La « guerre du streaming » nâest pas seulement celle des prix ou des exclusivitĂ©s, câest une guerre pour notre attention. Dans cet Ă©cosystĂšme informationnel saturĂ©, le paradoxe nâest plus lâaccĂšs au contenu, mais la capacitĂ© Ă choisir.
Nous faisons tous lâexpĂ©rience de « lâembarras du choix », cette fatigue dĂ©cisionnelle analysĂ©e par le psychologue Barry Schwartz en 2004 comme le « paradoxe de lâabondance » : trop de choix mĂšne Ă la paralysie et Ă lâinsatisfaction. Face Ă un catalogue algorithmique de 10 000 titres, lâutilisateur se sent perdu. Câest dans cette brĂšche que sâengouffrent les plateformes de niche. Câest le cas de Shadowz, la plateforme française de SVOD entiĂšrement dĂ©diĂ©e au cinĂ©ma de genre et dâhorreur, lancĂ©e en 2020.
Comment une « petite » plateforme thĂ©matique peut-elle non seulement exister, mais prospĂ©rer dans cet Ă©cosystĂšme hyper-concurrentiel ? Cet article postule que le succĂšs de Shadowz repose sur une stratĂ©gie dĂ©libĂ©rĂ©e dâhyper-Ă©ditorialisation. En substituant la curation humaine Ă lâalgorithme opaque, Shadowz ne vend pas seulement des films : elle vend un point de vue, une expertise et un sentiment dâappartenance. Elle oppose Ă lâautomatisation de la dĂ©couverte un modĂšle communautaire et Ă©ditorialisĂ©.
Le pari de la complémentarité
Contrairement Ă un nouvel entrant qui chercherait Ă dĂ©trĂŽner les leaders, Shadowz sâest positionnĂ© dâemblĂ©e comme un complĂ©ment. Son identitĂ© sâest construite sur un ADN prĂ©cis : « fait par des passionnĂ©s, pour des passionnĂ©s ». Cette affirmation nâest pas un simple slogan marketing, elle est le fondement de son lancement. NĂ©e dâune campagne de financement participatif sur Ulule qui a atteint plus de 300% de son objectif, la plateforme a validĂ© son concept et prouvĂ© lâexistence dâune demande communautaire avant mĂȘme dâĂ©crire sa premiĂšre ligne de code. Ce nâest pas un capital-risque qui a financĂ© une idĂ©e, câest une communautĂ© qui a plĂ©biscitĂ© un projet.
Cette passion est structurée par une expertise technique et sectorielle. Shadowz est portée par VOD Factory, une société spécialisée dans la création de plateformes SVOD en marque blanche. Ses fondateurs, dont Christophe Minelle, et son responsable éditorial, Aurélien Zimmermann, ne sont pas seulement des cinéphiles ; ils sont des professionnels de la distribution numérique. Ils allient la culture du genre à la maßtrise de la « platform economy ».
Cette double compĂ©tence leur permet de dĂ©ployer une stratĂ©gie prĂ©cise. Dâune part, un modĂšle Ă©conomique pensĂ© pour le « multi-abonnement » : un prix bas (4,99 âŹ/mois) qui ne force pas lâutilisateur Ă choisir entre Netflix et eux. Dâautre part, un catalogue qui ne vise pas lâexhaustivitĂ©, mais la pertinence. Avec environ 500 titres disponibles Ă la fin de lâannĂ©e 2024, la valeur de Shadowz rĂ©side dans ce que les autres nâont pas : des classiques introuvables, des pĂ©pites de festivals et des raretĂ©s oubliĂ©es.
Plus important encore, Shadowz a opĂ©rĂ© un pivot stratĂ©gique en devenant elle-mĂȘme distributrice. En acquĂ©rant les droits français de films inĂ©dits (les « Shadowz Exclu »), la plateforme sort de son rĂŽle de simple diffuseur pour devenir Ă©ditrice. Cette intĂ©gration verticale, bien que modeste, est cruciale. Elle se prolonge hors ligne, avec la co-Ă©dition de Blu-ray et lâorganisation de projections Ă©vĂ©nementielles. Shadowz ne se contente pas de streamer des films ; elle les fait exister, leur donne une vie physique et sociale, et participe Ă la prĂ©servation dâun patrimoine cinĂ©matographique de niche.
La stratégie éditoriale : miser sur la Long Tail
La stratégie de catalogue de Shadowz est une application directe, et paradoxalement plus fidÚle que ses concurrents, de la théorie de la Long Tail (Anderson, 2006).
Chris Anderson postule quâĂ lâĂšre numĂ©rique, les coĂ»ts de stockage et de distribution quasi nuls permettent aux entreprises de gĂ©nĂ©rer un revenu substantiel non plus seulement avec les « hits » , mais en vendant de petites quantitĂ©s dâun trĂšs grand nombre dâarticles de niche. Si Netflix, Ă lâĂ©poque de la location de DVD, fut lâexemple phare dâAnderson, son modĂšle SVOD actuel a largement abandonnĂ© cette logique. Pour retenir 200 millions dâabonnĂ©s, Netflix doit dĂ©sormais produire des programmes globaux tels que Stranger Things, qui agissent comme des produits dâappel et des diffĂ©renciateurs massifs. La Long Tail des vieux films, coĂ»teuse en droits de licence fragmentĂ©s, est devenue secondaire. Shadowz prend le contre-pied radical : son modĂšle Ă©conomique nâexiste que dans la Long Tail du cinĂ©ma de genre. Dans un monde oĂč « tout est disponible » (thĂ©oriquement), la valeur nâest plus lâaccĂšs, mais le filtre. LâinfinitĂ© de la Long Tail est anxiogĂšne ; Shadowz propose dâen ĂȘtre le curateur de confiance. La nouvelle raretĂ© nâest pas le contenu, câest le temps et la confiance.
« LâidĂ©e nâest pas dâavoir 5000 films, mais dâavoir une sĂ©lection qui a du sens. [âŠ] On se plaĂźt Ă confectionner un Ă©dito poussĂ© qui parlera aux fans de genre. » â AurĂ©lien Zimmermann
Cette curation transforme la plateforme en « éditeur » au sens noble du terme. LâĂ©quipe Ă©ditoriale ne se contente pas dâagrĂ©ger du contenu ; elle le sĂ©lectionne, le contextualise et le dĂ©fend. Elle crĂ©e une ligne Ă©ditoriale claire, chose que les plateformes gĂ©nĂ©ralistes, dĂ©pendantes dâaccords de licence globaux et dâalgorithmes cherchant le plus petit dĂ©nominateur commun, ne peuvent ou ne veulent plus faire (Gillespie, 2018). Câest une Ă©conomie de la qualitĂ© contre une Ă©conomie de la quantitĂ©.
Le systĂšme de recommandation : Lâanti-algorithme
Câest sur le terrain de la recommandation que la rupture est la plus flagrante. Le systĂšme de Shadowz est une rĂ©futation directe du modĂšle de la « boĂźte noire » algorithmique.
Les plateformes dominantes utilisent des algorithmes de recommandation sophistiquĂ©s dont lâobjectif premier est la rĂ©tention : prĂ©dire ce que lâutilisateur est susceptible dâaimer pour maximiser le temps passĂ© sur la plateforme. Ce faisant, elles risquent de crĂ©er ce quâEli Pariser a nommĂ© la « Bulle de Filtre ». Lâalgorithme nâest pas passif ; il est actif. Il nâoptimise pas pour la dĂ©couverte ou lâenrichissement culturel, mais pour la satisfaction immĂ©diate et la minimisation des dĂ©sabonnements.Shadowz oppose Ă ce modĂšle opaque un systĂšme de recommandation humain, transparent et multi-couches. Comme lâanalyse T. Gillespie dans Custodians of the Internet, les plateformes ne sont jamais neutres : elles façonnent activement ce que nous voyons. Shadowz assume ce rĂŽle de « gardien » de maniĂšre explicite. Le systĂšme de recommandation de Shadowz sâarticule dâabord autour dâune taxonomie dĂ©taillĂ©e qui sert dâoutil de navigation principal. Il faut oublier les catĂ©gories gĂ©nĂ©riques comme « Horreur » ou « Thriller » ; les films sont classĂ©s par sous-genres ultra-prĂ©cis, allant du « Giallo » au « Folk Horror », en passant par le « Body Horror », le « Rape & Revenge » ou mĂȘme les « Nouveaux ExtrĂ©mismes Français ». Cette classification dĂ©passe la simple mĂ©tadonnĂ©e pour devenir un vĂ©ritable outil pĂ©dagogique. Elle nâest pas seulement un tag, elle est une langue partagĂ©e avec la communautĂ©, un lexique qui guide lâutilisateur, lui apprend le vocabulaire spĂ©cifique du genre et lâinvite Ă explorer des filiations cinĂ©matographiques (Zimmermann, 2022). Cette approche est complĂ©tĂ©e par lâincarnation de la recommandation. PlutĂŽt que de proposer la formule algorithmique « Parce que vous avez regardĂ©âŠÂ », Shadowz offre des « Cartes Blanches ». La recommandation nâest plus un calcul, elle est confiĂ©e Ă des personnalitĂ©s identifiĂ©es : des rĂ©alisateurs comme le duo Bustillo & Maury, des critiques de Mad Movies, ou des vidĂ©astes reconnus tel Le Fossoyeur de Films. La confiance nâest plus accordĂ©e Ă un code opaque, mais Ă une expertise humaine reconnue par la communautĂ©. Enfin, ce systĂšme est enveloppĂ© dans un contexte Ă©ditorial riche. Chaque film est accompagnĂ© de fiches dĂ©taillĂ©es, de textes explicatifs et dâanecdotes, tandis que la newsletter et les rĂ©seaux sociaux ne poussent pas des suggestions personnalisĂ©es, mais des « coups de cĆur » Ă©ditoriaux, toujours argumentĂ©s, sâapparentant Ă des micro-critiques.
En agissant ainsi, Shadowz brise la bulle de filtre. Lâobjectif nâest pas la rĂ©tention Ă tout prix, mais la sĂ©rendipitĂ© : la dĂ©couverte heureuse et fortuite de ce que lâon ne cherchait pas. Lâalgorithme de recommandation classique est, par dĂ©finition, lâennemi de la sĂ©rendipitĂ©. Il est conçu pour optimiser un chemin, pour prĂ©dire un comportement et Ă©liminer lâaccident. La curation humaine, Ă lâinverse, rĂ©introduit ces imprĂ©vus fertiles. Les titres mis en avant par Shadowz peuvent sembler totalement dĂ©corrĂ©lĂ©s de lâhistorique de visionnage de lâutilisateur. Câest prĂ©cisĂ©ment cette rupture qui crĂ©e la dĂ©couverte. En nâĂ©tant pas entiĂšrement personnalisĂ©e, la page dâaccueil permet Ă lâutilisateur de tomber sur une collection historique, une thĂ©matique (« Horreur et Politique ») ou un film dont il nâa jamais entendu parler. Shadowz fait le pari de lâintelligence et de la curiositĂ© de son public.Â
Vers un écosystÚme de niche ?
Shadowz est la preuve de la viabilitĂ© dâun modĂšle de SVOD alternatif dans un marchĂ© que lâon croyait saturĂ©. Sa rĂ©ussite sâexplique par son refus stratĂ©gique du modĂšle algorithmique dominant, au profit dâune hyper-Ă©ditorialisation qui place lâexpertise humaine au centre de la proposition de valeur. En exploitant intelligemment lâidĂ©e de la Long Tail et en substituant la curation incarnĂ©e Ă la « Bulle de Filtre », la plateforme ne se contente pas de divertir une niche : elle lâanime, lâĂ©duque et la fĂ©dĂšre.Â
Lâavenir de la SVOD nâappartiendra peut-ĂȘtre pas Ă un unique vainqueur, mais Ă une constellation de plateformes spĂ©cialisĂ©es, comme MUBI pour le cinĂ©ma dâauteur ou TĂ«nk pour le documentaire. Ces acteurs, en prĂ©fĂ©rant la pertinence dâune communautĂ© Ă la largeur dâune audience, encouragent le dĂ©veloppement de la curiositĂ© culturelle.
Dimitri SCHEM
Sources :
- Anderson, C. (2006). The Long Tail: Why the Future of Business Is Selling Less of More. Hyperion.
- Close-Up (19 février 2021), Shadowz : Plate-forme ambitieuse pour amoureux de cinéma de genre, Anthony Verschueren. https://www.close-upmag.com/2021/02/19/shadowz-plate-forme-ambitieuse-pour-amoureux-de-cinema-de-genre/
- DarkSide Reviews (17 janvier 2022) « Notre but nâest pas la rĂ©tention, câest la dĂ©couverte », Interview dâAurĂ©lien Zimmerman. https://www.darksidereviews.com/dossier-interview-daurelien-zimmermann-charge-de-projet-shadowz/
- Les NumĂ©riques (3 juillet 2023) Shadowz : âNous ne nous pensons pas comme des concurrents Ă Netflix et compagnieâ, Entretien avec AurĂ©lien Zimmerman https://www.lesnumeriques.com/cine-svod/shadowz-nous-ne-nous-pensons-pas-comme-des-concurrents-a-netflix-et-compagnie-n211112.html
- Gillespie, T. (2018). Custodians of the Internet: Platforms, Content Moderation, and the Hidden Decisions That Shape Social Media. Yale University Press.
- Pariser, E. (2011). The Filter Bubble: What the Internet Is Hiding from You. Penguin Press.
- Ouest France (31 octobre 2024) Qui est derriĂšre Shadowz, la plateforme de streaming française spĂ©cialisĂ©e dans lâhorreur ? https://programmetv.ouest-france.fr/plateformes/qui-est-derriere-shadowz-la-plateforme-de-streaming-francaise-specialisee-dans-lhorreur-2a736d8e-96ed-11ef-9921-e056d0673e10
- Schwartz, B. (2004). The Paradox of Choice: Why More Is Less. Ecco.
