Comment les services de SVOD cinéphiles se démarquent-ils des plateformes dominantes ?

En périphérie du marché de la SVOD, de petites plateformes peuplées d’irréductibles cinéphiles résistent encore et toujours à l’envahisseur. Incapables de rivaliser avec les catalogues des géants qui dominent le secteur, ces indépendants ont modelé des offres spécialisées afin de se démarquer de ces derniers.

Source: https://www.lacinetek.com/fr

Une structure de marché propre aux industries culturelles

La plupart des industries culturelles et créatives sont décrites par les économistes comme étant des oligopoles à frange. Ce terme désigne un secteur composé de la manière suivante : quelques grandes entreprises contrôlent l’essentiel du marché tandis qu’un tissu d’entreprises plus modestes s’en dispute une petite partie à la périphérie (la « frange »). Si on considère le secteur de la SVOD, l’essentiel du marché est dominé par Netflix, Prime Vidéo et Disney+, présents à eux trois dans plus de 60% des foyers français. En marge de ce marché, plusieurs acteurs se partagent une frange qui s’apparente au segment cinéphile de ce dernier. Les plateformes de cette niche ciblent en effet des utilisateurs curieux, amateurs de cinéma et plus généralement impliqués de façon active dans des activités culturelles. Parmi celles-ci, on retrouve les plateformes françaises LaCinetek, Universciné, FilmoTV, Tënk ou encore le britannique Mubi.

Un rôle de curateur…

Alors que les plateformes « généralistes » proposent des contenus destinés au plus grand nombre, les plateformes « cinéphiles » disposent d’offres différenciées qui constituent leur avantage concurrentiel. Leur attractivité provient des caractéristiques de leur catalogue, mais aussi d’une éditorialisation plus poussée. Elles délaissent ainsi le cinéma grand public pour se spécialiser dans des œuvres plus exigeantes et méconnues appartenant à des genres, thématiques ou périodes précises. D’autre part, elles offrent un accompagnement éditorial plus approfondi que de simples recommandations basées sur un algorithme. À la manière d’un ciné-club, les œuvres proposées sont par exemple mises en avant par des cycles thématiques à visée pédagogique ou assorties de renseignements facilitant leur compréhension et mise en contexte. La qualité et la diversité de leur programmation les rapprochent donc d’un cinéma indépendant Art et Essai, à la différence que les projections se font à domicile et sont délinéarisées.

En plus de son fameux « film du jour », Mubi propose des programmes spéciaux tels que des rétrospectives de cinéastes et des zooms sur des festivals ou mouvements cinématographiques. Quant à LaCinetek, on y trouve des listes de recommandations pensées par des réalisateurs prestigieux ainsi qu’une sélection thématique renouvelée mensuellement. Bien que plus classiques d’un point de vue éditorial, UniversCiné et FilmoTV se distinguent malgré tout par l’éclectisme de leurs catalogues et par la place centrale qu’y trouve le cinéma d’auteur. Enfin, Tënk se spécialise dans les documentaires et renouvelle chaque semaine sa sélection. Ces services insistent donc sur la qualité des œuvres proposées et misent sur leur rôle de curateur pour attirer des spectateurs assidus trouvant difficilement leur bonheur dans le flot de contenus déversé par les plateformes classiques.

Source: https://www.universcine.com/

… sans pour autant désorienter l’utilisateur

Ces services spécialisés s’efforcent toutefois de ne pas bousculer les conventions établies par les pionniers du secteur. Afin de ne pas perdre l’utilisateur habitué à naviguer sur Netflix et autres, ils respectent en effet certaines modalités graphiques et commerciales. L’utilisateur reste donc en terrain connu, tant du point de vue de l’ergonomie que de la formule d’abonnement. Les interfaces de Mubi, UniversCiné, FilmoTV et Tënk sont par exemple toutes composées d’une grille de pastilles correspondant chacune à un film. Celles-ci sont par ailleurs classées par lignes horizontales thématiques, ce qui permet de scroller à la fois vers le bas (à travers les catégories) et vers la droite (au sein d’une catégorie). De la même manière, l’accès à ces services ne vaut pas plus d’une dizaine d’euros par mois et ne nécessite pas d’engagement de la part de l’utilisateur. À cela s’ajoute des fonctionnalités plus classiques comme la possibilité d’avoir une liste d’envies ou de recommander les œuvres visionnées.

Défaut de notoriété et viabilité économique fragile

Bien que cette frange concurrentielle soit bénéfique à la diversité de l’offre, les plateformes cinéphiliques parviennent difficilement à acquérir une visibilité suffisante. En raison de l’offre surabondante de contenus sur le marché, l’attention du consommateur est devenue une ressource rare et la capter nécessite d’importants moyens. La fragilité financière de ces acteurs les contraint à miser sur des moyens de communication plus ciblés pour se signaler au public. Une des solutions privilégiées est de favoriser l’apparition de « méta-informations » autour des biens culturels qu’ils distribuent, en sollicitant notamment des partenariats avec un certain nombre de prescripteurs culturels tels que des réseaux culturels (SensCritique, Letterboxd), la presse spécialisée ou encore des influenceurs culturels (vidéos/podcasts). Ces méta-informations proviennent des consommateurs des œuvres et sont destinées à signaler leur qualité aux autres utilisateurs. Il peut ainsi s’agir d’une recommandation sur les réseaux sociaux, d’une critique positive sur un site spécialisé ou simplement d’un article de presse. Le nombre d’abonnés de ces plateformes reste néanmoins plafonné par la nature même des œuvres distribuées, souvent anciennes sinon méconnues. Celui-ci se compte en milliers, et non en millions comme c’est le cas pour les grandes plateformes.

Source: https://mubi.com/fr/showing

En France, les plateformes cinéphiles sont soutenues par des subventions publiques car elles distribuent des biens culturels différenciés et permettent de satisfaire un type de préférences «insuffisamment satisfait par le simple jeu du marché » (Benhamou et Moureau, 2007). Toujours est-il qu’elles rentrent difficilement dans leurs frais en raison de la faible demande et du manque de notoriété inhérents à la niche qu’elles ont investie. Elles font face à des coûts fixes conséquents par rapports aux recettes que génère leur activité : création et maintenance technique de la plateforme, acquisitions de droits ou encore community management pour faire vivre leur marque. Face à la force de frappe des plateformes américaines, il ne serait pas surprenant que ces indépendants entament un processus de regroupement, au moins à l’échelle nationale. La mutualisation de leurs ressources financières conjuguée à la réunion de leurs catalogues semble inéluctable pour que ce segment de marché perdure. D’autant plus que les acteurs dominants ne se satisfont plus du seul grand public et lorgnent sérieusement du côté de la niche cinéphile. On a notamment pu observer cela avec le partenariat entre Netflix et MK2 concernant de nombreux films d’auteur. Les œuvres de Truffaut, Chaplin, Resnais ou encore Demy avaient toutes rejoint la célèbre plateforme. Cela s’applique également à Prime Vidéo, qui fait de l’œil au cinéphile avec les distributions récentes de The Tragedy of Macbeth (Joel Coen) ou Spencer (Pablo Larraín).

Alexandre Neyraud


Bibliographie:

Baromètre de la vidéo à la demande (VàD /VàDA) – Novembre 2021. CNC.

Christel Taillibert.  « Vidéo à la demande cinéphile et stratégies entrepreneuriales : l’exemple de MUBI ». 2015.

François Mairesse et Fabrice Rochelandet. Économie des arts et de la culture. Armand Colin, 2015.

Françoise Benhamou et Nathalie Moureau. « L’économiste et la question du goût. Intégration ou dénégation d’un concept ? ». Assouly O. Goûts à vendre. Essai sur la captation esthétique, Editions du Regard, pp.207-222, 2007

Olivier Thuillas et Louis Wiart. « Les plateformes de VOD cinéphiliques : des stratégies de niche en questions » , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°20/1, 2019, p.39 à 55.

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