« Voici le lien pour découvrir l’intégralité de la filmographie de Jean-Luc Godard des années 60 à la fin des années 80 ». Ces messages pulluent désormais sur X et Reddit : grâce à un simple lien vers un drive Google ou vers un fichier We Transfer, les internautes ont la possibilité d’accéder à une offre de contenu inédite, presque illimitée. Ces nouveaux points d’accès sont en rupture avec le piratage tel qu’il fut à une époque, nécessitant des outils techniques et une connaissance précise de certains sites. Non seulement le piratage n’a pas disparu, mais il se serait démocratisé. Pourquoi donc ?
Non, le visionnage illégal de films et de séries n’a pas disparu. D’après l’ARCOM, le piratage de contenus audiovisuels represente près d’1,2 milliard d’euros de perte pour le secteur, et 230 millions d’euros de TVA en moins pour l’Etat. Ce phénomène persiste, et continue d’abîmer la santé globale d’un écosystème culturel déjà tourmenté. Pourtant, il ne devait pas être ainsi.
La promesse déchue d’une plateforme unique et centrale
Au début des années 2010, le streaming légal proclame avoir trouvé la formule magique parfaite : une plateforme unique, un immense catalogue de contenus accessible à un prix modéré,sur n’importe quel appareil à toute heure de la journée et en tout lieu. A l’époque, c’est Netflix qui incarne cette promesse. La plateforme de SVOD américaine arrive en France en 2014 avec un catalogue inédit : des productions originales crées par la société et visionnables nulle part ailleurs, côte à côté avec des classiques du cinéma et des séries intemporelles : Friends, Big Bang Theory… Pour les fans de ces séries, c’est l’ocassion rêvée pour reprendre le visionnage depuis le début, et de ne plus être dépéndant de la programmation des chaînes de télévision.
Mais, l’histoire ne s’est pas déroulée comme prévu. Cette promesse de plateforme unique et centralisée s’est fissurée à mesure que les studios ont repris la main sur leurs contenus pour lancer leurs propres services : Disney a lancé Disney+, une plateforme offrant l’accès à tous les dessins animés Disney et Pixar, mais aussi à l’intégralité des contenus se situant dans l’univers de Star Wars et des comics Marvel. Dans la même foulée, HBO a également lancé sa propre offre Max : l’accès à toutes les plus grandes séries de l’histoire de la télévision (Les Sopranos, The Wire, Game of Thrones, Sex & the City…), mais aussi aux productions Warner Bros, dont la très populaire (et encore très rentable) saga Harry Potter. Autrement dit, chaque studio rapatrie ses œuvres et verrouille ses droits. Tout ça fractionne l’offre et la rend instable (à la joie des défenseurs du support physique) : une série ou un film peut être disponible un mois ici, puis disparaître du jour au lendemain pour réapparaître ailleurs.
Pour le spectateur, le bilan est donc plutôt morose : ce qui devait simplifier sa vie l’a finalement compliquée… et rendue plus chère. Au lieu de payer un seul abonnement, les consommateurs de contenus audiovisuels doivent multiplier les souscriptions, dont les prix sont de moins en moins « accessibles ». Pour maintenir des offres restant bien en dessous de la barre de la dizaine d’euros par mois, certaines plateformes ont intégré la publicité dans leur ecosystème : désormais comme à la télévision, des spots publicitaires viennent ponctuer le visionnage d’un film ou d’une série. Idem pour le partage de comptes entre amis, dont Netflix a fait son nouveau cheval de bataille depuis 2023. Additionnés, ces abonnements atteignent rapidement des montants comparables à ceux d’un ancien bouquet TV premium, contrairement à la promesse initiale de la SVOD. De ce point de vue, le piratage apparaît d’abord comme une réponse économique à un système dispendieux.
Piratage : le nouveau défenseur de la culture ?
Si le piratage persisite, c’est aussi parce qu’il a su se transformer. Longtemps associé aux sites clandestins et aux manipulations complexes, il revêt aujourd’hui une forme bien simple, presque indiscernable. Grâce à leur design UX premium, de nombreux sites de streaming illégaux donnent l’impression d’être des plateformes légales : interface soignée, page d’accueil épurée, classement par tendances… L’IPTV est un exemple encore plus probant : ce service clé en main, vendu comme une alternative permettant d’accéder à une multitude de de contenus, se présente avec le même vernis que les bouquets traditionnels. Il est accessible sur les mêmes canaux : les utilisateurs disposant d’une CTV (Connected TV) peuvent brancher leur boitier et profiter d’une expérience semblable à celle obtenue sur une plateforme légale. A la question économique s’ajoute donc celle de l’expérience utilisateur : celle-ci est devenue plus fluide, plus familière.
Le piratage et le visionnage de contenus protégés ont su également tirer parti d’un allié innatendu : les défenseurs de la liberté d’expression tels qu’Elon Musk et la tendance générale de de-modération des espaces d’échanges et des réseaux sociaux. Pour concurrencer Tik Tok, le nouveau propriétaire de X (anciennement Twitter) a étendu la durée des vidéos visionnables sur le réseau. De fait, les utilisateurs disposant d’une coche bleue, c’est-à-dire payant la certification, peuvent uploader jusqu’à plusieurs heures de contenus médias. C’est ainsi qu’en juin 2023, seulement une dizaine de jours après la sortie de Spiderman : Across the Spiderverse en salles, un internaute a posté l’intégralité du film sur X, le tweet générant à ce jour plus de 4 millions d’impressions.
Les posts partageant des liens vers des partages de fichiers se multiplient également : Google Drive, Dropbox, Mega, tous ces sites servent de réceptacles communs à des bibliothèques entières de films et de séries. Cliquer sur un lien, récupérer un fichier : un geste banal, discret (donc difficilement traçable), brouillant davantage la frontière entre pratiques légales et illégales. C’est comme cela qu’apparaissent des liens vers des filmographies complètes ou des films de patrimoines rares, voire indisponibles sur les plateformes officielles. Et c’est une troisième clé d’explication, l’accès à une offre difficilement trouvable, voire introuvable ailleurs. Plus que jamais, le piratage prend des allures chevaleresques, défendant l’accès à la culture et au patrimoine. Le débat n’est pas récent : en 2014, le juriste indien Lawrence Liang explique que, outre les questions juridiques ou légales du piratage, celui-ci répond aux inégalités de pouvoir d’achat et d’accès aux biens culturels ; il devient le moteur d’une circulation culturelle au sein d’une population donnée. En France, le débat s’est récemment illustré sur X, lors d’une querelle opposant l’influenceur ciné Regelegorila et l’éditeur de DVD ESC Films. « C’est fou maintenant ce réseau, tu tapes dans la barre de recherche le nom du film que tu veux et y’a forcément quelqu’un avec un lien drive. Des héros. » a tweeté Regelegorila avant d’être interpellé par ESC qui lui rappelle qu’étant à la tête d’une large communauté, son rôle est difficilement de défendre le piratage illégal. Réponse de l’intéressé : « Malheureusement, certains films n’existent tout simplement pas légalement en France. La préservation de la culture est importante aussi ». La position de l’influenceur reflète celle de nombreux spectateurs utilisant des liens vers ces contenus illégaux. Dans cet angle mort de l’offre légale, le piratage constitue un paradoxe : là où les institutions échouent à rendre visible une partie du patrimoine, ce sont des communautés informelles qui décident de s’en charger.
Quid de la lutte ?
La lutte contre le piratage s’est longtemps concentrée sur la fermeture de sites et sur le blocage d’adresses. Mais ces méthodes montrent aujourd’hui leurs limites : la circulation se fait par des liens éphémères et par des hébergeurs grand public ou des groupes fermés. Il ne s’agit donc non pas d’une structure massive que l’on peut démanteler, mais comme une somme de micro-pratiques difficiles à cibler. Alors, quels espoirs si la seule repression ne suffit pas ? Peut-être l’espoir réside dans le fait de repenser l’attractivité de l’offre légale et l’accessibilité à la culture elle-même. C’est déjà le cas, au vu des immenses efforts déployés autour du patrimoine culturel : cinémathèques, instituts nationaux et plateformes publiques investissent dans la restauration, la numérisation et la mise en ligne d’œuvres historiques. Et ces dépenses ne sont pas vaines : le succès de certaines plateformes publiques, les partenariats avec des archives, le travail de certains éditeurs de DVD montre qu’il existe bel et bien un public pour cette offre, à condition qu’elle ne soit pas fragmentée.
Raphael Dutemple
Sources :
Lawrence Liang, “Piratage, créativité et infrastructure : repenser l’accès à la culture”, Tracés. Revue de Sciences humaines, 26 | 2014, 183-202.
Lessig Lawrence, 2004, Free Culture : How Big Media Uses Technology and the Law to Lock Down Culture and Control Creativity, New York, Penguin Press.
« Netflix et compagnie dans l’impasse : pourquoi le piratage fait son grand retour », Carsten Drees, nexpit, 10 octobre 2025, https://www.nextpit.fr/editos/netflix-impasse-pourquoi-retour-piratage
« De Napster à Zone Téléchargement, petite histoire du piratage sur Internet », William Audureau, Le Monde, 30 novembre 2016, https://www.lemonde.fr/pixels/article/2016/11/30/de-napster-a-zone-telechargement-petite-histoire-du-piratage-sur-internet_5040900_4408996.html
« Etrange époque où pirater des films ou des séries est encore assimilé à un geste “cool” », Michel Guerrin, Le Monde, 26 mars 2021, https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/03/26/etrange-epoque-ou-pirater-des-films-ou-des-series-est-encore-assimile-a-un-geste-cool_6074492_3232.html
« Le piratage, plus puissant que jamais », France Inter, 20 mars 2023, https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/la-chronique-mediatique/la-chronique-mediatique-de-cyril-lacarriere-du-lundi-20-mars-2023-1958821
« Le piratage audiovisuel : symptôme d’un accès à la culture et au divertissement hors de prix », Frederic Schmitt, Telesatellite, 27 novembre 2024
« Pour Elon Musk aussi, le piratage pourrait rebondir s’il y a trop de SVOD », Julien Lausson, Numerama, 23 février 2022, https://www.numerama.com/tech/863813-pour-elon-musk-aussi-le-piratage-pourrait-rebondir-sil-y-a-trop-de-svod.html
