Ă  certains illustres Ă©vĂšnements sous le nom de la marque. C’est ce qui explique notamment le dĂ©filĂ© des influenceurs les plus populaires sur Instagram et Tiktok, sur le tapis rouge de Cannes. Bien que leurs contenus, voir mĂȘme leurs centres d’intĂ©rĂȘts, n’aient pas grand chose, si ce n’est rien Ă  voir avec le cinĂ©ma, ceux-ci ont droit d’accĂšs aux Ă©vĂšnements les plus selects du milieu, telles que les avant-premiĂšres dans le prestigieux Théùtre des LumiĂšres.

Cette association peut poser question, pourtant elle fonctionne. Leur prĂ©sence a permis de concentrer l’attention de toute leur communautĂ© sur le Festival de Cannes. La stratĂ©gie portant ses fruits, les institutions du cinĂ©ma ont Ă  leur tour dĂ©cidĂ© de s’y prendre au jeu. Le Festival de Cannes s’est dĂ©jĂ  associĂ© deux annĂ©es de suite Ă  Tiktok en tant que partenaire officiel, les CĂ©sar ont quant Ă  eux engagĂ© LĂ©na Situations. Pari gagnant : prĂšs de 150 000 viewers suivaient l’entrĂ©e des vedettes Ă  l’Olympia en live sur le Tiktok de Canal+, un chiffre phĂ©nomĂ©nal pour une chaĂźne traditionnelle sur Tiktok.

Une présence qui pose problÚme

Au-delĂ  des nombreuses critiques qu’a suscitĂ© le rĂŽle de LĂ©na Situations aux CĂ©sar, la prĂ©sence des influenceurs Ă  de tels Ă©vĂšnements du cinĂ©ma est loin d’ĂȘtre acceptĂ©e par la majoritĂ©. La stratĂ©gie fonctionne pour les 15-24 ans, les jeunes redĂ©couvrent l’envie d’aller au cinĂ©ma grĂące Ă  leurs idoles. Pour les habituĂ©s il n’en est cependant pas du mĂȘme son de cloche. Pourquoi? Parce que cette association ne fait pas sens de prime abord. Cannes, comme les CĂ©sar, sont des marques Ă  part entiĂšre qui ont construit leur image depuis des dizaines d’annĂ©es comme les Ă©vĂšnements les plus illustres du cinĂ©ma français et international. Haut lieu de prestige, rĂ©union d’amateurs et de connaisseurs, cĂ©lĂ©bration de tout un art, la prĂ©sence de crĂ©ateurs de vidĂ©os courtes et de photos Instagram fait tout de suite contraste.

Ce problĂšme relĂšve d’une anomalie dans le « celebrity endorsement » de ces marques, c’est-Ă -dire de l’image que ces associations renvoient. L’un des critĂšres de succĂšs d’une campagne avec une cĂ©lĂ©britĂ© est la congruence. Il s’agit d’une question de « match » entre la marque en elle-mĂȘme, et la cĂ©lĂ©britĂ© qui la reprĂ©sente. Les deux sont en rĂ©alitĂ© rarement issues des mĂȘmes secteurs, les pubs tĂ©lĂ©visĂ©es en sont d’ailleurs un parfait exemple. Cependant de maniĂšre gĂ©nĂ©rale, la cĂ©lĂ©britĂ© engagĂ©e doit redorer l’image de la marque : on se rappelle tous de la pub de Jo-Wilfried Tsonga pour Kinder Bueno, ou de Brad Pitt pour Boursorama Banque. Ils n’ont aucun rapports, mais apportent une influence positive sur l’image de la marque.

Pour la communautĂ© cinĂ©matographique, associer le cinĂ©ma Ă  de « simples influenceurs » ne fait pas sens, et dĂ©tĂ©riore mĂȘme l’image de cet art. En dehors de leur propre communautĂ©, les influenceurs ne font pas l’unanimitĂ©, et sont souvent dĂ©nigrĂ©s. Pourtant ce n’est pas la premiĂšre fois que des vedettes sans rapport avec le cinĂ©ma dĂ©filent sur ces tapis rouges. Avant eux : les top models, les footballers professionnels, les candidats de tĂ©lĂ©-rĂ©alitĂ©s avaient dĂ©jĂ  leur place, et Ă©taient pourtant des armes de marketing bien moins efficaces.

Au-delĂ  du marketing : un postulat sur l’état des mĂ©dias

Lorsque LĂ©na Situations prend le micro pour interviewer les plus grandes figures du cinĂ©ma de l’annĂ©e, l’engagement franchit nĂ©anmoins une nouvelle Ă©tape, celle de faire comprendre Ă  la presse qu’elle n’est plus ni le mĂ©dia dominant, ni le mĂ©dia important. La journaliste CamĂ©lia Kheiredine a notamment regrettĂ© sur X que cette place lui ait Ă©tĂ© confiĂ©e, plutĂŽt qu’à un jeune journaliste spĂ©cialisĂ© et qualifiĂ©. En effet la presse traditionnelle est en dĂ©clin, et le cinĂ©ma semble lui aussi dĂ©jĂ  lui tourner le dos. Nathalie Chifflet Ă©crivait en 2017 « [
] la presse a perdu le monopole de l’influence. D’ailleurs, le mot d’influence ne lui appartient mĂȘme plus. Le digital lui a confisquĂ©, signalant par lĂ -mĂȘme le dĂ©placement des relais d’opinion« .

La dĂ©cision des CĂ©sar de ne pas confier cette position Ă  un journaliste signe dĂšs lors un constat morose : une association systĂ©matique et automatique de la jeunesse aux influenceurs, une perte d’espoir totale dans un intĂ©rĂȘt pour une presse spĂ©cialisĂ©e. La France n’en est qu’à ses balbutiements. Les États-Unis nous prĂ©cĂšdent de plusieurs annĂ©es. Les influenceurs qui s’improvisent journalistes pullulent sur les tapis rouges de tous types d’évĂšnements culturels et ne font pour le moment pas preuve des qualitĂ©s qui dĂ©finissent ce mĂ©tier.

Le dĂ©bat est donc ouvert sur le rĂŽle que vont vraiment porter les influenceurs pour le cinĂ©ma et le monde de la culture dans le futur. Entre dĂ©gradation de l’information et influence notoire, les institutions auront Ă  faire un choix. Le Festival de Cannes renouvĂšle de nouveau son partenariat officiel avec Tiktok, qui se dĂ©fend lui-mĂȘme d’ĂȘtre un rĂ©el levier pour la culture. Entre le concours Tiktok Short Films durant le festival, qui a dĂ©jĂ  rĂ©compensĂ© la jeune Claudia Couchet, lui permettant de travailler sur des projets de plus grande envergure par la suite, les partenariats avec diffĂ©rents salons culturels, et le hashtag #Booktok, Tiktok porte ses arguments. La prĂ©sence des influenceurs est cependant toujours questionnable, surtout lorsque nombreux suspectent une amputation du nombre de Pass 3 jours Ă  Cannes (pass permettant aux jeunes amateurs d’assister au festival) au profit de plus de places pour ces derniers.

Anaëlle Mousserin

Sources:

Lego, Barbie, Ferrari : quand les marques font des films

Dans l’univers du cinĂ©ma, une nouvelle tendance captivante Ă©merge, Ă©rigeant un pont entre l’art du storytelling cinĂ©matographique et le pouvoir des marques emblĂ©matiques : les films de marque. Le placement de produit prend aujourd’hui une nouvelle forme saisissante avec l’avĂšnement de ce nouveau genre. Des maisons de couture (House of Gucci, 2021), aux fabricants de jouets (Barbie, 2023), en passant par les gĂ©ants de l’automobile (Ferrari, 2023), des histoires entiĂšres prennent vie sur grand Ă©cran, Ă©troitement tissĂ©es avec les fils narratifs des marques renommĂ©es.

Les marques et leur image : en quĂȘte d’émotions

Dans notre sociĂ©tĂ© de consommation, oĂč l’individu forme son identitĂ© quasi exclusivement par l’absorption de certains biens et services, ce sont les marques qui dominent nos esprits. En plus de vendre un produit, une marque vend un certain type de message, contenant une histoire sur les qualitĂ©s uniques de ses crĂ©ations.

La marque agit comme un objet dĂ©sirable, dont la possession est capable de satisfaire les attentes du consommateur, le rendre heureux, et devient en fait un moyen pour une personne de s’orienter dans la rĂ©alitĂ©. Ce sont la qualitĂ© et la reconnaissabilitĂ© d’une marque qui contribuent Ă  susciter des Ă©motions positives chez les cibles et Ă  les fidĂ©liser. Mais dans un contexte de sursaturation du marchĂ©, les entreprises sont appelĂ©es Ă  rechercher de nouveaux moyens d’atteindre les consommateurs.

L’expĂ©rience est un Ă©lĂ©ment incontournable de la fidĂ©lisation des clients. C’est pour cela que les marques sont nombreuses Ă  Ă©largir leur activitĂ© : elles construisent des parcs d’attraction (Disneyland, Ferrari World, Volkswagen Autostadt), transforment leurs usines en musĂ©es (Guinness Storehouse, Heineken Experience) ou encore crĂ©ent leurs propres hĂŽtels-boutiques (Bulgari, Armani, Versace).

Toutes ces expĂ©riences ont pour but de faire vivre aux clients des Ă©motions marquantes et positives, pour que ces Ă©motions s’associent par la suite avec la marque, qui devient ainsi encore plus dĂ©sirable. Suivant cette logique, il n’est pas surprenant que les marques aient toujours Ă©tĂ© nombreuses Ă  vouloir se rattacher au cinĂ©ma, une attraction offrant une large palette d’émotions susceptible d’ĂȘtre utilisĂ©e dans une campagne marketing.

Le placement de produit, une pratique discrĂšte mais influente

Le placement de produit a pris racine dans l’industrie cinĂ©matographique dĂšs les premiers balbutiements du septiĂšme art. Au cours du 20e siĂšcle, les rĂ©alisateurs ont commencĂ© Ă  intĂ©grer subtilement des produits dans leurs films, crĂ©ant ainsi un lien indirect entre les marques et le public. Souvent utilisĂ© comme source de financement pour les productions cinĂ©matographiques, le placement de produit permet de compenser les coĂ»ts de rĂ©alisation tout en offrant aux annonceurs une visibilitĂ© stratĂ©gique auprĂšs des spectateurs.

À l’origine, le placement de produit se manifestait principalement par des apparitions Ă©phĂ©mĂšres d’objets de consommation dans des scĂšnes, parfois de maniĂšre transparente pour le public, mais souvent subtilement pour Ă©viter de rompre l’immersion narrative. Cependant, au fil des dĂ©cennies, cette pratique s’est dĂ©veloppĂ©e pour devenir une stratĂ©gie marketing plus sophistiquĂ©e.

Une nouvelle forme de placement de produit : quand le produit devient l’histoire

Le paysage du placement de produit Ă©volue rapidement depuis sa crĂ©ation, et l’on observe aujourd’hui une transition vers une nouvelle forme : le film de marque. Ces Ɠuvres cinĂ©matographiques ne se contentent plus simplement de prĂ©senter des produits, mais elles en font le pivot central de l’intrigue; les marques deviennent les acteurs principaux, tissant un rĂ©cit Ă©troitement liĂ© Ă  leur essence mĂȘme. 

Ce concept va au-delĂ  de la simple promotion ; il s’efforce de crĂ©er une expĂ©rience immersive oĂč le public se plonge dans l’univers narratif de la marque. Ce glissement vers une intĂ©gration plus profonde des marques dans le rĂ©cit cinĂ©matographique soulĂšve des questions fascinantes sur l’avenir du partenariat entre le monde du cinĂ©ma et celui des marques, redĂ©finissant ainsi la maniĂšre dont nous interagissons avec ces derniĂšres Ă  travers l’art cinĂ©matographique.

En 2014, LEGO s’est par exemple lancĂ© dans la production de son propre film d’animation en prĂ©sentant ses jouets emblĂ©matiques. Les rĂ©percussions ont Ă©tĂ© trĂšs positives pour la marque, avec une augmentation des ventes de jeux LEGO Ă  la suite du succĂšs du film, qui s’explique par une envie des spectateurs d’explorer plus encore l’univers de la marque. Outre les produits de construction traditionnels, le film a ouvert la voie Ă  de nouveaux produits basĂ©s sur les personnages et l’univers prĂ©sentĂ©s dans l’intrigue. Cela a permis Ă  LEGO de diversifier sa gamme de produits, y compris les jeux vidĂ©o, les sĂ©ries animĂ©es et les produits dĂ©rivĂ©s. Une communautĂ© de fans passionnĂ©s qui partagent leur amour pour LEGO s’est dĂ©veloppĂ©e sur les mĂ©dias sociaux et les forums en ligne, renforçant ainsi l’engagement des consommateurs envers la marque.

Un effet encore plus prononcĂ© a Ă©tĂ© suscitĂ© par le film « Barbie », sorti en 2023. Non seulement le film immerge le public dans l’univers de la poupĂ©e en rose, mais il lui prĂ©sente littĂ©ralement l’administration du groupe Mattel qui parle des valeurs de la marque de maniĂšre quasi directe. Le film a suscitĂ© un gigantesque buzz mĂ©diatique, et le public tout de rose vĂȘtu ne s’est pas fait attendre dans les salles de cinĂ©ma. De nombreuses marques ont Ă©galement tentĂ© de s’inscrire dans la tendance en faisant des collaborations avec Mattel (Zara, OPI, Nyx, Gap
). Sans surprise, les ventes des poupĂ©es ont augmentĂ© de 20% depuis le lancement des opĂ©rations marketing. Mattel a dĂ©jĂ  annoncĂ© la production de films sur ses autres gammes de produits, notamment Polly Pocket, Hot Wheels et mĂȘme UNO.

La maison de luxe Saint Laurent, elle, est allĂ©e plus loin. En 2023 la marque diversifie son activitĂ© en crĂ©ant sa propre sociĂ©tĂ© de production « Saint Laurent Productions”. A prĂ©sent, la marque ne se contente plus d’ĂȘtre reprĂ©sentĂ©e par des costumes portĂ©s par des acteurs, mais prend les rĂȘnes artistiques des films, lui permettant de façonner de maniĂšre intĂ©grale chaque aspect narratif et visuel. Cette initiative offre Ă  la marque une opportunitĂ© unique d’incarner pleinement ses valeurs Ă  travers l’expression cinĂ©matographique.

Dans les salles de cinéma
 et sur le petit écran ?

Et qu’en est-il des plateformes de streaming? Pour Hugo Orchillers, responsable des placements de produit au sein de l’agence Place To Be, avec qui nous nous sommes entretenus, le travail de placement de produit est sensiblement le mĂȘme qu’il soit fait pour le cinĂ©ma ou pour une plateforme de streaming. À la diffĂ©rence prĂšs que les plateformes de streaming se montrent plus rĂ©ticentes que les producteurs de cinĂ©ma : « Les plateformes de SVOD comme Netflix proposent du placement de produit, mais cela reste vraiment infime. Les plateformes ne veulent pas crĂ©er une rĂ©gie publicitaire {
} afin de rester le plus cohĂ©rent possible avec leur discours de lancement ».

Cependant, Ă  travers le phĂ©nomĂšne des films de marques, il se pourrait que cette volontĂ© soit en train d’ĂȘtre ajustĂ©e. En effet, des gĂ©ants du streaming comme Amazon Prime collaborent eux aussi avec des marques, comme le montre la sortie du film « AIR » (2023), sur la franchise Nike. Ce film rĂ©alisĂ© par Ben Affleck dĂ©voile le partenariat rĂ©volutionnaire entre un Michael Jordan encore mĂ©connu, et la division de basket chancelante de Nike, qui a changĂ© le monde du sport et de la culture avec la marque Air Jordan.

Ainsi, le phĂ©nomĂšne des films de marque nous prouve que le cinĂ©ma est devenu un outil marketing incontournable pour forger l’identitĂ© d’une marque, immerger le public dans son univers et lui offrir une expĂ©rience mĂ©morable tout en stimulant les achats. Qu’ils soient diffusĂ©s en salle de cinĂ©ma ou en streaming, les films de marques sont Ă  l’origine d’un nouveau type de marchĂ© publicitaire qui, malgrĂ© sa popularitĂ©, entraĂźne tout de mĂȘme des vagues de critiques concernant la dĂ©naturation du septiĂšme art au profit des annonceurs. Ainsi se crĂ©e le dĂ©bat sur l’avenir du cinĂ©ma et s’ouvre la voie de recherche d’une harmonie entre crĂ©ativitĂ© et commerce dans le monde artistique contemporain.

Melina MAGNE et Anna ORLOVA


SOURCES :

Le Point; « Barbie » : les ventes de poupées ont augmenté de 20% depuis la sortie du film; 08/2023

Mattel; Mattel Films and Warner Bros. Pictures Announce J.J. Abrams’ Bad Robot Will Produce Hot Wheels Live-Action Motion Picture; 2022

Europe 1; La marque de luxe Saint Laurent annonce la crĂ©ation d’une sociĂ©tĂ© de production de films; 04/2023

Luc Dupont; Placement de produit : quand le cinéma devient un terrain de jeu marketing; 09/2024

Stéphane Debenedetti, Isabelle Fontaine; Le cinémarque : SeptiÚme Art, publicité et placement des marques; 2004

TikTok : future plateforme de référence pour les films et les séries ?

Envie de regarder le nouveau film « Barbie » gratuitement ? C’est possible sur TikTok, Ă  condition d’accepter son dĂ©coupage en 49 parties.

Sur TikTok, la diversité du contenu est frappante. On y trouve aussi bien des vidéos de danse virales, que des sketches comiques hilarants ou encore des conseils sur les relations amoureuses. En résumé, peu importe ce que vous recherchez ou pas, TikTok saura quelle vidéo vous montrer. 
Depuis quelques mois, un nouveau type de contenu prend de l’ampleur ou du moins, commence à faire parler.

AprĂšs avoir bouleversĂ© l’industrie de la musique, TikTok s’attaque Ă  celle de l’audiovisuel

Comme beaucoup de plateforme l’ont Ă©tĂ© avant elle, TikTok se transforme progressivement en « pirate de l’audiovisuel ». En effet, il est maintenant possible de regarder des films, des sĂ©ries et des Ă©missions tĂ©lĂ©visĂ©es, dĂ©coupĂ©s en plusieurs parties et diffusĂ©s par des comptes TikTok dĂ©diĂ©s Ă  ce type de contenus. Ces contenus sont majoritairement mis en ligne de maniĂšre illĂ©gale. Les enregistrement clandestins, qu’il soient de films projetĂ©s au cinĂ©ma ou de contenus disponibles sur les plateformes de streaming, tous y passent. En outre, des sĂ©ries populaires telles que « South Park » ou « Malcolm » sont prĂ©sentes sur TikTok depuis un certain temps.


tractlljc4t sur TikTok

Ce mode de consommation peut sembler quelque peu dĂ©routant. Cependant, il gagne en popularitĂ© au sein de la plateforme, et cela s’explique par plusieurs facteurs. 

Tout d’abord, ces sĂ©quences ont une capacitĂ© remarquable Ă  capter et retenir l’attention des utilisateurs. En dĂ©coupant un Ă©pisode de sĂ©rie en plusieurs parties, un compte peut publier une vidĂ©o consistant uniquement en une scĂšne riche en suspense, incitant ainsi les spectateurs Ă  vouloir connaĂźtre la suite.
De plus, TikTok développe des fonctionnalités qui facilitent la consommation de ce type de contenus comme le « Clear Mode » ou le mode « Plein écran ».

Le rîle fondamental de l’algorithme de recommandation

Image par Katamaheen de Pixabay

Dans le fil d’actualitĂ© « Pour toi », les contenus dĂ©coupĂ©s en plusieurs parties sont proposĂ©s aux utilisateurs de maniĂšre alĂ©atoire,  ce qui contribue Ă  la popularitĂ© de ce format. Dans un univers d’hyperchoix oĂč une multitude d’options est constamment disponible, la fatigue dĂ©cisionnelle se fait ressentir. ExacerbĂ©e par les choix infinis sur des plateformes comme Netflix, TikTok Ă©vite Ă  l’utilisateur de se trouver dans cette situation d’anxiĂ©tĂ© en le conduisant directement au contenu. « Je suis dĂ©jĂ  lĂ , je suis dĂ©jĂ  en train de le regarder, je suis dĂ©jĂ  en train de faire dĂ©filer sur TikTok. » Voici ce que dĂ©clare un utilisateur Ă  propos de TikTok (Wall Street Journal, 2023). Pas besoin d’aller sur une plateforme de streaming ou sur la tĂ©lĂ©vision : TikTok dit Ă  l’utilisateur quoi regarder. En rĂ©sumĂ©, avec l’algorithme de recommandation, les contenus sont presque servis sur un plateau d’argent.

L’algorithme de recommandation de TikTok contribue Ă  mettre en lumiĂšre ces extraits dans les « Pour toi », permettant aux comptes TikTok de toucher un public plus large et d’augmenter leur visibilitĂ©. L’algorithme favorisant les vidĂ©os regardĂ©es jusqu’à la fin, la plupart des contenus sont dĂ©coupĂ©s par tranches de 3 Ă  5 minutes, bien que les vidĂ©os peuvent aller jusqu’à 10 minutes. Ces vidĂ©os courtes jouent aussi avec la frustration ressentie par l’utilisateur qui sera pousser Ă  aller regarder d’autres vidĂ©os ou Ă  demander en commentaires quand est-ce que la partie suivante sera disponible. Il est important de noter que les commentaires jouent aussi un rĂŽle important dans la recommandation par l’algorithme. 

Afin de ne pas se faire repĂ©rer par les algorithmes de modĂ©ration, les crĂ©ateurs ne publient pas les diffĂ©rentes parties d’un mĂȘme contenu Ă  la suite. Les parties sont souvent « uploadĂ©es » sur la plateforme Ă  des heures ou jours d’intervalle, laissant le temps Ă  la publication d’autres contenus. Autre particularitĂ© de ces vidĂ©os, il est trĂšs rare de voir inscrit dans les descriptions le nom original du film, de la sĂ©rie ou de l’émission en question. Il s’agit d’une autre astuce utilisĂ©es pour Ă©viter que la vidĂ©os soient retirĂ©es de maniĂšre automatique de la plateforme.

Bien que ce type de visionnage puisse paraĂźtre atypique, il s’inscrit donc dans une stratĂ©gie de captation et de rĂ©tention de l’attention tout en exploitant les mĂ©canismes propres Ă  l’algorithme de TikTok pour maximiser la portĂ©e et l’impact du contenu publiĂ©.

Le cinéma se fait pirater, il prend les devants !

En 2020, Quibi, le service de streaming de vidĂ©os courtes venu tout droit d’Hollywood n’a pas tenu longtemps sur le marchĂ©. Bien que ce fut un Ă©chec, le potentiel de ce type de contenu paraĂźt aujourd’hui plus important que ce qu’il Ă©tait il y a quelques annĂ©es. Comme annoncĂ© lors du festival MĂ©dias en Seine Ă  Paris en 2023, l’une des prochaines tendances mĂ©dia qui se dessine est la nĂ©cessitĂ© de maitriser le format de vidĂ©os verticales (Reuters Institute, 2023).

Neil Shyminsly, expert en Pop culture et professeur d’anglais au Cambrian College, affirme qu’ « il y a une crainte croissante que la programmation tĂ©lĂ©visuelle devienne de plus en plus courte Ă  mesure que le succĂšs est dĂ©terminĂ© par l’algorithme de TikTok. » (CBCNews, 2023). 

Photo de Hannah Wernecke sur Unsplash

Effectivement, certains grands studios se sont dĂ©jĂ  lancĂ©s dans la publication de contenus en plusieurs parties. Le 3 octobre 2023, Ă  l’occasion du Mean Girls Day, Paramount Ă  rendu disponible le temps d’une journĂ©e le film Mean Girls en intĂ©gralitĂ©, dĂ©coupĂ© en 23 parties sur son compte TikTok. « Les paramĂštres semblent Ă©voluer », a dĂ©clarĂ© Alex Alben, professeur de droit de l’internet et de la confidentialitĂ© Ă  la FacultĂ© de droit de l’UCLA. « Quelqu’un au sein du studio est en train de peser le fait qu’ils bĂ©nĂ©ficieraient davantage de la diffusion d’un extrait de leur film par des millions de personnes plutĂŽt que de chercher Ă  l’interdire. » (NewYorkTimes, 2023). Un reprĂ©sentant de Paramount a expliquĂ© que la publication de « Mean Girls » sur TikTok visait Ă  accroĂźtre la visibilitĂ© du film auprĂšs d’un nouveau public potentiel (NewYorkTimes, 2023). Un coup marketing de la part du studio ? TrĂšs probable, sachant que le jour mĂȘme, la sortie du nouveau « Mean Girls » au cinĂ©ma dĂ©but janvier 2024 a Ă©tĂ© annoncĂ©e.

D’autres studios et plateformes de streaming ont trĂšs vite suivi. En aoĂ»t 2023, Peacock a publiĂ© un Ă©pisode de 2023 de la version amĂ©ricaine de « Love Island » ainsi qu’un Ă©pisode de « Killing It » divisĂ© en 5 parties. Voici ce qu’Anupam Chander, professeur de droit et technologie Ă  Georgetown, dit Ă  ce propos : « Il peut ĂȘtre utile pour les dĂ©tenteurs des droits d’auteur de voir leur travail distribuĂ© Ă  un public plus large afin de susciter davantage d’intĂ©rĂȘt pour ce travail et gĂ©nĂ©rer des ventes ultĂ©rieures. ». En rĂ©alitĂ©, certains dĂ©tenteurs des droits de ces contenus, qu’ils soient publiĂ©s lĂ©galement ou non, pourraient profiter de cette tendance. Dans les faits, cela peut permettre de remettre au gout du jours d’anciens contenus et de booster la popularitĂ© de ceux qui en ont besoin. Il faut reconnaĂźtre que la capacitĂ© de TikTok Ă  engager son public est forte et va au-delĂ  des jeunes gĂ©nĂ©rations (InsiderIntelligence, 2023).

De nouvelles productions uniquement dédiées à TikTok

TikTok a vu émerger de nouvelles productions uniquement dédiées à sa plateforme. DÚs 2020, plusieurs séries australiennes ont vu le jour telles que Love Songs, publiée par épisodes de 10 minutes ou Scattered, publiée en 38 épisodes de 1 minute. Récemment, Adam McKay, avec sa société de production Yellow Dot Studios, est devenu le premier producteur hollywoodien à investir dans une série diffusée uniquement sur TikTok. Intitulée « Cobell Energy », elle est diffusée depuis le 14 novembre 2023 sur la plateforme à raison de 2 épisodes par semaine.

cobellenergy sur Tiktok

Et le respect des droits d’auteur dans tout ça ?

Il est Ă©vident que la publication illĂ©gale de contenus sous droits pose question. RĂ©guler ce type de contenus sur TikTok devient un challenge trĂšs complexe en comptant les 34 millions de vidĂ©os postĂ©es par jour sur la plateforme. Comment gĂ©rer le sentiment de non-respect du travail accompli pour la rĂ©alisation d’un film, d’une sĂ©rie etc. ? Publier un contenu en plusieurs parties porte-t-il atteinte Ă  la nature mĂȘme de celui-ci ? Comment gĂ©rer le partage de revenu ? Beaucoup de questions n’ayant pas de rĂ©ponses encore assez concrĂštes. 

Pour remĂ©dier Ă  ces publications, trop nombreuses, de contenus allant Ă  l’encontre des conditions d’utilisation de la plateforme, TikTok a mis en place un algorithme de dĂ©tection des contenus sous droits d’auteur. En plus de cela, les dĂ©tenteurs de ces droits ainsi que les utilisateurs peuvent signaler Ă  la plateforme un contenu qu’ils considĂšrent comme « piraté ».
Avec l’arrivĂ©e du Digital Services Act en Europe, de nombreuses plateformes comme TikTok se sont vues imposĂ©es la mise en place de mĂ©canismes de signalement mais aussi de contrĂŽle plus soutenus de ces contenus illicites. En septembre 2023, TikTok a annoncĂ© avoir supprimĂ© plus de 4 millions de contenus jugĂ©s comme illicites par l’Union EuropĂ©enne.

Finalement, il ne reste plus qu’à voir si ce type de consommation et de diffusion dĂ©passera le stade de tendance et rĂ©ussira Ă  s’installer dans le temps.

Margot Brenier


Bibliographie

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Croquet, P., & Trouvé, P. (2023, 9 octobre). On TikTok, the success of « sliced up » films and TV series. Le Monde.fr. https://www.lemonde.fr/en/pixels/article/2023/10/07/on-tiktok-the-success-of-sliced-up-films-and-tv-series_6155629_13.html

Holtermann, C., & Kircher, M. M. (2023, 4 octobre). ‘Mean Girls’ has a One-Day run on TikTok. The New York Times. https://www.nytimes.com/2023/10/04/style/tiktok-movies-mean-girls.html#:~:text=A%20Paramount%20representative%20wrote%20in,companies%20have%20experimented%20with%20TikTok.

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Radio-Canada. (2023, 15 juin). La transformation de TikTok en plateforme de diffusion, un clip piraté à la fois. Radio-Canada. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1988120/tiktok-contenu-pirate-series-films-cinema-plateforme-diffusion-tendance

Rahmil, D. (2023, 28 septembre). Regarder Barbie par tranches de 3 minutes, c’est la vie de cinĂ©phile que j’ai choisie. L’ADN. https://www.ladn.eu/media-mutants/tendance-tiktok-regarder-films-tranches/

Renaud-Chouraqui, E. (2024, 23 janvier). Quel sera l’impact du DSA dans la lutte contre la contrefaçon en ligne ? https://info.haas-avocats.com/droit-digital/quel-sera-limpact-du-dsa-dans-la-lutte-contre-la-contrefacon-en-ligne

Richards, J. (2021, 14 juin). TikTok TV : Aussie Gen Z drama ‘Scattered’ and the promise of a new platform. NME. https://www.nme.com/en_au/features/tv-interviews/tiktok-tv-aussie-gen-z-drama-scattered-2968680

Six, N. (2020, 8 avril). Quibi, le « Netflix » des vidéos courtes, se lance sur mobile aux Etats-Unis. Le Monde.fr. https://www.lemonde.fr/pixels/article/2020/04/07/quibi-le-netflix-des-videos-courtes-se-lance-sur-mobile-aux-etats-unis_6035878_4408996.html

Tingley, A. (2023, 14 novembre). Variety. Variety. https://variety.com/2023/digital/news/adam-mckay-yellow-dot-studios-cobell-energy-tiktok-series-ari-cagan-1235764568/

La chronologie des mĂ©dias Ă  l’ùre de la SVOD : Quelles problĂ©matiques ?

Le « Nouveau Monde de la Distribution »

L’essor du streaming et l’augmentation rapide des contenus audiovisuels en ligne, combinĂ©s Ă  l’évolution de nos habitudes de consommation, ont radicalement transformĂ© l’industrie du cinĂ©ma traditionnelle. Cette mĂ©tamorphose a engendrĂ© un nouvel Ă©cosystĂšme oĂč les films sont diffusĂ©s via une multitude de canaux et gĂ©nĂšrent des revenus de diverses sources. Selon Peter Broderick (producteur amĂ©ricain), nous sommes en prĂ©sence d’un « Nouveau Monde de la Distribution« , qui se distingue par des coĂ»ts rĂ©duits, des stratĂ©gies personnalisĂ©es, des sources de revenus variĂ©es et un accĂšs direct aux spectateurs.

Dans ce cadre, Internet occupe une place centrale dans la dĂ©sintermĂ©diation de l’industrie cinĂ©matographique, affaiblissant les intermĂ©diaires traditionnels tels que les distributeurs et les exploitants, au profit d’une relation directe entre producteurs et consommateurs. Autrefois, la chronologie des mĂ©dias, qui garantissait plusieurs fenĂȘtres d’exploitation pour les films, permettait de segmenter les sources de revenus, de la sortie en salle Ă  la diffusion en DVD, puis Ă  la tĂ©lĂ©vision payante et gratuite. Cependant, avec l’apparition des services de vidĂ©o Ă  la demande, de plus en plus proches de la sortie en salle, chaque fenĂȘtre d’exploitation se rĂ©trĂ©cit.

La chronologie des médias actuelle en France


Initialement conçue pour protĂ©ger les salles de cinĂ©ma de la concurrence de la tĂ©lĂ©vision, puis de la vidĂ©o, la chronologie des mĂ©dias avait pour objectif de garantir un Ă©quilibre dans le paysage audiovisuel. La France s’est distinguĂ©e en adoptant une approche singuliĂšre, tant au niveau europĂ©en qu’international, en Ă©dictant des textes contraignants. Ces derniers Ă©taient d’abord intĂ©grĂ©s aux cahiers des charges des chaĂźnes publiques durant l’ùre du monopole dans les annĂ©es soixante et soixante-dix, puis inscrits dans la loi en 1982. Aujourd’hui, ces principes sont rĂ©gis par des dĂ©crets dĂ©coulant d’accords interprofessionnels.

En effet, la chronologie des mĂ©dias est ponctuellement actualisĂ©e, pour tenir compte des usages qui Ă©mergent, de l’arrivĂ©e de nouveaux concurrents et de l’évolution du paysage audiovisuel. RĂ©visĂ©e en 2018 puis en 2022, voici les grandes lignes de la chronologie des mĂ©dias actuelle :

Source : Numerama


 et à l’international ?

Un bref tour d’horizon Ă  l’étranger rĂ©vĂšle qu’aucun autre pays au monde ne possĂšde une rĂ©glementation aussi rigoureuse et prĂ©cise que la France en matiĂšre de chronologie des mĂ©dias. La directive europĂ©enne SMA accorde aux États membres la libertĂ© d’appliquer des rĂšgles plus strictes ou plus dĂ©taillĂ©es que celles prĂ©vues au niveau europĂ©en pour les services relevant de leur compĂ©tence.

Cependant, la majoritĂ© des pays ont choisi de ne pas lĂ©gifĂ©rer sur la question de la chronologie des mĂ©dias. Certains pays europĂ©ens, Ă  l’instar de l’Allemagne, ont nĂ©anmoins adoptĂ© des dispositions lĂ©gislatives, bien que moins contraignantes. En Allemagne, par exemple, l’obtention d’aides publiques est conditionnĂ©e au respect de dĂ©lais de diffusion spĂ©cifiques : six mois pour les services Ă  la demande, douze mois pour les chaĂźnes de tĂ©lĂ©vision payantes et dix-huit mois pour les chaĂźnes de tĂ©lĂ©vision gratuites. Le Portugal dispose Ă©galement d’une rĂ©glementation via un dĂ©cret-loi datant de 2006, mais les dispositions de ce dĂ©cret peuvent ĂȘtre modifiĂ©es dans le cadre d’accords entre les ayants droit et les diffuseurs.

En outre, dans ces pays, une Ɠuvre qui ne sort pas en salle peut ĂȘtre diffusĂ©e directement Ă  la tĂ©lĂ©vision ou sous forme de DVD, ce qui n’est pas possible en France actuellement, risquant de perdre une part significative des financements prĂ©vus pour une sortie en salles. Cependant, la plupart des autres pays, comme la GrĂšce, l’Espagne, le Royaume-Uni, le Danemark, la Roumanie, n’ont tout simplement pas de dispositions sur la chronologie des mĂ©dias, tout comme aux États-Unis oĂč la question de la diffusion est rĂ©glĂ©e contractuellement, film par film.

Les « petits films » souffrent-ils de la chronologie des médias ?

En 2013, le Bureau EuropĂ©en des Unions des Consommateurs (BEUC) a soulignĂ© que la chronologie des mĂ©dias en vigueur ne correspondait pas Ă  la rĂ©alitĂ© du marchĂ©, en particulier en donnant la prioritĂ© Ă  l’exploitation en salle malgrĂ© l’émergence des nouveaux canaux de distribution comme les services de SVOD1. Selon le BEUC, l’ordre chronologique des fenĂȘtres d’exploitation nuit particuliĂšrement aux films « modestes » dont les budgets de promotion sont limitĂ©s. Ainsi, rendre les Ɠuvres disponibles rapidement aprĂšs leur sortie en salle serait plus avantageux sur le plan commercial.

L’ordre traditionnel de sortie des films est de plus en plus remis en question, comme le souligne Xavier Rigault, producteur français et co-prĂ©sident de l’Union des producteurs de cinĂ©ma. Selon lui, permettre Ă  un film de sortir directement en vidĂ©o pourrait contribuer Ă  « dĂ©congestionner les salles » et Ă  rĂ©duire le piratage des Ɠuvres, un problĂšme majeur actuellement au sein de l’industrie du cinĂ©ma. Actuellement, lorsqu’un film est retirĂ© rapidement de l’affiche, il doit attendre quatre mois avant de pouvoir ĂȘtre diffusĂ© en vidĂ©o. Cependant, promouvoir cette « deuxiĂšme sortie » nĂ©cessite un nouvel investissement dans une campagne publicitaire, ce qui pose un rĂ©el dĂ©fi pour de nombreux distributeurs. Cette difficultĂ© est accentuĂ©e par le fait que la durĂ©e de vie d’un film en salle est courte, gĂ©nĂ©ralement entre 10 et 15 jours, en raison du nombre important de films sortant chaque semaine, d’autant plus que les blockbusters amĂ©ricains laissent peu de place Ă  la diversitĂ©.

Qu’est-ce qu’une Ɠuvre cinĂ©matographique en 2024 ?

La salle de cinĂ©ma a longtemps reprĂ©sentĂ© le principal lieu d’exploitation des films, Ă©tant mĂȘme dĂ©terminante dans la dĂ©finition d’une « Ɠuvre cinĂ©matographique », qui est officiellement reconnue comme telle une fois qu’elle a obtenu un visa d’exploitation, lequel nĂ©cessite une diffusion en salles.

Cependant, de nos jours, de plus en plus de diffuseurs produisent leurs propres contenus, parfois rĂ©alisĂ©s par des cinĂ©astes renommĂ©s, qui suivent les mĂȘmes codes que les films traditionnels, mais sont diffusĂ©s exclusivement sur leurs plateformes de streaming, contournant ainsi le circuit traditionnel des cinĂ©mas. Cette Ă©volution soulĂšve la question de savoir si des films tels que « A l’Ouest rien de nouveau » (Edward Berger, 2022), « The Killer » (David Fincher, 2023), « The Power of The Dog » (Jane Campion, 2021), ou encore « The Irishman » (Martin Scorsese, 2019) doivent ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme des Ɠuvres cinĂ©matographiques, mĂȘme si leur premiĂšre diffusion se fait sur une plateforme de SVOD telle que Netflix. MalgrĂ© cela, ces films dĂ©montrent une qualitĂ© de rĂ©alisation, d’écriture et de technique qui les distingue davantage des tĂ©lĂ©films que des Ɠuvres cinĂ©matographiques conventionnelles.

The Irishman (Martin Scorsese, Netflix, 2019)

Cette question de classification suscite des dĂ©bats, notamment lors de festivals de renom comme Cannes, oĂč les films non destinĂ©s Ă  sortir en salles en France ne sont pas Ă©ligibles Ă  la compĂ©tition. En revanche, la Mostra de Venise a dĂ©cernĂ© le Lion d’Or Ă  une production Netflix (« Roma » d’Alfonso Cuaron, 2018) et les Oscars ont rĂ©compensĂ© en 2021 le dernier film de Jane Campion, « The Power of the Dog« .

Cependant, au-delĂ  de cette question de dĂ©signation, se pose celle de l’accĂšs aux mĂ©canismes de financement de la production cinĂ©matographique. Il est donc crucial de dĂ©terminer si de telles Ɠuvres peuvent bĂ©nĂ©ficier des aides financiĂšres du CNC, mĂȘme si elles ne sortent pas en salles. De nombreuses voix plaident en faveur d’un assouplissement de l’obligation de premiĂšre diffusion en salles, proposant que les films puissent obtenir leur statut cinĂ©matographique en Ă©tant diffusĂ©s directement en vidĂ©o, ce qui pourrait favoriser une diversification des modes d’exploitation et une Ă©volution du paysage cinĂ©matographique français.

Quel avenir pour la chronologie des médias ?

Face Ă  l’évolution rapide des plateformes de SVOD, les autoritĂ©s pourraient choisir une approche plus flexible en assouplissant les rĂšgles de la chronologie des mĂ©dias, en renonçant Ă  son caractĂšre contraignant au profit de recommandations, Ă©ventuellement assorties d’incitations fiscales ou budgĂ©taires. Cette tendance reflĂšte celle observĂ©e dans de nombreux pays Ă©trangers, oĂč les ayants droit ont plus de latitude dans la gestion de la chronologie des mĂ©dias, permettant ainsi une plus grande souplesse dans la diffusion des films. Cette approche favorise l’expĂ©rimentation et pourrait permettre de distinguer les approches bĂ©nĂ©fiques Ă  long terme de celles moins favorables.

Selon Jean-Yves Mirski, dĂ©lĂ©guĂ© gĂ©nĂ©ral du Syndicat de l’édition vidĂ©o numĂ©rique (SEVN), il y a une tendance Ă  rĂ©duire les dĂ©lais entre la sortie en salle et la diffusion sur d’autres supports. La sortie universelle, oĂč un film est lancĂ© simultanĂ©ment sur tous les supports, est de plus en plus envisagĂ©e. Cette pratique n’est plus taboue, notamment depuis la sortie du film de Steven Soderbergh, « Bubble« , en 2006, qui est sorti au cinĂ©ma et sur la chaĂźne coproductrice HDNET, puis en DVD quatre jours plus tard. Des stratĂ©gies similaires sont de plus en plus courantes, comme la diffusion en VOD premium avant la sortie en salles de « Melancholia » de Lars von Trier en 2011, ou la mise Ă  disposition gratuite sur YouTube du film « Home » de Yann Arthus-Bertrand dix jours avant sa sortie en salles, Ă  la tĂ©lĂ©vision et en DVD, qui a rencontrĂ© un rĂ©el succĂšs auprĂšs du public (Ă  noter qu’il s’agit d’un film militant destinĂ© Ă  ĂȘtre vu par l’audience la plus Ă©tendue possible).

Cependant, bien que certaines expĂ©riences de diffusion simultanĂ©e sur plusieurs supports rencontrent un succĂšs rĂ©el, elles restent exceptionnelles et rĂ©sultent souvent d’un financement particulier ou d’une stratĂ©gie publicitaire spĂ©cifique.

Il est ainsi lĂ©gitime de remettre en question l’intervention de l’État dans l’établissement de la chronologie des mĂ©dias. PlutĂŽt que d’imposer des rĂšgles, pourquoi ne pas laisser chaque acteur dĂ©cider de ses propres rĂšgles en concluant des contrats avec les dĂ©tenteurs des droits de films et les diffĂ©rents circuits de distribution ? En d’autres termes, serait-il possible de privilĂ©gier les mĂ©canismes du marchĂ©, basĂ©s sur l’offre et la demande, plutĂŽt que des dĂ©cisions publiques dans le domaine de la chronologie des mĂ©dias ? Les professionnels du secteur se verront confrontĂ©s Ă  ces questions dans les annĂ©es Ă  venir, avec une nĂ©cessitĂ© de rĂ©vision de la chronologie des mĂ©dias envisagĂ©e d’ici dĂ©but 2025.

Anne-Lise MAGNIEN


Sources

Pascal Lechevallier, 2020, La Chronologie des médias en Europe

Alex Scoffier, 2019, Repenser l’industrie du cinĂ©ma Ă  l’ùre du numĂ©rique

Alain Le Diberder, 2020, Chronologie des médias : attention danger !

Observatoire europĂ©en de l’audiovisuel, 2019, La chronologie des mĂ©dias : une question de temps


  1. Livre vert : Se préparer à un monde audiovisuel totalement convergent, 2013
    https://www.beuc.eu/sites/default/files/publications/2013-00586-01-e.pdf ↩

Comment TikTok influence l’industrie cinĂ©matographique ? 

Tiktok prend de plus en plus de place dans l’industrie cinĂ©matographique, que ce soit Ă  travers les publicitĂ©s qui font la promotion de films sur la plateforme, des critiques de films, des courts mĂ©trages rĂ©alisĂ©s par les crĂ©ateurs de contenus ou encore la rediffusion d’extraits de films.  Le 3 octobre 2023, Paramount est allĂ© encore plus loin et a diffusĂ© sur la plateforme la totalitĂ© du film Mean Girls (2004). Le film avait alors Ă©tĂ© dĂ©coupĂ© en 23 parties. La date du 3 octobre fait directement rĂ©fĂ©rence au film puisqu’il s’agit du « Mean Girls Day » qui est devenu un vĂ©ritable symbole de la culture populaire (Croquet & TrouvĂ© , 2023). Nous pouvons Ă©galement supposer que ce coup marketing a Ă©tĂ© effectuĂ© afin de relancer l’engouement pour Mean Girls alors qu’un remake est sorti le 10 janvier 2024. Paramount a alors su s’adapter Ă  une tendance Tiktok qui propose un dĂ©coupage de diffĂ©rents contenus (afin de s’accorder au format) allant d’un film, une sĂ©rie ou encore un reportage.

La promotion, le point décisif

Lors la sortie d’un film, le marketing est un facteur essentiel et dĂ©terminant pour son parcours. D’aprĂšs Laurent Creton, l’objectif du marketing dans le cinĂ©ma « est de satisfaire dans les meilleures conditions les attentes et les besoins de la clientĂšle afin d’optimiser l’adĂ©quation du produit avec son marché » (Creton, 2020). Si nous reprenons notre exemple Paramount et Mean Girls, c’est exactement ce que le studio a fait. Il a su adapter son format Ă  la cible choisie (une cible jeune 15-24 ans) et au format proposĂ© par Tiktok.

La promotion se crĂ©e autour du film et une « image de marque » se crĂ©e. L’exemple parfait est le film Barbie, sortie en 2023. Sans un budget colossal de 150 millions de dollars, l’influence du film n’aurait certainement pas Ă©tĂ© la mĂȘme (Jouin, 2023). L’étĂ© 2023 fut un Ă©tĂ© en rose. Tout Ă©tait aux couleurs de la cĂ©lĂšbre Barbie, de nombreuses marques se sont Ă©galement associĂ©es pour crĂ©er des collections spĂ©ciales telles que Crocs, O.P.I, AirBnb, Zara, Maserati ou encore Buger King. GrĂące Ă  cette diversitĂ© de marques et de reprĂ©sentations, l’influence de Barbie n’a fait que croĂźtre. Evidemment, les tendances Tiktok ont Ă©galement suivi Ă  travers plusieurs hashtags. Nous pouvons citer le #Barbiefoot oĂč les utilisateurs reproduisent une scĂšne du film ou Margot Robbie enlĂšve ses talons ; #Barbieshake qui consiste Ă  boire un milkshake rose avant de se transformer en Barbie ou encore le #Barbiemovie qui rassemble tous types de contenus autour du film. D’autres hashtags tel que #NotMyKen a lui aussi fait rĂ©agir avant la sortie du film. Cet hashtag dĂ©nonçait le fait que Ryan Gosling soit trop ĂągĂ© pour jouer le rĂŽle de Ken. Aux vues du succĂšs du film, cet hashtag n’a pas entachĂ© sa rĂ©putation. Tiktok, en tant que relayeur de contenu a rĂ©ellement fait partie du processus de marketing 360 pour le film, a accru sa visibilitĂ© et a sans doute poussĂ© de nombreuses personnes Ă  se rendre en salles (1,446 millliards de dollars au box office).

Tiktok se place ainsi comme un outil marketing incontournable pour les films et leur Ă©ventuel succĂšs. Pourquoi ? GrĂące Ă  son fort taux d’engagement, son format court/crĂ©atif et sa viralitĂ©.

Insaisissable et imprévisible

En 2023, la sortie du film Le Consentement restera un cas d’école en ce qui concerne l’influence de Tiktok sur le parcours d’un film. Le Consentement relate l’histoire de Vanessa Spingora, 14 ans, alors sous l’emprise de Gabriel Matzneff, cĂ©lĂšbre auteur des annĂ©es 1980. C’est une adaptation du roman Le Consentement de Vanessa Spingora. Lors de la premiĂšre semaine d’exploitation, le film a cumulĂ© environ 59 000 entrĂ©es. Habituellement, aprĂšs la premiĂšre semaine, les entrĂ©es pour un film sont divisĂ©es par deux et particuliĂšrement pour les films d’auteurs. C’est exactement l’inverse qui est arrivĂ© pour Le Consentement, en trois semaines, les entrĂ©es ont triplĂ© pour arriver Ă  un pic d’entrĂ©es de 142 000 et redescendre. Au total, le film aura comptabilisĂ© 616 000 entrĂ©es (AlloCinĂ© , 2023). Ces chiffres records s’expliquent par l’émergence d’une tendance Tiktok qui avait pour but de se filmer avant et aprĂšs avoir vu le film. La vidĂ©o de « l’aprĂšs » met en Ă©vidence de façon nette le choc ressenti par les utilisateurs.

Le #leconsentementfilm dĂ©nombre plus de 7,8 millions de vues sur Tiktok et les vidĂ©os liĂ©es au film ont Ă©tĂ© vues plus de 20 millions de fois (Vasseur, 2023). Marc Missonier, producteur du film avait alors dĂ©clarĂ©, « Les ados se sont emparĂ©s du film par eux-mĂȘmes. Il faut rester modeste par rapport Ă  ça, c’est impossible Ă  programmer. Mais le film les a touchĂ© au cƓur, c’est certain ». Il reconnaĂźt « n’avoir pas prĂ©vu ce phĂ©nomĂšne ». Du fait de la popularitĂ© du film sur Tiktok, un public jeune s’est rendu en salle et un rĂ©el engouement est nĂ©. De plus, par son sujet, le film a certainement raisonnĂ© pour de nombreux jeunes qui sont de plus en plus engagĂ©s et favorisent la libertĂ© de la parole sur des sujets tels que les violences sexuelles. Ainsi, en plus de donner de l’élan Ă  ce film d’auteur, via la plateforme Tiktok, des sujets sociĂ©taux sont abordĂ©s et permet une certaine forme de libĂ©ration de la parole. Comme nous l’avons prĂ©cĂ©demment Ă©voquĂ©, Tiktok est un rĂ©seau social important dans la promotion d’un film mais cet Ă©vĂšnement n’était pas prĂ©vu par le distributeur. La plateforme « n’a pas amplifiĂ© le succĂšs du Consentement, il l’a créé » (Guerrin, 2023). A l’inverse de l’exemple du film Barbie oĂč le rĂ©seau social avait justement Ă©tĂ© utilisĂ© pour Ă©largir le succĂšs du film. Tiktok se dĂ©marque alors par sa viralitĂ© insaisissable et imprĂ©dictible.

Plus rĂ©cemment, le film Saltburn a Ă©galement pu profiter de la viralitĂ© de Tiktok et accroitre sa notoriĂ©tĂ©. Il s’agit d’un cas lĂ©gĂšrement diffĂ©rent puisqu’il s’agit d’un film sorti sur Prime Video le 22 dĂ©cembre 2023 et non en salle. Il est donc plus difficile de quantifier les vues puisque Prime Video ne partage pas ses donnĂ©es. Cependant, nous pouvons tout de mĂȘme remarquer l’importance du film sur Tiktok. Saltburn, rĂ©alisĂ© par Emerald Fennell, raconte l’histoire d’un Ă©tudiant de l’UniversitĂ© d’Oxford qui va se plonger dans l’univers aristocratique grĂące Ă  son camarade de classe qui l’invite dans son vaste domaine familial. A nouveau, ce film a fait parler de lui sur Tiktok pour ses scĂšnes choquantes, les utilisateurs se filmaient alors en train de rĂ©agir. Le #Saltburn dĂ©nombre plus de 5,5 milliards de vues. Tiktok a Ă©galement propulsĂ© la chanson « Murder On The Dancefloor » de Sophie Ellis Bextor qui apparait Ă  la fin du film. ScĂšne durant laquelle Barry Keoghan dĂ©ambule et danse dans le manoir. Cette scĂšne finale a alors Ă©tĂ© reproduite par de nombreuses personnes sur Tiktok. La chanson « Murder On The Dancefloor » a Ă©tĂ© utilisĂ©e plus de 226 00 fois et a Ă©tĂ© Ă©coutĂ©e plus de 1,5 millions de fois le soir du nouvel an soit une augmentation de 340% par rapport Ă  l’annĂ©e derniĂšre (La DĂ©pĂȘche, 2024). Que ce soit en salle ou sur les plateformes, Tiktok offre une certaine accessibilitĂ© du cinĂ©ma au jeune public.

Quelles perspectives ?

AprĂšs avoir bouleversĂ© l’industrie musicale, Tiktok s’en prend au fonctionnement de l’industrie cinĂ©matographique. De par un fort taux de complĂ©tion et d’engagement, le systĂšme de vidĂ©os courtes mis en place influence directement la dĂ©cision de l’utilisateur : regarder un film ou non. A noter, « 52 % des utilisateurs de TikTok ont dĂ©couvert un nouvel acteur, un nouveau film ou une nouvelle Ă©mission de tĂ©lĂ©vision sur TikTok. Ce taux dĂ©montre Ă  nouveau le pouvoir que la plateforme afin de susciter des tendances et une popularitĂ© pour les films (Davies, 2023 ). Tiktok place le spectateur au cƓur de la dynamique.

AprĂšs avoir Ă©tudiĂ© la façon dont Tiktok s’implante dans le but de crĂ©er un engouement et pousser le public Ă  aller au cinĂ©ma ou regarder des films, nous pouvons ouvrir notre sujet nous demander si Tiktok ne serait pas finalement un concurrent Ă  l’industrie cinĂ©matographique.  La plateforme opĂšre un rĂ©el changement dans les habitudes de ses utilisateurs. Comme nous l’avons Ă©voquĂ©, il est possible de regarder des films en plusieurs parties. Au-delĂ  d’ĂȘtre utilisĂ© comme un outil de marketing, un outil propulseur, la plateforme Tiktok pourrait elle-mĂȘme en ĂȘtre actrice. En 2023, Tiktok, partenaire officiel du Festival de Cannes avait dĂ©jĂ  organisĂ© son propre festival de court-mĂ©trages. Le « Tiktok Short Film » qui permettait aux cinĂ©philes du rĂ©seau social de soumettre leur crĂ©ation, une vidĂ©o verticale originale de plus d’une minute. NĂ©anmoins, cet Ă©lan peut remettre en question la lĂ©gitimitĂ© de Tiktok Ă  se positionner comme acteur du cinĂ©ma.

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Références

AlloCiné . (2023). Le Consentement . Récupéré sur AlloCiné.

Creton, L. (2020). La marketing cinématographique . Dans L. Creton, Economie du cinéma (p. 157 à 177). Armand Colin .

Croquet , P., & Trouvé , P. (2023, Octobre 5). Sur TikTok, le succÚs des films et reportages « saucissonnés ». Récupéré sur Le Monde : https://www.lemonde.fr/pixels/article/2023/10/05/sur-tiktok-le-succes-des-films-et-reportages-saucissonnes_6192690_4408996.html

Davies, R. (2023 , Avril 21). TikTok is changing the film industry by putting the power back in the hands of fans. Récupéré sur Why Now: https://whynow.co.uk/read/tiktok-is-changing-the-film-industry-by-putting-the-power-back-in-the-hands-of-fans

Guerrin, M. (2023, Novembre 17). « En assurant le succĂšs du film “Le Consentement”, grĂące Ă  un public jeune et populaire, TikTok rĂ©ussit lĂ  oĂč des politiques culturelles Ă©chouent depuis des dĂ©cennies ». RĂ©cupĂ©rĂ© sur Le Monde: https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/11/17/en-assurant-le-succes-du-film-le-consentement-grace-a-un-public-jeune-et-populaire-tiktok-reussit-la-ou-des-politiques-culturelles-echouent-depuis-des-decennies_6200560_3232.html

Jouin, S. (2023, Octobre 10). Barbie : une campagne marketing aux 150 millions de dollars. Récupéré sur Affect: https://www.afffect.fr/blog/barbie-une-campagne-marketing-aux-150-millions-de-dollars

La DĂ©pĂȘche. (2024, Janvier 2024). « Saltburn », le film tendance sur les rĂ©seaux sociaux. RĂ©cupĂ©rĂ© sur La DĂ©pĂȘche : https://www.ladepeche.fr/2024/01/11/saltburn-le-film-tendance-sur-les-reseaux-sociaux-11691380.php

Vasseur, V. (2023, Octobre 23). « Le consentement » : comment une tendance TikTok a relancé cette adaptation du roman de Vanessa Springora. Récupéré sur France Inter: https://www.radiofrance.fr/franceinter/le-consentement-sur-tiktok-le-film-adapte-du-roman-de-vanessa-springora-plebiscite-par-les-jeunes-1978640

AprĂšs 2 ans d’application, quelles sont les consĂ©quences du dĂ©cret SMAD sur la production et la diffusion du cinĂ©ma français ?

Le 1er juillet 2021, le dĂ©cret SMAD fixait les rĂšgles de contribution Ă  la production d’Ɠuvres cinĂ©matographiques appliquĂ©es aux services de vidĂ©o Ă  la demande par abonnement, payants Ă  l’acte ou gratuits (SMAD). Le texte s’applique aussi bien aux acteurs français qu’étrangers (Netflix, Disney+, Amazon Prime VidĂ©o) se substituant ainsi au dĂ©cret de novembre 2010 qui ciblait seulement les SMAD domestiques. Les services de SVOD amĂ©ricains les plus populaires arrivĂ©s en France au milieu de la dĂ©cennie 2010 n’étaient donc pas concernĂ©s par ces obligations au sens de la loi de 1986 sur l’audiovisuel.

Ces plateformes dĂ©jĂ  bien implantĂ©es dans le paysage audiovisuel français doivent Ă  prĂ©sent participer aux financements d’Ɠuvres cinĂ©matographiques et audiovisuelles, europĂ©ennes ou d’expression originale française, Ă  hauteur d’au moins 20% du chiffre d’affaires rĂ©alisĂ© l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente. Ce taux peut ĂȘtre portĂ© Ă  25% lorsque la plateforme propose un ou plusieurs films 12 mois aprĂšs leur sortie en salles. Il est important de rappeler que ces obligations concernent les productions indĂ©pendantes et non les crĂ©ations dites « originales ». ConcrĂštement, cette contribution se dĂ©cline sous la forme de prĂ©achat de droits d’exploitation SVOD et de financements de travaux de dĂ©veloppement.

Des premiers signes encourageants

Les consĂ©quences de ces nouveaux entrants dans le financement d’Ɠuvres cinĂ©matographiques restent encore difficiles Ă  Ă©valuer. En rĂ©alitĂ©, 2022 a Ă©tĂ© la premiĂšre annĂ©e entiĂšre d’application du dĂ©cret. Le CNC n’a pas encore livrĂ© son rapport sur l’annĂ©e 2023 mĂȘme si quelques rĂ©sultats ponctuels semblent encourageants quant Ă  l’efficacitĂ© de ces nouveaux dispositifs. L’arrivĂ©e de nouveaux acteurs Ă  la fin 2022 comme Apple TV+ et Paramount+ a du renforcer cette injection de liquiditĂ©s dans l’industrie cinĂ©matographique. On peut noter cependant une baisse en 2022 de 3,4% des dĂ©penses des SMAD et des services de tĂ©lĂ©vision dans la production cinĂ©matographique mais qui est principalement due au recul des chaĂźnes et au surinvestissement de Canal+ en 2021.

Les niveaux ont rejoint ceux des annĂ©es prĂ©-covid ce qui est un signe encourageant pour la filiĂšre et les SMAD jouent le jeu : leurs investissements de 58,5 millions d’euros en 2022, en hausse par rapport au 42 millions d’euros en 2021 tĂ©moignent de la volontĂ© de ces acteurs de s’intĂ©grer dans le systĂšme de financement du cinĂ©ma français. Antoine Boilley, membre de l’ARCOM, note que les 22 SMAD en France ont respectĂ© leurs obligations et que certains les ont mĂȘme dĂ©passĂ©es.  

Autre signe encourageant pour l’engagement des SMAD dans leurs obligations d’investissement : aprĂšs Amazon fin 2022, Netflix a signĂ© un accord avec les organisations d’auteurs et de producteurs en septembre 2023 lors du Festival de La Rochelle pour garantir une contribution plus Ă©levĂ©e. Cette tendance d’investissement Ă  la hausse dans le cinĂ©ma hexagonal se reflĂšte ensuite dans le catalogue des plateformes : en 2022, 9 600 titres diffĂ©rents Ă©taient proposĂ©s avec Ÿ de l’offre cinĂ©ma disponible trustĂ©e par Netflix, Prime VidĂ©o et MyCanal. Avec un statut hybride de plateforme VĂ DA et de replay, MyCanal et OCS offrent une part de films français plus importante.

Une tendance qui marque la forte progression des plateformes SVOD dans le paysage cinĂ©matographique avec un Ă©largissement de son audience renforcĂ©e par la crise sanitaire : l’hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© des programmes et l’augmentation du temps libre ont participĂ© Ă  la nette progression du nombre d’abonnĂ©s. Autre explication dans ce sens et qui renforce la prĂ©sence des SMAD dans les usages de consommation du cinĂ©ma : la gĂ©nĂ©ralisation des tĂ©lĂ©viseurs connectĂ©es dans les foyers (45,5% en 2021) qui proposent les plateformes SMAD Ă  portĂ©e de tĂ©lĂ©commande et l’utilisation du mobile de plus en plus prĂ©sente (+11,7% entre 2018 et 2022).    

Un changement important dans la chronologie des médias

      L’autre changement du dĂ©cret SMAD concerne la chronologie des mĂ©dias : avec des obligations de financement plus importantes, les plateformes ont vu leur fenĂȘtre d’exploitation se rapprocher de la sortie salle, passant de 36 mois Ă  17 mois (15 en cas d’accord avec le cinĂ©ma français comme c’est le cas pour Netflix). Les chaĂźnes cinĂ©ma payantes restent Ă  9 mois (sauf Canal+ Ă  6 mois du fait de son accord professionnel et qui souhaite jouer un rĂŽle de plus en plus important dans le financement du cinĂ©ma). Les fenĂȘtres d’exploitation des chaĂźnes gratuites (France TĂ©lĂ©visions, TF1, M6) ne changent pas en restant Ă  22 mois. L’évolution la plus notable est donc le passage des plateformes SVOD avant les chaĂźnes gratuites dans les fenĂȘtres d’exploitation.

Un passage qui pourrait renforcer la dĂ©saffection lancinante des audiences pour la tĂ©lĂ©vision au profit des SMAD mais qui rĂ©pond en partie Ă  la rĂ©volution des usages marquĂ©e par une consommation fragmentĂ©e, des plateformes diffĂ©renciĂ©es et des changements dans les modes de distribution. Il est bon de rappeler que les chaĂźnes linĂ©aires demeurent un pilier du secteur cinĂ©matographique avec 78,2% des dĂ©penses des diffuseurs en 2022. Pour Antoine Boilley (ARCOM), “Ces donnĂ©es traduisent la place privilĂ©giĂ©e et prĂ©pondĂ©rante des groupes audiovisuels dans le financement de la crĂ©ation audiovisuelle et cinĂ©matographique. [
] Il en va de toute la dynamique du financement de notre industrie de programmes dans l’audiovisuel et le cinĂ©ma”. D’autant que les chaĂźnes ont obtenu un accord de co-exploitation avec les plateformes : lorsqu’un film est exploitĂ© sur une chaĂźne TV linĂ©aire, il est alors retirĂ© de la plateforme de streaming pour la durĂ©e d’exploitation.

Des craintes qui persistent

Le dĂ©cret SMAD ne semble pas pour autant rassurer l’ensemble du secteur. Certains craignent des dĂ©sĂ©quilibres de plus en plus forts entre petites et grosses productions. “Les plateformes concentrent leurs investissements sur trĂšs peu d’Ɠuvres” regrette SĂ©bastien Borivent, DG de Tetra Media Studio. Selon le CNC, entre 2018 et 2022, la moitiĂ© des investissements des plateforme est allĂ©e dans le format sĂ©rie. La PrĂ©sidente du collĂšge audiovisuel du SPI (Syndicat des Producteurs IndĂ©pendants), Nora Melhli, s’inquiĂšte : “L’arrivĂ©e des plateformes n’a pas irriguĂ© le secteur comme on l’espĂ©rait. Les risques sont grands. On est peut-ĂȘtre Ă  la veille de l’effondrement d’une bulle”.

Le producteur de cinĂ©ma, SaĂŻd Ben SaĂŻd, dans une interview au journal Le Monde, dĂ©crit une stratĂ©gie nĂ©faste pour le secteur : “Aujourd’hui, les plateformes envahissent nos marchĂ©s. Au lieu d’aider les distributeurs, les producteurs et les exploitants indĂ©pendants Ă  y rĂ©sister, on lance la grande fabrique de l’image pour faire de la France une terre d’accueil pour les plateformes amĂ©ricaines. On ne sauve pas le cinĂ©ma français en en faisant un prestataire de services pour Netflix. Ça ne fonctionne pas comme ça.”

Avec les pressions que peuvent faire subir les SMAD, surtout les plus importants, sur le lĂ©gislateur, les tensions entre les diffĂ©rents acteurs n’ont pas disparu. On se souvient de Disney menaçant de sortir ses blockbusters annuels directement sur Disney+ si la chronologie des mĂ©dias n’était pas rĂ©visĂ©e Ă  son avantage. Les studios semblent avoir compris depuis qu’une exploitation en salle reste le meilleur moyen pour rentabiliser de tels projets et des stratĂ©gies de distribution hybrides commencent Ă  apparaitre.    

Enfin dernier sujet d’interrogation qui plane : le bĂ©nĂ©fice des SMAD dans l’exposition du cinĂ©ma français. MĂȘme si la contribution financiĂšre des plateformes au financement des Ɠuvres cinĂ©matographiques semble acquise, leur visibilitĂ© au sein des plateformes ne suscite pas la mĂȘme attention. Les 2/3 des films consommĂ©s sur les plateformes sont amĂ©ricains alors que la part de marchĂ© des films français est de 20%. Une ventilation stable depuis 3 ans mais qui reste dĂ©connectĂ©e de l’exploitation salle oĂč les films amĂ©ricains sont en gĂ©nĂ©ral Ă  40% de part de marchĂ© Ă  Ă©gal avec le cinĂ©ma français.

En prenant une focale plus large, on peut s’inquiĂ©ter de la visibilitĂ© des acteurs nationaux lorsque l’écran d’accueil des tĂ©lĂ©viseurs connectĂ©s s’apparente de plus en plus Ă  une grille d’applications avec Google au premier plan. YouTube reprĂ©senterait 30% du temps d’écran consommĂ© sur ces tĂ©lĂ©viseurs, Ă©clipsant donc en partie les productions audiovisuelles et cinĂ©matographiques françaises.     

Il ne faut pas oublier les autres menaces qui planent sur le secteur cinĂ©matographique français : une inflation grimpante qui grignote les budgets, des taux bancaires importants, des grĂšves qui se multiplient chez les techniciens intermittents, le recul de l’audiovisuel public. Sur ce dernier point, le dĂ©cret SMAD ne permet pas d’effacer les incertitudes qui planent quant Ă  la trajectoire budgĂ©taire de France TĂ©lĂ©visions, premier financeur de la fiction française (288M€ en 2022-2023). Nora Melhi ajoute : “Nous avons besoin d’un audiovisuel public fort. Que France TĂ©lĂ©visions et Arte, nos deux premiers partenaires, soient confortĂ©s dans leur rĂŽle. Et qu’ils renforcent leurs financements. C’est un enjeu dĂ©mocratique.”

Au lendemain de la crise sanitaire, le dĂ©cret SMAD a permis d’injecter de nouvelles liquiditĂ©s bienvenues dans le systĂšme de financement du cinĂ©ma français en s’intĂ©grant aux cĂŽtĂ©s des diffuseurs historiques. Les changements des modes de diffusion et des habitudes de consommation dans les foyers français ont renforcĂ© cette intĂ©gration sur laquelle il Ă©tait nĂ©cessaire de lĂ©gifĂ©rer. Mais certains acteurs trouvent que cette intĂ©gration dĂ©laisse en partie le modĂšle de protection culturel des organisations indĂ©pendantes domestiques. La coexistence avec les diffuseurs doit encore ĂȘtre structurĂ©e. Les chiffres de 2023 du CNC devraient permettre de confirmer cette tendance d’investissement Ă  la hausse en positionnant les plateformes comme un acteur important dans le rebond de la production cinĂ©matographique.

Sacha Szydywar

Sources :

  • DĂ©cret SMAD du 22 juin 2021, Article rĂ©digĂ© par Pierre Abouchahla, DG d’Écran Total pour le magazine Écran Total, publiĂ© le 23/06/2021
  • Un investissement en production de 1,6 milliard d’euros en 2022 (+12%) par les chaĂźnes et plateformes, Article d’Isabelle Repiton pour Écran Total, publiĂ© le 19/12/2022
  • La Rochelle 2023 : la bonne santĂ© de la fiction française n’efface pas les inquiĂ©tudes de la filiĂšre, Article d’Isabelle Repiton et Estelle Aubin pour Écran Total, publiĂ© le 20/09/2023
  • SaĂŻd Ben SaĂŻd, producteur de cinĂ©ma : il y a trop de films et beaucoup se ressemblent”, propos recueillis par Jacques Mandelbaum pour le journal Le Monde, publiĂ© le 05/10/2022
  • Observatoire de la vidĂ©o Ă  la demande, Rapport du CNC par CĂ©cile Lacoue, directrice des Ă©tudes, des statistiques et de la prospective du CNC publiĂ© le 27/01/2023
  • SVOD et financement : les bĂȘtes noires de la chronologie des mĂ©dias, entretien avec Pascal Rogard (SACD) et Pascal Lechevallier (What’s Hot Media) pour MediaSchool
  • Nouvelle chronologie des mĂ©dias : des changements mais pas de bouleversements, Article pour MC2I Experts publiĂ© le 23/02/2022
  • Le dĂ©cret SMAD pourrait gĂ©nĂ©rer jusqu’à 1,5 Md€ pour la production française d’ici 2024 selon NPA Conseil, Estimations pour The Media Leader, publiĂ© le 20/09/2021

Sur petits et grands Ă©crans, l’animation française Ă  la conquĂȘte du monde : les raisons stratĂ©giques d’une success story tricolore

Le point commun entre les films Super Mario Bros, Ninja Turtles : Teenage Years, Miraculous et Migration ? Ce sont des productions Made in France ET de vĂ©ritables hits Ă  l’international. Depuis plusieurs dĂ©cennies, la France est parvenue Ă  dĂ©velopper une vĂ©ritable expertise dans le secteur de l’animation, attirant l’attention de l’industrie cinĂ©matographique mondiale, y compris les gĂ©ants d’Hollywood et du marchĂ© de l’animation japonaise. On parle aujourd’hui « d’ñge d’or » de l’animation française, apprĂ©ciĂ©e non seulement pour sa crĂ©ativitĂ© et sa qualitĂ© technique, mais aussi pour sa capacitĂ© Ă  toucher un public trĂšs diversifiĂ©. De nos jours, les plus grands studios amĂ©ricains et japonais s’arrachent les talents français, tandis que les sociĂ©tĂ©s d’animation tricolores sont sollicitĂ©es sur des licences d’envergure internationale (entre autres, Star Wars, League Of Legends, Super Mario, Les Tortues Ninja
). Focus sur les atouts stratĂ©giques contribuant Ă  la rĂ©ussite de cette « exception culturelle française. »

UN SOCLE ÉDUCATIF UNIQUE 

La France dispose d’un terreau particuliĂšrement fertile d’écoles renommĂ©es spĂ©cialisĂ©es dans l’animation ; Les Gobelins, l’ESMA, Rubika, ARTFX et MoPA figurent parmi les meilleures formations d’animation au monde d’aprĂšs le classement Ă©tabli par l’Animation Career Review. Ces Ă©coles fournissent aux Ă©tudiants toutes les compĂ©tences nĂ©cessaires pour exceller dans le secteur, elles sont notamment rĂ©putĂ©es pour leur capacitĂ© Ă  enseigner toutes les techniques d’animation, 2D comme 3D, lĂ  oĂč les Ă©coles amĂ©ricaines ont par exemple fait le choix de pleinement se focaliser sur la 3D au tournant des annĂ©es 2000, dĂ©laissant les techniques d’animation traditionnelles. À l’inverse, le Japon a longtemps manifestĂ© sa rĂ©ticence Ă  l’égard de la 3D, accusant aujourd’hui un lourd retard technologique et artistique sur ses pays concurrents. La diversitĂ© des techniques et des influences artistiques est au coeur des formations françaises. Elles sont en lien Ă©troit avec l’industrie, car ce sont gĂ©nĂ©ralement des professionnels en activitĂ© qui enseignent dans ces Ă©coles. La France offre ainsi aux jeunes des formations d’une grande qualitĂ©, perpĂ©tuellement alimentĂ©es par les meilleurs professionnels du secteur. 

Contrairement Ă  ses voisins anglo-saxons, ces formations s’étalent sur plusieurs annĂ©es et sont gĂ©nĂ©ralement peu coĂ»teuses. Face Ă  l’explosion de la demande internationale, ces Ă©coles, autrefois peu connues et relativement « niches », font dĂ©sormais face Ă  une explosion de leurs effectifs. D’aprĂšs une Ă©tude du CNC, le nombre d’étudiants spĂ©cialisĂ©s en animation devrait doubler d’ici 2030. Ces Ă©coles sont regroupĂ©es au sein du RECA, un rĂ©seau d’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral qui vise Ă  « favoriser la lisibilitĂ© de l’offre en formation dans le secteur de l’animation » et « faciliter le dialogue entre les Ă©coles et avec les professionnels dans le respect d’une dĂ©ontologie commune » selon ses fondateurs. Les Ă©coles françaises bĂ©nĂ©ficient ainsi d’une visibilitĂ© internationale, convoitĂ©es par les jeunes talents du monde entier. 

UN SOUTIEN INSTITUTIONNEL INDÉFECTIBLE

L’animation en France bĂ©nĂ©ficie du soutien des institutions culturelles et gouvernementales. Le CNC soutient financiĂšrement la production d’Ɠuvres animĂ©es françaises : en 2022, les aides du CNC couvraient 18% des devis en animation. Pour la tĂ©lĂ©vision, 50 programmes français ont Ă©tĂ© aidĂ©s en 2022, soit plus de 1600 Ă©pisodes. À noter que France TĂ©lĂ©visions demeure depuis plus de 10 ans le premier groupe europĂ©en commanditaire de programmes d’animation français. Au cinĂ©ma, 13 productions animĂ©es d’initiative française ont Ă©tĂ© aidĂ©es par le CNC en 2022, c’est un record. 

Le CNC vise Ă©galement Ă  instaurer un cadre rĂ©glementaire favorable au dĂ©veloppement de cette industrie Ă  l’international. ParticuliĂšrement depuis plusieurs annĂ©es, encourager l’animation Made in France est devenu un vĂ©ritable enjeu pour faire face Ă  la compĂ©titivitĂ© accrue des autres pays. Depuis 2016, le crĂ©dit d’impĂŽt international (C2I) favorise les collaborations internationales. Les entreprises Ă©trangĂšres sont davantage enclines Ă  travailler avec des studios d’animation français, car en plus de leur prĂ©cieux savoir-faire, les dispositifs fiscaux mis en place sont trĂšs avantageux. En 2022, 52 Ɠuvres d’animation agréées au C2I ont gĂ©nĂ©rĂ© prĂšs de 190M€ de dĂ©penses en France ; c’est deux fois plus qu’en 2019. Dans le contexte du plan d’investissement national France 2030 et de l’appel Ă  projet La grande fabrique de l’image (sous la supervision du CNC), le soutien envers la filiĂšre devrait se consolider. L’objectif est d’abord de soutenir de maniĂšre durable les projets portĂ©s par des acteurs majeurs comme Illumination MacGuff (Moi Moche et MĂ©chant, les Minions, SuperMario Bros), Xilam (Oggy et les cafards, J’ai perdu mon corps), Blue Spirit (Ma vie de Courgette, Blue Eye Samurai) ou Mikros Images (Bob L’éponge, Pat’Patrouille, Asterix) ; tout en favorisant le dĂ©veloppement de studios crĂ©atifs en croissance, comme MIAM ! (Edmond et Lucy) et Fortiche (Arcane, Rocket & Groot).  

UNE « FRENCH TOUCH » DÉSIRÉE

La France est reconnue pour son cinĂ©ma d’auteur, et cela s’applique Ă©galement Ă  l’animation. Les crĂ©ateurs français ont souvent la libertĂ© artistique nĂ©cessaire pour dĂ©velopper des projets originaux et innovants, contribuant ainsi Ă  l’émergence de films d’animation uniques. Chez son voisin outre-atlantique, il est d’usage de constituer des pools d’auteurs et de rĂ©aliser une multitude d’études de marchĂ© afin de dĂ©celer le plus prĂ©cisĂ©ment possible les attentes du public, dans une logique de rentabilitĂ© et de minimisation des risques. En France, le modĂšle est beaucoup plus lĂ©ger, la vision de « l’auteur » demeure au coeur des processus de crĂ©ation : d’une certaine façon, chaque Ɠuvre est un prototype. La diversitĂ© de techniques utilisĂ©es, des influences et des scĂ©narios dĂ©ployĂ©s ont façonnĂ© ce style d’animation unique, une « french touch » reconnue mondialement pour son exigence, sa qualitĂ©, son design et sa sensibilitĂ©. Les oeuvres sont si Ă©clectiques qu’elles parviennent Ă  capter les publics du monde entier : en 2023, nos salles obscures ont accueilli l’ambitieux polar de SF Mars Express, le somptueux conte onirique Sirocco ou encore la comĂ©die haut en couleur Linda veut du poulet ! Ces films, bien que trĂšs diffĂ©rents, ont pour facteur commun leur succĂšs, critique comme commercial. 

Leur carriĂšre est boostĂ©e par l’international avec souvent la moitiĂ© du chiffre d’affaires rĂ©alisĂ© Ă  l’étranger, Ă  l’instar du film français Le Petit Prince (2015) qui a enregistrĂ© 18 millions d’entrĂ©es sur 65 territoires. Pour Marc du Pontavice, PDG des studios Xilam, la rĂ©ussite de l’exportation française s’explique par la qualitĂ© unique de l’animation : « Les EuropĂ©ens et particuliĂšrement les Français ont appris le mĂ©tier dans un creuset d’influences trĂšs variĂ©es et ont créé leur propre identitĂ© graphique qui du coup s’exporte trĂšs bien. Elle est trĂšs universelle, moins amĂ©ricano-centrĂ©e ou japono-centrĂ©e que nos concurrents. » La FRanime s’exporte si bien Ă  l’international que certains auteurs français se retrouvent propulsĂ©s aux manettes de superproductions françaises d’initiative Ă©trangĂšres, Ă  l’instar de Benjamin Renner (Ernest et CĂ©lestine, Le Grand MĂ©chant Renard), rĂ©alisateur sur Migration (Universal, Illumination). 

DES COLLABORATIONS INTERNATIONALES

La France a su Ă©tablir des collaborations fructueuses avec des studios Ă©trangers, europĂ©ens, amĂ©ricains et japonais. En 2022, 7 films d’animation sur 10 Ă©taient des coproductions internationales. Les producteurs se tournent vers leurs voisins europĂ©ens et internationaux pour trouver des fonds et veiller Ă  l’adĂ©quation entre le produit final et les publics internationaux. Selon le CNC, entre 2012 et 2021, le financement international reprĂ©sentait 25% du financement global des films d’animation d’initiative française. Aujourd’hui, le taux approche les 30%. La production d’animation française se veut donc par principe international, avec 80% Ă  90% de coproductions europĂ©ennes.

Notons le rĂŽle croissant des plateformes dans la production française. Les quelque 120 studios d’animations français collaborent de plus en plus rĂ©guliĂšrement avec les plateformes de streaming : en 2020, Xilam rĂ©alisait plus de 50% de son chiffre d’affaires avec Netflix et Disney+.  « Il y a 5 ans, l’essentiel de notre chiffre d’affaires provenait des chaĂźnes françaises et des rĂ©seaux de chaĂźnes Ă©trangĂšres » relĂšve Marc du Pontavice. Ces plateformes ont tendance Ă  privilĂ©gier l’animation destinĂ©e Ă  un public adulte, lĂ  oĂč les chaĂźnes de tĂ©lĂ©vision publiques et europĂ©ennes se focalisent davantage sur l’animation pour enfants. Cependant, l’animation pour adulte progresse partout, chaĂźnes comme plateformes sont conscientes des vastes poches de marchĂ© sur ce segment. Les rĂ©centes sĂ©ries Netflix Ă  succĂšs Arcane et Blue Eye Samurai en sont les parfaits exemples. Arcane, produite par le jeune studio français Fortiche, est l’une des sĂ©ries animĂ©es les plus chĂšres de l’histoire, avec un budget avoisinant les 80M$, soit dix fois le budget d’une sĂ©rie d’animation classique. Blue Eye Samurai, produite par Blue Spirit, a Ă©tĂ© renouvelĂ©e par Netflix moins d’une semaine aprĂšs sa sortie, preuve de son incontestable succĂšs. Ce type de sĂ©ries, largement saluĂ©es par la critique pour la singularitĂ© et la beautĂ© de leurs graphismes, a le vent en poupe sur les plateformes.

PERSPECTIVES DE MARCHÉ

Ainsi, la haute qualitĂ© d’animation demeure l’avantage concurrentiel principal de la FRanime, c’est un atout stratĂ©gique puissant mais fragile, challengĂ© par de multiples enjeux. Pensons notamment aux avancĂ©es technologiques majeures que connait ce secteur actuellement, particuliĂšrement sur le terrain de l’intelligence artificielle : Jeffrey Katzenberg, le co-fondateur de DreamWorks, estime que 90 % des artistes pourraient ĂȘtre remplacĂ©s par l’IA dans les annĂ©es Ă  venir. Les besoins en main d’oeuvre pourraient structurellement diminuer, crĂ©ant davantage de compĂ©tition entre les animateurs


Benjamin Attia

SOURCES

SĂ©bastien Denis, « De Toy Story à J’ai perdu mon corps : III. L’animation industrielle et ses alternatives, NECTART, 17, 84-93

« Le marchĂ© de l’animation en 2022 », CNC, 13/06/2023. 

JĂ©rĂŽme Lachasse, « Pourquoi le cinĂ©ma d’animation français est le plus enviĂ© au monde », BFM, 16/06/2023. 

« CinĂ©ma d’animation : les Ă©coles françaises s’imposent Ă  l’international », CNC, 01/09/2022

« Le cinĂ©ma d’animation français brille dans les salles obscures du monde entier », Gouvernement, 16/01/2024. 

Maxime Delcourt, « Le cinĂ©ma d’animation, grand fleuron de la France Ă  l’étranger », Slate FR, 21/08/2023. 

JĂ©rĂŽme Lachasse, « Pourquoi l’animation pour adultes est si difficile Ă  produire », BFM, 17/06/2023. 

Miotisoa Randrianarisoa & J. Paiano, « 90 % des artistes des studios de films d’animation risqueraient d’ĂȘtre remplacĂ©s par l’IA », 11/01/2024. 

Cinéma et jeu vidéo : deux arts irréconciliables ? 

Tomb Raider, Silent Hill, Assassin’s Creed, Uncharted
depuis la sortie de Super Mario Bros dans les annĂ©es 90, les jeux vidĂ©o sont rĂ©guliĂšrement adaptĂ©s pour le grand Ă©cran. Une source d’inspiration inĂ©puisable  pour l’industrie du cinĂ©ma, comme en tĂ©moigne la sortie d’un nouveau film – un dessin animĂ© cette fois – consacrĂ© au petit bonhomme Ă  casquette rouge. Bien que ces aventures Ă©piques soient souvent controversĂ©es, elles tĂ©moignent de la popularitĂ© croissante des jeux vidĂ©o en tant que source d’inspiration pour l’industrie cinĂ©matographique.
En 1998, les frĂšres Le Diberder dĂ©ploraient dĂ©jĂ  les « rĂ©sultats lamentables » des adaptations cinĂ©matographiques de jeux vidĂ©o, Ă  l’instar de  Final Fantasy: The Spirits Within, fustigĂ© Ă  la fois par  la critique et les fans du jeu. Beaucoup justifient  ces Ă©checs par les faiblesses des jeux d’origine. NĂ©anmoins,  il serait pertinent de s’interroger davantage sur les diffĂ©rences fondamentales entre ces deux mĂ©dias qui les rendent incompatibles.

Le risque de vouloir faire plaisir Ă  tout le monde

Les franchises de jeux vidĂ©o sont devenues de vĂ©ritables phĂ©nomĂšnes de sociĂ©tĂ©, avec des communautĂ©s de joueurs actives et passionnĂ©es. De nombreux cinĂ©astes y voient donc  une opportunitĂ© de « surfer » sur la notoriĂ©tĂ© dĂ©jĂ  bien installĂ©e de certains univers, tout en attirant un nouveau public par le cinĂ©ma, un mĂ©dia plus accessible. Ainsi, si des films comme Resident Evil ou Assassin’s Creed ont connu un certain succĂšs au box-office, c’est notamment parce que ces deux licences Ă©taient  dĂ©jĂ  bien connues du grand public. Elles ont ainsi pu compter sur un public de curieux, non initiĂ©, mais aussi sur  leurs  fans, prĂ©sents pour  s’assurer de la fidĂ©litĂ© du film au jeu d’origine.
Par ailleurs, adapter une licence au cinĂ©ma permet de dĂ©mocratiser le jeu vidĂ©o auprĂšs du  grand public. Mais ce double ciblage, qui espĂšre transformer les cinĂ©philes en gamers et inversement,  pose problĂšme. En voulant faire plaisir Ă  tout le monde, bon nombre de rĂ©alisateurs et scĂ©naristes se sont perdus concernant la direction Ă  donner Ă  leur adaptation, donnant lieu Ă  des maladresses mĂ©morables. C’est notamment ce qui a Ă©tĂ© reprochĂ© Ă  la premiĂšre adaptation de Super Mario Bros au cinĂ©ma, en 1993 : en voulant constamment rappeler l’Ɠuvre originale tout en le rendant accessible, beaucoup de rĂ©fĂ©rences se sont retrouvĂ©es placĂ©es alĂ©atoirement dans le film et sans vraiment de rĂ©flexion. Dans leurs critiques, de nombreux  fans de la franchise ont Ă©tĂ© mĂȘme jusqu’à les  juger « ridicules ».

L’art subtile d’adapter avec succĂšs les jeux vidĂ©o au cinĂ©ma 

La narrativité

Dans l’un de ses Ă©crits, l’universitaire amĂ©ricain spĂ©cialisĂ© dans les mĂ©dias, Henry Jenkins, explique que l’adaptation cinĂ©matographique des jeux vidĂ©o est un exercice complexe car certaines caractĂ©ristiques propres Ă  ce mĂ©dium ne sont pas facilement transposables Ă  l’écran. En effet, contrairement au cinĂ©ma, oĂč la narrativitĂ© est au cƓur de chaque construction, les jeux vidĂ©o offrent une grande libertĂ© au joueur qui peut influencer le dĂ©roulement de l’histoire. Cette spĂ©cificitĂ© particuliĂšrement importante pour les joueurs, est difficile Ă  reproduire dans un film oĂč la narration est prĂ©dĂ©terminĂ©e.

Au cinĂ©ma, le rĂ©cit est essentiellement sĂ©quentiel ou linĂ©aire et influence donc la façon dont le film est perçu et compris, ainsi que les choix esthĂ©tiques du rĂ©alisateur. Les films utilisent des techniques cinĂ©matographiques telles que les dialogues et les cinĂ©matiques pour raconter l’histoire de maniĂšre cohĂ©rente. Le public est ainsi un observateur passif, qui suit le dĂ©roulement du rĂ©cit sans avoir de prise sur son issue.

Dans les jeux vidĂ©o, en revanche, la narration est souvent non-linĂ©aire, le joueur est un participant actif Ă  la construction de l’histoire. Cela crĂ©e une diffĂ©rence majeure dans la construction du scĂ©nario par rapport au cinĂ©ma, oĂč la narration est essentiellement linĂ©aire et le public est un observateur passif. En outre, le temps de jeu d’un jeu vidĂ©o, qui peut s’étendre sur 15 Ă  30 heures, contraste avec la durĂ©e d’un film, qui est gĂ©nĂ©ralement comprise entre 1h30 et 3h, limitant ainsi la possibilitĂ© de dĂ©velopper des personnages et des Ă©motions complexes.

Pour les frÚres Le Diberder, auteurs de « Qui a peur des jeux vidéo », ce sont ces différences en termes de structure narrative qui créent un fossé entre cinéma et jeux vidéo.

L’interactivitĂ©

Ce fossĂ© est renforcĂ© par la prĂ©sence (ou l’absence) d’interactivitĂ©. En effet, bien que la dimension narrative existe au sein des jeux vidĂ©o, elle se retrouve Ă©clipsĂ©e par ce que l’on peut appeler « l’interaction narrative » qui correspond Ă  la notion de « jouabilitĂ© ». 

Et pour cause, le gameplay des jeux vidĂ©o, qu’Alexis Blanchet (enseignant et chercheur français en cinĂ©ma et nouveaux mĂ©dias) dĂ©finit comme « l’agencement des rĂšgles imposĂ©es par le jeu et les possibilitĂ©s d’appropriation de ces rĂšgles par le joueur » dans son ouvrage « Des pixels Ă  Hollywood : cinĂ©ma et jeu vidĂ©o, une histoire culturelle et Ă©conomique » est difficilement imitable pour le cinĂ©ma. En effet, des mĂ©canismes tels que le choix des dialogues et les embranchements narratifs ne peuvent pas facilement ĂȘtre reproduits au cinĂ©ma.

Dans son article consacré aux relations entre cinéma et jeu vidéo, Sandy Baczkowski conclut simplement que « On ne regarde pas un jeu, on y joue. On ne joue pas à un film, on le regarde » : devant un film, nous sommes des spectateurs, tandis que devant un jeu vidéo nous sommes de véritables joueurs. Ainsi, un jeu vidéo pourra, par exemple, offrir plusieurs histoires ou fins différentes selon les interventions du joueur, tandis que les films ont une fin unique pour tous les spectateurs.

L’immersion dans l’espace-temps

Au niveau de l’espace-temps, lĂ  aussi les deux mĂ©dias diffĂšrent : lorsque le cinĂ©ma se caractĂ©rise par une proposition d’un rĂ©cit en image, le jeu vidĂ©o, quant Ă  lui, est un univers numĂ©rique dans lequel les joueurs sont amenĂ©s Ă  plonger, s’immerger voire s’enfermer pour vivre des aventures hors du temps et de l’espace. En effet, ils se dĂ©placent au sein de l’espace et ainsi du temps, libĂ©rant le prĂ©sent du jeu pour rĂ©pondre Ă  une logique de mĂ©moire virtuelle. Le cinĂ©ma sollicite donc principalement le regard, la vue, tandis que le jeu vidĂ©o correspond Ă©galement Ă  une dimension tactile et corporelle.

Des convergences indéniables :  le cinéma transludique

Ainsi, il paraĂźt Ă©vident que le cinĂ©ma et le jeu vidĂ©o rĂ©pondent Ă  des logiques qui sont, par essence, diffĂ©rentes Ă  plusieurs niveaux, rendant impossible l’adaptation d’un jeu vidĂ©o en film. 

NĂ©anmoins, on observe ces derniĂšres annĂ©es que des convergences entre le cinĂ©ma et la vidĂ©oludique apparaissent et se renforcent. Au cinĂ©ma, les expĂ©riences sont de plus en plus immersives : on parle alors de « remĂ©diatisation », que Jay David Bolter et Richard Gursin dĂ©finissent dans leur ouvrage « Remediation : Understanding New Media », comme la reprise des formes et techniques d’un mĂ©dia par un autre. On constate qu’au cinĂ©ma apparaissent des stratĂ©gies de remĂ©diatisation pour crĂ©er davantage d’immersion pour le spectateur. Les rĂ©alisateurs utilisent des techniques de narration spĂ©cifiques pour immerger le public dans l’histoire, grĂące au montage, Ă  la mise en scĂšne, etc
 Ces techniques sont accompagnĂ©es par les avancĂ©es technologiques de ces derniĂšres annĂ©es, telles que la 3D, la 4D, les effets spĂ©ciaux, le son spatialisĂ©, la technologie Dolby Atmos, la VR, etc
 Par exemple, le film de Christopher Nolan, Dunkerque, transporte les spectateurs directement dans l’action des Ă©vĂ©nements de la Seconde Guerre mondiale grĂące Ă  sa narration non linĂ©aire, combinĂ©e Ă  une cinĂ©matographie immersive et Ă  une bande sonore stressante. 

A partir de ce phĂ©nomĂšne, Martin Picard thĂ©orise l’idĂ©e de « cinĂ©ma transludique » dans sa thĂšse intitulĂ©e « Pour une esthĂ©tique du cinĂ©ma transludique : Figures du jeu vidĂ©o et de l’animation dans le cinĂ©ma d’effets visuels du tournant du XXIe siĂšcle ». Il dĂ©finit ce concept comme une forme de cinĂ©ma qui aurait plus Ă  voir avec l’esthĂ©tique des jeux vidĂ©o et des nouveaux mĂ©dias en gĂ©nĂ©ral qu’avec les codes cinĂ©matographiques classiques du cinĂ©ma. Un film transludique reste un film « traditionnel » du fait qu’il comporte un rĂ©cit avec un dĂ©but, un milieu, une fin, axĂ© sur la progression d’un ou plusieurs personnages. Les spectateurs ne peuvent donc pas intervenir dans l’action et avoir un impact sur son dĂ©roulement. NĂ©anmoins, il intĂšgre des Ă©lĂ©ments vidĂ©oludiques dans sa narration et sa mise en scĂšne et s’impose donc comme le rĂ©sultat de la convergence de diffĂ©rentes influences, notamment Ă  travers l’attitude ludique qui permet d’impliquer davantage le spectateur sans pour autant lui donner la maĂźtrise du rĂ©cit, tout en conservant des conceptions et des idĂ©es qui existent depuis toujours au cinĂ©ma.

Anne-Lise Magnien

Sources

Picard M. (2009), Pour une esthétique du cinéma transludique

Marti Marc (2012), Jeux vidéo et logiques narratives

Maison des Sciences de l’Homme (2019), Culture vidĂ©oludique !

Alix Odorico (2021), Ces raisons qui expliquent pourquoi les adaptations des jeux vidéo en film sont souvent ratées

Di Crosta Marida (2009), Entre cinĂ©ma et jeux vidĂ©o : l’interface-film

Quel est l’impact socio-Ă©conomique que les rĂ©seaux sociaux ont dans les transmissions d’un procĂšs de cĂ©lĂ©britĂ©s ?

L’annĂ©e 2022 a commencĂ© sous les projecteurs, avec l’intense bataille juridique entre les cĂ©lĂšbres Johnny Depp et Amber Heard, suivie par le monde entier. Cette querelle enflammĂ©e n’était pas une simple affaire de salle d’audience, elle s’est propagĂ©e sur les rĂ©seaux sociaux, conduisant Ă  une guerre totale entre cĂ©lĂ©britĂ©s, influenceurs et fans. Chacun avait son opinion et Ă©tait impatient de la dĂ©fendre au fur et Ă  mesure que le procĂšs avançait. Cette confrontation Ă  enjeux Ă©levĂ©s a tenu en haleine le monde entier. Plongez dans le monde dramatique d’Amber Heard et Johnny Depp, oĂč une relation apparemment parfaite a pris une tournure sombre.

CULVER CITY, CA, USA – JANUARY 09, 2016: Amber Heard and Johnny Depp at the Art Of Elysium’s 9th Annual Heaven Gala held at the 3LABS — Photo by PopularImages

Tout a commencĂ© en 2012, lorsque le couple a commencĂ© Ă  se frĂ©quenter, ce qui a finalement conduit Ă  leur mariage en 2015. Cependant, des problĂšmes ont commencĂ© Ă  se manifester au paradis lorsque Heard a Ă©tĂ© accusĂ©e de plusieurs infractions, notamment l’importation illĂ©gale de Pistol and Boo en Australie. Leur relation a touchĂ© le fond en mai 2016, lorsque Heard a demandĂ© le divorce et a obtenu une ordonnance d’interdiction temporaire contre Depp, l’accusant d’ĂȘtre physiquement et verbalement violent envers elle. Une dĂ©claration sous serment de Heard a confirmĂ© son expĂ©rience dĂ©chirante de la violence domestique tout au long de leur relation. 

En 2019, Depp poursuit Heard pour diffamation aprĂšs qu’elle ait Ă©crit un article pour le « Washington Post » dĂ©taillant son expĂ©rience en tant que survivante de violence domestique. Depp a affirmĂ© que c’était un stratagĂšme de Heard pour se faire de la publicitĂ© positive. La situation s’est encore aggravĂ©e en 2020, lorsque Depp poursuit le journal britannique « The Sun » pour l’avoir qualifiĂ© de « batteur de femme ». MalgrĂ© ses efforts, le juge a statuĂ© en faveur de « The Sun », entraĂźnant le retrait de Depp de la franchise « Fantastic Beasts ».

Les batailles juridiques ne se sont pas arrĂȘtĂ©es lĂ . Depp s’est retrouvĂ© dans un autre procĂšs de diffamation dans le comtĂ© de Fairfax, en Virginie. Le dernier procĂšs orchestrĂ© par Depp et son Ă©quipe juridique en Virginie fut un mouvement stratĂ©gique. La raison derriĂšre le choix d’un tribunal dans le comtĂ© de Fairfax Ă©tait de capitaliser sur la loi anti-SLAPP de l’État, qui n’est pas aussi complĂšte que celle de la Californie. Pour information, SLAPP signifie poursuite stratĂ©gique contre la participation publique, et c’est une tactique souvent utilisĂ©e pour faire taire les critiques d’entitĂ©s puissantes par le biais de batailles juridiques prolongĂ©es et coĂ»teuses.

Pour empĂȘcher de telles tactiques d’intimidation, 31 États ont adoptĂ© des lois pour protĂ©ger les accusĂ©s de telles poursuites et pour encourager la libertĂ© d’expression. GrĂące Ă  cela, le procĂšs a Ă©tĂ© retransmis en direct et a attirĂ© l’attention de millions de tĂ©lĂ©spectateurs. Ce fut un moment captivant et historique oĂč la justice l’a emportĂ© sur l’abus de pouvoir, et qui a maintenu les gens scotchĂ©s devant leur Ă©cran.

Effets des mĂ©dias sociaux sur l’image des cĂ©lĂ©britĂ©s.

Les cĂ©lĂ©britĂ©s savent que leur image publique est primordiale. Le procĂšs de Depp, rendu public, fut une Ă©pĂ©e Ă  double tranchant pour lui et son Ă©quipe : il a commencĂ© par se focaliser sur la diffamation, mais est rapidement devenu plus axĂ© sur les allĂ©gations entourant sa relation avec Heard. La puissance des mĂ©dias sociaux a Ă©tĂ© pleinement exposĂ©e pendant le procĂšs, avec des hashtags comme #justiceforjohnnydepp et #amberheardisguilty qui ont gagnĂ© en popularitĂ©. #justiceforjohnnydepp a mĂȘme recueilli prĂšs de 20 milliards de vues rien que sur TikTok !

Il est clair que les gens avaient des opinions bien arrĂȘtĂ©es sur le procĂšs, avec une pĂ©tition Change.org pour retirer Amber Heard du casting de « Aquaman 2 », atteignant plus de 4,5 millions de signatures. Le sujet Ă©tait si populaire qu’il a Ă©tĂ© mentionnĂ© dans plus de 16 millions de Tweets entre le 11 avril et le 1er juin 2022.

MalgrĂ© le drame, la popularitĂ© de Johnny Depp est montĂ©e en flĂšche pendant le procĂšs, gagnant 9,56 millions de nouveaux abonnĂ©s sur les rĂ©seaux sociaux. En comparaison, il n’avait gagnĂ© que 284 582 abonnĂ©s au cours de la pĂ©riode prĂ©cĂ©dente du 18 fĂ©vrier au 10 avril 2022. Le jour du verdict, il a gagnĂ© 2 millions de nouveaux abonnĂ©s rien que sur Instagram ! Pendant ce temps, Heard n’a gagnĂ© que 91 511 nouveaux abonnĂ©s sur les rĂ©seaux sociaux pendant le procĂšs, contre 1 281 au cours de la pĂ©riode prĂ©cĂ©dente.

Dans l’ensemble, le procĂšs a peut-ĂȘtre Ă©tĂ© un cauchemar de relations publiques, mais il a certainement permis aux gens de parler et de suivre leurs cĂ©lĂ©britĂ©s prĂ©fĂ©rĂ©es.

La perception que le public a des acteurs a Ă©tĂ© fortement influencĂ©e par les Ă©vĂ©nements rĂ©cents. Fait intĂ©ressant, le sentiment nĂ©gatif envers Amber Heard avait dĂ©jĂ  atteint son apogĂ©e avant mĂȘme le dĂ©but du procĂšs. Au cours du procĂšs, les utilisateurs de Twitter ont exprimĂ© une opinion nĂ©gative de 31% de Heard, avec seulement 13% montrant une positivitĂ© et un stupĂ©fiant 18% exprimant de la colĂšre. Cependant, Ă  l’approche du procĂšs (du 18 fĂ©vrier au 10 avril 2022), le sentiment de Twitter envers Heard Ă©tait encore plus hostile, avec 32 % de nĂ©gativitĂ©, 18 % de positivitĂ© et 24 % de tweets exprimant de la colĂšre.

D’un autre cĂŽtĂ©, Johnny Depp a connu un virage vers la nĂ©gativitĂ© pendant le procĂšs. Le sentiment Twitter autour de Depp Ă©tait de 27% nĂ©gatif, 17% positif et 15% exprimant sa colĂšre entre le 11 avril et le 1er juin 2022. En revanche, la pĂ©riode prĂ©cĂ©dant le procĂšs a vu une vision beaucoup plus positive de Depp sur Twitter, avec seulement 14% nĂ©gativitĂ©, 29 % de positivitĂ© et Ă  peine 9 % de tweets exprimant de la colĂšre. Ces changements dans la perception du public montrent Ă  quel point cela peut changer dans un laps de temps relativement court.

Imaginez ceci : une salle d’audience remplie de journalistes, d’avocats et du public, tous attendant avec impatience le verdict d’une affaire trĂšs mĂ©diatisĂ©e. La tension est palpable lorsque le juge lit la dĂ©cision. Mais que se passe-t-il lorsqu’il n’y a pas de gagnant ou de perdant clair dans un tel cas, en particulier lorsqu’il s’agit de quelque chose d’aussi grave que des abus ? Il s’avĂšre que dans de telles situations, le tribunal de l’opinion publique sur les mĂ©dias sociaux est celui qui dĂ©cide en dernier ressort qui l’emporte.

Effets des mĂ©dias sociaux sur l’image et les bĂ©nĂ©fices de l’entreprise.

L’affaire trĂšs mĂ©diatisĂ©e de Johnny Depp contre son ex-femme Amber Heard lui a non seulement rendu justice, mais elle a Ă©galement renforcĂ© la commercialisation de son image. Et qui en a le plus profitĂ© ? Nul autre que la maison de couture de luxe, Dior.

Au fur et Ă  mesure que la base de fans de Depp se renforçait, la demande pour le parfum Sauvage de Dior dont l’acteur est le visage augmentait Ă©galement. Selon l’étude de Hey Discount, les recherches Google pour le parfum ont grimpĂ© en flĂšche de 48 %, passant de 823 000 en mars 2022 Ă  1,2 million en avril 2022, lorsque la procĂ©dure judiciaire a commencĂ©. Et comme si cela ne suffisait pas, les vues TikTok pour Sauvage ont Ă©galement augmentĂ© de 63 % au cours de la mĂȘme pĂ©riode. 

AprĂšs avoir remportĂ© son procĂšs en diffamation contre Amber Heard, Johnny Depp a maintenant obtenu un contrat lucratif avec Dior qui reflĂšte un accord Ă  sept chiffres. Une source liĂ©e Ă  l’accord a rĂ©vĂ©lĂ© que la marque de luxe française avait « renouvelĂ© son contrat » avec l’acteur de 59 ans pour continuer Ă  ĂȘtre l’égĂ©rie du parfum masculin Sauvage de Dior. C’est une situation gagnant-gagnant pour Depp et Dior.

Sur Twitter, les fidĂšles fans de Johnny Depp demandent des excuses aux grandes sociĂ©tĂ©s cinĂ©matographiques telles que Warner Bros. et Disney pour ne pas l’avoir soutenu lors de la tumultueuse saga Amber Heard. Plus prĂ©cisĂ©ment, Warner Bros. avait choisi Depp dans le rĂŽle du puissant sorcier noir Gellert Grindelwald dans « Les animaux fantastiques et oĂč les trouver », pour le remplacer par Mads Mikkelsen aprĂšs que des allĂ©gations aient fait surface concernant son implication dans la violence domestique.

Les fans Ă©taient ravis de voir Depp se transformer en Grindelwald dans la suite, « Les crimes de Grindelwald », mais Warner Bros. a pris la dĂ©cision controversĂ©e de l’effacer de la franchise. DĂšs la sortie du premier regard de Mikkelsen sur Grindelwald, suivi de la bande-annonce, les fans se sont dĂ©chaĂźnĂ©s sur les rĂ©seaux sociaux, appelant au boycott du film et accusant Warner Bros. d’essayer d’effacer Depp de leur histoire cinĂ©matographique.

La bataille juridique entre Depp et Heard en 2022 a Ă©tĂ© un Ă©vĂ©nement trĂšs mĂ©diatisĂ© et dramatique qui a captivĂ© le monde. Le procĂšs ne s’est pas seulement limitĂ© Ă  la salle d’audience, mais s’est Ă©galement dĂ©roulĂ© sur les rĂ©seaux sociaux, le public exprimant ses opinions et prenant parti. Il a sensibilisĂ© Ă  la violence domestique et Ă  l’utilisation de poursuites en diffamation pour faire taire les critiques, tout en dĂ©montrant le pouvoir des mĂ©dias sociaux. MalgrĂ© la fin ambigĂŒe du procĂšs, Depp a gagnĂ© en popularitĂ© sur les rĂ©seaux sociaux tandis que Heard a fait l’objet de critiques, montrant ainsi l’impact de l’opinion publique.

Blanca FERNANDEZ RIVAS

Références

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Windsor, R. (2022, 2 juin). Johnny Depp vs Amber Heard verdict : Fans want Disney and Warner Bros. to apologize after Johnny Depp wins defamation lawsuit. Sportskeeda – Sports News, Live Scores, Gaming, Fantasy and Wrestling News. https://www.sportskeeda.com/pop-culture/johnny-depp-vs-amber-heard-verdict-fans-want-disney-warner-bros-apologize-johnny-depp-wins-defamation-lawsuit

L’impact de ChatGPT sur le travail de scĂ©naristes

Difficile d’ĂȘtre passĂ© Ă  cĂŽtĂ© ces derniĂšres semaines : ChatGPT s’est invitĂ©e dans toutes les conversations. Ce robot conversationnel, lancĂ© en novembre dernier, fascine autant qu’il inquiĂšte. A tel point que Sciences Po vient d’en interdire l’usage Ă  ses Ă©tudiants, invoquant des risques de fraude et de plagiat. Outre cela, ChatGPT menace en effet d’impacter un grand nombre de mĂ©tiers.

Longtemps, les mĂ©tiers artistiques se sont crus protĂ©gĂ©s des innovations technologiques : qu’en sera-t-il avec cet algorithme de gĂ©nĂ©ration d’élĂ©ments langagiers ? Ce nouvel outil va-t-il rendre obsolĂšte les mĂ©tiers de l’écriture ? Les Vince Gilligan, Mike White et Fanny Herrero de demain s’appelleront-ils ChatGPT, Dramatron ou Sudowrite ? À en croire un article publiĂ© sur LinkedIn par Pauline Rocafull, Directrice de la CitĂ© EuropĂ©enne des ScĂ©naristes, des mots clefs et quelques secondes suffiraient Ă  ChatGPT pour Ă©crire un scĂ©nario.

Des mots clefs et quelques secondes suffisent à ChatGPT pour écrire un scénario


Une rĂ©volution qui rendrait donc caduque le travail de scĂ©nariste, particuliĂšrement plĂ©biscitĂ© Ă  l’heure du binge-watching. L’heure n’est pourtant plus Ă  la Peak TV, cet Ăąge d’or de la tĂ©lĂ©vision marquĂ© par un grand nombre de productions de grande qualitĂ© : en tĂ©moignent les annulations de sĂ©ries en sĂ©rie. Celles-ci sont de plus en plus fragiles face aux contraintes financiĂšres des diffuseurs. Dans ce contexte de fort ralentissement de la croissance, chaĂźnes et plateformes devraient rĂ©duire leur volume de production pour diminuer les coĂ»ts et ainsi contribuer Ă  une meilleure rentabilitĂ©. Avec le dĂ©veloppement de l’intelligence artificielle, les postes de dĂ©pense liĂ©s Ă  l’écriture pour la production de contenus pourraient-ils ĂȘtre rĂ©duits, grĂące Ă  ces outils Ă  mĂȘme de contourner le travail des auteurs ?

Les séries sont de plus en plus fragiles face aux contraintes financiÚres des diffuseurs


Mais qu’est-ce exactement que ChatGPT ? L’intĂ©ressĂ© se prĂ©sente comme un modĂšle de langage capable de rĂ©pondre Ă  tout type de questions, dĂ©veloppĂ© par OpenAI, une startup amĂ©ricaine spĂ©cialisĂ©e dans la recherche en IA. Il s’agit d’un modĂšle de deep learning, capable de gĂ©nĂ©rer des sĂ©quences de mots ressemblant Ă  du texte produit par des humains, ayant Ă©tĂ© entraĂźnĂ© sur un grand corpus de donnĂ©es textuelles – tout l’Internet. Traduction, rĂ©daction de contenu, synthĂ©tisation : le champ d’applications est considĂ©rable. En d’autres termes, un nouvel outil rĂ©volutionnaire qui Ă©voque la disruption dans de nombreux secteurs, dont celui de l’entertainment qui nous intĂ©resse ici.

Ces derniĂšres semaines, les exemples d’histoires conçues par des IA fleurissent sur les rĂ©seaux sociaux. Il suffit ainsi de demander Ă  ChatGPT un scĂ©nario de film qui pourrait plaire Ă  TĂ©lĂ©rama, et le chatbot de dĂ©voiler en quelques secondes un scĂ©nario fictif, dont on peut s’amuser Ă  penser qu’il prĂ©tende en effet aux fameux 4T du magazine. Les rĂ©sultats fournis par ChatGPT sont aussi Ă©difiants qu’ils prĂȘtent ici Ă  sourire. Le logiciel a depuis Ă©tĂ© utilisĂ© par des millions de curieux dans le monde, qui l’alimentent de nouvelles donnĂ©es dans le mĂȘme temps.

Les Vince Gilligan, Mike White et Fanny Herrero de demain s’appelleront-ils ChatGPT, Dramatron ou Sudowrite ?


Les exemples d’utilisation d’IA dans le processus d’écriture cinĂ©matographique se multiplient. À l’image du showrunner français Simon Bouisson, crĂ©ateur de sĂ©ries acclamĂ©es comme Stalk (Francetv). Dans le cadre de la rĂ©sidence de la Villa Albertine en Californie, qui fait se croiser cinĂ©ma et nouvelles technologies, il a rencontrĂ© des ingĂ©nieurs de la Silicon Valley, qui l’ont conduit Ă  Ă©crire le scĂ©nario de son prochain film avec une intelligence artificielle, en l’occurrence ChatGPT. Dans une interview au webmagazine L’ADN, il dĂ©clare avoir gardĂ© environ 30% des propositions soumises par ChatGPT, aux diffĂ©rentes Ă©tapes de son processus. ConcrĂštement, il sollicitait ChatGPT, qui en retour lui proposait des pistes auxquelles il n’aurait pas forcĂ©ment pensĂ© : « comme une dĂ©rive situationniste, la machine va Ă  chaque fois m’emmener vers quelque chose de complĂštement inattendu. En fait, c’est comme quand je travaille avec mes coscĂ©naristes. Comme je ne suis pas dans le cerveau de l’autre, il y en a toujours un qui arrive Ă  une suggestion surprenante ». L’équivalent des writer’s rooms, ces salles d’écriture oĂč se rĂ©unissent les scĂ©naristes pour Ă©crire les sĂ©ries. Chez OpenAI, il existe mĂȘme des paramĂštres permettant aux auteurs d’influer sur le degrĂ© d’inventivitĂ© et d’imprĂ©visibilitĂ© des suggestions de ChatGPT, dont a bĂ©nĂ©ficiĂ© Simon Bouisson.



C’est donc principalement dans la gĂ©nĂ©ration d’idĂ©es que sert aujourd’hui ChatGPT, se plaçant davantage comme un outil de complĂ©ment qu’un substitut aux scĂ©naristes, comme l’affirme Mina Lee, ingĂ©nieure PhD Ă  Stanford : « la machine ne va pas Ă©crire Ă  votre place mais elle va vous pousser Ă  le faire ». C’est pourquoi les scientifiques travaillent sur de nombreux modĂšles de langage basĂ©s sur l’IA, attirant l’intĂ©rĂȘt des gĂ©ants du numĂ©rique. Par exemple, DeepMind, filiale d’Alphabet, maison-mĂšre de Google, a créé Dramatron, un outil de coĂ©criture capable de gĂ©nĂ©rer des descriptions de personnages, intrigues et dialogues. Microsoft, de son cĂŽtĂ©, s’est rĂ©cemment engagĂ© Ă  investir 10 milliards de dollars supplĂ©mentaires dans OpenAI, d’aprĂšs Bloomberg.

Mais pour comprendre l’impact de cette forme d’IA sur les pratiques d’écriture, il faut dĂ©composer l’art de l’écriture en deux aspects : les compĂ©tences en Ă©criture et l’intention communicative. Or si les modĂšles sont dĂ©jĂ  capables de crĂ©er leur propre style, il leur manque encore indĂ©niablement l’intention communicative, cruciale chez les humains, surtout pour des tĂąches crĂ©atives comme l’écriture de scĂ©nario. Le data scientist Yves Bergquist rĂ©sume cela : « pour l’heure, le problĂšme de ChatGPT, c’est la rĂ©gurgitation de mots. Ce sont des mathĂ©matiques, de la prĂ©diction. On est bluffĂ© par le rĂ©sultat, mais c’est l’humain, au fond, qui parle derriĂšre la machine ». Autrement dit, le problĂšme sera toujours le mĂȘme : la machine ne comprend pas ce qu’elle rĂ©gurgite. Des propos appuyĂ©s par le crĂ©ateur de Siri, Luc Julia, pour qui le deep learning ne pourra jamais imiter le cerveau : l’humain a une capacitĂ© d’improvisation et d’abstraction que la machine n’aura jamais.

Il manque encore aux modùles de langage l’intention communicative, cruciale chez les humains


Mais au fait, qu’en pense le principal intĂ©ressĂ©, ChatGPT ? Selon lui, les modĂšles de langage « peuvent aider les scĂ©naristes Ă  Ă©conomiser du temps et de l’énergie en gĂ©nĂ©rant rapidement des idĂ©es, et les aider Ă  explorer des pistes qu’ils n’auraient pas forcĂ©ment considĂ©rĂ©es ». Ils peuvent ainsi aider les scĂ©naristes mais ne les remplacent pas, puisque ceux-ci restent les crĂ©ateurs et que les dĂ©cisions crĂ©atives relĂšvent toujours de leur responsabilitĂ©. ChatGPT ferait-il de la langue de bois ? En creusant un peu, il ajoute : « La crĂ©ation de scĂ©nario nĂ©cessite une certaine dose de crĂ©ativitĂ© et de comprĂ©hension de l’histoire et de la structure narrative. Les modĂšles de langage continueront probablement Ă  s’amĂ©liorer et devenir de plus en plus avancĂ©s dans la gĂ©nĂ©ration de contenu, mais ils ne peuvent pas encore remplacer la crĂ©ativitĂ© humaine et l’expĂ©rience professionnelle des scĂ©naristes ». Ici, un mot interpelle, “encore” : les modĂšles actuels ne peuvent pas encore remplacer les scĂ©naristes professionnels. Mais alors, quid dans un futur proche ? Peut-on envisager des scĂ©narios entiĂšrement Ă©crits par des intelligences artificielles Ă  terme ? Selon des chercheurs de l’Institut Jean-Nicod dans une tribune du Monde, il est tout Ă  fait possible que ChatGPT dĂ©passe un jour les humains en matiĂšre de compĂ©tences gĂ©nĂ©ratives, puisque ses modĂšles d’IA utilisent des milliards de textes pour produire des textes similaires au corpus sur lequel ils ont Ă©tĂ© formĂ©s.

Il est tout à fait possible que ChatGPT dépasse un jour les humains en matiÚre de compétences génératives


La qualitĂ© des scĂ©narios gĂ©nĂ©rĂ©s dĂ©pend de la qualitĂ© des donnĂ©es ingurgitĂ©es par la machine, qui ne lui permet pas encore de rĂ©diger des scĂ©narios de qualitĂ© professionnelle en autonomie. ChatGPT ne s’est encore entraĂźnĂ© que sur des textes libres de droit, donc pas sur l’intĂ©gralitĂ© des meilleures Ɠuvres cinĂ©matographiques. Mais qu’en sera-t-il si tous les studios dĂ©tenteurs de scripts dĂ©cident de fournir aux IA leurs propriĂ©tĂ©s pour les alimenter et les entraĂźner ? Peut-on envisager un nouveau segment pour les distributeurs de propriĂ©tĂ© intellectuelle, qui consisterait Ă  ouvrir leur catalogue et vendre leurs scripts aux Ă©diteurs de modĂšles de langage ? Si tel est le cas, combien faudra-t-il de temps avant que les IA ne produisent des scripts du niveau des meilleures Ɠuvres de l’humanitĂ© ? RĂ©cemment, c’est le mĂ©dia amĂ©ricain Buzzfeed qui a dĂ©clarĂ© vouloir utiliser ChatGPT pour rĂ©diger ses articles : rĂ©sultat, une hausse de 150% de son action en bourse. Hollywood franchira-t-il un jour le pas ? Affaire Ă  suivre


NĂ©anmoins, le mantra d’OpenAI est de protĂ©ger l’humanitĂ© d’une Ă©ventuelle IA mettant en danger sa survie et son progrĂšs : pour ce faire, la firme compte bientĂŽt rendre payant ChatGPT, limitant ainsi son usage Ă  des sphĂšres plus avisĂ©es. Son Ă©volution devra donc ĂȘtre surveillĂ©e pour ne pas prĂ©cariser le travail des scĂ©naristes, et assurer leur pĂ©rennitĂ©. Quoi qu’il en soit, plus le temps passera, et plus les scĂ©narios que nous verrons sur Ă©cran seront susceptibles d’avoir Ă©tĂ© conçus par des IA. Et mĂȘme, comment ĂȘtre sĂ»r que cet article que vous lisez n’a pas lui aussi Ă©tĂ© Ă©crit par ChatGPT ?

Thomas Corver

Sources :

Chat GPT Proves that AI Could Be a Major Threat to Hollywood Creatives – and Not Just Below the Line, Yahoo Entertainment (dĂ©cembre 2022)

The ChatGPT bot is causing panic now – but it’ll soon be as mundane a tool as Excel, The Guardian (janvier 2023)

https://www.theguardian.com/commentisfree/2023/jan/07/chatgpt-bot-excel-ai-chatbot-tech

Deep Fake Neighbour Wars: ITV’s comedy shows how AI can transform popular culture, The Conversation (janvier 2023)

https://theconversation.com/deep-fake-neighbour-wars-itvs-comedy-shows-how-ai-can-transform-popular-culture-198569

AI Panned My Screenplay. Can It Crack Hollywood?, Bloomberg (août 2022)

https://www.bloomberg.com/opinion/articles/2022-08-16/will-artificial-intelligence-ever-crack-the-code-for-hollywood-blockbusters

Intelligence artificielle : Sciences Po Paris interdit l’utilisation de ChatGPT Ă  ses Ă©tudiants, France Info (janvier 2023)

https://www.francetvinfo.fr/internet/intelligence-artificielle-sciencespo-paris-interdit-l-utilisation-de-chatgpt-a-ses-etudiants_5625743.html

Post LinkedIn Pauline Rocafull (décembre 2022)

Pause sĂ©ries : la fin de l’ñge de la « Peak TV », Le Monde (septembre 2022)

https://www.lemonde.fr/culture/article/2022/09/16/pause-series-la-fin-de-l-age-de-la-peak-tv_6141927_3246.html

‘Snowpiercer,’ ‘Minx,’ ‘Dangerous Liaisons’ and Other Abrupt Cancellations Signal TV’s Latest ‘Reset Moment’, Variety (janvier 2023)

https://variety.com/2023/tv/news/snowpiercer-minx-cancellations-tv-reset-1235504910/

Growth in content investment will slump in 2023, Ampere Analysis (Janvier 2023)

https://www.ampereanalysis.com/press/release/dl/growth-in-content-investment-will-slump-in-2023

Aux Etats-Unis, la France va crĂ©er la Villa Albertine, une nouvelle rĂ©sidence d’artistes, Ă  l’automne, Le Monde (juillet 2021)

Il Ă©crit son prochain scĂ©nario avec une I.A. Et le rĂ©sultat le fascine, L’ADN (juin 2022)

https://www.ladn.eu/mondes-creatifs/ia-creativite-ecriture-scenario/

Dramatron, une IA signée DeepMind capable de générer un script de film, BeGeek (décembre 2022)

https://www.begeek.fr/dramatron-une-ia-signee-deepmind-capable-de-generer-un-script-de-film-376526

Microsoft Invests $10 Billion in ChatGPT Maker OpenAI, Bloomberg (janvier 2023)

https://www.bloomberg.com/news/articles/2023-01-23/microsoft-makes-multibillion-dollar-investment-in-openai#xj4y7vzkg

« Nous proposons l’appellation “quasi-texte” pour les sĂ©quences de mots produites par ChatGPT », Le Monde (janvier 2023)

https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/01/30/nous-proposons-l-appellation-quasi-texte-pour-les-sequences-de-mots-produites-par-chatgpt_6159806_3232.html

How Artificial Intelligence Might Change the Way Hollywood Tells Stories, The Wrap (octobre 2018)

BuzzFeed just announced it’s going to use A.I. to start creating content—and the stock market loves it, Fortune (janvier 2023)

https://fortune.com/2023/01/26/buzzfeed-openai-artifcial-intelligence-stock-spac-facebook-meta-instagram/

La start-up OpenAI prévoit une version payante de son robot conversationnel ChatGPT, Le Figaro (janvier 2023)

https://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/la-start-up-openai-prevoit-une-version-payante-de-son-robot-conversationnel-chatgpt-20230111

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