Dans un paysage audiovisuel saturé, il devient de plus en plus difficile pour les sociétés de productions et les plateformes de renouveler leurs contenus. Les propriétés intellectuelles (IP pour intellectual property) semblent avoir trouvé une brèche dans laquelle s’insérer en jouant un rôle de plus en plus prédominant dans la stratégie de productions de contenus. Cet article explore les raisons de cette centralité accrue, les implications pour les différents acteurs de l’industrie, et les enjeux économiques, culturels et artistiques qui en découlent.
Pour rappel, les IP constituent des actifs immatériels protégés par le droit d’auteur, tels que les romans, bandes dessinées, jeux vidéo ou encore formats télévisés. Ces créations originales, une fois adaptées pour le cinéma ou la télévision, offrent une base solide pour attirer un public déjà acquis, limitant ainsi les risques liés à l’incertitude caractéristique des nouveaux contenus.
Une stratégie de réduction de risques
L’adaptation d’IP permet aux sociétés de production de bénéficier d’une base de fans fidèles et de capitaliser sur une reconnaissance préexistante, réduisant ainsi l’incertitude financière et créative associée aux nouveaux contenus. Cette stratégie repose sur la capacité d’une IP à générer une anticipation positive avant même sa sortie. Par exemple, l’univers cinématographique Marvel s’appuie non seulement sur des décennies de bandes dessinées populaires, mais aussi sur une planification stratégique de longs métrages interconnectés qui maintiennent l’intérêt du public sur plusieurs années. Cette approche limite les risques financiers pour les investisseurs en garantissant une audience minimale déjà acquise. En outre, le recours à des IP bien établies permet de sécuriser les partenariats avec des distributeurs et plateformes de streaming, rassurés par le potentiel éprouvé de ces propriétés.
La montée en puissance des plateformes de streaming
Dans ce contexte, les plateformes comme Netflix, Disney + et Amazon Prime Vidéo jouent un rôle crucial dans l’essor des IP en s’appuyant massivement sur elles pour se différencier dans un marché saturé. Ces plateformes ont transformé les IP en leviers stratégiques pour fidéliser leurs abonnées et attirer de nouveaux publics.
Netflix, par exemple, investit dans des séries comme The Witcher ou Stranger Things, où la richesse des univers narratifs renforce l’engagement des spectateurs sur le long terme. Cette approche inclut une stratégie de marketing global avec des campagnes adaptées à différents marchés culturels, permettant une résonnance locale et mondiale. Par ailleurs, les algorithmes de recommandation de plateformes maximisent la visibilité des IP auprès des publics ciblés, assurant un succès continu et international.
Disney + illustre particulièrement bien cette dynamique en exploitant ses univers Star Wars et Marvel. La plateforme combine contenus originaux, tels que The Mandalorian et WandaVision, avec une exploitation intensive de catalogues historiques, optimisant ainsi la longévité et l’expansion de ces franchises.
Enfin, Amazon Prime Vidéo mise également sur des IP phares comme Le Seigneur des Anneaux : Les Anneaux de Pouvoir. En investissant des budgets colossaux pour adapter des œuvres à forte reconnaissance culturelle, la plateforme renforce son attractivité et sa compétitivité face à ses concurrents. Ce positionnement met en lumière le rôle des plateformes comme acteurs centraux dans la valorisation et l’internationalisation des IP.
Un levier de croissance international
Une des véritables clés des IP relève en sa capacité à s’adapter à différents marchés culturels, facilitant leur exportabilité. Franchises adaptées, IP transmédiatiques et succès des fictions françaises sont autant de déclinaisons des différentes IP présentent sur le marché actuel.
En 2021, Dune, adapté du roman culte de Frank Herbert, a connu un immense succès critique et commercial, renforçant son statut de franchise potentielle avec une suite prévue. Les remakes en prises de vues réelles des classiques Disney (La Belle et la Bête, Le Roi Lion) exploitent des IP existantes tout en attirant de nouvelles générations de spectateurs.
Les IP permettent aussi une stratégie transmédiatique des contenus. Pour reprendre l’exemple de la série The Witcher, basée à la fois sur les romans et les jeux vidéo, la série illustre la convergence de média distincts autour d’une même propriété. Plus récemment ; la série animée Arcane, inspirée du jeu vidéo League of Legends, a reçu une large reconnaissance critique tout en élargissant l’univers narratif du jeu.
Enfin, ces dernières années ont été marquées par un rayonnement croissant à l’international des séries françaises, tirant un avantage considérable du succès des IP, grâce à des productions qui combinent qualité narrative et potentiel universel.
En 2024, la série HPI tournée dans les Hauts de France a été nominée dans sept catégories à la prestigieuse cérémonie des Emmy Awards. Les adaptations locales, notamment la version américaine « High Potential », témoignent de sa flexibilité culturelle. Elle est aujourd’hui exportée dans 107 pays.
De son côté, Dix pour cent, série phrase de France 2, a donné lieu à plusieurs adaptations nationales, comme au Royaume-Uni (Call My Agent !) ou encore en Italie, où la production a su transposer l’intrigue tout en conservant l’essence du format original. Coulisses du 7ème art, participations de stars du cinéma français, cadre parisien sont autant d’arguments qui ont su convaincre et séduire le public à l’international.
Enfin, la série Lupin, inspiré des romans de Maurice Leblanc s’inscrit également comme une réussite majeure. La mise en scène dynamique, Paris en toile de fond, combinée à des intrigues universelles et des références culturelles françaises, a permis à Lupin de résonner auprès d’audiences aussi bien en Europe qu’en Amérique et en Asie. Le choix d’Omar Sy, star charismatique déjà bien connue à l’international, a également amplifié l’attrait de la série. Ainsi, Lupin est devenu l’un des programmes non anglophones les plus visionnés, consolidant la stratégie de Netflix d’investir dans des contenus localisés à forte exportabilité.
Ces exemples soulignent que les IP françaises, jusqu’alors contraintes dans leur capacité d’exportation du fait de biais structurels comme la barrière de la langue, réussissent à trouver un équilibre entre spécificité culturelle et attractivité internationale, rendant leur exportabilité de plus en plus efficace.
Une évolution du modèle économique
L’essor des IP a déplacé le modèle de production vers une logique de « monétisation étendue ». Les produits dérivés, les jeux vidéo et les adaptations transmédiatiques maximisent la valeur d’une IP bien exploitée. Cette monétisation ne se limite pas aux marchés primaires mais s’étend également aux licences internationales, aux parcs à thème (Disney) et aux expériences immersives, amplifiant les opportunités de revenus.
Une concentration des ressources
La compétition accrue pour l’acquisition de droits d’IP a entrainé une inflation des coûts, comme en témoignent les sommes investies par Amazon pour la série The Lord of the Rings : The Rings of Power. Les budgets colossaux consacrés à ces projets phares concentrent les ressources de l’industrie, ce qui peut avoir un effet d’éviction pour les productions plus modestes ou indépendantes. Cela risque d’uniformiser l’offre audiovisuelle et de limiter les voix émergentes.
Une créativité en tension
Si les IP offrent des opportunités créatives uniques, elles peuvent également être perçues comme des obstacles. Les exigences commerciales associées à ces propriétés peuvent parfois brider les libertés narratives, favorisant des récits calibrés pour plaire à des audiences larges plutôt qu’à des niches. Par exemple, certaines critiques adressées aux films du MCU concernent leur tendance à privilégier les formules éprouvées au détriment de l’innovation artistique. A une autre échelle, la collection à succès du service public « Meurtres à » souffre de cet même essoufflement narratif : tous les épisodes de la collection reprennent la même recette, mettant fin à tout suspense. A l’inverse, certaines séries comme Arcane montrent qu’une adaptation IP peut repousser les limites créatives en expérimentant avec des styles visuels ou des structures narratives novatrices.
Une internationalisation accrue
La mondialisation des IP impose également des adaptations culturelles et narratives pour répondre aux attentes et sensibilités locales tout en maintenant leur attrait universel. Cette dynamique favorise une standardisation partielle des contenus mais peut également enrichir les œuvres grâce à des collaborations multiculturelles.
La durabilité des modèles IP
Ces conséquences nous invitent à nous interroger sur la durabilité du modèle IP. Si elles rencontrent un fort succès aujourd’hui, il y a un risque élevé que les spectateurs commencent à se lasser de son schéma. Avec la multiplication des plateformes et la saturation des marchés, les sociétés de production devront trouver un équilibre entre exploitation d’IP et création originale. Les attentes du public en matière de qualité et de nouveauté continueront de peser sur ce modèle.
L’impact des nouvelles technologies
Enfin, l’intelligence artificielle et les technologies immersives pourraient enrichir les univers IP en offrant des expériences personnalisées et interactives. La collaboration entre industries technologiques et créatives sera cruciale pour maintenir l’intérêt envers ces propriétés.
Conclusion
Si les IP constituent un atout stratégique majeur de renouvellement dans un marché saturé par des contenus, leur avenir réside dans la capacité des acteurs de l’industrie à conjuguer rentabilité et créativité, tout en restant attentifs aux évolutions du marché, notamment technologiques. Les sociétés de production et plateformes doivent rester vigilantes et ne pas se reposer sur cette tendance en délaissant la création d’oeuvres originales.
Louise Rialland
Sources :
- L’exportation des programmes audiovisuels français en 2023 | CNC
- L’exportation des films français en 2023 | CNC
- Bilan 2023 – Les films français en salle et dans les festivals à l’international – Unifrance
- Chiffres et tendances du cinéma et de l’audiovisuel français à l’international en 2023 – Unifrance
- Bilan 2023 – Les programmes audiovisuels français à la télévision à l’international – Unifrance
- L’audiovisuel français encore porté par la fiction à l’export
- HPI, Dix pour cent, Le Bureau des légendes… Ces séries françaises qui cartonnent à l’étranger