En février dernier, à l’aune du sommet du Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle qui s’est tenu en France ce mois-ci, le président de la Sacem, Patrick Sigwalt, et la présidente de l’Adami, Anne Bouvier, appelaient les artistes à signer une tribune sur les dangers de l’IA dans le domaine de la musique. L’avènement de l’IA à l’ère du numérique suscite manifestement un grand nombre d’inquiétudes, de défiance et de précaution dans les différentes branches du secteur culturel. Qu’en est-il du spectacle vivant, un domaine historiquement marqué par l’évolution des technologies ? En effet, machinerie, éclairage, son : voilà quelques innovations qui ont transformé l’expérience du spectacle vivant à travers les époques, jusqu’à la possibilité aujourd’hui de figer une performance, pourtant par essence unique, en permettant sa captation et un nombre infini de reproductions.
Le numérique trouve donc aujourd’hui sa place lors de chacune des étapes de la création et de la diffusion d’un spectacle. Il peut en outre s’intégrer d’une telle façon qu’il vient modifier les repères et les codes habituels des arts de la scène. C’est notamment le cas dans les digital performance, qui sont une forme hybride permettant la cohabitation du vivant et du numérique. Dans l’ouvrage pionnier Digital Performance: A History of New Media in Theater, Dance, Performance Art, and Installation, Steve Dixon et Barry Smith soulignent que « le terme […] comprend toutes les œuvres des arts de la scène où les technologies informatiques jouent un rôle clé en ce qui concerne le contenu, la technique, l’esthétique ou le résultat final ». En 2020, la troupe catalane de théâtre La Fura dels Baus s’inscrit comme actrice de ce mouvement en proposant une représentation de Macbeth en vidéoconférence. Elle explore depuis cette hybridité nouvelle qu’elle définit en ces mots : « Le Théâtre Digital fait référence à un langage binaire qui relie l’organique et le non organique, le matériel et le virtuel, l’acteur en chair et en os et l’avatar, le spectateur présent et l’internaute, la scène physique et le cyberespace ».
Une proposition prometteuse mais qui néanmoins interroge : peut-on toujours parler de spectacle vivant lorsque de tels dispositifs numériques sont utilisés ? Jusqu’où la digital performance peut-elle repousser les frontières du spectacle vivant sans en altérer son essence et son authenticité ?
Une méfiance compréhensible vis-à-vis d’une « numérisation » des arts de la scène
En effet, le spectacle vivant puise ses origines dans l’Antiquité, et a, en plus de 2000 ans d’existence, évolué de multiples façons. Les innovations technologiques ont, de façon naturelle, participé à ces évolutions et intégré la scène. Mais, jusqu’à maintenant, comme l’explique l’historienne du théâtre Clarisse Bardiot, spécialiste des humanités numériques, une inchangée fondamentale dans l’essence du spectacle vivant réside dans la coprésence physique entre l’artiste et le public. C’est cela qui, pour beaucoup, définit l’aspect « vivant » dans le terme « spectacle vivant ».
Les technologies numériques, si elles prenaient la place des artistes sur la scène, participeraient donc à première vue à une dénaturation du spectacle vivant. Les détracteurs de l’utilisation du numérique cherchent à alerter sur ce sujet, et sur leur peur de la disparition progressive des artistes. En effet, depuis les années 2000, quelques dramaturges se sont essayés à introduire des robots sur scène, voire même à des représentations sans acteur. Oriza Hirata propose en 2012 sa pièce Les Trois Sœurs (version androïde) où des robots montent sur scène, en jouant leur propre rôle, face à des comédiens qui jouent les personnages humains. Au contraire, la compagnie new-yorkaise Amorphic Robot Works proposait en 2000 un spectacle joué entièrement par des robots. Plus récemment, le groupe ABBA réalisait une tournée de concerts en hologrammes.
A l’échelle mondiale donc, le numérique prend une place de plus en plus importante, qui remet en question la définition de spectacle vivant. Qui plus est, dans une situation économique précaire, les évolutions numériques permettent de remplacer certains postes : des chanteurs se produisent seuls sur scène en diffusant la musique à travers des enceintes (comme le fait Eddy de Pretto par exemple), des voix off peuvent également remplacer des personnages pour de courtes répliques, comme c’était le cas dans le seul en scène Ici / Là-Bas de Christine Gandois.
Ainsi, les technologies numériques soulèvent des questions éthiques car elles permettent déjà de remplacer la présence d’artistes sur scène. De plus, l’IA commence également – de façon encore exploratoire – à s’immiscer dans les processus d’écriture de dialogues et d’intrigues, ce qui suscite d’autres questionnements philosophiques, en particulier sur la définition d’une œuvre d’art.
Une création artistique nouvelle, qui intègre ces innovations numériques
Cependant, le développement des technologies numériques a permis l’émergence de nouveaux possibles. Que ce soit en termes de décors (qui peuvent être créés grâce à des jeux de lumière élaborés), de sonorisation, ou encore de mise en scène, les digital performance offrent des propositions artistiques inédites aux spectateurs, souvent interdisciplinaires, où se mêlent théâtre, cinéma et musique.
Au théâtre, l’arrivée des écrans sur scène permet un dédoublement de l’image qui, loin de concurrencer le jeu des comédiens, appuie le propos des metteurs en scène. En 2023, les chercheuses canadiennes Josette Féral et Julie-Michèle Morin consacrent un ouvrage à l’utilisation de la vidéo sur scène. Elles interviewent pour cela 21 metteurs en scène qui utilisent ces technologies de façon centrale, parmi lesquels certains des dramaturges contemporains les plus primés : Roméo Castellucci, Ivo Van Hove, Milo Rau, Christiane Jatahy ou encore Jacques Delcuvellerie. Le théâtre interactif a également été révolutionné par ces technologies, et par les applications mobiles notamment.
Des innovations qui peuvent aussi apparaître comme des solutions dans une situation économique précaire
L’usage du numérique a parallèlement l’ambition d’offrir au spectacle vivant de nouvelles perspectives dans un contexte économique contraint. En effet, la maladie des coûts, théorisée par William Baumol et William Bowen en 1966, frappe de plein fouet ce secteur, où l’évolution des gains de productivité ne permet pas d’augmenter les salaires au même rythme que l’économie extérieure.
Les tentatives de hausse des prix des représentations ont rarement su couvrir les impacts de ce phénomène, puisqu’elles se sont heurtées à une limite ayant conduit à la réduction des marges “wage gap”. Les dons et les subventions publiques sont alors essentiels à la survie du spectacle vivant, mais restent parfois insuffisants dans un secteur dont les coûts sont imprévisibles, et rendent les structures dépendantes à la gestion du budget de l’État. Qui plus est, la demande globale concernant le spectacle vivant reste faible par rapport aux autres secteurs, le public régulier est peu diversifié en termes d’âge et de catégorie socio-professionnelle, et les petites structures concentrent moins de 5% des recettes globales. De plus, on constate un désengagement progressif des jeunes publics (15 à 24 ans) au profit d’autres pratiques culturelles et numériques. Or, l’utilisation des technologies digitales sur scène est susceptible d’attirer un public plus jeune, qui pourrait être sensible à des représentations au caractère plus interactif et immersif, permettant un véritable renouveau d’une pratique parfois considérée comme relativement traditionnelle et réservée à une élite déjà initiée. D’ailleurs, de nombreuses œuvres que l’on peut rapprocher du mouvement des digital performances connaissent un succès critique et commercial, c’est le cas par exemple de Rwanda 94, mise en scène du Groupov, Entre Chiens et Loups de Christiane Jatahy, ou encore Grace, le récent spectacle de danse de Benjamin Millepied.
Enfin, l’avènement d’outils scéniques digitaux pourraient notamment diminuer le coût alloué à la construction, au stockage et au transport des décors, permettant d’augmenter le wage gap et de profiter à l’économie des structures. Cela démontre ainsi une possibilité d’innovation conduisant à générer des gains de productivité.
Ainsi, la digital performance pourrait permettre aux structures de contourner la maladie des coûts et de diversifier et élargir leur public en apportant un renouveau technique et artistique, mais soulève encore de nombreuses questions éthiques. On pourrait craindre une disparition progressive du lien entre public et artiste, pourtant caractéristique du spectacle vivant, ainsi qu’une précarisation des artistes et techniciens qui peinent déjà à bénéficier d’une stabilité professionnelle et économique. Le risque d’agrandir le fossé économique entre les petites et grandes structures, qui auraient davantage de facilité à investir dans des outils numériques, pose également question. L’objectif d’hybridation et non de substitution pourrait être une piste privilégiée, mais est-il réellement possible de contrôler cet équilibre à long-terme si la standardisation du numérique devient prépondérante ?
GONNOT Anna, KORCHANE Angéla et ROUET Héloïse.