Omniprésents dans notre quotidien, les Géants du Net semblent satisfaire tous nos besoins numériques. L’émergence d’outils technologiques et d’algorithmes toujours plus performants facilite largement nos possibilités de communiquer, de nous informer, nous divertir, et même de consommer. Mais à quel prix ?
Derrière la gratuité de ces services, se cache en effet une addition peu ordinaire : l’exploitation de nos données et de nos préférences personnelles.
Cette monétisation des données utilisateurs voit le jour au début des années 2000, lorsque Google introduit la publicité dans son nouveau modèle économique. L’idée est simple : utiliser les données de navigation pour établir des profils utilisateurs et appréhender les préférences de chacun, afin d’orienter les annonceurs vers les individus susceptibles d’être intéressés par leurs offres. Progressivement, la donnée est ainsi devenue l’or noir des Géants du numérique, et les stratégies de ciblage se sont, depuis, normalisées. Aujourd’hui, nos parcours en ligne sont constamment analysés par les mastodontes qui établissent des profils utilisateurs toujours plus précis. Entre systèmes de recommandation et algorithmes prédictifs, nous sommes en permanence confrontés à des contenus qui nous ressemblent, favorisant notre intérêt et notre dépendance.
Mais cette personnalisation ne rimerait-elle pas avec manipulation ? En effet, derrière cette volonté de satisfaire nos attentes, les Géants sont accusés d’utiliser nos données pour affirmer leur position sur le marché numérique. Mais ce n’est pas tout. Il semblerait que leur influence ne se limite plus à nos simples écrans. Au-delà du bouleversement économique et politique dont ils sont l’origine, les grands acteurs du Web orienteraient désormais nos choix et notre jugement.
Face à cette emprise, une question apparaît donc comme légitime : quel espace reste-t-il à notre libre arbitre ?
Vers un capitalisme de surveillance ?
Pour la sociologue Shoshana Zuboff, les Big Tech ont impulsé un basculement vers une nouvelle ère capitalistique, celle de la surveillance. Dans son ouvrage « L’âge du capitalisme de surveillance », elle montre comment ce nouveau modèle repose sur quelques acteurs dominants, qui ne se contentent plus de collecter et monétiser les données utilisateurs, mais bien de les exploiter selon leurs propres intérêts. Là où le capitalisme industriel exploitait la nature pour produire des sources d’énergie, le capitalisme de surveillance utiliserait désormais la nature humaine comme source de profit. Face à ces algorithmes prédictifs qui anticipent tout ce qui est susceptible de nous plaire et de nous maintenir en ligne, la sociologue est donc inquiète pour nos libertés fondamentales.
« Leur connaissance remplace notre liberté »
Comment les géants du numérique s’immiscent dans nos vies ?
D’une part, en prenant le contrôle de nos paniers. Et leur influence sur nos achats ne se limite plus au simple ciblage publicitaire. L’exemple évoqué par Shoshana est celui de Pokémon Go. Ce jeu de réalité augmentée sur téléphone, visant à chasser des Pokémons dans la rue, guidait en fait les joueurs vers des enseignes bien réelles. Pokémon chassé, client appâté. Google avait en effet passé des accords avec certains commerces, comme McDonald’s ou Starbucks, pour multiplier les Pokémons dans ces zones-là, et pousser le client à la consommation.
Mais ce n’est pas tout, l’ultra-ciblage auquel nous sommes confrontés va également introduire les Géants dans notre intimité.
Plus nous passons de temps en ligne, plus nous sommes confrontés à des publicités, et plus les revenus des grandes entreprises numériques ont une chance d’augmenter. Ces dernières vont donc tout faire pour accroître notre temps passé devant les écrans, en nous proposant uniquement les contenus susceptibles de nous intéresser. Les algorithmes prédictifs vont ainsi garantir une offre sur mesure, à partir de critères précis de notre personnalité et de notre activité numérique (contenus likés et commentés, recherches effectuées, pages consultées par exemple). Notre existence est ainsi examinée avec soin : opinion politique, centres d’intérêt, préférences, déplacements, parcours en ligne … Et bien que l’offre qui en découle puisse s’avérer conforme à nos attentes (fils d’actualité dépouillés de tous contenus qui ne nous ressemblent pas), les algorithmes prédictifs viennent finalement nous conformer. Ils brident notre curiosité et nous privent d’une certaine autonomie dans nos jugements. Notre approche de l’information est impactée, et nous voilà enfermés dans des bulles de filtres, pour reprendre le terme du militant Eli Pariser.
Sur les réseaux sociaux particulièrement, nous voyons ainsi défiler des contenus allant dans le sens de nos opinions. Confortés dans nos idées, trop peu confrontés à celles des autres. L’absence de débat nous donne l’impression que notre façon de penser est la bonne, ce qui vient largement influencer notre raisonnement. Ces bulles de filtres viennent aussi isoler l’utilisateur, amené à penser que sa perception est celle qui prévaut dans le monde extérieur. En effet, l’approbation excessive de notre opinion garantie par la bulle, engendre finalement une forme d’inconscience face aux réalités de l’actualité. A l’image de l’élection de Donald Trump en 2016, qui a surpris plus d’un démocrate. Dans le fil d’actualité des partisans d’Hillary Clinton, rien n’indiquait en effet que le candidat républicain pouvait réunir une majorité.
Les Géants du Net, par le biais des algorithmes prédictifs, viennent donc cloisonner notre vision du monde, entacher la remise en question et limiter la sérendipité. En nous proposant des contenus pertinents pour nous, ils viennent finalement contrôler notre accès à l’information et à la culture.
Reconquérir notre liberté
Les grandes entreprises numériques sont faciles à blâmer, mais il ne faut pas oublier qu’elles cherchent simplement à défendre leurs intérêts économiques. Alors oui, nos choix sont influencés et les services numériques opaques peuvent nuire à notre libre arbitre. Néanmoins, nous ne pouvons pas nier notre part de responsabilité dans cet enfermement, dans la mesure où nous choisissons la place que nous laissons aux algorithmes dans notre quotidien, et que ces derniers se basent sur nos propres comportements d’origine. Il est donc important de revoir nos habitudes de navigation et de ne plus interagir uniquement avec les contenus qui nous ressemblent. Il faut continuer de s’informer auprès de médias variés, entretenir notre esprit critique. Il est également essentiel de prendre du recul sur les services numériques, de mesurer notre dépendance, et de ne pas se laisser aveugler. C’est à nous de briser nos chaînes et de quitter le confort de notre bulle informationnelle. A nous de faire d’Internet un outil clé de la diversité d’opinions et de la démocratie, en multipliant nos recherches, nos sources d’informations, en nous confrontant aux idées divergentes. Diversifions nos centres d’intérêt et n’ayons pas peur de l’inconnu.
En bref, soyons curieux !
Zélie Duban
Sources
- Lumni – Decod’actu par France.tv : Comment les algorithmes nous enferment ? – réalisé par Maxime Chappet, écrit par Arnaud Aubry et produit par Corner Prod, 23/11/2017 : https://www.lumni.fr/video/comment-les-algorithmes-nous-enferment
- France Culture : Bienvenue dans l’ère du capitalisme de surveillance – Emission « Les nouvelles de l’éco » par Arjuna Andrade, 07/03/2019 : https://www.franceculture.fr/emissions/les-nouvelles-de-leco/les-nouvelles-de-leco-du-jeudi-07-mars-2019
- Bilan : Comment les réseaux sociaux nous enferment dans des bulles de filtres ! – par David Delmi, 12/09/2019 : https://www.bilan.ch/opinions/david-delmi/comment-les-reseaux-sociaux-nous-enferment-dans-des-bulles-de-filtres
- Ionos : L’ère de la bulle de filtres : un petit monde au sein d’un grand réseau – 23/01/2020 : https://www.ionos.fr/digitalguide/web-marketing/analyse-web/la-bulle-de-filtres/
- Philosophie Magazine : « L’Âge du capitalisme de surveillance”, de Shoshana Zuboff – par Ariane Nicolas, 28/09/2020 : https://www.philomag.com/articles/lage-du-capitalisme-de-surveillance-de-shoshana-zuboff
- Capital : « A notre insu, Google et Facebook nous volent nos vies » – par Benoît Berthelot, 10/12/2020 : https://www.capital.fr/entreprises-marches/a-notre-insu-google-et-facebook-nous-volent-nos-vies-1388260