L’IA, la nouvelle arme pour capturer notre attention

Dans le monde tumultueux du numérique, une vérité demeure inchangée : notre attention est une ressource précieuse, convoitée par les géants de la technologie. 

Aujourd’hui, nous nous interrogeons sur le rôle croissant de l’intelligence artificielle (IA) et de l’analyse prédictive dans l’économie de l’attention, un concept dont l’importance a été cyniquement résumée par Patrick Le Lay, ancien PDG de TF1, lorsqu’il déclarait en 2004 que la chaîne vendait du « temps de cerveau humain disponible » à des annonceurs comme Coca-Cola. Cette remarque, qui a suscité une polémique en France, résonne avec une pertinence accrue à l’ère du numérique.

Qu’est-ce que l’économie de l’attention ? 

L’économie de l’attention, concept qui a émergé dans les années 90, décrit un monde où l’abondance d’informations dépasse notre capacité à les absorber. Dans cet univers saturé, capter l’attention devient un enjeu majeur. Les entreprises, en exploitant nos tendances à la distraction, s’efforcent de nous maintenir collés à nos écrans pour maximiser l’exposition publicitaire. 

Chaque jour, nous sommes submergés par 720 000 heures de nouvelles vidéos sur YouTube5 milliards de snaps, et 500 millions de stories. Cela se traduit par une capacité réduite à se concentrer, avec une attention moyenne tombant à peine à 9 secondes par sujet. Les entreprises doivent donc se battre pour gagner un peu plus d’attention de chacun.

Quel lien avec l’analyse prédictive et l’IA ? 

L’analyse prédictive, utilisant des techniques comme l’apprentissage automatique, la modélisation statistique, et l’exploration de données, anticipe nos comportements futurs. Elle est employée massivement dans le marketing, notamment à travers le scoring pour prioriser les clients, les modèles d’identification pour acquérir de nouveaux prospects, et la segmentation automatisée pour personnaliser les campagnes publicitaires.

L’IA, en particulier le Machine Learning, est au cœur de cette révolution. Elle permet de créer des modèles sophistiqués capables d’identifier des schémas complexes dans de vastes ensembles de données. Ces modèles, qu’ils soient supervisés ou non supervisés, sont utilisés pour anticiper les tendances et les comportements, offrant aux entreprises un avantage compétitif notable.

À l’ère du numérique, nous assistons donc à une redéfinition de l’économie de l’attention, propulsée par l’IA et l’analyse prédictive. Les entreprises ne se contentent plus de vendre des produits ; elles vendent notre attention, en exploitant nos interactions sur le web. Mais à quel prix pour notre liberté et notre capacité à choisir ?

Comment l’IA et l’analyse prédictive transforment-elles l’économie de l’attention, et quelles sont les implications éthiques, sociales et personnelles de cette nouvelle ère de l’hyper-attention ?

L’Impact de l’IA et de l’Analyse Prédictive sur l’Économie de l’Attention

Une recherche montre que, dans le monde actuel saturé de contenus, les marques réalisent 90% de leurs interactions avec leurs parties prenantes à partir de seulement 5% de leurs contenus. Cela suggère que la majorité des contenus produits suscitent peu ou pas d’engagement. Avec la montée de l’IA générative, les organisations ont le choix entre produire une quantité croissante de contenus de faible qualité ou opter pour une stratégie axée sur la production de contenus de haute qualité. Cette seconde stratégie, qui inclut le ciblage des publics, la pertinence et la créativité des contenus, et l’interactivité, semble être la plus viable. 

L’intelligence artificielle (IA) et l’analyse prédictive transforment radicalement l’économie de l’attention, en particulier dans le domaine du marketing. Ces technologies permettent une approche plus qualitative et personnalisée du contenu, ce qui est crucial dans un monde où une grande partie du contenu produit suscite peu ou pas d’engagement. 

Génération de contenu et analyse de données : L’IA est utilisée pour créer du contenu personnalisé et analyser des données complexes, transformant ces informations en rapports faciles à comprendre et en visualisations captivantes. Selon l’étude de HubSpot, 48 % des entreprises utilisent l’IA générative dans divers aspects de leur stratégie marketing, améliorant ainsi la prise de décision et la création de rapports de performance.

Prédiction du comportement des clients : Grâce à ses immenses bases de données, l’IA identifie des modèles dans les interactions et préférences des consommateurs pour prédire leur comportement. Des outils comme Predict AI by Neuronsutilisent des données de suivi oculaire et de réponse cérébrale pour comprendre comment les clients réagissent aux publicités et à la marque.

Amélioration du processus créatif : L’IA aide les équipes marketing à analyser de grandes quantités de données pour guider le processus créatif. Par exemple, Persado a analysé trois ans de données d’un client de détail pour identifier les concepts et messages les plus puissants, influençant ainsi l’ensemble du processus créatif.

Les Questions Éthiques : Vie Privée et Manipulation

L’utilisation de l’IA et de l’analyse prédictive dans le marketing soulève des inquiétudes éthiques, notamment autour de la vie privée et de la manipulation des comportements. 

L’article de Forbes souligne que le marketing nécessite un équilibre délicat entre l’engagement de technologies prédictives intelligentes, comme l’IA, et le respect des normes éthiques qui construisent la confiance entre les marques et les clients.

Dans cette perspective, la technologie prédictive peut avoir des implications éthiques profondes, en particulier lorsqu’elle est utilisée pour découvrir des vérités non volontaires sur les individus à partir de données existantes. Un article de la Harvard Business Review intitulé « Quand la technologie prédictive devient-elle contraire à l’éthique ? » par Eric Siegel, soulève des questions importantes sur les implications éthiques de la technologie prédictive. Il se concentre sur le dilemme éthique qui se pose lorsque les algorithmes peuvent prédire des informations sensibles sur vous (comme votre orientation sexuelle ou si vous souhaitez quitter votre emploi). Ces prédictions ne sont pas basées sur la manipulation, la fuite ou le vol de données. Au contraire, elles sont générées à partir de nouvelles données – la découverte indirecte de vérités non volontaires sur les individus. L’article soulève la question de savoir s’il y a un inconvénient lorsque les modèles prédictifs fonctionnent trop bien. Nous savons qu’il y a un coût lorsque les modèles prédisent de manière incorrecte, mais y a-t-il aussi un coût lorsqu’ils prédisent correctement ? Il est important de rester vigilant lorsque l’apprentissage automatique sert à renforcer une pratique contraire à l’éthique existante, et également lorsqu’il génère des données qui doivent être manipulées avec soin.

De plus, un article de Forbes, de août 2023, explore comment l’IA transforme la façon dont les entreprises interagissent avec leurs clients, influençant les décisions d’achat et le comportement des consommateurs.

Il souligne que la montée de l’IA et la demande d’hyper-personnalisation des services est une épée à double tranchant. L’IA permet aux entreprises de créer des liens plus forts avec leurs clients grâce à des expériences sur mesure qui répondent aux besoins et aux préférences individuelles, des suggestions de produits personnalisées au service client individualisé. Pourtant, alors que ces services « pratiques » permis par l’IA deviennent la norme, les entreprises devraient-elles toujours chercher à dépasser les attentes des clients ?

Conclusion 

Pour clore, un petit conseil de Sabine Duflo : adoptons la méthode des « 4 pas » pour échapper à l’aspirateur de l’attention que sont nos écrans. Tout simplement : pas d’écrans le matin, ni aux repas, avant de dormir ou dans la chambre. C’est comme un régime, mais pour nos yeux !

L’intégration de l’IA et de l’analyse prédictive dans l’économie de l’attention suggère un futur où la qualité du contenu prime sur la quantité. Néanmoins, cette évolution nécessite une réflexion éthique approfondie, centrée sur la protection de la vie privée et la prévention de la manipulation des consommateurs.

Enfin, un petit mot de Rémi Godeau sur le livre de Bruno Patino, Submersion (2023) : « Désormais, nous explique Bruno Patino, la submersion paralyse et le choix peut devenir une suffocation : « Une concurrence inattendue se présente : l’économie du choix. » ».

Jeanne BOUVARD


Sources 

Anizon, E. Milot, O. et Zarachowicz, W. (2020). “On me transforme en marchand de cerveaux” : quand Patrick Le Lay tentait de se défendre. Télérama. (https://www.telerama.fr/television/nous-vendons-du-temps-de-cerveau-humain-disponible-quand-patrick-le-lay-tentait-de-se-defendre,n6618251.php)

Bouissiere, Y. (2024). YouTube™ : statistiques complètes & chiffres clés 2024. Proinfluent.com (https://www.proinfluent.com/youtube-chiffres-cles/)

Dubourg, B. (2022). L’économie de l’attention. Rédaction financière. (https://www.redactionfinanciere.com/l/leconomie-de-lattention/)

Godeau, R. (2024). Economie du choix, intelligence artificielle et médias : le grand carambolage. LinkedIn. (https://www.linkedin.com/pulse/economie-du-choix-intelligence-artificielle-et-médias-rémi-godeau-rv5ge/?originalSubdomain=fr)

Hironde, J-B. (2023). AI’s Impact On The Future Of Consumer Behavior And Expectations. Forbes. (https://www.forbes.com/sites/forbestechcouncil/2023/08/31/ais-impact-on-the-future-of-consumer-behavior-and-expectations/?sh=fee61e47f6db)

Hutchinson, E. (2022). The Role Of Ethics In The Evolving World Of Marketing AI. Forbes. (https://www.forbes.com/sites/forbescommunicationscouncil/2022/08/17/the-role-of-ethics-in-the-evolving-world-of-marketing-ai/?sh=4bc830fc2e97)

Leuenberger, M. (2023). Statistiques Instagram : 10 chiffres pour améliorer sa stratégie social media en 2024. Shopify. (https://www.shopify.com/fr/blog/statistiques-instagram)

Sansonetti, J. (2024). Chiffres Snapchat 2023 : Statistiques, utilisateurs du réseau social et prévisions. WiziShop. (https://www.wizishop.fr/blog/chiffres-snapchat)

Shahid, K. (2023). 11 Artificial Intelligence Examples from Real Brands in 2023. Hubspot Blog. (https://blog.hubspot.com/marketing/11-artificial-intelligence-examples-from-real-brands-in-2024)

Siegel, E. (2020). When Does Predictive Technology Become Unethical?. Harvard Business Review. (https://hbr.org/2020/10/when-does-predictive-technology-become-unethical)

(2023). Comment l’IA transforme le marketing en entreprise. Archimag. (https://www.archimag.com/demat-cloud/2023/10/30/hubspot-enquete-intelligence-artificielle-ia-marketing-entreprises)

Marketing truth or marketing hype? Beckon digs into the latest buzzwords and trends to reveal what’s working and what’s not. Beckon. (https://s39940.pcdn.co/wp-content/uploads/2018/12/Marketing-Truth-or-Marketing-Hype-Beckon-Report.pdf)

De la simple suggestion à la capture de notre attention : Les technologies nous manipulent- t-elles ?

Portable, ordinateur, tablette, Facebook, Snapchat, Instagram, … une routine largement répandue et partagée par beaucoup chaque jour. Face à cet empressement informationnel et social sont apparus depuis quelques années des manifestes anti-technologies, des « Digital Detox » salvatrices. Leur mission ? Nous libérer de notre hyperconnexion, de ce sentiment d’urgence permanent qui nous assiège dès que l’écran de notre smartphone s’éclaire. Comme pour arrêter de fumer, une bonne dose de volonté serait nécessaire et le webonaute se verrait libérer de ses démons modernes.

 

Évolution du nombre d’occurrences des termes « digital detox » dans le temps
– Source Google Trends

 

Alors, tous coupables ?

 

Nos applications/sites favoris sont-ils à dédouaner de toute responsabilité dans ce va-et-vient continuel de pouces sur les écrans ? Derrière la transparence supposée des interfaces pâmées de couleurs délicates et de cadres discrets, nos dispositifs de communication et d’informations sont bien plus que de simples intermédiaires neutres entre nous et le monde. Leur organisation, design, architecture et types de mise en visibilité des contenus sont pensés dans un objectif précis. Ainsi, selon Tristan Harris, ancien spécialiste du design chez Google, les nouvelles technologies « kidnapperaient » l’attention de leurs utilisateurs qu’elles garderaient captifs. Comment ? Par d’inlassables stimulus comme les notifications ou les alertes, par un scroll infini, ou même via le lancement automatique de vidéos, espérant ainsi capter notre regard. L’approche se veut délibérément pavlovienne, et crée a fortiori un comportement réflexif, l’individu se jetant frénétiquement sur son écran. L’attention est devenue le nouvel or noir et la technologie, son écrin.

 

Ainsi, selon Yves Citton dans Pour une économie de l’attention, le temps d’attention serait en passe de reconfigurer les lois de l’économie et de la politique. Il rappelle ainsi dans son œuvre une phrase de Michael Goldhaber qui soutenait que, « comme toute autre forme d’économie, celle-ci est basée sur ce qui est à la fois le plus désirable mais surtout le plus rare, et c’est maintenant l’attention venant d’autres personnes qui satisfait cette double caractéristique ». Cette nouvelle rareté est directement corrélée au web et à la profusion de biens disponibles qu’il propose. De plus en plus d’articles, de vidéos et d’images sont produits alors même que la quantité d’attention disponible par individu est fixe. C’est alors le business model même du web qui se trouve impacté, obligeant les entreprises à agir pour « attirer l’attention ».

 

En effet, le web, dès ses prémices a été conçu pour ne faire aucune distinction entre ses usagers. Dans cette agora connectée, la gratuité des biens était compensée par la publicité, et notamment le display. Dès lors, l’attention est devenue hégémonique pour qui voulait exister en ligne. Sans visites sur son site web, pas de revenus publicitaires. Des acteurs comme Twitter ou Facebook ont rapidement compris ce nouveau paradigme et ont adapté leurs modèles. L’équation était simple, plus les individus étaient connectés à la plateforme, plus celle-ci pouvait leur montrer des publicités et donc accroître ses revenus. Les notifications se sont alors multipliées et le scroll s’est allongé. Cependant, ces formes de stimulus ne sont pas les seules. Cette volonté de garder l’individu en ligne peut expliquer pourquoi notre News feed ne montre pas de manière équitable les actualités journalistiques récentes et les photos et publications likées par nos amis. L’article vous mènerait vers un autre site et vous ferait alors stopper votre navigation. Les photos de vos amis à contrario vous feront interagir, et donc rester davantage en ligne. Notons que la gestion des « fake news » suit un raisonnement semblable. Ce type de publication ayant tendance à se faire massivement relayer et à entraîner de nombreuses interactions (likes, commentaires), les supprimer au premier signalement couperait Facebook de revenus potentiels. L’attention est devenue un gibier à capturer, et pour se faire, tous les moyens sont bons.

 

De la « petite attention » à la capture complète de celle-ci, il n’y a qu’un pas, déjà franchi.

 

Rien d’étonnant alors à ce que le mot « captologie » (captology en anglais), contraction entre le mot anglais « captor » (ravisseur), et –logy (science), vienne de faire son apparition sur le site www.definitions-marketing.com (26 janvier 2018). Inventé par un chercheur de Stanford, il désigne les techniques de design des interfaces destinées à capter l’attention des utilisateurs. Cependant, cette capture, comme le souligne F.Cochoy, n’aurait rien de brutale, personne ne s’est jamais plaint d’une supposée violence physique de Facebook ou Google à son encontre. Il s’agirait plutôt d’une stratégie visant à tirer parti des capacités des individus afin de les dévier de « leur trajectoire, les soustraire à l’espace extérieur, les placer sous contrôle ». A travers cet art du « faire laisser faire », ces acteurs donneraient aux internautes une impression de liberté, qui bien qu’étant conditionnelle, ne se ressentirait pas comme telle. Le « champ des possibles » resterait ouvert, mais se limiterait à un nombre réduit d’actions.

 

L’interface de Netflix est l’un des exemples les plus frappants de l’impact du design sur les actions individuelles. En effet, l’abonné n’a que deux possibilités de navigation, horizontale et verticale. Dans le premier cas, 6 choix lui sont proposés, dans le second, 40 catégories. Il peut éventuellement rechercher un contenu, mais le catalogue est très large et les possibilités de filtrage inexistantes. Les films qui lui sont suggérés deviennent rapidement la seule possibilité qu’a l’individu dans sa recherche de contenu. Notons qu’il choisira plus volontiers les films se situant dans la catégorie la plus en haut et non ceux demandant de scroller plusieurs secondes. Dans cette situation, le design a un impact direct sur la consommation culturelle des individus.

www.medium.com/netflix-techblog/

 

Vers une éthique du design ?

 

Ces différents constats ont poussé plusieurs chercheurs à s’interroger sur l’impact à long terme de ce type de pratique et à demander l’apparition d’une éthique quant aux designs de nos technologies et sites web/applications. Tristan Harris, dont nous avons parlé plus haut a ainsi créé l’organisation Times Well Spent, qui se définie comme un « mouvement visant à transformer la course à l’attention afin qu’elle s’harmonise avec nos meilleurs intérêts ».  Elle prodigue ainsi de nombreux conseils permettant d’établir une relation plus seine aux technologies : tourner son écran en noir et blanc, arrêter les notifications, sur mobile lancer les applications uniquement en les cherchant dans la barre de recherche, etc. En France se tient depuis 2017 l’évènement Ethics by Design, première conférence en France dédiée à la conception numérique durable. Les choses sont donc en train de bouger du côté de la recherche mais les individus seront-ils prêts pour mieux vivre à se séparer des outils les reliant au monde ? Wait and see.

 

– Thomas JAFFEUX.

 

 

Bibliographie :

L’économie de l’attention – Yves CITTON – Éditions La Découverte.

– Michael H. Goldhaber , « Principles of the new economy », 1996.

– www.timewellspent.io

– https://2017.ethicsbydesign.fr

– COCHOY F. La captation des publics entre dispositifs et dispositions, ou le petit chaperon rouge revisité. La captation des publics : ”c’est pour mieux te séduire, mon client”, Presses Universitaires du Mirail, pp.11-68, 2004.

 

 

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