Comment les plateformes peuvent nous rendre passifs et comment affectent-elles notre créativité?
En 2024, une chose est sûre : les 15-24 ans sont hyperconnectés ! D’après Médiamétrie, 84,7 % d’entre eux se rendent sur Internet tous les jours, y passant en moyenne 3h50, dont plus de la moitié sur les plateformes comme les réseaux sociaux.
Grâce à ces fameuses plateformes, nous pouvons rapidement, et de façon constante et permanente, nous informer, rester en contact avec qui que ce soit dans le monde, regarder des vidéos, écouter de la musique… Nous pourrions penser qu’en nous donnant l’accès à un nombre infini d’informations, la plateformisation aurait été un stimuli incessant pour notre cerveau.
Or, bien au contraire, de récentes études ont montré que du temps passé sur les réseaux sociaux découle une passivité inquiétante. Le Dr Marie-Anne Sergerie parle de RMD (Réseau du Mode par Défaut) qui s’active lorsque l’on est passif, mais étonnement, qui s’active également lorsque l’on regarde les réseaux sociaux. Une étude d’Oxford qualifie même cette passivité lorsque l’on est sur ces plateformes, de “brain rot”.
Comment les plateformes numériques favorisent la passivité des utilisateurs ?
L’objectif principal des plateformes numériques est de faciliter le trajet du consommateur dans le ‘purchase funel’ afin de l’acquérir et de le fidéliser pour maximiser son profit. Pour cela, les entreprises veulent faire en sorte que le consommateur ne ressente pas l’effort qu’il fournit lorsqu’il navigue sur une plateforme. Différentes stratégies ont donc été mises en place.
La première est le scrolling infini. Cette technique permet au consommateur de rester engagé sans ressentir d’effort lorsqu’il utilise les plateformes. La consommation du contenu est ainsi de plus en plus automatisée et passive.
Vient compléter cette stratégie, celle des algorithmes. En effet, les algorithmes permettent de rendre le scrolling encore plus efficace en mettant à jour les fils d’actualité selon nos préférences du moment sans que nous n’ayons nous même à filtrer la page. C’est d’ailleurs ce qu’utilisent Instagram, TikTok, Youtube, Facebook et bien d’autres plateformes.
Grâce à ces techniques généralement combinées, les entreprises arrivent à mettre en place une utilisation facile et intuitive des plateformes qui nous rend passif. Aujourd’hui, les plateformes sont créées afin de nous simplifier la vie et nous faire gagner du temps. C’est ainsi que Spotify transforme la musique en produit de consommation passive en proposant des playlists déjà pré-faites et des musiques qui ressemblent à ce que le consommateur consomme habituellement ou qui pourraient fort probablement lui plaire. Le consommateur n’a donc plus à se fatiguer à chercher de nouvelles musiques puisque Spotify lui en propose automatiquement. Netflix utilise également cette technique.
De plus, la masse d’informations qui se trouve sur ces plateformes noient l’utilisateur qui n’arrive donc plus à distinguer les informations et ne cherche tout simplement donc plus à les distinguer. Et l’IA aide les plateformes dans ce processus puisqu’elles s’en servent afin de produire encore plus et encore plus rapidement des contenus que l’utilisateur pourra regarder encore plus passivement.
On pourrait penser que ce contenu généré par des IA ferait fuir les consommateurs qui se laisseraient de voir des contenus qui ne sont pas créés par de l’humain et donc pas vraiment “réel”. Mais le contraire à lieu, leur passivité et leur insignifiance envers ce phénomène qu’ils ne remarquent probablement même pas, additionné à leur besoin constant de nouveau contenu a créé une augmentation de 8 % du temps passé sur Facebook et de 6 % du temps passé sur Instagram.
Une création qui n’est plus décidée par l’humain mais imposée par les algorithmes
Dans un premier temps, la création est de plus en plus dictée par l’IA et les algorithmes. Aujourd’hui, la donnée est au cœur des business et l’industrie cinématographique ne fait pas exception. Des recherches ont montré que des entreprises analysent et traitent ces données pour développer des algorithmes prédictifs capables d’anticiper des potentiels succès. L’IA permet ainsi de prédire quels films capteront l’intérêt du public.
Dans ce contexte, on peut se demander quel serait l’objectif pour une entreprise d’investir des millions dans un projet si les algorithmes indiquent qu’il n’aura pas de succès commercial. En effet, la rentabilité étant la priorité, les entreprises privilégient les projets avec un potentiel de succès.
Alors, on pourrait se demander si ces prédictions ne sont pas infaillibles, mais une étude révèle que 9 films sur 10 classés comme « succès potentiels » par l’IA rencontrent effectivement le succès.
Cette évolution impacte donc la créativité puisqu’autrefois, l’industrie n’avait pas le choix que de produire des films sur la base de choix artistiques et intuitifs, mais, maintenant, l’industrie se limite à ce que les algorithmes recommandent.
Une création uniformisée et standardisée
Le deuxième impact des plateformes sur la créativité est l’uniformisation et la standardisation des œuvres. Prenons l’exemple de la musique sur TikTok, plusieurs créateurs y modifient le tempo de chansons, les accélérant de 25 à 30 % pour accompagner leurs courtes vidéos. Cela peut paraître banal mais il s’avère que cette pratique permet à certains artistes une visibilité inédite. En 2022 par exemple, après qu’une version accélérée de son single Escapism ait été diffusée sur TikTok, la chanteuse britannique RAYE a atteint le sommet des classements officiels du Royaume-Uni. A première vue, cet effet pourrait sembler bénéfique puisqu’il permettrait à certains artistes de devenir connu. Pour autant, selon Maia Beth, DJ à BBC Radio 1, cette tendance exerce une pression croissante sur l’industrie musicale. « Parfois, on a l’impression que si un artiste ne sort pas la version accélérée de son titre, quelqu’un d’autre le fera », explique-t-elle. Les musiciens et les maisons de disques sont contraints de suivre cette tendance pour rester compétitifs. La chanteuse Summer Walker en est un autre exemple : en 2022, elle a publié une version remixée et accélérée de son album de 2018, s’adaptant ainsi à cette nouvelle norme. Ce phénomène conduit ainsi à une musique moins expérimentale et plus formatée, pour correspondre aux attentes des plateformes.
Une création accélérée
Photo de Allan Wadsworth sur Unsplash
Le troisième impact des plateformes sur la créativité est l’incitation à une création accélérée donc plus courte. Dans la mode, les plateformes de fast fashion comme H&M ou Zara proposent un nombre impressionnant d’articles, renouvelés à un rythme effréné influençant directement le processus créatif. En effet, produire en un temps record impose des compromis : Les designers font face à des délais serrés. Les designs, les textiles et les collections sont donc moins recherchés, moins innovants, moins durables et moins originaux. En conséquence, de nombreuses marques de fast fashion se contentent de reproduire des modèles issus des défilés de haute couture ou de jeunes créateurs émergents, sacrifiant ainsi l’originalité au profit de la vitesse. Et il ne faut pas penser que ces pratiques créatives ont qu’un impact limité. Au contraire, la fast fashion a un grand nombre de consommateurs : Shein, par exemple, avait entre le 1 août 2024 au 31 janvier 2025 130 millions d’utilisateurs actifs mensuels dans les États membres de l’UE.
Une hyperpersonnalisation des contenus qui façonne la création artistique
Photo de charles de luvio sur Unsplash
Le dernier impact des plateformes sur la créativité est l’hyperpersonnalisation des contenus, qui influence la création artistique. En effet, la mondialisation a permis à de nombreuses entreprises d’atteindre un public plus large et diversifié. Les plateformes de streaming sont un parfait exemple de cette transformation de nos habitudes de consommation des contenus audiovisuels. A l’époque, il fallait se rendre au cinéma et choisir un film parmi une sélection limitée. Aujourd’hui, avec des services comme Netflix, un simple abonnement donne accès à une large variété de contenus, plus ou moins différents, accessibles à tout moment et depuis n’importe quel appareil connecté, partout dans le monde. Cette accessibilité permet à des œuvres initialement destinées à un public limité de toucher une audience mondiale et parfois d’atteindre un succès inattendu. Face à cette multitude de choix, les personnes développent une soif de nouveauté et de diversité, ce qui pousse à une plus grande créativité.
Enfin, l’IA et les algorithmes, lorsqu’ils sont bien utilisés, ouvrent également des perspectives passionnantes pour la création de contenu adaptée aux envies et aux besoins du jour ou de la semaine de chacun, favorisant ainsi une création toujours plus personnalisée et innovante. C’est ainsi que Netflix qui en utilisant des algorithmes pour identifier et cibler les spectateurs susceptibles d’être intéressés par “The Irishman” à permis au film un succès immédiat. Il y a eu un visionnage record avec 26 millions de comptes qui ont regardé le film dans la première semaine après sa sortie.
Pour conclure, à travers l’exemple de différentes industries, nous avons pu observer comment les plateformes favorisant la passivité des utilisateurs à travers différents mécanismes ont influencé la créativité des sociétés. La production artistique s’uniformise, soumise à des impératifs de rentabilité et d’optimisation du processus créatif. Cependant, même si ces évolutions soulèvent des inquiétudes quant à l’avenir de la créativité, elles offrent également de nouvelles opportunités. L’hyperpersonnalisation des contenus et l’essor de l’IA peuvent, lorsqu’ils sont bien utilisés, stimuler l’innovation et ouvrir la voie à des expériences artistiques inédites.
Laetitia Faroux
Sources
- Médiamétrie – Les 15-24 ans : des pratiques médias intensives, individuelles et connectées, 30 avril 2024.
- Ordre des psychologues du Québec – Usage des médias sociaux : état de la situation, cyberdépendance, usage responsable et pistes de solution, 2024.
- Oxford University Press – ‘Brain rot’ named Oxford Word of the Year 2024, 2 décembre 2024.
- HEC Montréal – Scrolling Addiction : une opportunité pour les uns, un danger pour les autres. Doomscrolling, 2024.
- BBC News Afrique – ‘Sped up’ sur TikTok : Comment les tiktokers changent l’industrie musicale, Christian Brooks, 1ᵉʳ septembre 2024.
- Movies Insiders – Intelligence Artificielle et Marketing Cinématographique : Qui Gagnera le Box-Office de Demain ?, 19 décembre 2023.
- Dans les algorithmes – Vers un Internet plein de vide ?, Hubert Guillaud, 13 janvier 2025.
- Simon & Schuster – Mood Machine : La montée de Spotify et les coûts de la playlist parfaite, Liz Pelly, 7 janvier 2025.
- Amor Design Institute – Is Fast Fashion Killing Creativity?, 27 décembre 2024.
- Shein – Digital Service Act, 2024.
- Movies Insiders – L’impact du streaming sur l’industrie cinématographique : une révolution silencieuse, 15 novembre 2024.
- Institut des Droits Fondamentaux Numériques – L’impact du numérique sur notre santé mentale, Bruno Gameliel, 10 novembre 2023.