L’écriture à l’épreuve des algorithmes : La transformation du métier de scénariste à l’ère de l’intelligence artificielle
L’industrie audiovisuelle traverse aujourd’hui une mutation sans précédent sous l’impulsion des technologies émergentes. Avec l’avènement de l’intelligence artificielle générative et le développement d’outils spécialisés tels que Génario, la figure de l’auteur solitaire face à sa page blanche s’efface au profit d’une interface interactive capable de suggérer des structures narratives, d’esquisser des dialogues ou de générer des fiches de personnages détaillées.

En France, où l’on dénombre plus de 6 000 scénaristes selon la SACD, cette irruption technologique a d’abord été perçue comme une menace existentielle. Cette inquiétude s’est cristallisée en 2023 lors de la grève historique de la Writers Guild of America (WGA) à Hollywood, qui a duré 148 jours, marquant le plus long conflit social de l’histoire du secteur depuis des décennies. Pourtant, malgré ces tensions, le milieu du cinéma et de la télévision commence à intégrer ces outils, les envisageant désormais comme des partenaires de création plutôt que comme de simples remplaçants.
Du clavier à l’algorithme : l’IA comme nouveau « collaborateur »
L’intégration de l’IA dans le processus créatif marque le passage d’un rôle d’assistant technique à celui de véritable co-auteur numérique. Pour le milieu audiovisuel, des plateformes comme Génario ont été spécifiquement conçues pour accompagner la création dramaturgique en s’appuyant sur de vastes bases de données de scénarios classiques afin de proposer des analyses structurelles.
Cette technologie agit comme un « sparring-partner » capable d’identifier les « ventres mous » d’un récit ou de vérifier la conformité d’une intrigue avec les étapes théoriques du voyage du héros. En automatisant la génération de descriptions de décors ou en proposant des variantes de dialogues, l’IA permet aux auteurs de s’extraire de la logistique d’écriture pour se concentrer sur l’architecture globale de l’œuvre.
Le scénariste James Cameron a récemment rejoint le conseil d’administration de Stability AI. S’il reste prudent sur la capacité de l’IA à créer de l’émotion pure, il reconnaît son utilité pour la visualisation et la structuration des mondes complexes. À l’inverse, Charlie Brooker, créateur de Black Mirror, a testé l’IA pour écrire un épisode. Sa conclusion est sans appel : « Le résultat ressemblait à de la bouillie, car l’IA ne fait que régurgiter ce qui existe déjà« . Mais pour des séries à flux tendu comme les feuilletons quotidiens (Plus belle la vie, Demain nous appartient), l’IA devient un outil de productivité pour générer des dizaines de variations de dialogues en un temps record.
L’IA un superviseur editorial ?
Le métier de scénariste pourrait glisser progressivement vers un rôle de superviseur éditorial où l’acte créatif ne consisterait plus seulement à écrire, mais à choisir et affiner des propositions algorithmiques. Ce nouveau processus de création déplace le centre de compétence vers la maîtrise du « prompt » et la capacité de sélection critique.
Selon une étude du CNC publiée en 2024, près de 25% des professionnels de l’audiovisuel utilisent déjà des outils d’IA de manière occasionnelle pour le brainstorming. Le scénariste devient un chef d’orchestre. Comme le souligne Franck Bauchard, expert auprès du Ministère de la Culture et spécialiste des mutations numériques, « le rôle de l’artiste n’est plus de produire de la matière brute rapidement, mais d’apporter une démarche et un récit. L’intelligence créative se déplace ainsi de l’exécution vers la capacité de jugement et de sélection parmi les propositions de la machine. » (Bauchard, F. (2025). « Machina Sapiens : l’IA au défi de la création artistique ». Rapport et parcours d’exposition pour le Ministère de la Culture.)
Les risques de « Netflixisation » et la fragilité des jeunes auteurs
Ce changement de paradigme soulève toutefois des inquiétudes socio-économiques majeures, notamment pour les jeunes auteurs. Les syndicats craignent que les tâches traditionnellement confiées aux juniors, comme les recherches documentaires ou les premiers jets de synopsis, ne soient totalement automatisées, fermant ainsi la porte d’entrée de la profession aux nouveaux talents.
Le risque majeur de l’IA réside dans ce que les analystes appellent la « Netflixisation » des contenus. Ce phénomène désigne une uniformisation des scénarios calqués sur des succès passés. En effet, l’IA fonctionne par probabilités statistiques : elle analyse ce qui a généré du temps de visionnage pour reproduire des schémas narratifs similaires. Selon une étude de la plateforme de données Ampere Analysis, l’accent mis par les algorithmes de recommandation pousse déjà les producteurs à privilégier des genres très codifiés au détriment de l’originalité. On risque alors de voir apparaître des scénarios « moyens », efficaces pour maintenir l’attention mais dépourvus de prise de risque artistique. L’exemple de la série 1899, annulée par Netflix malgré une base de fans solide car ses données de complétion ne rentraient pas dans les cases de l’algorithme, illustre cette tension entre création humaine et dictature de la statistique.
Le droit comme rempart
Face à cette dérive, la résistance s’organise par le biais du droit. La grève de la WGA en 2023 a permis d’arracher des garanties essentielles : l’interdiction de créditer l’IA comme auteur et l’impossibilité pour les studios de forcer un scénariste à utiliser ces logiciels.
En France, le Code de la propriété intellectuelle est encore plus protecteur. Le droit d’auteur repose sur « l’empreinte de la personnalité du créateur », ce qui place les œuvres générées majoritairement par IA dans un flou juridique total. Actuellement, les productions purement algorithmiques ne sont pas protégables. Ce flou juridique crée un paradoxe pour les studios : s’ils utilisent trop l’IA pour réduire les coûts, ils perdent la protection de leur propriété intellectuelle, car n’importe qui pourrait alors copier leur film sans risquer de poursuites. Pour organiser cette cohabitation, de nouveaux textes voient le jour comme l’AI Act européen de 2024 qui impose des obligations de transparence et le respect du droit d’auteur lors de l’entraînement des modèles.
Éthique et diversité : le piège des biais algorithmiques
L’enjeu éthique du biais algorithmique demeure central. Les outils comme Génario ou ChatGPT sont entraînés sur des corpus existants qui reflètent souvent les préjugés des sociétés passées. Si l’IA est nourrie de 50 ans de films d’action où le héros est systématiquement un homme blanc, elle proposera naturellement ce schéma pour chaque nouveau scénario. Cela pose un problème majeur pour la diversité et la représentation culturelle. Le scénariste doit donc agir comme un garde-fou éthique pour déconstruire les clichés que l’IA ne manquera pas de lui proposer. C’est ici que l’humain reprend l’avantage : la machine peut mimer la structure, mais elle ne comprend pas les enjeux sociétaux complexes.
Michelin Lola
