Pourquoi les géants du numérique se lancent-ils à l’assaut des droits sportifs ?

L’arrivée du groupe audiovisuel espagnol Médiapro qui a acquis la quasi totalité de la Ligue 1 pour la période 2020 à 2024 pour un montant impressionnant qui flirte avec le milliard d’euros a retenti comme un coup de tonnerre sur le marché des droits TV. Le groupe espagnol inconnu du grand public a depuis annoncé la création en France d’une chaîne de télévision dédiée qui mettrait donc fin à plus de 30 ans d’hégémonie de Canal+ sur la compétition reine en France.

Evènement suffisant pour parler de « révolution » comme l’ont fait l’ensemble des médias ? Sans doute pas.

En effet, si cette évolution récente, couplée à celle d’Altice il y a quelques années est bien réelles elle n’a rien de « révolutionnaire ». De nouveaux acteurs apparaissent mais ils restent des acteurs traditionnels du paysage audiovisuel européen : Médiapro a une expérience télévisuelle réelle en Espagne en ayant déjà lancé un certain nombre de chaînes (La Sexta, Gol Télévision, etc.) tandis qu’Altice est dans une stratégie bien connue de « convergence médias-télécom » et ne fait qu’imiter Orange ex-acteur du sport en France (avec Orange Sport) ou ses homologues britanniques Sky et BT.
La vraie révolution, le véritable bouleversement du marché n’est pas là : il est dans l’émergence des géants du numérique que sont Amazon, Facebook, Twitter ou Netflix dans ce secteur.

Ces géants se sont d’ailleurs déjà montrés intéressés par l’acquisition de contenus télévisés sportifs : après avoir acheté les droits audio de Bundesliga pour la période 2017-2021, Amazon diffusera en exclusivité pour ses abonnés l’US Open de Tennis au Royaume-Uni, la plateforme avait aussi acquis 10 matchs de NFL (football américain) pour 2017 mais vient surtout d’acquérir un lot de diffusion de la Première League anglaise (20 matches de Championnat par saison sur sa plateforme Prime Video pour la période 2019-2022). Facebook diffusera des matchs de la Liga en Inde pour les trois prochaines saisons et a noué un partenariat avec Eleven Sport qui a acheté les droits de la Liga et de la Serie A pour le Royaume-Uni afin de diffuser un match gratuitement par semaine. Le réseau social s’était déjà lancé l’an dernier sur le marché avec la diffusion de la Major League Soccer (la première division aux Etats-Unis) et de la Ligue des Champions aux Etats-Unis. Enfin, il y a quelques mois, Facebook a recruté Petter Hutton, le directeur général d’Eurosport, ce qui confirme cette volonté de s’insérer sur ce marché. Twitter avait réussi à s’emparer des droits numériques de 10 matchs de NFL, de matchs de NHL (hockey sur glace) et de matchs de MLB (baseball) en 2016. Google et Netflix sont, pour l’instant, les deux géants les moins actifs sur ce marché même si ce dernier a tout de même produit en février 2018 la série « Club de légende : Juventus », un documentaire sur la Juventus de Turin. Ainsi, la volonté de ces nouveaux acteurs d’entrer sur le marché des droits TV dans le football ne fait absolument aucun doute.

Les droits sportifs: des contenus fédérateurs et une promesse d’audience et d’abonnements

L’audience promise par ces contenus est tout d’abord très attractif pour des acteurs comme Facebook ou Twitter qui, comme les chaînes gratuites, basent leur business model sur la publicité. Ainsi, comme le relate le sénateur David Assouline dans son rapport parlementaire[1], en 2016, 23 des 25 plus fortes audiences sont des contenus sportifs depuis la création de Médiamat en 1989 (mesure de l’audience). En mettant le tableau à jour avec l’entrée de France-Belgique et de France-Croatie, le football représente 22 des 25 plus fortes audiences, soit près de 90%.
Par ailleurs, les audiences sur des chaînes plus modestes, comme les chaînes de la TNT sont aussi impressionnantes depuis plusieurs années : W9 a réuni 4,6 millions de téléspectateurs pour le match d’Europa League qui opposait l’Olympique de Marseille à Salzburg et a réalisé ce soir là le record de la chaîne. 9 des plus fortes audiences de la filiale du Groupe M6 sont par ailleurs des contenus footballistiques. Dans la même veine, la filiale du groupe Canal+, C8 a aussi réalisé ses 3 plus grosses audiences grâce au football, allant jusqu’à réunir 4,2 millions de téléspectateurs devant la finale de la Ligue des Champions de 2016 qui opposait les deux clubs de Madrid. Plus encore, ces contenus permettent aux diffuseurs de réaliser un score d’audience supérieur aux scores moyens mesurés sur la même plage horaire, comme le montre ce graphique réalisé par le CSA[2]

On constate donc que la part d’audience moyenne des retransmissions étudiées des matchs de l’Euro s’élève à 40% soit presque le double de la part d’audience moyenne de la chaîne sur les mêmes créneaux horaires (21,5%). Le résultat est encore plus impressionnant pour le match ayant réuni le plus de téléspectateurs (France-Allemagne), puisqu’en atteignant 68,2% de part d’audience, il multiplie presque par 3 l’audience moyenne de la chaîne. Il est intéressant de constater que même le match au score le plus faible a tout de même surpassé l’audience moyenne de TF1.

Au- delà de la perspective d’audiences très importantes, des acteurs comme Twitter ou Facebook recherchent aussi des contenus « fédérateurs » qui permettront d’accroitre l’engagement de leurs utilisateurs et de susciter des interactions sur leur plateforme.

Amazon doit sans aucun doute voir dans le football un magnifique produit d’appel pour sa plateforme « Amazon Prime ». La firme adopte une stratégie similaire aux FAI en espérant enregistrer des abonnements grâce à ces contenus premium que sont les droits sportifs. L’Ofcom explique ainsi que pour 60% des abonnés à des « chaînes de sports » payantes, la Premiere League est essentielle dans leur offre de télévision. Cet impressionnant chiffre se maintient à 47% lorsqu’il s’agit de la Ligue des Champions. Ainsi, si l’on prend l’exemple de l’opérateur téléphonique Sky qui s’est mis à proposer des offres « triple play », c’est à dire des offres qui combinent internet, téléphonie et télévision (exemple qui n’est pas sans rappeler le modèle d’Altice-SFR en France) en y incluant des contenus footballistiques, on constate que le football a été un magnifique produit d’appel. Ces contenus ont ainsi permis à Sky de faire passer leur part de marché de 15% en 2010 à 24% en 2016 comme l’explique parfaitement Bastien Drut[3] à partir des chiffres de l’Ofcom. Ainsi, l’inflation incroyable des droits de la Première League n’a pas affecté la rentabilité du groupe Sky qui a vu le nombre de ménages qui possèdent une « Sky box » passer de 9 millions à 12 millions de 2015 à 2017 et qui a réussi à maintenir la majeure partie de ses ratios de rentabilité en 2017.
Des compétitions comme la Ligue 1 ou tout autre championnat majeur sont des actifs très importants pour des acteurs voulant vendre des abonnements puisqu’elles permettent de créer un « feuilleton » hebdomadaire. C’est grâce à ce genre de programmes que les chaînes parviennent à gagner et à fidéliser des abonnés. Avec une bonne éditorialisation, les chaînes parviennent à « raconter une histoire » autour de la compétition et sont en mesure de la mettre parfaitement en scène pour accroitre l’intérêt du téléspectateur.
Par ailleurs, il est très intéressant de constater que la perte de droits sportifs pour une chaine payante coïncide avec une importante perte d’abonnés.

Comme le montre ce graphique sur le groupe Canal+ traité par le CSA[4], la baisse du nombre d’abonnés et l’augmentation du taux d’attrition (proportion de clients perdus sur une période donnée) coïncident avec l’arrivé de Bein Sports en 2012 (avec la perte des droits d’une partie de la Ligue 1 et de championnats étrangers) et de Altice en 2015 (avec la perte des prestigieux droits de la Première League). S’il est encore trop tôt pour percevoir les conséquences de la perte des droits de la Ligue des Champions (période 2018-2021 pour Altice) et de la Ligue 1 (période 2020- 2024 pour Médiapro et Bein Sports), on constate très clairement que la perte de contenus « premium » footballistiques est nocif pour le parc abonné alors même que le Groupe Canal+ a fait, ces dernières années, des efforts considérables en matière de production de séries TV (Baron Noir, Versailles, Engrenage, le Bureau des Légendes, etc.)
Cette corrélation existe aussi à l’étranger. En Italie, le groupe Sky a perdu les droits de la Ligue des Champions en 2015, ce qui a immédiatement abouti à une perte de 37 000 abonnés et à une diminution des profits de 25%.[5]

Enfin, l’image renvoyée par les détenteurs de ces types de contenus est très positive ; ce qui justifie l’intérêt des géants du net, qui ont une image de plus en plus négative dans la société suite aux diverses polémiques liées notamment à la fiscalité ou au respect de la vie privée de leurs utilisateurs.

La capacité des géants du numérique d’entrer sur le marché: une réalité criante

Leur puissance financière et la diversification de leurs activités –notamment pour Amazon- leur offre le loisir de perdre de l’argent avec l’acquisition de ces droits TV. Ces pertes peuvent être compensées par d’autres filières ou par leurs fonds propres. A l’inverse, si les acteurs traditionnels appartiennent à des grands groupes, l’intégration est moindre et il est donc difficile d’imaginer, par exemple, que le Groupe Bouygues mise sur Bouygues immobilier pour compenser les pertes de TF1. Au fond, ces acteurs ont l’avantage de ne pas chercher à gagner directement de l’argent avec des retransmissions sportives. Leur but est d’augmenter leur visibilité voir de devenir des plateformes « multi-services ». Ils ne sont donc pas tenus à la rentabilité immédiate contrairement aux chaînes de télévision qui ont besoin d’un retour sur investissement rapide. Ainsi, ces acteurs peuvent se permettre de « sur-payer » les droits et ont donc tout à fait la capacité de se lancer sur un tel marché.

Au-delà des avantages concurrentiels, les deux géants que sont Facebook et Twitter ont un avantage de taille sur les diffuseurs traditionnels en matière de piratage. En effet, des modèles basés sur le gratuit ont, et continueront d’avoir, un réel avantage sur les modèles payants puisqu’ils sont, par définition, à l’abris du piratage. Or, si le gratuit est la norme (bien que plus ou moins rentable) pour les matchs de l’Equipe de France, ce modèle n’existe absolument pas pour des contenus « premium » achetés à « prix d’or » comme la Ligue 1 ou la Ligue des Champions. Pour autant, Facebook et Twitter se montrent, pour l’instant, enclins à diffuser des contenus gratuitement : Twitter l’a fait pour les matchs de Football américain tandis que Facebook va proposer, en Inde, les 380 matchs de la Liga (la prestigieuse première division espagnol) gratuitement.

Les compétences techniques de ces géants peuvent aussi apparaître comme des avantages concurrentiels réels à l’heure où l’OTT devient la norme pour consommer des produits de divertissement.

L’importance des contenus sportifs couplée aux différentes capacités des géants du numérique ne peut avoir qu’un seul résultat : un investissement massif de ces acteurs sur ce marché là.
Il est ainsi urgent pour les acteurs traditionnels de l’audiovisuels de se réinventer et de repenser la façon dont est diffusé le sport à la télévision pour survivre à ce qui s’apparente bien, cette fois, à une révolution.

Mathieu Le Cossec


[1]David Assouline, « Rapport parlementaire – Le sport à la télévision en France : pour l’accès du plus grand nombre, pour la diversité des pratiques et des disciplines exposées », 21 novembre 2016, disponible sur http://www.sports.gouv.fr/IMG/pdf/rapport_sport_tv_version_longue.pdf

[2] Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), « Sport et télévision : contributions croisées », 3 juillet 2017, disponible sur https://www.csa.fr/Informer/Collections-du-CSA/Thema-Toutes-les-etudes- realisees-ou-co-realisees-par-le-CSA-sur-des-themes-specifiques/Les-etudes-du-CSA/Sport-et-television- Contributions-croisees2

[3] Bastien Drut, sous la direction de Jean-Baptiste Guégan, « Chapitre 2, les droits TV, l’explosion perpétuelle » in Mercato L’économie du football au XXIe siècle, Editions Bréal, 2018,


[4] Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), « Sport et télévision : contributions croisées », 3 juillet 2017,disponible sur https://www.csa.fr/Informer/Collections-du-CSA/Thema-Toutes-les-etudes- realisees-ou-co-realisees-par-le-CSA-sur-des-themes-specifiques/Les-etudes-du-CSA/Sport-et-television- Contributions-croisees2

[5] Henry Mance, « Sky customer numbers rise despite loss of Champions League to BT », Financial Times, disponible sur https://www.ft.com/content/cbd33376-77df-11e5-933d- efcdc3c11c89

SFR et l’impasse des droits sportifs

En 2015, séisme dans le paysage des droits audiovisuels sportifs. Canal+, la chaîne de télévision payante historique en matière de diffusion des plus gros événements sportifs perd les droits de diffusion de la Premier League (Championnat d’Angleterre de Football).

Contre toute attente, ce n’est pas son concurrent direct en termes de droits sportifs, BeIn Sports, qui rafle la mise mais un nouveau venu. SFR rachète à l’époque les droits TV de la compétition pour 3 ans. Coup dur, il faudra désormais être abonné à l’opérateur au carré rouge ou bien s’abonner à l’offre OTT (Over The Top – offre exclusivement Internet) pour pouvoir suivre les rencontres anglaises. Depuis, SFR n’en est plus à son coup d’essai et s’était immiscer dans le paysage audiovisuel sportif français avec plus ou moins de réussite. Craint par ses concurrents, en 2017 l’opérateur remporte les droits TV les plus convoités par le monde du sport, la Ligue des Champions et la Ligue Europa, ayant pour effet d’assécher à partir de 2018 les deux plus grandes chaînes sportives en France, qui se partageaient jusque-là la Ligue des Champions.

Ce lot de droits est parti pour un montant record de plus d’1 Milliard d’euros sur 3 ans, frais de production inclus. Le plus gros montant pour des droits sportifs jamais payé en France.

Pourtant, ce qui semblait être une nouvelle histoire d’amour entre l’audiovisuel et un opérateur téléphonique s’assombrit de jour en jour pour SFR-Altice. En effet, Orange avait, il y a quelques années, tenté un rapprochement entre médias et télécom qui s’était soldé par un échec. Aujourd’hui, le constat est amer pour SFR-Altice qui peine à se rendre incontournable pour tous les fans de sports. Les abonnements ne sont pas au rendez-vous, la fuite des abonnés de forfaits téléphoniques, qui auraient pu rester grâce à l’opportunité de se voir ajouter des rencontres sportives, n’est pas non plus colmatée. En outre, les grosses difficultés financières du groupe de Patrick Drahi, plongent les activités audiovisuelles dans la tourmente.

Ainsi, en janvier 2018, Alain Weil, patron des chaînes SFR annonce une restructuration des offres sport, officiellement pour plus de visibilité et aussi pour alléger la dette d’SFR en rassemblant les programmes dans un nouveau bouquet appelé Altice Pay TV.

Cette annonce a eu pour effet de laisser imaginer de nombreux scénarii possibles en ce qui concerne le futur des programmes des chaînes SFR sport. Une seule chose est certaine, SFR-Altice ne peut plus avancer seul, le groupe doit trouver des partenaires et recruter des abonnés par différents moyens, à moins qu’ils n’envisagent carrément l’arrêt de leurs droits sportifs et la revente des droits qu’ils détiennent aux autres chaînes du secteur. Il faut trouver un moyen de rendre rentable ces immenses investissements.

Après cette annonce de restructuration d’Alain Weil autour de la nouvelle structure chargée de monétiser les droits TV du groupe Altice, les autres chaînes sont dans l’attente de recevoir des offres de diffusion de la part du cablo-opérateur. Alors, une partie d’échecs semble entamée depuis ce début d’année 2018 entre les différentes chaînes capables de diffuser les grands événement sportifs en France.

Pour preuve, dans les colonnes du journal L’Equipe, Maxime Saada, Directeur Général du groupe Canal+ déclarait attendre « avec sérénité les propositions de SFR. Nous ne sommes pas dans le besoin aujourd’hui ». Une manière de se placer en tant que nouvel acteur dominant dans ce rapport de force. Ces déclarations ayant pour but de réduire les prix des droits de diffusion qu’ils pourraient récupérer. A l’inverse, le patron des chaînes SFR rappelait, le 18 janvier dernier : « Canal+ est un partenaire stratégique essentiel. Nous distribuons Canal + depuis toujours. C’est la chaîne du football aujourd’hui, aussi celle du cinéma. Bien sûr que nous avons des discussions avec eux ». Le groupe Altice semble clairement aux abois et le rapport de force tourne à son désavantage.

Les contours de cette nouvelle stratégie d’Altice sont encore assez flous mais il semblerait que leur principal besoin est de continuer à détenir leurs droits à travers leurs chaînes tout en utilisant Altice Pay TV comme intermédiaire afin que les chaînes SFR Sport puissent être distribuées par d’autres opérateurs et chaînes.

Enfin, les déboires de la chaîne au carré rouge ont eu pour conséquence de décaler l’appel d’offres de la LFP (Ligue de Football Professionnelle) pour la mise aux enchères des droits de retransmission de la Ligue 1 de football. En effet, il était pressenti que cet appel d’offres pour les saisons 2020-2024 soit lancé dès le printemps 2018, mais n’aura vraisemblablement lieu qu’à partir de la saison prochaine. Le but semble alors de laisser le temps à SFR de sortir la tête de l’eau et lui permettre de prendre part aux enchères. La LFP à tout intérêt à différer le lancement de son appel d’offres afin d’augmenter le nombre de participants et de faire grimper les montants proposés par les chaînes. Le coup fort lancé par SFR lors de l’achat des droits de la Ligue des champions en 2017 pour plus d’1 Milliard d’euros est encore dans toutes les têtes et la LFP entend bien en profiter.

Par ailleurs, la Ligue 1 de Football a pris un nouveau tournant cet été, grâce à de lourds investissements consentis par les clubs et notamment le PSG (Paris Saint-Germain) avec l’achat d’un des joueurs les plus suivis au monde, le brésilien Neymar. A lui seul, il a fait monter l’attrait du championnat et pourrait faire grimper le montant des droits TV de quelques millions d’euros supplémentaires.

Loïc Ferreira

Quitter la version mobile