Faire du sport… et le poster : les motivations sociales derrière le partage de performances en ligne

Dans l’ère du numérique, la pratique sportive a subi une mutation profonde. Le coureur solitaire du dimanche a laissé place à l’athlète connecté dont chaque foulée est scrutée, analysée et, surtout, publiée. Des plateformes telles que Strava, Garmin Connect ou Instagram font de l’effort physique une donnée sociale. Mais que se cache-t-il réellement derrière ce besoin irrépressible de « poster sa séance » ? S’agit-il d’une simple recherche de motivation ou d’une nouvelle forme d’aliénation par le chiffre ?

Le Quantified Self : Quand la donnée donne vie à l’effort

L’idée derrière le Quantified Self (l’auto-mesure connectée) est assez simple : « seul ce qui est mesuré peut être amélioré ». Pour beaucoup d’utilisateurs, le numérique ne se limite pas à documenter la performance ; il la rend tangible, manifeste et « présente », en lui assignant une position précise dans leur vie de tous les jours. Comme le met en évidence une recherche récente, sans empreinte numérique, la course « compterait pour du beurre ».

L’outil devient une extension de soi. Cette assimilation implique que la montre connectée s’insère dans l’image corporelle de l’athlète. L’absence de cet outil temporaire peut engendrer une perturbation physique et psychologique, laissant la personne avec un sentiment de « nudité » ou de manque sensoriel. Le sportif perçoit alors son corps à travers le prisme principal de la donnée chiffrée.

La construction de l’identité numérique par la performance

Le partage en ligne satisfait un besoin de reconnaissance sociale. Lors de la publication d’une performance, l’individu ne divulgue pas uniquement une distance ou un temps ; il révèle également son mode de vie, sa détermination et sa capacité à surmonter les défis. L’inculturation : le sport se transforme en un instrument de marketing personnel. Mettre en avant ses réalisations sur son curriculum vitae ou ses profils de réseaux sociaux est une façon de démontrer ses compétences en gestion personnelle et sa persévérance aux recruteurs ainsi qu’à ses collègues. La recherche de reconnaissance : les « j’aime », les kudos et les commentaires fonctionnent comme des récompenses instantanées qui renforcent l’estime de soi. L’analyse comparative sociale : les plateformes sportives en ligne instaurent un environnement où l’on se compare continuellement aux autres. Ce contrôle incite à la compétition tout en suscitant une anxiété liée à la performance.

Le paroxysme de l’apparence : l’émergence des « Strava Jockeys »

Cette obsession du paraître a donné naissance à un marché de la performance simulée : les « Strava Jockeys ». Ces coureurs, souvent de jeunes athlètes rémunérés, réalisent des sorties à la place de clients qui souhaitent booster artificiellement leurs statistiques. Les tarifs varient selon l’effort : environ 40 euros pour un 10 km et jusqu’à 80 euros pour un semi-marathon. Si certains utilisent ces services pour briller auprès de leurs abonnés ou remplir des défis hebdomadaires, d’autres y voient un outil de duperie plus profond, comme ce client qui mandate un Jockey pour courir à sa place afin de faire croire à ses patrons qu’il est encore en déplacement professionnel. Cette pratique souligne une dérive inquiétante où l’image de la performance prime désormais sur l’expérience physique réelle.

Quand la montre dicte l’effort

L’un des aspects les plus captivants de la littérature universitaire est le rôle actif accordé à l’objet connecté. La montre ne se limite plus à être un simple observateur, elle se transforme en un participant qui « booste » le coureur.

L’ajout d’un impératif d’optimisation fait de l’exercice physique une entreprise de productivité. Pour certains, cette motivation est perçue comme un défi stimulant qui permet de dépasser ses limites. Pour certains, cela se transforme en une pression stressante, comparable à un « bracelet électronique » numérique qui entrave la perception des sensations authentiques au profit d’une cadence imposée par l’algorithme.

Les enjeux éthiques : La « vie surveillée » et la fin de l’intimité

La frontière entre les données de bien-être et les données de santé est assez floue. En partageant nos parcours GPS et nos rythmes cardiaques, nous exposons notre intimité à des niveaux dont nous n’avons souvent pas conscience.

  • Risques pour la protection de la vie privée : Des erreurs de la part d’opérateurs ont déjà entraîné la divulgation publique d’informations sensibles (adresses de résidence, modes de transport).
  • Le « Pay as you live » : L’intérêt croissant des compagnies d’assurance pour ces données pose un défi majeur à la mutualisation des risques. Aux États-Unis, certains contrats proposent déjà des réductions de prime en échange d’un comportement « vertueux » mesuré par des bracelets connectés.
  • La surveillance en entreprise : De plus en plus d’entreprises intègrent le sport connecté dans leurs programmes de « bien-être corporate », soulevant des questions sur le consentement réel des salariés dans un cadre de subordination.

Le minimalisme digital : Vers une reconnexion sensible

Devant cette surabondance de chiffres, une tendance contraire voit le jour : le désengagement volontaire. Quelques coureurs prennent sciemment la décision de courir sans montre ni téléphone intelligent. Cet éloignement a pour objectif de renouer une connexion avec le monde et son corps personnel. En éliminant l’entremetteur technologique, le sportif aspire à : 

  • Se rétablir un lien avec son environnement naturel (odeurs, panoramas, conditions climatiques).
  • Explorer à nouveau ses sensations internes sans passer par le prisme des données.
  • S’affranchir de l’injonction de performance pour retrouver le plaisir pur du mouvement.

Le partage de performances sportives est un outil puissant de motivation et de lien social, mais il ne doit pas devenir une nouvelle forme de servitude. Réussir son projet de « Quantified Self », c’est être capable de jongler entre la précision du chiffre pour progresser et le silence de la montre pour ressentir.

Selon les préconisations de la CNIL, conserver le contrôle sur ses données personnelles est une condition essentielle pour que le sport demeure un domaine de liberté plutôt qu’un espace de surveillance.

Mélanie MADABOYKO FINTOBAKILA

Bibliographie Académique :

Sources Médiatiques et Institutionnelles :

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