GP Explorer 3 : l’apogée d’une saga médiatique qui a réinventé les codes du divertissement sportif, façon Internet

Dimanche 5 octobre 2025. Le soleil se couche sur le circuit Bugatti du Mans. Des dizaines de milliers de fans s’amassent au pied du podium sur lequel 24 personnalités d’Internet, créateurs de contenus et rappeurs, célèbrent la fin d’une aventure unique. Derrière leur écran, ce sont plusieurs millions de spectateurs qui suivent en simultané sur Twitch ou France 2 les derniers instants de ce week-end historique : la dernière édition du GP Explorer. “The Last Race”.

© Multyde

Le GP Explorer, lancé en 2022 par Lucas Hauchard (Squeezie), est une course de Formule 4 mettant en compétition des personnalités du Web regroupées en écuries, lors d’un événement physique sur le circuit des 24h du Mans. Pour marquer le coup, cette troisième et dernière édition s’étend sur trois jours, reprenant le modèle d’un week-end de F1 complet : essais libres, course sprint, qualifications, grand prix.  

Forts des deux premières expériences, Squeezie et ses équipes avaient toutes les clés en main pour faire entrer « The Last Race » au panthéon de l’Internet Français – et même mondial. Pari réussi pour le youtubeur de 29 ans, qui s’érige aujourd’hui en symbole d’une nouvelle ère médiatique. 

Bien plus qu’une simple course automobile, retour sur le GP Explorer 3, cet ovni hybride, preuve que les créateurs d’Internet ont conquis la capacité de production, la légitimité et la suprématie narrative des médias traditionnels.

Le triomphe de l’auto-entrepreneur média

En 2017, invité sur le plateau de “Salut les Terriens” pour faire la promotion de son livre, Squeezie était interrogé – non sans condescendance – sur la nature de son métier : “vous vous filmez en train de jouer aux jeux vidéos, et vous gagnez de l’argent”, “on en a vu des branleurs dans l’émission, mais celui-là [Squeezie] il est magnifique”

Aujourd’hui à la tête de plusieurs sociétés (Yoko, Ciao Kombucha, Gentle Mates…) et d’un empire de plusieurs millions d’euros,  Squeezie n’a plus rien de l’adolescent qui se filmait en jouant à Dofus depuis sa chambre ; et s’impose comme une figure médiatique majeure qui n’a rien à envier à la télévision.

Le GP Explorer est une aventure entrepreneuriale inédite, qui réinvente l’événementiel “façon Internet”, en plaçant le sponsoring au coeur du modèle financier. Chaque écurie est sponsorisée par une entreprise, et l’événement en lui-même est accompagné par des dizaines de partenaires, qui bénéficient de mises en avant variées (aussi bien physiques avec des stands sur place, que virtuelles avec des placements de produits dans les vidéos). La troisième édition était suivie par près d’une cinquantaine de partenaires, parmi lesquels Netflix, Samsung ou encore Lego. Les multinationales se bousculent pour accéder à une part du gâteau. Cette stratégie permet à Squeezie de financer son événement grâce à son audience ultra-attractive, tout en maintenant un prix abordable sur la billetterie (jusqu’à 85€ pour les places en tribune) : c’est la signature de l’économie de plateforme, monétiser l’attention agrégée plutôt que l’accès exclusif au contenu.

Malgré tout, avec plus de 200 000 participants, la billetterie uniquement a permis d’engranger plus de 13 millions d’euros, un bond colossal comparé aux éditions précédentes qui ne se tenaient que sur un jour et à jauge réduite. Squeezie confiera d’ailleurs dans un live que seule cette dernière édition du GP était rentable. Avec un budget d’une dizaine de millions d’euros et près de 5000 personnes impliquées sur le projet, Lucas Hauchard démontre une fois de plus qu’il ne s’agit plus uniquement de faire des vidéos : le GP Explorer est devenu une véritable marque (déposée !) et une success story entrepreneuriale. 

© Multyde

La route vers la reconnaissance symbolique 

Dès la première édition, Squeezie a bénéficié du soutien des institutions du secteur automobile. Accueilli sur le mythique circuit du Mans par l’Automobile Club de l’Ouest et accompagné par la Fédération Française du Sport Automobile, le projet a bénéficié de l’expertise de véritables professionnels (coachs, ingénieurs…) qui ont formé les participants. Alpine (gamme de véhicules sportifs de Renault) sponsorise chaque année une écurie, et a même fait venir ses pilotes de F1 Esteban Ocon et Pierre Gasly lors de la deuxième édition pour une démonstration en piste. Cette année, symbole du graal ultime pour tout passionné, c’est la Scuderia Ferrari qui a posté un message de soutien sur ses réseaux sociaux au début du week-end.

Du côté des médias traditionnels, cette troisième édition est historique car elle était, pour la première fois, retransmise en direct à la télévision sur France 2, France 4 et France.tv. Pour les créateurs d’Internet qui peinaient encore il y a quelques années à être pris au sérieux, c’est la consécration. La reconnaissance par les médias traditionnels demeure, aujourd’hui, le point central de légitimation de leurs activités. 

Sans pour autant délaisser Twitch, qui diffuse l’entièreté du week-end et culmine à près d’1.4 millions de viewers (record national), Squeezie investit donc la télévision linéaire pour attirer un nouveau public et une légitimité qui ne lui était jusqu’alors que partiellement accordée. Pour France Télévisions, c’est du pain béni. L’événement touche 6.7 millions de téléspectateurs sur l’ensemble du week-end (pic à 1.6 millions) et contribue à rajeunir grandement son public, avec 39.5% de part d’audience sur les 15-34 ans. Le GP réalise d’ailleurs un meilleur score que le GP de Singapour de F1, diffusé le même jour sur Canal+. 

D’après Baptiste Brossillon, chercheur à l’université Paris-Saclay et spécialiste des liens entre le sport professionnel et le divertissement, cette retransmission télévisée est loin d’être anodine : “Il y avait déjà des diffuseurs intéressés dès la première édition. Mais en termes de storytelling […], c’était mieux de commencer en disant «Regardez, on s’est fait tout seul, voyez ce qu’on est capable de faire». Si la première édition avait été diffusée sur une grande chaîne ou plateforme, l’image de l’événement n’aurait pas été la même.” Le choix du service public est également un moyen de lisser son image : la vente des droits de diffusion n’aurait pas été faite pour l’argent, mais pour la reconnaissance symbolique (“on a réussi à faire quelque chose de tellement grand qu’on passe à la télé”). 

Un pari politique et marketing gagnant-gagnant donc, qui pourrait bien ouvrir la voie à d’autres créateurs. 

Une véritable saga médiatique

Mais si le modèle économique et l’approbation des institutions y contribuent, ce qui fait le succès du GP Explorer, d’après Baptiste Brossillon, c’est avant tout son ADN narratif. L’ensemble du processus est storytellé.

À l’origine, ce projet part d’un pari fou lancé lors du ZEvent 2020 par Squeezie pour encourager les dons. La première édition est donc le récit extraordinaire d’un événement “fait par des mecs d’Internet, pour des mecs d’Internet”. La deuxième édition, c’est l’argument sportif, l’idée de la revanche pour les pilotes qui ont goûté à la compétition et ont faim de prouver de quoi ils sont capables. 

Extrait de la vidéo “L’histoire du projet le plus fou de ma vie”, postée sur la chaîne Youtube de Squeezie à l’issue du premier GP Explorer

La troisième édition, c’est la dernière : “The Last Race”. Il faut s’arrêter au sommet, avant de provoquer la lassitude. Narrativement, c’est fort, et stratégiquement, cela permet de créer de la rareté dans un univers médiatique où l’offre est infinie. En annonçant la fin, Squeezie crée un produit non reproductible, augmentant la pression médiatique, l’urgence de participation (billetterie), et l’intensité émotionnelle de la consommation médiatique.

Et c’est l’excuse parfaite pour mettre le paquet : un week-end complet, une course surprise avec les vainqueurs des éditions précédentes, un vol de la patrouille de France, une ouverture internationale avec des écuries espagnoles et américaines et une diffusion locale, deux soirs de concerts avec un line-up digne des plus grands festivals (SDM, Théodora, Vladimir Cauchemar…), et pour couronner le tout : un album entier produit par le rappeur à succès SCH, réunissant plus d’une vingtaine d’artistes français.

Ainsi, chaque étape de l’aventure est événementialisée : reveal des écuries, des livrées, des casques, bande-annonce… Mais le cœur du récit ne se passe pas sur le compte officiel du GP Explorer. Ce sont les participants eux-mêmes qui contribuent à alimenter l’univers qui se crée autour de l’événement. Chaque pilote est un média, accompagné de son cadreur. Chaque session d’entraînement fait l’objet d’un vlog, d’un live, de stories ou de posts. Chacun raconte l’aventure de son point de vue, les récits s’entrecroisent, les spectateurs sont immergés au plus près des garages. Internet étant un petit milieu, le GP est fréquemment mentionné dans des vidéos qui n’ont rien à voir, et des personnalités ne participant pas à l’événement contribuent à alimenter l’engouement : ainsi, on a pu voir Léna Situations se rendre à un week-end d’entraînement pendant ses Vlogs d’Août, et Hugo Décrypte couvrir assidûment le projet sur sa plateforme d’actualités.

Cette production massive et coordonnée de contenus témoigne d’une stratégie d’hyper-alimentation algorithmique et de synergie cross-plateformes, assurant une visibilité constante et prolongeant le cycle d’attention. 

Dès lors, le GP Explorer 3 est bien plus qu’un simple week-end de course. L’événement n’est qu’un point d’orgue ; le véritable produit, c’est cette campagne algorithmique coalimentée par des dizaines de créateurs, une saga médiatique qui s’étend sur plusieurs années.

© Squeezie sur Instagram

Le co-branding au coeur de la stratégie 

La clé du succès repose donc en partie sur la concentration d’influenceurs, véritables marques humaines capables de mobiliser leur communauté. Le choix des participants n’est donc pas anodin. Stratégiquement, Squeezie fait appel à des personnalités aux horizons différents (influenceuse, gamer, rappeur) pour attirer des communautés qui ne se croisent pas habituellement, mais toutes reliées par la culture Internet. Ainsi, il réunit des cultures autrefois peu valorisées par les institutions tout en prouvant qu’elles sont aujourd’hui au coeur de l’industrie du divertissement. 

Un nouveau public : la génération Internet

Cette stratégie du co-branding fonctionne parce que Squeezie a compris qu’il ne s’adressait évidemment pas aux fans de sports mécaniques : d’après une radiographie du réseau mobile d’Orange, 55% des spectateurs avaient moins de 35 ans et l’audience était mixte, avec 47% de femmes.

En effet, le cœur de cible de l’événement, c’est la génération Internet. Nés entre 1990 et 2010, ce sont les adolescents et jeunes adultes qui ont grandi avec les personnalités du Web, les premiers youtubeurs et influenceurs, et qui sont aujourd’hui indépendants, avec un pouvoir d’achat, et seraient donc prêts à payer pour voir leur créateur de contenus préféré courir au Mans. 

On constate que le public était également grandement familial, avec 20% de mineurs, souvent accompagnés d’un ou plusieurs de leurs parents. Pour beaucoup, ce week-end était l’occasion d’une sortie en famille, preuve qu’Internet transcende aujourd’hui les générations et est capable de fédérer, au même titre qu’une émission télévisée ou que les grands événements sportifs. 

Âge des visiteurs français pendant le GP Explorer 3
Sources : Flux vision – Orange Business / Sarthe Tourisme

L’apogée du sportainment 

Ainsi, le GP Explorer s’inscrit dans un mouvement global où le divertissement et le spectacle sportif remplacent peu à peu les sports professionnels. Les nouveaux acteurs digitaux entrent dans la compétition aux retransmissions sportives et s’affranchissent des règles pour dynamiser les rencontres. Exemple probant : la Kings League de Gérard Piqué, des matchs de football de 40 minutes disputés à 7 joueurs et diffusés en streaming. 

Les fans ne sont donc pas là tant pour les performances sportives que pour voir leur créateur préféré rouler. Comme le dit Baptiste Brossillon, la formule n’est pas « un sport qu’on a rendu plus divertissant » mais « un divertissement sur base sportive »

La fin de l’amateurisme sur le Web

Ainsi, le GP Explorer a largement dépassé les frontières d’Internet, devenant un véritable phénomène culturel qui a marqué une génération entière. Le projet de Squeezie tire la sonnette d’alarme pour les médias traditionnels, et marque un tournant dans l’histoire médiatique.

L’événement symbolise la réussite insolente de créateurs qui, partant de simples plateformes numériques, ont réussi l’exploit de s’approprier des événements d’une envergure digne des plus grands rendez-vous sportifs. Avec des budgets, une logistique et une production approchant celles de la télévision traditionnelle, ces “petits mecs d’Internet” ont démontré qu’ils pouvaient tout produire. Et si ces programmes pensés à l’origine pour le Web s’inspirent autant des formats TV, ils n’en restent pas moins fidèles à leurs propres codes et au lien direct qu’ils ont avec leur communauté, une authenticité qui est, de loin, leur plus grand levier de puissance.

Léa MEIMOUN

Sources

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