Le foyer comme vitrine : marketing, intimité et pression du “tout partager” sur les réseaux sociaux.
Sur les réseaux sociaux, la vie de famille devient contenu. Maternité, cuisine, disputes et confidences sont exposées pour capter l’attention, gagner la confiance… et monétiser l’intime. Derrière l’authenticité affichée, un business rodé s’installe.
Une révolution silencieuse au cœur du foyer
Autrefois invisible, le quotidien domestique fait désormais spectacle. Sur les réseaux sociaux, des centaines d’influenceuses transforment leur vie de famille en feuilleton, leur cuisine en plateau de tournage, leur couple en stratégie de contenu. Le foyer est devenu un lieu d’influence, une vitrine permanente où se jouent des récits de maternité, de féminité, d’amour et de consommation.
Figure emblématique de ce phénomène, Poupette Kenza a été la leader incontestée de ce mouvement. À seulement 24 ans, elle a rassemblé une audience colossale sur Snapchat, Instagram et TikTok, en partageant chaque recoin de sa vie privée. Jusqu’à l’arrêt brutal de son activité après plusieurs scandales, elle a incarné l’extrême de cette logique d’exposition totale. Elle laisse derrière elle un nouveau phénomène, fascinant mais profondément inquiétant.
À travers cette exposition massive de leur vie domestique, ces femmes influentes redéfinissent les frontières de l’intime. Mais que révèle vraiment cette mise en scène continue ? Et à quel point brouille-t-elle les limites entre ce que l’on vit et ce que l’on vend ?
L’influenceuse Poupette Kenza, de son vrai nom Kenza Benchrif :

Le quotidien mis en vitrine : la stratégie de l’exposition continue
Filmer son réveil, ses enfants à table, ses disputes conjugales ou l’état de son évier n’a plus rien d’exceptionnel : c’est devenu un langage, une narration, une présence. Dans ce nouvel ordre médiatique, l’intime n’est plus dissimulé, il est déployé. Certaines influenceuses partagent leur quotidien avec une intensité quasi obsessionnelle, jusqu’à publier 200 stories par jour, découpant leur vie en séquences digestes, calibrées pour capter l’attention. C’est notamment le cas de Poupette Kenza, qui illustrait jusqu’à l’absurde cette logique de saturation narrative.
Derrière le naturel affiché se cache une mise en scène pensée : les contre-plongées sur les cernes, le désordre en arrière-plan, les « mauvaises mines » brandies comme gage de sincérité. Cette illusion de spontanéité est l’arme la plus puissante de la narration numérique. Tout paraît brut, et c’est précisément cela qui vend. Dans une économie de l’attention saturée, c’est la vulnérabilité apparente qui fidélise. Kenza, en diffusant ses moments les plus privés — comme sa rupture ou même une crise d’épilepsie de son mari qu’elle filme au lieu d’appeler les secours — poussait cette logique jusqu’à ses limites les plus problématiques.
Les pseudonymes eux-mêmes s’enracinent dans ce registre du foyer : Dania2g parlait si souvent de son mari que son pseudonyme est devenu « Dania Mon Mari. SirineJne, elle, fait référence à son mari comme Batman et devient « Sirine Batman », avant de devenir « Sirine Maman » à l’annonce de sa grossesse. Comme si l’identité se recomposait autour des rôles domestiques. Le storytelling personnel devient un outil de branding, le foyer un levier de conversion émotionnelle.
L’intime monétisé : stratégies commerciales et illusions d’authenticité
Ce théâtre de l’intime n’a rien d’anodin. Il répond à une logique marchande claire : capter l’attention pour la convertir en consommation. Plus l’influenceuse paraît proche, vraie, humaine, plus son pouvoir de recommandation s’intensifie. C’est une économie fondée sur la confiance affective. On n’achète pas un produit, on valide un lien. Et ce lien est la clé de leur modèle économique.
Les partenariats commerciaux ne sont pas des compléments, ce sont leur principale source de revenus. Les influenceuses vendent des emplacements dans leur vie, des instants d’attention, des tranches de confiance. Lorsqu’une mère de famille recommande une table à langer ou un shampoing pour bébé, elle ne vend pas un objet : elle vend l’image d’une femme crédible, rassurante, à qui l’on peut s’identifier. C’est ce transfert de confiance qui transforme leur quotidien en valeur marchande.
Les placements de produits s’insèrent ainsi dans le fil de la vie quotidienne, dans un décor crédible, un rythme familier. Mais sous cette douceur apparente, les dérives sont nombreuses. Poupette Kenza, par exemple, a été condamnée à 50 000 euros d’amende pour avoir promu des produits interdits à la vente en France (bandes de blanchiment dentaire) en les présentant comme des recommandations sincères et spontanées alors qu’il s’agissait d’un partenariat rémunéré. Elle a également prétendu lancer sa propre marque d’autobronzants alors qu’il ne s’agissait que de dropshipping maquillé, en vendant à prix fort des produits génériques simplement réétiquetés.
Le foyer devient alors un espace de storytelling commercial : chaque moment est une opportunité de placement. L’enfant devient figurant, la dispute devient climax, la maternité devient ligne éditoriale. Et plus la frontière entre vie vécue et vie médiatisée s’efface, plus la logique du marketing se fait invisible. Kenza, encore, intégrait régulièrement ses enfants dans ses publications, y compris dans des contextes où leur exposition était jugée dangereuse.
Certaines ex-vedettes de téléréalité se reconvertissent dans ce registre pour fuir l’oubli. Passées de la provocation en maillot de bain à l’image apaisée de la mère responsable, elles opèrent une mue stratégique. Ce repositionnement familial n’est pas une reconversion personnelle : c’est une relance algorithmique. Kenza, révélée à la base par ses clashs et sa spontanéité brute, avait progressivement glissé vers un contenu centré sur le foyer, la parentalité et l’entrepreneuriat féminin — sans jamais renoncer au spectaculaire.
Les dérives psychologiques et sociales d’une économie de soi
Mais cette économie de l’intime a un prix. Pour celles qui s’y prêtaient, la performance devenait permanente. Il ne s’agissait plus seulement de vivre : il fallait raconter, cadrer, anticiper ce qui serait filmable. Cette double existence — celle qu’on vit et celle qu’on donne à voir — installe une tension constante. Elle altère la perception de soi, rendant la validation numérique indispensable à l’estime personnelle.
Pour les enfants, les dangers sont plus graves encore. Filmés dans des moments vulnérables, exposés parfois sans leur consentement, ils deviennent malgré eux des personnages. Certains contenus sont repris, détournés, circulent sur des réseaux obscurs. Dans le cas de Kenza, plusieurs vidéos de sa fille ont été diffusées sans filtre, jusqu’à être détournées et retrouvées sur des plateformes pédopornographiques, menant à une enquête judiciaire et au retrait temporaire de la garde de ses enfants.
Quant au public, il n’est pas passif. Il commente, il soutient, il juge, il s’identifie. Cette illusion d’intimité crée une emprise affective forte. Certaines fans construisent des relations parasociales si intenses qu’elles perdent de vue la distance nécessaire : elles défendent, imitent, vivent à travers l’autre. Poupette Kenza a vu sa disparition temporaire des réseaux provoquer une telle angoisse chez certaines de ses fans que certaines ont arrêté d’aller travailler, incapables de rompre ce lien affectif unilatéral.
Sociologiquement, ce modèle réactive des normes genrées. Il valorise la femme douce, présente, soignée, centrée sur son foyer, maîtrisant ménage, beauté, parentalité et marketing. Ce retour au foyer, en apparence moderne, est souvent conservateur dans ses implications. Il enferme, plus qu’il ne libère. L’idéal mis en avant est celui d’une mère omniprésente, d’une épouse dévouée, mais aussi d’une entrepreneuse performante : un cumul de rôles irréalistes, qui creuse les écarts entre vie rêvée et réalité vécue.
D’un point de vue psychologique, le phénomène accentue une forme d’hyper-visibilité émotionnelle. Les influenceuses partagent leurs joies, leurs peines, leurs crises, leurs colères en temps réel, au risque d’une exposition mentale continue. La frontière entre spontanéité et dépendance affective devient floue. La plateforme devient un miroir grossissant où chaque émotion est monétisée, chaque moment intime mis en tension avec le regard de milliers d’inconnus.
Déconstruire la mise en scène du quotidien
Ce que révèle ce phénomène, au fond, c’est une nouvelle forme de capitalisme émotionnel. Le foyer devient un espace de production, l’intimité devient un outil d’influence, et la sincérité est calibrée en fonction de son potentiel viral. Ce ne sont plus seulement des produits qu’on vend : ce sont des modes de vie, des affects, des projections.
Pour les créatrices de contenu, cela exige une vigilance constante. Pour les spectateurs, cela appelle un regard critique. Et pour la société, cela pose la question de ce que nous valorisons : la transparence ou la performance ? L’émotion sincère ou sa simulation rentable ? Kenza cristallise cette tension : à force de tout exposer, elle incarne les excès, les succès, mais aussi les dangers de cette mise en scène permanente.
Partager n’est pas un problème. Ce qui l’est, c’est de ne plus savoir pour qui l’on partage, ni à quel prix. Il est temps de redéfinir les contours de l’intimité, non comme un produit de consommation, mais comme un espace de respiration, de construction, de dignité.
Zohra Farhati