Tempête sur la zapette : quand l’Arcom souffle (trop ?) fort sur la TNT

Alors que les autorisations de diffusion par voie hertzienne de quinze services de télévision arrivent à échéance en 2025, l’Arcom a lancé un vaste appel à candidature l’année dernière. Depuis, les rebondissements dans le paysage audiovisuel français se succèdent à un rythme effréné : disparition programmée de C8 et NRJ12, entrée de deux nouveaux acteurs, réorganisation de la numérotation, constitution d’un bloc info, nouveaux espoirs pour franceinfotv. Retour sur cette effervescence médiatico-médiatique avant le grand débarquement hertzien du 6 juin 2025.

Dès le 6 juin 2025, les quatre chaînes d’information en continu de la TNT vont être regroupées au sein d’un « bloc info ». Une nouvelle guerre de l’audience se dessine à l’horizon. (Image générée par l’IA Grok et retouchée par l’auteur)

En pleine lucarne. À l’issue d’un long processus, l’autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) a pris une décision qui fera date dans l’histoire de la télévision française. C’est à l’été dernier que son président a annoncé le non-renouvellement de l’autorisation de diffusion des chaînes de la TNT C8 et NRJ12. La première, malgré de fortes audiences, s’est vu retirer sa fréquence suite à de nombreux manquements à ses obligations ayant donné lieu à une trentaine de sanctions de l’Arcom en douze ans, ainsi que pour son manque de rentabilité. La seconde perd son canal en raison de ses audiences faibles et de la place prépondérante qu’occupaient les rediffusions dans sa grille. Ces deux chaînes emblématiques du PAF devraient donc disparaître le 28 février 2025 au soir (l’usage du conditionnel reste de mise puisque l’affaire est encore à ce jour examinée sur le fond par le Conseil d’État, la plus haute juridiction administrative du pays). Très concrètement, les téléspectateurs verront un écran noir en allumant leur télévision sur la 8 et sur la 12 dès le 1er mars prochain. 

Canal-

Mais ce que peu d’experts médias avaient anticipé, c’est que ces deux fréquences ne seront pas les seules être libérées dans les prochains mois. Le numéro 4 est lui aussi en passe d’être abandonné. En effet, agacé par la décision de l’Arcom, le groupe Canal+ a annoncé retirer ses quatre chaînes payantes (Canal+, Canal+ Cinéma, Canal+ Sport, Planète) de la TNT en juin 2025. Officiellement, l’argument économique est avancé. « À partir du moment où on coupe l’essentiel des revenus publicitaires du groupe en France avec C8, il n’y a plus d’intérêt pour Canal+ à rester sur la TNT », a justifié Maxime Saada, président du directoire de Canal+ devant la commission de la Culture du Sénat le 29 janvier 2025.

Deux petits nouveaux

Si des chaînes vont donc disparaître cette année, d’autres vont débarquer dans notre salon. Parmi les candidats qui ont déposé auprès de l’Arcom lors de la procédure de réattribution des fréquences lancée en 2024, deux projets ont décroché leur ticket d’entrée sur la TNT. Le groupe de presse Sipa Ouest-France lancera en septembre prochain OFTV (nom provisoire) sur le canal 19 disponible depuis l’arrêt de France Ô en 2020. « Cette chaîne, à la fois divertissante et ancrée dans le réel, va raconter ce que vivent les Français », a détaillé celle qui vient d’être nommée à la tête de ce service audiovisuel Guénaëlle Troly, lors de la 7e édition de Médias en Seine.

Lors de cette même table ronde, un certain Christopher Baldelli a présenté le second projet retenu par l’autorité de régulation. L’ancien patron de France 2 et de Public Sénat est désormais en charge de T18 (dont le nom de projet était RéelTV), la nouvelle chaîne du groupe CMI France du milliardaire tchèque Daniel Kretinsky. La ligne éditoriale de T18 peut se résumer par ce que son directeur général appelle « les 3D »  pour « débat d’actualité, documentaire, divertissement ». Et, comme son nom laisse le supposer, T18 sera diffusée sur le numéro 18 de la TNT, et ce dès le 6 juin prochain.

Jeu de chaînes musicales

Si T18 investit le canal 18, quid de Gulli, actuel occupant de cette fréquence ? Et c’est bien là que la tempête se mue en cyclone. « Dès qu’on commence à déplacer un numéro, bien évidemment cela a des conséquences en cascade », admet Roch-Olivier Maistre, président de l’Arcom (dont le mandat prend fin le 2 février 2025). En attribuant respectivement les numéros 18 et 19 à T18 et OFTV, l’autorité a également procédé à une large réorganisation des fréquences. Au total, onze chaînes de la TNT (sur 25) auront un nouveau numéro. Comme le souligne Roch-Olivier Maistre, « ce changement est inédit depuis la création de la TNT en 2005 car jusque-là les derniers arrivés prenaient les derniers numéros ». Et de poursuivre : « il s’agissait d’un usage qui peut donc évoluer ».

On remarquera par exemple l’arrivée de LCP-Public Sénat sur le canal 8, un choix salué par la Présidence du Sénat et de l’Assemblée Nationale, qui y voit une opportunité de « rapprocher nos concitoyens de l’actualité du travail parlementaire », selon un communiqué commun. Autre changement notable, France 4 débarque sur la… 4, « ça tombe sous le sens, non ? », constate Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, dans les pages de La Tribune Dimanche. Avec Arte (qui reste sur le canal 7), six chaines publiques seront donc présentes sur les huit premières fréquences. Gulli, la chaîne jeunesse du groupe M6, avait plaidé une « place naturelle dans le top 10 » mais héritera in fine du canal 12, afin de constituer « un mini bloc jeunesse » avec TFX qui conserve la fréquence 11 de la TNT. 

Une véritable guerre des boutons

Ce remaniement a déclenché « des envies, des coups bas, un chantage à l’emploi et des menaces de bataille juridique chez les perdants », comme le note le journaliste médias Adrien Schwyter dans les colonnes du magazine Challenges. S’il y a des « perdants », c’est bien parce qu’il y des numéros gagnants. Et pour espérer être de ceux qui allaient les tirer, un intense lobbying a donc eu lieu ces derniers mois, avant l’annonce de la nouvelle numérotation par l’Arcom le 13 janvier. En effet, les chaînes de télévision se disputent les premières positions, un enjeu stratégique majeur pour leur visibilité, leur audience et, par conséquent, leurs revenus publicitaires, car les numéros les plus bas sont généralement plus facilement mémorisés et consultés par les téléspectateurs.

Alors comment l’Arcom a-t-elle statué ? Après avoir mené des consultations avec les différents groupes audiovisuels, Roch-Olivier Maistre a assuré que « l’intérêt du public a été le seul guide » dans le processus d’attribution. Un argument en réalité on ne peut plus juridique puisque la loi du 30 septembre 1986 dispose que l’autorité de régulation attribue aux chaînes « un numéro logique, en veillant à l’intérêt du public, au respect du pluralisme de l’information et à l’équité entre les éditeurs ». Une équité respectée sur le plan économique puisque les canaux 4 et 8 (les plus convoités) reviennent à LCP-Public Sénat qui ne peut diffuser que des campagnes d’intérêt général, et France 4, dont le cahier des charges lui interdit de diffuser de la publicité. En bref, aucune nouvelle chaîne commerciale ne viendra perturber le marché publicitaire. L’Arcom veut ainsi rassurer les chaînes privées dont le financement est en grande partie assuré par la publicité.

Faire « bloc » pour une information pluraliste

Autre chamboulement à prévoir : la constitution d’un « bloc info ». D’abord présenté par le régulateur comme une « option » à « considérer », le regroupement des quatre chaînes d’information en continu dans des numéros voisins aura bel et bien lieu à partir du 6 juin prochain. En actant ce vieux serpent de mer déjà présent en 2019 dans la grande réforme de l’audiovisuel souhaitée par Franck Riester alors ministre de la Culture, l’Arcom risque de bouleverser les habitudes des Français à bien des égards. « En regroupant les chaînes d’info en continu sur des numéros consécutifs de 13 à 16, l’Arcom garantit de fait une meilleure lisibilité et un accès simplifié à une offre pluraliste d’information. », nous explique Maxime Guény, journaliste médias.

Dans le détail, BFM TV et CNews basculeront sur la 13 et la 14, tandis que les fréquences 15 et 16 seront allouées respectivement à LCI et franceinfotv qui occupent actuellement les deux derniers numéros de la TNT. Les chaînes d’info des groupes TF1 et France Télévisions, qui réclamaient par ailleurs ce rapprochement thématique afin de « recréer une forme d’équité des chances », selon les mots de Thierry Thuillier, patron de l’information du groupe TF1, vont ainsi faire un bond de 11 places dans la numérotation. Les places jugées lointaines de ces deux chaînes d’information ne leur permettaient pas de jouer à armes égales avec leurs concurrents BFM TV et CNews, qui dominent très largement les audiences. Delphine Ernotte parle d’une décision « logique, qui favorise le pluralisme ».

Une position partagée par Alix Bouilhaguet, éditorialiste et intervieweuse politique sur franceinfotv : « ça permettra une saine émulation, de confronter des projets et des lignes éditoriales différents, et à la fin c’est le téléspectateur qui en tire bénéfice ». Et de poursuivre : « De la même manière qu’en presse écrite on a le choix entre lire Libération ou Le Figaro, à la télé, ça me semble aussi normal. Les Français ne sont pas des enfants. Ils savent ce qu’ils regardent et ce qu’ils ont envie de voir. » Maxime Guény abonde en son sens, rappelant que « le public n’est pas dupe » et que « pour un fan Pascal Praud, ce n’est pas un changement de chaîne qui va l’empêcher d’aller voir Pascal Praud ! »

Soupe à la grimace chez BFM TV

Pour autant, du côté du groupe CMA-CGM, propriétaire de BFM TV depuis à peine un an après son rachat à Altice, on grince des dents. Ce changement de canal intervient dans un contexte où la chaîne « 1ère sur l’info » (comme le dit son slogan) est chahutée par la montée en puissance de CNews. « C’est une mauvaise décision pour notre groupe et pour le public. […] C’est anormal ! », s’indigne Nicolas de Tavernost, président de BFM TV et RMC. Le groupe a même commandé un sondage sur le sujet à l’Institut Ipsos, duquel ressort que 81% des Français interrogés seraient « opposés à tout changement dans la numérotation ».

Ce coup de gueule, « tout à fait normal » selon Maxime Guény, est principalement dû à l’arrivée du concurrent LCI sur le canal historique qu’occupait BFM TV depuis sa création en 2005. « Une décision difficile à avaler » pour le PDG qui entend bien la contester en examinant « toutes les solutions possibles ». BFM TV estime que cette manœuvre lui fera perdre 16% de son audience. De son côté, LCI anticipe une augmentation de 20% du nombre de ses téléspectateurs, prévoyant alors d’atteindre les 2% de part d’audience, tout en espérant rajeunir son public. En effet, LCI est la chaîne avec la moyenne d’âge téléspectateurs la plus élevée des quatre chaînes d’info (66 ans, contre 64 ans pour CNews, 62,8 ans pour franceinfotv, et 58,5 ans pour BFM TV). Conquérir un public jeune n’est pas seulement une question d’image, c’est aussi (et surtout) un argument pour séduire les annonceurs et ainsi valoriser les espaces publicitaires de la chaîne. Aujourd’hui, BFM TV est la seule chaîne du quatuor à être rentable. En 2022, la 15 représentait 70% des revenus publicitaires d’Altice.

Préparez-vous au décollage !

Dans ce match sur le terrain publicitaire, franceinfotv sera spectatrice. La chaîne d’information en continu du service public « ne diffuse pas de message publicitaire », comme le lui interdit l’article 28 de son cahier des charges. Alors, frein à son développement ou aubaine ? Le journaliste médias Maxime Guény décrit cette spécificité comme « un avantage incroyable, un luxe et un confort absolu pour le téléspectateur qui a tendance à vouloir fuir la pub ». Cet avis dithyrambique est partagé par Alix Bouilhaguet de franceinfotv : « Je le vois comme un atout génial. Pendant les pubs des autres, nous on fait de l’info. 10 minutes de pubs, c’est 10 minutes d’infos en moins. Chez nous, 10 minutes ça peut être deux chroniques, un petit JT. C’est précieux. Réjouissons-nous ! »

En se rapprochant numériquement des ses concurrents privés, franceinfotv va certainement bénéficier d’une audience supplémentaire, ne serait-ce que par un effet zapping : « mécaniquement, il y aura de l’audience supplémentaire, c’est sûr et certain », pronostique Maxime Guény. Timoré, Alexandre Kara, le directeur de l’information du groupe France Télévisions, affirme viser la barre des 1% de part d’audience (contre 0,8% aujourd’hui). Même si son « objectif est d’être regardé par le plus grand nombre » , il « refuse de tomber dans la facilité » qui consisterait à « prendre trois, quatre infos » et les « faire tourner en boucle et les scénariser », explique-t-il dans les colonnes de Télérama.

franceinfo : un média global

La marque franceinfo est aujourd’hui connue de tous et de plus en plus sollicitée. Franceinfo radio bat des records d’audience et se hisse désormais à la deuxième marche du podium des radios les plus écoutées, juste devant RTL. Franceinfo c’est aussi le site web le plus consulté en chaque jour en France (voir graphique ci-dessous). Un sondage Harris Interactive de 2018 révélait que franceinfotv était, et de loin, la chaîne de télévision en laquelle les Français avaient le plus confiance dans une actualité marquée par le mouvement des Gilets Jaunes (71%, contre 60% pour LCI, 58% pour CNews, et 52% pour BFM TV). Un résultat similaire à l’étude Reuters Institute 2024 : 57% des Français interrogés déclarent faire confiance au média franceinfo, contre seulement 42% pour Cnews et 38% pour BFM TV. 

Plus récemment encore, le dernier Baromètre La Croix-Verian-La Poste de janvier 2025 confirme cette plus grande confiance des Français au service public dans le traitement de l’actualité. Et pourtant, malgré ces résultats sans appel sur l’image de marque franceinfo, la chaîne n°27 n’arrive pas à transformer l’essai et réalise même à ce jour une contre-performance en se classant dernière dans le classement des audiences mensuelles, toutes chaînes de la TNT confondues. Mais alors, comment expliquer cette réalité ? Pour le journaliste médias Maxime Guény, « le principal frein aujourd’hui est son positionnement en bout de piste, le public ne connaît pas forcément son canal ». Une position partagée par l’éditorialiste politique de la chaîne Alix Bouilhaguet : « 27, c’est quand même loin ! ». En lui octroyant le canal 16, l’Arcom aurait alors enfin brisé le cadenas de la porte qui mène au triomphe ?

Gare à la grille !

Il faut savoir raison garder. Si la nouvelle visibilité offerte par un changement de numérotation semble dessiner de belles perpectives pour la chaîne d’info du service public, cela ne pourra se vérifier que si cette ambition est véritablement portée par le groupe France Télévisions. Un des axes de travail serait celui d’une « meilleure synergie du média global », selon Maxime Guény. Cela se traduirait par un « rapprochement des moyens techniques et des équipes radio et télé, afin d’optimiser les coûts et renforcer la concurrence avec le privé. » Aujourd’hui, franceinfo radio et franceinfotv, en plus d’être géographiquement éloignées, ne collaborent qu’à dose homéopathique. Les quelques passerelles existantes se résument à une co-diffusion d’émissions radio filmées (telles que « Les Informés » ou la grande interview de 8h30 par Salhia Brakhlia).

Si en interne cette mutualisation fait débat, Alix Bouilhaguet se montre enthousiaste : « je trouve ça formidable qu’il y ait des incarnations communes de plus en plus. Entre le numérique, la radio et la télé, on a tous à s’enrichir mutuellement, donc allons-y ! » La question des incarnants peut aussi être une piste de réflexion pour faire croître et fidéliser l’audience de franceinfotv. « Il faut qu’on arrive à avoir des incarnations fortes », admet l’éditorialiste politique de franceinfotv, avant d’ajouter : « cet effort est mis en place depuis déjà quelques mois avec la volonté d’avoir des incantations qui s’installent davantage, moins de rotations à la présentation des tranches info, et moins de changement de rythme, y compris pendant les vacances scolaires. »

Sur ce point, le train franceinfotv semble être sur les bons rails, à en croire l’arrivée de plusieurs figures de l’information du groupe France Télévisions comme Jean-Baptiste Marteau, Lucie Chaumette et Sonia Chironi. Des talents « maison » donc, et peut-être de nouveaux visages ? C’est en tout cas une possibilité que n’exclut pas Delphine Ernotte, arguant que « ce sera plus facile de convaincre les personnalités extérieures maintenant que la chaîne est sur le canal 16 ». Une chose est sûre, la nouvelle numérotation des fréquences de la TNT décidée par l’Arcom a rebattu les cartes, ouvrant la voie à de nouveaux rapports de force.

Léo Potonnier

Les bulles de filtre : une influence sociale et politique ?

Parmi les nombreuses critiques récentes issues de la presse occidentale du réseau social TikTok, revient souvent l’idée que l’application du géant chinois Byte Dance favoriserait la création de bulles de filtre, et ce bien plus que ses concurrents comme Facebook, Instagram, Twitter ou même LinkedIn.

L’existence des bulles de filtre

Concept souvent répandu au sein des presses presque lobbystes « anti réseaux sociaux » mais finalement assez peu démontré, la bulle de filtre est décrite par Eli Rider comme « l’état dans lequel se trouve un internaute lorsque les informations auxquelles il accède sur Internet sont le résultat d’une personnalisation mise en place à son insu ».

Ainsi, en utilisant diverses données collectées sur les utilisateurs, des algorithmes déterminent les contenus qui leur seront accessibles. L’expression « bulle de filtres » illustre l’isolement résultant de ce mécanisme : chaque utilisateur navigue dans une version unique du web, adaptée à ses préférences et créant donc une « bulle » personnalisée.

Stratégies d’audience et algorithmes

En conséquence de leurs modèles d’affaires centrés sur le contenu et la data, les grandes entreprises d’internet développent des stratégies d’audience reposant sur la hiérarchisation des pages web dictée par l’implémentation d’algorithmes, comme le Page Rank de Google, qui offre plus de visibilité aux pages les plus citées, liées et commentées. Et l’on retrouve également ces mêmes types de stratégies sur les réseaux sociaux.

Dans A quoi rêvent les algorithmes ? , Dominique Cardon explique que « les calculateurs reproduisent l’ordre social ».

Ces algorithmes trient et hiérarchisent les informations, sans que l’on sache précisément leurs composantes techniques. Ces actions ont des visées commerciales, en présentant aux utilisateurs des publicités adaptées à leur profil. On assiste donc à une « personnalisation » de l’information.

De plus, les algorithmes renforcent la culture du « winner takes all » : grâce aux recommandations, plus un contenu est vu, plus il sera suggéré à d’autres utilisateurs. Celui-ci entre alors dans un cercle vertueux (ou vicieux ?), au détriment des autres contenus qui sont complètement négligés. C’est pour cette raison que les algorithmes ont tendance à rendre certaines informations invisibles. Et ces derrière ces deux concepts que se cache celui de la chambre d’écho, au cœur du débat sur les bulles de filtre. Cette notion fait référence à l’idée que les réseaux sociaux, en créant un environnement cognitivement homogène, nous renvoient une image emprisonnant de nous-mêmes, validant ainsi nos opinions et croyances préexistantes et annihilant notre libre arbitre.

Renforcement de l’entre-soi idéologique et fragmentation de la réalité sociale

Ce constat un tant soit peu dramatique est susceptible d’entraîner des conséquences directs sur la politisation des individus. L’entre-soi idéologique serait donc favorisé par Internet et plus particulièrement par les réseaux sociaux. Les forums tels que « jeuxvideo.com » sont connus pour abriter une communauté d’extrême droite ou de droite radicale, créant une chambre d’écho où ces idées sont renforcées. Les utilisateurs opposés à ces idéologies évitent généralement ce site, ce qui explique le faible nombre de signalements. En revanche, Facebook et Twitter rassemblent des communautés et opinions diverses, ce qui peut entraîner des confrontations idéologiques et plus de signalements de contenus discriminatoires. De plus, les algorithmes de recommandation sur des plateformes comme Instagram ou TikTok maintiennent ces bulles en utilisant les traces numériques telles que les likes, les re-visionnages ou les commentaires sur du contenu d’extrême droite par exemple. Le contenu suivant sera alors influencé par ces traces. Cela conduit à une information biaisée, concentrée sur des thématiques réactionnaires, identitaires, racistes ou xénophobes.

En fin de compte, les individus se retrouvent dans une réalité fragmentée, contribuant ainsi à la segmentation de la société. Les groupes sociaux continuent d’exister sur Internet et l’idée d’un internet en dehors du monde est illusoire. Les nouvelles technologies ne modifient pas fondamentalement les rapports sociaux hors ligne. Les conflits et dynamiques sociales existent indépendamment de l’Internet. Les individus ont une existence sociale qui dépasse le contexte en ligne et leur comportement sur Internet est souvent influencé par leur réalité sociale et leur identité en dehors de la sphère numérique. Cependant, cette existence sociale est renforcée par ces réseaux. Pendant les années 2015 et 2016, marquées par une vague d’attentats terroristes en France, le nombre de signalements de contenus haineux en ligne a connu une augmentation significative. Les catégories de contenus les plus signalées étaient celles impliquant des « provocations publiques à la haine et la discrimination raciale, ethnique ou religieuse », des « apologies de crimes de guerre et contre l’humanité », ainsi que des « injures ou diffamations xénophobes ou discriminatoires ».  Cette corrélation entre les événements majeurs tels que les attentats et l’augmentation des signalements démontre en partie que les réseaux sociaux peuvent refléter voire amplifier les phénomènes sociaux qui se produisent à l’extérieur comme en témoigne l’augmentation des rixes mortels entre jeunes dans les quartiers populaires.

Au-delà des limites des bulles de filtre : la démocratisation de l’espace public

Ce constat ne doit cependant pas devenir dogmatique car Internet reste selon Dominique Cardon un des meilleurs moyens de démocratisation  de l’espace public. Dans La démocratie Internet, Internet est décrit comme le moyen d’un élargissement de l’espace public, favorisant sa démocratisation. L’auteur soutient que l’apparition de nouveaux acteurs dans l’espace public a entraîné la levée des obstacles qui bloquaient l’accès à la parole, et a multiplié des formes des expressions publiques plus subjectives, personnelles et privées via les réseaux sociaux.

« Internet pousse les murs de l’espace public, tout en enlevant le plancher ».

Internet a bouleversé la hiérarchie des émetteurs de savoir et de vérité, autrefois presque incontestable dans les médias de masse traditionnels. Aujourd’hui, l’autorité ne repose plus uniquement sur quelques institutions médiatiques établies, telles que les journaux, les chaînes de télévision et les radios. Internet a permis à n’importe qui de devenir un émetteur potentiel de savoir et d’informations. Les plateformes en ligne, comme les blogs, les réseaux sociaux et les sites web indépendants, offrent à chacun la possibilité de partager ses idées, opinions et connaissances avec un public potentiellement mondial. Cette démocratisation de la production de contenu a donné lieu à une multitude de sources d’information accessibles aux individus, renforçant en théorie l’idée de neutralité globale des réseaux. Cela remet en question les médias de masse, les nouveaux médias étant perçus à différents moments comme une avancée, une libération des formes de communication traditionnelles, favorisant une meilleure interconnexion entre les individus et un nouveau lien social.

Fractures informationnelles et polarisation du paysage médiatique

Si le marché de l’information s’est profondément transformé avec l’émergence des réseaux, les médias traditionnels restent assez consommés en particulier en France. Il semble donc intéressant d’analyser la polarisation de l’espace médiatique français pour comprendre les fractures informationnelles auxquelles contribuent les bulles de filtres des nouveaux médias.

Selon un rapport publié par l’Institut Montaigne, Bruno Patino, Dominique Cardon et Théophile Lenoir affirment que le champ médiatique en France est structuré selon un axe vertical, avec d’un côté les médias du centre et de l’autre les médias périphériques, tandis qu’aux États-Unis, il est polarisé selon un axe gauche droite horizontal. Cependant, quel que soit le pays, les réseaux sociaux proches du centre sont utilisés par une population d’individus diplômés de l’enseignement supérieur : « C’est en fait un monde social qui élargit le champ des dominants : hommes politiques, journalistes, urbains, etc. ».

Ainsi, cette polarisation se répercute sur les réseaux sociaux. Dans les médias du centre, les plus institutionnalisés, dont Twitter et Facebook sont relativement proches, la circulation de l’information fonctionne différemment que dans les espaces les plus éloignés de ce centre. Une fraction de la population se voit exclue de l’espace public prédominant où elle forge sa relation avec le monde, en s’opposant aux médias centraux. Les « fake news » résultent alors d’une opposition sociale entre le public central et le public périphérique. Pour qu’une fausse information soit crédible, elle doit être soutenue par une personne ayant une certaine autorité. Ce phénomène, appelé « blanchiment d’information » développé par Dominique Cardon, implique que des personnalités influentes légitiment cette information. Les « fake news » ne peuvent se propager que si des individus y croient, les diffusent, les ciblent et les adaptent pour les intégrer à l’agenda médiatique, souvent en créant une communauté. Les milieux d’extrême droite identitaires utilisent principalement cette tactique en diffusant des informations exagérées, manipulées ou sorties de leur contexte, renforçant ainsi les bulles de filtres et confortant leurs partisans. Et on assiste de plus en plus à un glissement dangereux de certains médias et réseaux sociaux.

Une influence palpable pour qui ?

En conclusion, Internet et les réseaux sociaux reflète nos comportements dans le monde réel en les modifiant légèrement. Si un individu évolue dans un environnement socialement homogène, fermé ou de niche comme les mouvements identitaires, la « bulle » aura une influence significative amplifiante. Nonobstant, beaucoup de progrès techniques offrent désormais la possibilité aux individus même marginalisés de retrouver leur libre arbitre par un contrôle technique des filtres.

Mais pour la majorité de la population, il est compliqué de prouver que les réseaux sociaux via les bulles de filtre emprisonnent les individus. Les réseaux sociaux formeraient en fait une multitude de communautés où les informations circuleraient entre elles via les liens faibles augmentant ainsi la neutralité. En outre, l’irrationalité psychologique des individus est telle qu’il est difficile d’affirmer avec certitude que les propositions de contenu des algorithmes exercent une grande influence sur nos comportement sociaux et politiques, pour une majorité modérée aux sources informationnelles diverses en tout cas…

Bibliographie

  • Dominique Cardon : A quoi rêvent les algorithmes ?
  • Dominique Cardon : La Démocratie d’Internet
  • Institut Montaigne : Bruno Patino, Dominique Cardon et Théophile Lenoir
  • ENS Lyon
  • Wikipédia
  • Le Monde
  • Le Bilan
  • Le Figaro
  • Radio France
  • L’Obs
  • France Culture
  • Libération
  • Le Parisien
  • Le Journal du Net
  • La Gazette des Communes
  • L’internaute

Un article écrit par Jonathan Lévy Guillain

TikTok : un nouveau terrain d’expérimentation pour le journalisme d’information ?

Les médias d’informations traditionnels comme Le Monde ou le Washington Post investissent la plateforme dans une logique de rajeunissement et d’élargissement du public. Certains journalistes l’utilisent également de façon personnelle et contribuent à la restauration de la confiance du public en humanisant le métier des artisans de l’informations.

Si TikTok, l’application préférée des ados, regorge des challenges musicaux et de vidéos humoristiques il semblerait que la plateforme représente également le parfait terrain d’expérimentation et de diversification des médias d’informations et des journalistes.

Le Washington Post : la référence

Considéré comme le « grand maître du journalisme TikTok », David Jorgenson porte et incarne le compte du grand quotidien américain, le Washington Post. La référence des médias traditionnels sur l’application compte aujourd’hui plus de 850 000 abonnés.

Vidéo humoristique sur les coulisses de la rédaction

Si l’humour est majoritairement utilisé pour illustrer le métier de journaliste et révéler les coulisses du journal, il est intéressant de souligner que l’inclusion de sujets plus sérieux a permis d’atteindre un public plus large et diversifié avec un fort engagement des abonnés. Certains débats liés à l’actualité peuvent durer sur plus de 100 commentaires. Pour encourager ce sentiment de communauté, David Jorgenson n’hésite pas à réagir à ces derniers et à leur répondre.

C’est au début des manifestations « Black Lives Matter » qu’il a commencé à ajouter des sujets plus sérieux à ses vidéos « loufoques ». Il a par exemple donné la parole à ses collègues pour qu’ils puissent parler de leur travail et de ce que signifie être journaliste noir aujourd’hui : Jonathan Capehart a défini le racisme systémique en moins de 59 secondes et Robert Samuels a détaillé comment les villes américaines n’ont pas réussi à protéger suffisamment tôt les Noirs américains contre le coronavirus par exemple.

@washingtonpost

This TikTok is 59 seconds but listening and learning takes a little longer #blackvoices

♬ original sound – We are a newspaper.

« Ce que nous observons est tout à fait conforme à Snapchat, Instagram et Twitter, qui ont tous commencé comme quelque chose d’éphémère, quelque chose d’amusant. […] Ensuite, nous réalisons que la plateforme est viable et complexe et peut aborder des sujets sérieux. » a déclaré Robert Hernandez, professeur agrégé de pratique professionnelle à l’École de communication et de journalisme de l’USC Annenberg.

De plus, l’initiative peut permettre à un nouveau public de s’abonner aux offres plus classique du journal. Ainsi des codes promotionnel ou offres spéciales sont proposés en biographie du compte.  La plus récente étant une offre mensuelle à $1 pour les étudiants. Si aucun chiffre n’est communiqué, la direction de la communication du Washington Post se dit très satisfaite de l’engagement.

Le Monde : actualité et pédagogie pour la nouvelle génération

En France, le journal Le Monde poste sa toute première vidéo sur TikTok le 15 juin 2020. Le compte qui a suivi d’autre quotidiens français comme L’Equipe ou 20 minutes a aujourd’hui presque 150 000 abonnés sur la plateforme.

Les contenus sont pensés en lien avec l’actualité mais l’accent n’est pas toujours mis sur l’actualité « chaude », il est plutôt question de pédagogie. Ainsi on retrouve de la vulgarisation scientifique (ex : la fusion nucléaire expliquée avec des bonbons) ou des data visualisations avec l’idée d’incarner ces vidéos avec des journalistes de la rédaction.

@lemondefr

La #8k va quadrupler le nombre de pixels sur une télé. Mais est-on capable de voir la différence ? #tiktokacademie #fastcheck

♬ The Presenter (Instrumental v2) – BLVKSHP

Une équipe d’une dizaine de journalistes est dédiée à la création du contenu informatif pour les réseaux sociaux. Chaque réseau ayant ses propres codes avec un type de contenu dédié différent. Ainsi le contenu Snapchat que produit Le Monde n’est pas le même que celui destiné à TikTok etc.

Les journalistes et leur approches personnelles

Les chaînes de télévision sont également présentes sur la plateforme avec des comptes officiels dédiés comme NBCNews mais aussi à travers les comptes personnels des journalistes.

S’il n’a « seulement » que 4 000 abonnées sur Instagram c’est sur TikTok que le présentateur de la matinale de la chaîne KPRC à Houston, Owen Conflenti, compte 1 million de fans. Sa première vidéo a été prise spontanément pendant une coupure pub avec une de ses collègues et compte aujourd’hui 85 000 vues. Il explique que l’engagement reçu l’a surpris et qu’il s’est alors intéressé aux capacités d’édition de TikTok.  Son contenu est majoritairement humoristique et reprend les tendances de la plateforme sans traiter obligatoirement d’actualité. S’il n’hésite pas à partager sa vie personnelle, son lieu de travail reste le décor principal de ses vidéos.

S’il maitrise également parfaitement les codes et tendances de l’application et partage les coulisses de son métier, Max Foster voit aussi une vraie opportunité de traitement de l’actualité pour les journalistes en l’application utilisée par ses enfants. Journaliste présentateur chez CNN et correspondant à Londres, il est devenu un « TikTokeur » emblématique avec 235 000 abonnés et a ainsi déclaré : « Les gens pensent que vous ne pouvez pas discuter de sujets complexes sur TikTok, mais ce n’est pas vrai […] Il suffit de le faire d’une manière engageante et c’est ce que nous devrions faire en tant que journaliste de toute façon. »

https://www.tiktok.com/@maxfostercnn/video/6915761370650660098?lang=fr

Les journalistes expliquent également que TikTok peut représenter une source d’information et d’inspirations pour des articles ou reportages. Ainsi, Max Foster a par exemple déclaré avoir été tagué dans des vidéos de manifestants poussés par la police, qu’il a rapidement transmis à ses collègues de CNN pour qu’ils puissent couvrir les événements.

TikTok semble ainsi être est idéal pour étendre la notoriété du journal et montrer les coulisses des salles de rédactions tout en véhiculant une image sympathique. La plateforme peut ainsi représenter une opportunité pour les médias traditionnels pour s’adapter aux usages et aux pratiques des nouvelles générations tout en répondant à la nécessité de restaurer et de nourrir la confiance du public. Toutefois, il convient de garder une vigilance face à la réputation et l’image de la plateforme qui fait face à de nombreuses récentes accusations.

Eva Hatik

Sources :

https://www.poynter.org/reporting-editing/2020/as-tiktok-grapples-with-weightier-topics-journalists-are-tuning-in-to-deliver-the-news/

https://cronkitenewslab.com/digital/2020/03/05/should-journalists-hop-on-tiktok-craze/

https://start.lesechos.fr/societe/culture-tendances/pourquoi-les-medias-traditionnels-galerent-autant-avec-les-millennials-1256162

https://www.lemonde.fr/actualite-medias/article/2020/06/18/le-monde-sur-tiktok-la-meme-info-de-nouveaux-codes_6043338_3236.html

https://larevuedesmedias.ina.fr/innovation-presse-quotidienne-tik-tok-instagram-snapchat-jeunes

https://larevuedesmedias.ina.fr/pourquoi-medias-francais-sur-tiktok

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