Projet de fusion TF1-M6 : enjeux et perspectives

Annoncé en mai dernier, le projet de prise de contrôle exclusif du Groupe M6 par le Groupe Bouygues (actionnaire majoritaire du Groupe TF1) consisterait, pour ce dernier, à racheter 30% des parts de son concurrent historique, actuellement détenues par RTL Group, contre 641 millions d’euros. Néanmoins, cette perspective fédère les oppositions et ne va pas sans susciter nombre d’interrogations. Tentative d’éclaircissement.

(Source : https://media.lesechos.com/api/v1/images/view/60dc32dbd286c231392a33f6/1280×720/
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Quelles questions ce projet fait-il émerger ?

Un point clé de ce dossier réside dans la définition du « marché publicitaire pertinent » qu’il convient de prendre en compte afin d’analyser la faisabilité de la fusion au regard du droit de la concurrence. Faut-il considérer uniquement le marché de la publicité TV ou bien celui de la publicité numérique dans son ensemble ?

Le poids de ce nouvel acteur sur le premier marché cité dépasserait tous les seuils d’analyse et ne permettrait pas à l’Autorité de la concurrence (ADLC) d’autoriser cette fusion. Agrégés, les deux groupes représenteraient 75% du marché de la publicité télévisée (dont 50% pour les seules chaînes TF1 et M6) et 98% des écrans dits premium, à plus forte audience, d’après Le Monde.

De leur côté, TF1 et M6 promeuvent un changement radical de philosophie de l’antitrust et souhaiteraient convaincre l’Autorité de la nécessité d’adapter le critère du marché pertinent aux évolutions de l’environnement concurrentiel, marqué par l’irruption des plateformes de SVOD et réseaux sociaux. Il conviendrait alors d’ajouter le marché de la publicité numérique à celui de la publicité télévisée, dans la mesure où, le « temps de cerveau disponible » des individus étant contraint, il s’agirait d’un unique « marché de l’attention ». Ce faisant, le duo verrait alors sa part de marché réduite à 24% au premier semestre 2021. De plus, l’autorisation sous conditions, par l’ADLC en 2016, de la fusion Fnac-Darty les incite à l’optimisme.

Néanmoins, une limite à ce raisonnement réside dans la relative stabilité des investissements publicitaires télévisuels en France ces dernières années. Selon l’IREP, en 2019, ils s’établissaient à 3,403 milliards d’euros, en baisse de -0,7% par rapport à 2018 ; corroborant la puissance persistante du média TV malgré l’annonce récurrente de son agonie prochaine.

Outre cet enjeu central, cette potentielle fusion entre TF1 et M6 s’accompagne d’interrogations concernant les programmes.

Au niveau de l’investissement dans la création tout d’abord, la perspective de voir Nicolas de Tavernost, hostile aux obligations de financement en la matière, prendre la tête de ce mastodonte inquiète l’ensemble du secteur de la production.
Rappelons qu’en l’état actuel des obligations, l’investissement annuel dans la création française du nouveau groupe TF1-M6 est estimé à 280 millions d’euros, là où les plateformes de SVOD seraient amenées à injecter entre 350 et 400 millions d’euros annuels d’ici cinq ans (cf. transposition de la directive SMA de 2018).

De plus, selon un diffuseur, l’alliance posséderait 62% des tranches d’information de la mi-journée et 52% en soirée ; sans même considérer RTL, pourtant première radio de France et propriété du Groupe M6. D’un point de vue démocratique, une telle concentration de l’offre d’information entre les mains d’acteurs privés est-elle souhaitable ?

Techniquement enfin, un prérequis à la réalisation effective de cette fusion réside dans la vente de plusieurs canaux TNT. En effet, TF1 et M6 possèdent trois canaux de diffusion supplémentaires par rapport à la limite de sept fixée par le dispositif anti-concentration médiatique. Les deux groupes envisageraient donc de céder 6Ter, TF1 Séries Films, TFX ou Gulli ; chaînes aux faibles audiences et dont la numérotation n’est pas stratégique. Cette stratégie est fréquemment dénoncée par les opposants à ce projet.

(Source : https://cdn-s-www.bienpublic.com/images/3cb62475-27b3-4616-83bc-96cc57c1b481/NW_listA_M/title-1621360209.jpg)

Zoom sur les oppositions

Au vu de l’étendue de leurs périmètres d’activités, de leur puissance économique et du précédent qu’une telle opération pourrait représenter, de nombreuses voix – aux intérêts extrêmement variés – s’élèvent contre ce projet de fusion.

Au premier rang de ceux-ci, se trouvent les concurrents privés des deux groupes (Canal+, Altice Media, NRJ, etc.), inquiets pour leurs revenus publicitaires notamment. Arthur Dreyfuss, CEO d’Altice Media (BFMTV, RMC, etc.) et l’un des rares à affirmer publiquement son opposition au projet, disait à ce propos : « L’objectif semble surtout être d’affaiblir les concurrents sur le marché français ».

Suivant une logique diamétralement opposée, Delphine Ernotte-Cunci, présidente de France Télévisions, s’est prononcée en faveur de cette fusion lors du festival Médias en Seine le 12 octobre dernier – auquel j’ai eu l’opportunité d’assister. De là à y interpréter l’espoir d’ainsi obtenir une augmentation de la CAP ou un allègement des contraintes publicitaires pesant sur le service public en arguant du renforcement de la concurrence privée gratuite au niveau national…

Les annonceurs publicitaires (agences et syndicats) sont également largement opposés à ce projet. Ainsi, en affirmant la non-substituabilité entre publicité télévisée et numérique, le directeur général de l’Union des marques (240 adhérents) a sapé l’argument principal des défenseurs de ce projet. Selon lui, la fusion aurait trois conséquences principales : (i) une (très forte) hausse des tarifs publicitaires, (ii) un problème d’accessibilité au média TV pour certains annonceurs (nouvelles marques et PME) et (iii) un appauvrissement de la qualité et de la diversité de l’offre des contenus. De plus, la séparation des régies publicitaires des deux groupes – solution parfois évoquée – est jugée non pertinente en raison de leur poids sur le marché.

Comme mentionné précédemment, de nombreux producteurs et distributeurs audiovisuels garnissent également les rangs des adversaires de ce projet (syndicats professionnels mais aussi Banijay ou Mediawan par exemple). Outre la crainte de l’apparition d’un « guichet unique », la constitution d’une filiale de production/distribution d’envergure – Newen – par TF1 n’est certainement pas de nature à apaiser les craintes relatives à une internalisation croissante de ces activités.

Les agrégateurs de contenus (opérateurs télécom (Iliad) et Canal+ notamment), quant à eux, estiment que ce nouvel acteur pourrait se prévaloir d’un poids nettement plus important lors des négociations les opposant et donc demander davantage en échange de la reprise des fils linéaires de leurs chaînes.

Enfin, le secteur de la presse écrite est également opposé à ce projet. Déjà mal en point financièrement, il risquerait de perdre de nombreux annonceurs au profit de médias puissants (Internet et TV). Pour autant, la fragilité économique de certains médias doit-elle pénaliser les mieux portants ?

(Source : https://www.lerevenu.com/sites/site/files/u499351/p11-graf2.jpg)

Quelles perspectives pour ce projet ?

Passés les remous provoqués par l’annonce, le projet est entré dans une phase institutionnelle qui ne semble pas devoir aboutir avant de longs mois.

L’Autorité de la concurrence a commencé, à la rentrée, un test de marché accompagné de l’envoi d’un questionnaire aux acteurs potentiellement impactés et son avis officiel est attendu à l’automne 2022. Le non-renouvellement, fin 2021 par le Président de la République, d’Isabelle de Silva – qui avait publiquement exprimé son scepticisme à l’égard de ce projet – à la tête du gendarme de la concurrence a d’ailleurs été interprété par certains comme une volonté de l’Élysée d’influencer le verdict. 

Quoi qu’il en soit, le timing de cette fusion est malvenu pour l’exécutif tant le sujet est épineux. Signes de sa portée politique, une commission d’enquête sénatoriale sur la concentration dans le domaine des médias a été créée et rendra son rapport d’ici fin mars et un rapport conjoint IGF-IGAC sur cette question a été commandé par Bruno Le Maire et Roselyne Bachelot-Narquin.

Saisie début novembre 2021 par l’ADLC, l’Arcom rendra son avis sur ce dossier d’ici au 31 mars 2022. S’il a initialement été prêté un regard bienveillant à Roch-Olivier Maistre, président de l’Autorité, au sujet de cette fusion, celui-ci a rappelé que l’étude de ce dossier n’en était qu’à sa phase d’instruction et qu’il était donc impossible de présager des conclusions de l’autorité indépendante. 

Par ailleurs, Iliad – maison-mère de Free – a saisi, fin 2021, les services de la concurrence de la Commission européenne. Son argument ? Les décisions étant prises conjointement par Bouygues et RTL Group (actionnaire majoritaire du Groupe M6 et propriétaire de 16% des parts du nouvel acteur), il conviendrait de considérer les chiffres d’affaires de Bouygues et de Bertelsmann (propriétaire de RTL Group). Dans ce cas, les seuils pour considérer que l’opération est de dimension européenne seraient atteints. Cependant, l’avis partagé est que ce dossier relève des autorités nationales. Ce qui n’empêche pas Bruxelles de le suivre avec attention dans la mesure où il pourrait redéfinir le marché pertinent de la publicité pour les médias traditionnels et ainsi constituer un précédent à l’échelle européenne. 

Il sera extrêmement intéressant de voir comment les autorités françaises intègrent la nouvelle donne concurrentielle – sur le marché publicitaire notamment – dans leurs analyses. Il en va de la survie des médias traditionnels, et d’une partie de notre souveraineté culturelle, à l’ère du numérique.
D’autant que Benoît Cœuré, tout juste nommé à la tête de l’ADLC, a indiqué que cette opération « ne va pas de soi ». En cas d’autorisation de la fusion, de nombreux opposants menacent déjà de déposer un recours devant le Conseil d’État. Verdict attendu au plus tard au printemps 2023…

Théo ANFOSSI


Sources :

https://event.mediasenseine.com/session/cd1e55ee-592b-ec11-ae72-a04a5e7d345e

https://www.groupem6.fr/content/uploads/2021/05/Projet-de-fusion-M6-TF1.pdf

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