Comment les deepfakes peuvent impacter la santé sur les réseaux sociaux ?

Vous avez déjà pu tomber sur la fameuse vidéo de Barack Obama insultant Donald Trump ou encore sur celle de Zelensky diffusée sur une chaîne d’information officielle ukrainienne. Certains adeptes du deepfake, s’amusent à inventer des visages qui n’existent pas, à parler à la place de personnalités publiques…

Cependant, l’usage du deepfake souligne des risques en termes de droits à l’image et désinformation de masse.

Le deepfake consiste en la création de photos, d’audios ou de vidéos utilisant le visage d’une personne existante ou non, rendus crédibles grâce à l’intelligence artificielle. Contraction de Deep Learning et fake, cette technologie repose sur les GANs (Generative Adversarial Networks), produisant un contenu très réaliste.

Le champ des possibles du deepfake s’élargit. Du visage d’une personne sur le corps d’un autre, à la création d’une personne qui n’existe pas ou encore à la possibilité de prendre l’apparence d’une personne sur une vidéo et de « cloner » sa voix, le Deepfake ne cesse de gagner en réalisme.

Cependant, nous pouvons nous interroger quant aux dangers auxquels les internautes sont exposés via l’utilisation de cette technologie. Rappelons que le premier Deepfake a été publié sur Reddit, plateforme sur laquelle un utilisateur mettait en scène des célébrités comme Natalie Portman ou Jessica Alba dans de fausses vidéos pornographiques. Une entrée plutôt fracassante…

Cette technologie est d’autant plus répandue par l’usage des réseaux sociaux et pourrait fortement nuire à la santé de tous.

De ludique à politique, comment peuvent-ils impacter la santé via les réseaux sociaux ?

L’impact sur le secteur de la santé

Commençons par l’aspect négatif :

L’influence des deepfakes sur la santé commence à préoccuper les experts.

Certains deepfakes sont utilisés pour compromettre la confidentialité des données de santé des patients. Les cybercriminels peuvent ainsi publier sur les réseaux des enregistrements vocaux ou des vidéos semblant provenir de professionnels de la santé ou autorité comme l’OMS mais qui sont en réalité des pièges à clics. Les risques sont qu’ils y fassent fuiter les données personnelles des malades.

D’un point de vue purement médical, une vidéo peut, par exemple, être diffusée et faire croire que quelqu’un a été guéri d’une maladie via un traitement spécifique. Un politique peut sembler dire ou agir à l’opposé des recommandations de santé publique…

Ces pratiques peuvent pousser à adopter des comportements préjudiciables, conduisant, qui plus est, à des fraudes à l’assurance maladie et des perturbations des soins de santé.

Par conséquent, il est important que les utilisateurs des réseaux sociaux soient conscients de la possibilité de deepfakes médicaux et qu’ils vérifient toujours l’authenticité des informations avant de les partager.

De surcroît, l’augmentation de deepfakes aux visages « parfaits » sur les réseaux va de pair avec l’accroissement du taux de chirurgie esthétique.

« En moyenne, sur cette tranche d’âge (18-34 ans), la proportion de femmes qui poussent les portes des cabinets de chirurgie esthétique est de l’ordre de 80%. »

Chirurgie esthétique : favorisée par les réseaux sociaux, la tendance explose chez les jeunes (rtl.fr)

Heureusement il n’y a pas que du mauvais au deepfake :

Parfois le trucage de voix peut être utilisée à des fins positives. La voix pouvant être trafiquée, certaines communications du secteur de la santé pourrait mieux « passer » aux yeux des utilisateurs.

« Si l’on prend l’exemple d’une campagne de santé publique, avec 2-3 % de personnes convaincues en plus, les Deepfake peuvent sauver des vies. »

Deepfake, entre réel progrès et enjeux éthiques (bpifrance.fr)

Par ailleurs, la langue des signes n’étant encore que très peu répandue, en particulier sur les réseaux sociaux, les deepfakes pourraient améliorer le quotidien de personnes atteinte de mutisme. Leur message pourrait avoir plus d’impact et entraîner plus d’engagement.

De plus, les deepfakes pourraient contribuer aux progrès de la science. Un des exemples relevés serait leur capacité à repérer des organes malades au travers de la radiographie, aidant ainsi les médecins à effectuer un diagnostic. Les réseaux sociaux pourraient alors y développer la diffusion de ces savoirs (pour les étudiants en médecine par exemple).

Images d’IRN générées grâce aux GANs

L’impact sur la santé mentale

Commençons à nouveau par le négatif :

Les deepfakes peuvent également avoir un impact sur la santé mentale des gens sur les réseaux sociaux.

Une personne peut être victime de cyberharcèlement et voir sa réputation salie par du deepfake utilisant son visage dans un contexte faux et défavorable. Ces risques touchent principalement les femmes pouvant être victimes de Revenge porn. Cependant, certaines victimes doutent de leur statut avançant qu’elles n’étaient pas réellement présentes sur ces vidéos et guérissent difficilement de ce traumatisme.

Par ailleurs, les deepfakes peuvent conduire à une usurpation d’identité de la part de cybercriminels se faisant passer pour d’autres via des notes vocales crédibles. Cette situation provoque une perte de confiance et instaure un climat de « paranoïa » .

D’autre part, il est désormais facile pour les utilisateurs de se créer une « fausse vie » et de « faux attributs physiques », qu’ils partageraient sur les réseaux sociaux. Des biais raciaux, sexistes et des critères de beauté « standards » inatteignables y sont, d’ailleurs, cachés sous la table. En effet, les deepfakes ont souvent tendance à blanchir, rajeunir ou vieillir les utilisateurs, à donner des traits plus fins pour une femme et inversement pour les hommes. Cette théologie de la perfection physique prônant le transhumanisme enferme les users dans un carcan de mensonges, complexes et de frustrations.

Le feed d’un jeune se voit donc de plus en plus lisse : une jeune femme magnifique dans un paysage de rêve alors que tout s’avère souvent truqué (fond vert). Cette surexposition constante au « parfait » pousse certains utilisateurs à ne plus se reconnaitre et à accepter leur faux visage à mesure que leur taux de likes augmente. Ce qui induit des troubles en termes de définition et limites de soi avec la question suivante : « Où s’arrête le vrai Moi, où commence mon faux personnage ». Pas étonnant que le taux de chirurgie esthétique augmente….

« Chaque fois que j’obtenais un “j’aime” sur une photo, je sentais ces endorphines comme si c’était moi, comme si quelqu’un que je connais aimait une photo de moi »

https://leclaireur.fnac.com/article/220141-apres-les-vraies-fausses-vies-sur-les-reseaux-sociaux-place-aux-vies-truquees-grace-a-lia/

Mais l’aspect positif donne un brin d’espoir :

Avez-vous déjà entendu parler de la Deepfake Therapie ? Une étude publiée dans la revue Frontiers in Psychiatry a mis en avant deux victimes d’agressions sexuelles dialoguant sur la plateforme Zoom avec leur faux agresseur, en présence de leur thérapeute. Elle s’est avérée fructueuse puisque l’une des victimes a vu ses stress post-traumatiques diminuer en une semaine. Précisons que l’agresseur s’exprime « avec empathie sans chercher à revictimiser le patient » . Ce type de plateforme existe déjà notamment DeepTherapy.ai, dans laquelle certains endeuillés parlent avec un défunt. Il faut cependant savoir limiter son utilisation car en faussant le vrai, certaines séquelles peuvent subsister. Cette pratique pourrait s’étendre de la médiation pour le divorce au harcèlement des enfants.

Certaines personnes n’arrivent pas à tourner la page concernant une personne étant donnée la visibilité que donnent les réseaux sociaux et cette pratique pourrait fortement les aider.

Conclusions et résolutions qui en découlent

Les deepfakes constituent donc le sujet emblématique des réseaux sociaux et de l’intelligence artificielle. Nous devons ainsi tenir compte de la portée de cette IA afin de protéger la santé de tous.

Heureusement, une réglementation vient encadrer les dérives des deepfakes.

Ainsi, l’utilisation de deepfakes pour tromper les internautes sur l’identité d’une personne peut être punie par la loi.

Aux États-Unis, par exemple, le Congrès a adopté la loi de lutte contre la cybercriminalité (Cybercrime Enforcement Act) en 2019, qui criminalise la production et la distribution de deepfakes dans le but de tromper ou de nuire à une personne. La loi impose des peines allant jusqu’à 10 ans de prison.

En France, les deepfakes peuvent être considérés comme de l’escroquerie ou de l’usurpation d’identité, voire de la diffamation, selon la loi sur la liberté de la presse. Ainsi, un deepfake non mentionné comme tel est illégal. La loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l’information permet de stopper la diffusion massive de désinformation.

Au niveau européen, le projet de règlement sur les services numériques (« Digital Services Act ») prévoit des mesures pour lutter contre les risques systémiques découlant des plateformes en ligne et moteurs de recherche, en particulier contre tout effet négatif sur le discours civique.

D’autre part, la Commission européenne a publié un code de conduite européen renforcé pour lutter contre la désinformation. Le Conseil de l’Union européenne a adopté une résolution en 2021 appelant à une réglementation renforcée des deepfakes pour lutter contre la désinformation et les menaces pour la sécurité.

Enfin, plusieurs solutions ont été développées par les grands acteurs du numérique pour détecter et lutter contre les deepfakes, comme le Deepfake Detection Challenge de Facebook, AWS, Microsoft et Partnership in AI, ainsi que la plateforme InVID pour aider les journalistes à détecter les vidéos truquées.

Désormais, il est obligatoire de préciser si un contenu est Deepfake ou non.

Cependant, cette réglementation pose également des défis en matière de liberté d’expression et de droits de la personne, la ligne entre manipulation de contenu malveillant et parodie étant souvent floue.

Ce qui importe donc le plus est d’être conscient que les réseaux sociaux ne sont pas la vraie vie…

Chirel Darmouni.

Sources

Clue, le futur de la santé est-il connecté ?

 

La startup berlinoise Clue, dont l’application a été lancée en 2013, a réuni un total de 30,3 millions de dollars lors de ses multiples levées de fonds. L’application mobile met la science et la donnée au service de connaissances personnelles actionnables dans le domaine de la santé féminine.

La cofondatrice Ida Tin est partie du constat que depuis 60 ans, première commercialisation de la pilule contraceptive, aucune innovation majeure n’a eu lieu en la matière. Et si la technologie pouvait entrer en jeu ?

Clue, mais qu’est-ce donc ? Voici des indices !

L’application mobile s’est positionnée comme un traqueur du cycle menstruel et une aide à la contraception et la fertilité. L’application est disponible dans plus de 190 pays, 15 langues et comptabiliserait selon elle 5 millions d’utilisateurs actifs. L’application repose sur trois technologies principales : le machine learning, les big datas et le cloud. Clue devrait proposer à l’avenir du hardware avec notamment l’utilisation de la technologie de réseau de capteurs sans fil.

L’application Clue peut être utilisée avec ou sans création de compte utilisateur :

  • Sans compte (opt out) : les données sont stockées localement sur le mobile de l’utilisateur, certaines fonctionnalités et la récupération des données sont impossibles. Les données ne sont partagées avec aucun tiers.
  • Avec compte (opt in) : les données sont stockées sur les serveurs propriétaires de Clue. Les données personnelles collectées sont anonymisées et sont utilisées pour la recherche par des universités partenaires comme Oxford University ou encore Columbia.

Les applications de suivi du cycle représentent la deuxième catégorie la plus téléchargée après les applications de running dans la catégorie forme et santé de l’App Store. Il existe à ce jour une centaine d’applications mobiles sur cette thématique sur le store français. Quels signaux sont actuellement envoyés sur le marché de la santé connectée et quelles stratégies peuvent y émerger ?

La santé connectée : un marché attractif !

Selon Statista, le marché global de la santé numérique a été évalué à 60 milliards de dollars en 2013 et devrait être multiplié par quatre d’ici 2020, pour atteindre les 233,3 milliards de dollars. Le marché devrait être plus particulièrement tiré par la m-santé, santé connectée grâce au mobile, la santé sans fil (« wireless health ») qui regroupe tous les usages de technologies sans fil au service de la santé et enfin la télémédecine qui désigne l’usage des NTIC pour permettre l’exercice de la médecine à distance. Le segment de marché de la m-santé devrait générer 55,9 milliards de dollars en 2020.

Le culte du « quantified self », déjà une habitude de consommation…

La mesure de soi, « quantified self », n’est pas née avec le numérique. Cependant, le numérique a permis sa généralisation et son partage. Ce terme désigne l’ensemble des méthodes et technologies permettant à l’utilisateur de mesurer ses données personnelles pour mieux se gérer lui-même. Cela peut regrouper la gestion de sa productivité, de son bien-être ou encore de sa santé. L’émergence et le succès d’applications permettant de suivre la santé de ses utilisateurs sont indissociables de l’accélération du phénomène de mesure de soi.

… Malgré une méfiance à l’égard des produits de santé connectée !

Il existe néanmoins un enjeu fort de confiance envers les services et produits du marché la santé numérique. Une étude Statista montre qu’un quart des consommateurs américains entre 35 et 44 ans sont soucieux du fait que leurs données de santé, et plus particulièrement leurs dossiers médicaux, soient stockés dans le cloud. Les générations les plus jeunes sont plus enclines à partager leurs données que leurs ainées.

Quant au partage des données de santé de manière anonyme pour faire avancer la recherche médicale, le clivage entre la génération des 18-24 ans et des 25-34 ans est particulièrement marqué puisque 40% des 18-24 ans y sont favorables tandis que les 25-34 ans sont parmi les générations les moins enclines à partager ces données (28%).

Enfin, la confiance des médecins est primordiale pour apporter de la légitimité aux produits et services de la santé numérique ainsi que favoriser leur développement et leur usage. L’enjeu actuel est de rassurer les médecins sur la manière selon laquelle les données sont traitées puisque la principale préoccupation des médecins en Europe est la mauvaise interprétation des données.

L’importance de se positionner en « good data company »

Face à ses concurrents, Clue affirme être une « Good data company » et être très vigilante quant aux données de ses utilisateurs. Son concurrent Ovia Health espère valoriser ses données auprès des compagnies d’assurance et la réputation de Glow a été dégradée lors de l’été 2016 dans un rapport du site américain Consumer Reports démontrant des failles de sécurité concernant les données des utilisateurs, depuis démenties par Glow.

L’actualité juridique est particulièrement riche dans ce domaine avec l’entrée en vigueur du règlement européen sur la protection des données personnelles en 2018. Clue devra dès lors intégrer toutes les contraintes législatives à venir, en assurant une protection effective des données de ses utilisateurs dès la conception du hardware, en intégrant la notion de privacy by design.

Une stratégie de verrouillage des utilisateurs et de coopétition avec Apple

La stratégie de Clue est une stratégie de verrouillage et de mise en place d’un switching cost psychologique. L’utilisateur peut accéder grâce à l’application à toutes les données qu’il a entrées depuis le début d’utilisation de l’application. Le machine learning permet d’avoir des données dont la pertinence augmente avec l’utilisation de l’application. Si l’utilisateur quitte l’application, il perdra non seulement ses données, mais surtout la fiabilité des prédictions proposées par l’application. Clue ne verrouille pas ses utilisateurs de manière agressive : il est possible d’exporter ses données pour pouvoir les emmener en consultation médicale par exemple. Le verrouillage réside également dans le design de l’application puisque l’utilisateur est habitué à l’interface et en changeant d’application, il sera obligé d’apprendre à utiliser la nouvelle interface, ce qui peut constituer un switching cost psychologique.

L’arrivée d’Apple sur le marché a incité Clue à développer une logique de coopétition avec cet acteur. Plutôt que d’affronter frontalement Apple, Clue a décidé de coopérer avec lui en permettant de synchroniser les données de santé reproductive de Clue avec l’interface Health Kit de Apple. Cependant le passage par l’application Clue propose davantage de catégories que ce qui est pris en charge par le Health Kit, pour favoriser l’usage direct de l’application.

Du software au hardware, les prémisses du modèle d’affaire

Ida Tin, depuis les débuts de Clue, croit dans l’utilisation des capteurs sans fils, en plus des algorithmes et du machine learning, au service de la santé. Clue permet le suivi des données entrées par les utilisateurs eux-mêmes. En complément de l’application, il est déjà possible de se synchroniser avec FitBit, et Health Kit et ainsi, de prédire par la fréquence cardiaque, quand l’utilisatrice est plus fertile. Clue espère grâce à l’utilisation d’objets connectés, favoriser l’émergence d’une alternative aux moyens contraceptifs classiques.

Clue pourrait à terme constituer une alternative aux contraceptifs hormonaux, sous réserve d’études et tests cliniques rigoureux prouvant l’efficacité et la fiabilité de ce nouveau mode de contraception par rapport aux contraceptifs traditionnels. L’enjeu majeur est d’instaurer la confiance auprès des utilisatrices. Les alternatives actuelles restent contraignantes puisqu’elles nécessitent la prise de température basale et un suivi du mucus quotidiennement.

Le modèle d’affaire de Clue repose dès lors sur le hardware et non sur l’application seule. Le service proposé pourrait être à l’achat du support hardware et/ou à l’abonnement au service lié à l’usage du hardware. A date, aucune information descriptive sur l’objet connecté en cours de création n’a été communiquée, le projet restant secret et devant d’après les cofondateurs présenter une « innovation scientifique majeure ».

De l’application mobile au dispositif médical

Selon la directive Européenne 93/42/CEE, on qualifie les accessoires utilisés avec des dispositifs médicaux comme des dispositifs médicaux eux-mêmes. Avec le développement du hardware, il y a requalification de l’application Clue et les règles qui s’y appliqueront seront dès lors plus contraignantes. Clue semble avoir néanmoins déjà pris en compte en partie cet aspect juridique puisque tous les contenus rédigés sur l’application sont suivis d’une bibliographie citant la littérature scientifique ayant permis leur rédaction.

La course à l’innovation est lancée sur le marché de la santé connectée !

Le time to market du produit hardware semble long puisque la startup a été fondée il y a quatre ans. L’innovation technologique, la date de lancement du produit ainsi que les stratégies de pricing, communication et distribution seront déterminantes dans la réussite du modèle d’affaire de Clue. L’enjeu règlementaire viendra complexifier davantage les règles qui s’appliqueront à Clue, plus particulièrement sur le territoire européen. Plusieurs modèles d’affaires sur la m-santé féminine devraient s’affronter et l’avenir nous montrera s’ils pourront cohabiter ou si de gros acteurs comme Apple avec son softwares HealthKit ou encore Google, qui investit dans la recherche et développement de hardwares liés à la santé, capteront l’essentiel du marché.

 

Alice Fauroux

DATA EN OPN BAR CHEZ PERNOD RICARD

Depuis 3 ans, Pernod Ricard peaufine un prototype de bar à cocktails connecté, l’Opn, qui pourrait disrupter le secteur des spiritueux. Mais la data est-elle le meilleur accompagnement des alcools forts ?

Annoncé depuis 2014 sous le nom de code « Projet Gutenberg », puis rebaptisé« Opn » en 2017 pour un lancement en 2018, le minibar connecté de Pernod Ricard est composé de 29 cartouches amovibles, indépendantes les unes des autres, et dotées d’un bec verseur. Ces dernières sont jetables, une fois vides, et contiennent toutes des alcools brandés Pernod Ricard (Ricard, Chivas, Absolut, Havana Club, Malibu… On recense 15 marques stratégiques locales et 13 marques stratégiques internationales : au total, 28, presque la totalité des cartouches prévues qu’une stratégie de longue traîne pourra ainsi valoriser).

Posée sur un plateau doté d’une puce NFC, la partie physique est reliée à une application mobile via le bluetooth et le wifi. L’application, personnalisée, permet de monitorer les volumes de liquides. Qu’il s’agisse de mixologie, en suivant des recettes de cocktail sur l’application : l’alcool à tirer clignote jusqu’à s’éteindre, quand le bon dosage est enfin atteint. Puis, on passe au deuxième produit à mélanger qui s’allume et ainsi de suite. Ou, qu’il s’agisse de réassortiment : si le niveau d’un alcool est bas, il est immédiatement repéré par l’application en ligne qui le commande automatiquement. L’application est interactive et propose des choix lui permettant de comprendre les goûts de l’utilisateur, au-delà du recensement de ses recherches en pull (300 recettes de cocktails ont été créées à partir des alcools Pernod Ricard et sont disponibles sur l’application dédiée).

La segmentation clients

Ce prototype du BIG (le Breakthrough Innovation Group, la cellule de disruption de la marque) repense la consommation d’alcool autour de trois insights : les nouveaux usages liés à la data, l’accompagnement des produits Pernod Ricard dans une logique de vente et de visibilité soumise aux impératifs de la loi Evin, et la forte culture des bars et de la mixologie. Ces 3 paramètres définissent la cible clients d’Opn : évidemment, un consommateur majeur, connecté, possesseur de nouveaux devices (tablette, smartphone) et utilisateur d’applications. Un consommateur d’alcools, sensible aux innovations produits et technologies (donc, dans un premier temps, des innovators et des early adopters) et indépendant financièrement.

Les baromètres de la consommation de boissons alcoolisées et autres études Nielsen dégagent des trends auxquels les usages d’Opn sont liés et affinent la cible. Dans le monde des vins et des spiritueux, le cocktail reste un puissant créateur de valeur, synonyme d’expérience et d’évasion gustative[1]. En France, les jeunes en sont les premiers consommateurs[2]. Et, 72% des Français déclarent déguster des cocktails chez eux, donc hors des circuits classiques des CHR (Cafés Hôtels Restaurants)[3] [4]. C’est ce segment client plus spécifique qui est visé. En résumé : voilà un consommateur jeune, friand de créativité alcoolisée et que l’on touche chez lui.

L’Opn s’articule ainsi autour d’une logique de commerce everywhere. Le bar connecté transforme un lieu privé avec les marqueurs typiques du CHR (la carte de cocktails, les produits, la mixologie experte du barman) et propose au client une expérience at home riche autour de la convivialité (création d’évènements auxquels on convie ses amis, possibilité de sonder leurs goûts en ligne, création de « before » avant de sortir, etc.).

L’objet connecté inverse la chaîne de valeur usuelle de la consommation de spiritueux. On part du dernier point de contact du parcours client, du « dernier mètre » avant la décision d’achat, pour repenser l’expérience consommateur à rebours d’un marketing top-down. A la question qui travaillait Pernod Ricard, « comment être visible en CHR en proposant des services facilitant l’achat de produits Pernod Ricard », l’Opn a trouvé une réponse inédite : investir les modes de vie cocooning des consommateurs et penser son minibar sur le modèle d’un e-commerce qui agrège les clients ne passant pas par la case CHR.

Un bémol néanmoins : la question de la  substitution des recharges, avec des marques moins chères, pourrait mettre à mal la réussite du business model, à l’instar des fabricants d’imprimante (concurrencées par des fabricants de cartouches d’encre meilleur marché), ou de Nespresso, dont les machines sont devenues compatibles avec des capsules d’autres constructeurs.

L’Opn, une proposition au point ?

Si l’Opn est en dernière phase de test, on peut d’ores et déjà critiquer l’ergonomie du produit et son positionnement.

  • Le pianocktail et la promesse technologique : c’est la source littéraire revendiquée par Pernod Ricard. Dans L’Ecume des jours, l’écrivain crée ce mot-valise (pianocktail) pour désigner un piano bar au sens propre du terme : un piano qui produirait une boisson alcoolisée dont le goût traduirait les sensations éprouvées à l’écoute d’un morceau de musique. Voilà une promesse marketing forte et quasi intenable! C’est davantage la démarche intellectuelle de Vian qui a guidé la cellule BIG : partir d’une expression, « une bibliothèque d’alcools », et la prendre au pied de la lettre pour inventer un produit avec une identité forte. Dans leur communication, le parti pris d’un storytelling revendiquant cette référence brouille l’ADN de l’Opn. On est davantage sur la réinvention de la flasque d’alcool (les cartouches jetables). Les emprunts à l’univers du livre pour customiser l’Opn (ses matières) ne sont justifiés aujourd’hui que pour décomplexer l’achat d’alcool et se rapprocher de la vente en ligne de livres.

Par contrecoup, ce packaging gomme l’aspect tech de l’Opn, à un moment où d’autres solutions connectées existent, notamment le Somabar, une innovation qui intègre les mêmes fonctions en lien avec les nouveaux devices, sans restriction aux marques d’alcool, plus une mixologie automatisée par la machine.

http://www.youtube.com/watch?v=TV_anIhRxJk&feature=youtu.be

  • L’automation du réassort : jamais à sec, l’Opn propose un réassortiment qui, s’il est vraiment automatique, pose problème. Cette fonctionnalité se démocratise pour les produits de consommation présents en grande distribution. On pense à la Smart Drop d’Evian pour passer commande d’eau ou au Dash Button d’Amazon. Avec Pernod Ricard, on est sur une obligation de rappel de consommation avec modération, et un produit très encadré par la loi. Un réassortiment absolument automatique ne nous parait pas envisageable. On suppose que l’application, quand elle détecte le niveau bas d’une cartouche, envoie un pop-up d’information au client. Ce dernier, s’il souhaite recommander l’item, donne son consentement via un opt-in et un écran où le consommateur doit déclarer être majeur (date de naissance à valider). Rappelons aussi la réglementation des ventes à emporter des boissons alcoolisées, interdites entre 22H et 8h, qui suspend la prise en compte de la commande sur ce laps de temps, sans torpiller la promesse marketing (on ne se fait livrer qu’aux heures ouvrables en France).
  • Autre problème lié à la consommation d’alcool fidélisée par la marque : la santé du client. Nous n‘avons pas d’informations sur des menus de l’Opn où le compte client serait associé à une déclaration santé personnalisée. Dans le cas d’un consommateur diabétique, quelle association est possible pour conjuguer le plaisir de la dégustation et le suivi de son bien-être sans obliger à la collecte de data sanitaires? De plus, nous ne savons pas si l’Opn est associé avec une autre application développée par Pernod Ricard : Wise Drinking (suivi de la consommation en temps réel, calcul du taux d’alcoolémie, appel d’un référent ou d’une compagnie de taxis quand le client est en abus d’alcool).

Au final, l’Opn est un puissant collecteur de data sensibles qui engagent l’identité sociale de la personne (sa propension à être plus ou moins fêtard) et, potentiellement, les déviances liées à l’alcool (l’alcoolisme mondain, notamment). Les mesures propriétaires sur les données posées par Pernod Ricard (via sa régulation technique de l’accès à l’application) vont-elles forcément s’accompagner d’accords stricts de confidentialité ? L’adoption sur le long terme des objets connectés est à ce prix…

Nicolas Bauche

[1] Fédération Française des Spiritueux : http://www.spiritueux.fr/maj/phototheque/photos/pdf/ffs_reperes2013.pdf

[2] Baromètre 2014 de la consommation des boissons alcoolisées

[3] Ibid

[4] 54% des consommateurs de cocktails ne consomment pas les mêmes recettes tout au long de l’année (Etude Cocktail, Nielsen, 2016)

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