Quand les réseaux sociaux alimentent l’esclavage moderne
Les médias sociaux sont devenus le principal outil de communication et d’opportunités professionnelles pour des millions de personnes à travers le monde. Il est aujourd’hui un vecteur de promotion d’emplois, de formation à une multitude de sujets et de vente de tous les produits imaginables. Pourtant, ils jouent aussi un rôle clé dans l’essor des camps de cybercriminalité en Asie du Sud-Est, notamment en Birmanie. De fausses offres d’emploi circulent sur Facebook, TikTok et Telegram, piégeant des milliers d’individus qui se retrouvent esclaves du crime organisé. Une fois captifs, ces victimes sont forcées de mener des arnaques en ligne sous la menace de violences physiques et psychologiques pour escroquer d’autres futures victimes dans un double objectif : recruter toujours plus d’individus mais aussi établir des relations avec des êtres humains de manière virtuelle pour ensuite leur demander de l’argent.
Il s’agit là d’un véritable paradoxe : les réseaux sociaux sont à la fois le véhicule du problème et l’outil permettant de le dénoncer. Que ce soit en témoignant directement à l’aide de vidéos ou en exposant l’ampleur de ce qui se passe à la face du monde, ces médias sont les relais majeurs de cette atrocité qui est en train de se dérouler. En explorant ce double visage, nous comprendrons comment ces plateformes facilitent le recrutement, la surveillance et l’exploitation des victimes tout en offrant une chance de sensibilisation et de lutte contre ces crimes.
1. Le rôle des réseaux sociaux dans le recrutement des victimes
Des offres d’emploi attractives, mais mortelles
Des milliers d’annonces circulent sur Facebook, TikTok et WhatsApp, proposant des emplois bien payés dans le service client, la tech ou le marketing digital. Ces annonces ciblent principalement des jeunes sans emploi, des travailleurs précaires et des migrants en quête d’une meilleure vie. Ces emplois sont situés en Thaïlande où le salaire annoncé est suffisamment intéressant pour les inciter à quitter leur pays natal.
Une fois sur place, les candidats réalisent qu’ils ont été piégés et l’enfer démarre : ils sont amenés à la frontière birmane, où on leur confisque leur passeport, puis enfermés dans des camps gardés par de véritables milices armées. Ils deviennent alors les esclaves de groupes criminels chinois et birmans qui les forcent à mener des arnaques en ligne massives. On leur attribue des postes de travail où ils doivent atteindre des objectifs financiers et un certain nombre de personnes contactées sous peine d’être torturés physiquement.
Credit : Stefan Czimmek / DW
Des algorithmes qui facilitent la propagation
Les algorithmes des plateformes sociales jouent un rôle crucial dans l’expansion de ces pratiques en favorisant la viralité des annonces frauduleuses :
Les victimes potentielles voient des offres similaires en raison du ciblage publicitaire et de leurs recherches précédentes. Les publications sont amplifiées par des bots et des faux comptes. De nombreuses escroqueries peuvent être liées à des investissements dans des fausses cryptomonnaies. Les algorithmes de recommandation des médias sociaux, enfermant les individus dans des bulles virtuelles, proposent donc toujours plus de contenus d’un même genre. Cela augmente ainsi drastiquement les chances pour les personnes déjà les plus sensibles d’être abusées d’être convaincues par les mensonges des arnaqueurs. Les arnaqueurs utilisent en plus des vidéos trompeuses et des faux témoignages pour rendre leurs offres crédibles.
2. L’exploitation des victimes via les réseaux sociaux
Les réseaux sociaux deviennent un véritable outil de surveillance et de manipulation
Les criminels forcent les victimes à rester actives sur leurs comptes pour ne pas inquiéter leurs proches. Des vidéos manipulées sont envoyées à leurs familles pour dissuader toute recherche. Les employeurs surveillent les communications via Telegram et WhatsApp et bloquent toute tentative d’appel à l’aide. S’ils souhaitent être libérés et récupérer leurs papiers d’identité, les familles doivent souvent payer des rançons lourdes, ce qui est rarement possible puisque la pauvreté est la source du départ des individus kidnappés.
Les réseaux sociaux servent aussi d’interface pour les arnaques imposées aux victimes :
Elles doivent créer de faux profils sur Facebook, Instagram et Tinder pour escroquer des internautes (arnaques sentimentales, faux investissements, etc…) Elles utilisent des scripts pré-écrits et des logiciels d’IA pour manipuler les victimes. Il existe aujourd’hui de véritables guides d’arnaques aux sentiments, accessibles pour quelques dizaines d’euros, pour comprendre comment s’adresser à quelqu’un de vulnérable pour qu’il s’attache et devienne dépendant de vous. Les groupes criminels exploitent d’ailleurs des deepfakes et des chatbots pour donner de la crédibilité à leurs escroqueries, être le plus réactif possible et entretenir des relations avec plusieurs personnes en même temps.
Image d’illustration, Crédit : OpenAI
Les victimes civiles : entre honte et ruine financière
Les véritables victimes de ces arnaques sont souvent des civils qui, derrière leur écran, se laissent piéger par des escroqueries bien ficelées. Une des méthodes les plus redoutables est celle du pig butchering, où les criminels créent une fausse relation affective avec leur cible avant de les convaincre d’investir dans des opportunités frauduleuses ou de demander de l’argent pour différentes raisons, cela peut être une maladie ou un problème personnel en tout genre. Le terme « d’abattage de cochon » est utilisé pour décrire le fait que les arnaqueurs tentent de récupérer de plus en plus d’argent jusqu’au dernier centime de la victime sans aucune culpabilité, même si elle doit pour ça vendre sa maison ou faire des emprunts qu’elle ne pourra pas rembourser.
L’affaire du faux Brad Pitt illustre bien l’ampleur du phénomène. Une femme française a été persuadée par un escroc utilisant l’image de l’acteur, générée par l’intelligence artificielle et des deepfakes, de divorcer et de lui envoyer plus de 800 000 euros. Ces victimes, souvent isolées, ressentent une honte immense en découvrant l’arnaque, ce qui les empêche parfois de porter plainte ou d’en parler à qui que ce soit. Certains perdent toutes leurs économies, voire s’endettent lourdement, alimentant un cycle infernal où les criminels continuent d’exploiter la crédulité et la détresse émotionnelle de leurs cibles. Plus les individus se sont impliqués dans cette relation, plus il leur est difficile d’admettre qu’ils se sont fait avoir et continuent alors à espérer et envoyer leur argent. Cette détresse peut aller jusqu’au suicide des victimes qui représente pour eux parfois la seule porte de sortie.
3. Les réseaux sociaux, instruments de lutte contre ces crimes ?
Certaines victimes réussissent à envoyer des messages d’alerte sur Twitter, TikTok ou Facebook. Des ONG comme The Exodus Road ou INTERPOL relaient ces témoignages, obligeant les gouvernements à réagir. Ces médias sociaux peuvent donc servir à de nombreux lanceurs d’alerte pour prévenir le plus grand nombre d’utilisateurs des risques de ces publications frauduleuses et comment se protéger.
Les actions des plateformes : entre modération et inertie
Face à la pression, certaines plateformes ont pris des mesures :
Facebook et TikTok affirment supprimer les annonces suspectes, mais les fraudeurs recréent sans cesse de nouveaux comptes et trouvent toujours de nouveaux moyens de véhiculer leurs messages et contacter les potentielles victimes. WhatsApp et Telegram sont en revanche pointés du doigt pour leur opacité et leur manque de coopération avec les autorités. Telegram est en général connu pour être très utilisé par les organisations criminelles car, fondé par un ressortissant Russe, il offre une grande discrétion aux utilisateurs.
4. Un avenir incertain : que faire face à cette crise ?
Malgré la prise de conscience, les camps de cybercriminalité continuent de proliférer. Pour lutter contre cette situation, plusieurs actions sont nécessaires et doivent être prises notamment par les réseaux sociaux :
D’abord, il faut imposer aux plateformes une surveillance préventive et non réactive des annonces d’emploi, ainsi qu’une plus grande transparence des algorithmes pour empêcher la propagation de ces offres. On peut également attendre de leur part qu’ils collaborent avec les gouvernements et ONG pour signaler ces activités criminelles.
En parallèle, nous pouvons agir directement en s’informant sur les signes de ces arnaques que ce soient les offres trop belles pour être vraies ou la pseudo-légitimité des recruteurs. Il est également essentiel d’écouter et, surtout, ne pas juger les personnes victimes de ces arnaques. Cela ne mène qu’à un renfermement toujours plus intense de ses individus souvent déjà fragiles tout en encourageant les autres à ne pas en parler.
Conclusion : Un double visage à surveiller
Les réseaux sociaux ont permis la création et la propagation de ces camps de cybercriminalité en Asie du Sud-Est, mais ils sont aussi un outil essentiel pour alerter et lutter contre cette réalité atroce. La responsabilité repose autant sur les plateformes que sur les gouvernements mais il en va des utilisateurs d’être attentifs lorsqu’ils sont connectés.
Chacun se doit de rester vigilants, signaler les contenus suspects et tenter de sensibiliser son entourage et notamment les moins informés sur les arnaques en ligne. Cependant, sans une régulation stricte des plateformes, ces camps continueront de prospérer et il est de notre devoir de citoyen d’alarmer et tenter de faire bouger les choses.
Samuel Morhange
https://time.com/7208652/china-pig-butchering-scamdemic-crack-down
https://www.huffpost.com/entry/french-woman-brad-pitt-ai-romance-scam_l_678a99aae4b01361219018b5
https://thediplomat.com/2024/01/chinas-self-pitying-empire
https://time.com/7160736/myanmar-coup-civil-war-conflict-timeline-endgame-explainer
https://theexodusroad.com/online-scams-and-human-trafficking
https://www.dw.com/fr/birmanie-kk-park-trafic-humains-arnaque-escroquerie-internet/a-68123471
https://www.nytimes.com/interactive/2023/12/17/world/asia/myanmar-cyber-scam.html