Activisme numérique. L’exemple #BalanceTonPorc sur Twitter
Les réseaux sociaux se sont progressivement imposés comme de nouveaux acteurs dans la structuration du débat public et la mise à l’agenda des questions sociétales. Utilisés par de nombreux jeunes, ils sont à l’origine d’une nouvelle forme d’activisme : l’activisme numérique. A travers l’exemple de #BalanceTonPorc, nous verrons comment s’organise ce nouveau type de militantisme.
Mise à l’agenda politique et réseaux sociaux
A partir des années 1970, la science politique commence à s’intéresser au processus de mise à l’agenda politique des questions sociétales. Ils questionnent les mécanismes en amont et en aval d’une décision politique et définissent les différentes étapes et acteurs en charge de son ascension dans les institutions. Il est intéressant de comprendre à quelles étapes de ce processus les réseaux sociaux peuvent jouer un rôle important.
La notion d’agenda, définie par Garraud en 1990, peut se comprendre comme « l’ensemble des problèmes faisant l’objet d’un traitement, sous quelque forme que ce soit, de la part des autorités publiques et donc susceptibles de faire l’objet d’une ou plusieurs décisions ». Dans toute révolution, c’est un passage obligatoire pour accéder au changement de manière pérenne. Selon Stephen Hilgartner et Charles Bosk (1988), la mise à l’agenda d’un problème est le résultat de plusieurs dynamiques, souvent combinées entre elles.
La première de ces dynamiques est la mobilisation. Elle a pour objectif d’acquérir l’opinion publique en sa faveur pour faire pression sur l’État et légitimer la revendication. Cela passe par différentes actions : manifestations, grèves, symboles, … Les réseaux sociaux peuvent jouer un rôle important à cette étape de la mise à l’agenda. Grâce à la force des liens faibles, ils permettent la diffusion massive d’un message, et donc d’une revendication. Quand le message parvient à s’emparer des fils d’actualité, l’opinion publique est sensibilisée et les médias plus traditionnels peuvent relayer l’information dans le débat public.
Cela nous mène à la deuxième dynamique : la médiatisation. Fortement liée à la première, la médiatisation permet d’affirmer une revendication comme une priorité dans le débat public. C’est une étape quasi-indispensable pour l’accès aux institutions étatiques.
La troisième dynamique est la politisation du problème. Une fois qu’il est médiatisé, il doit encore être traité par les politiques. Cela dépend de plusieurs facteurs : bénéfices politiques (électoraux, symboliques, stratégiques), faisabilité technique des solutions proposées, autres questions à l’ordre du jour, etc.
Toute lutte sociale passe de manière plus ou moins explicite par ces dynamiques qui conditionnent sa réussite ou son échec. Les réseaux sociaux peuvent être un levier d’action important, notamment pour la dynamique de mobilisation. Pour certains auteurs, l’intervention des réseaux sociaux dans ce processus, et plus largement l’activisme numérique, doit être remis en cause.
Activisme numérique et activisme réel
Dans l’article polémique Small Change : Why revolution will not be twitted, publié en 2010 dans The New Yorker, Malcolm Gladwell dresse le tableau d’un nouveau type d’activisme : l’activisme numérique. Avec un regarde critique, il défend l’idée selon laquelle les réseaux sociaux ne peuvent pas être le siège des révolutions et luttes sociales à venir. Pour mener cette réflexion, il s’appuie sur l’exemple d’une mobilisation étudiante qui commence le lundi 1er février 1960 en Caroline du Nord. Quatre étudiants noirs décident d’occuper un restaurant après s’être fait refuser le service d’un café pour leur couleur de peau. Le sit-in prend de l’ampleur et sera rejoint pas d’autres étudiants. Un mois plus tard, c’est tout le Sud des États-Unis, soit près de 70 000 étudiants, qui participent au mouvement social. Il utilise cet exemple pour comparer l’activisme dit « réel » et l’activisme numérique autour de deux points principaux :
- Les liens sociaux qui unissent les mobilisés
Dans l’exemple de 1960, les liens sociaux entre personnes mobilisées sont très forts. Chacun est uni à l’autre par un sentiment de devoir et de communauté. Selon l’auteur, une mobilisation pareille n’aurait pas été possible si elle avait eu lieu sur les réseaux sociaux. Ces derniers s’appuient, s’organisent et capitalisent autour de liens sociaux faibles. D’après Gladwell, ils permettent bien d’étendre la portée d’un message, ou du moins sa vitesse de propagation, mais pas de mobiliser davantage. Si le message est viral, ce n’est pas grâce au réseau social en question, mais au faible coût d’engagement que son partage requiert. Autrement dit, les réseaux sociaux baissent le coût de l’engagement et ainsi augmentent le nombre de mobilisés. Cette mobilisation, cette « fièvre », se repend rapidement mais n’assure pas l’engagement « risqué » nécessaire aux révolutions sociales.
- Le cadre au sein duquel prend forme l’activisme
L’activisme traditionnel est structuré, hiérarchisé et organisé de sorte à pérenniser la fièvre en mobilisation et la mobilisation en actions. Dans le cas du militantisme numérique, il est beaucoup plus décousu. Les réseaux sociaux fournissent les outils pour construire un réseau et propager la fièvre mais pas pour organiser une lutte sociale solide et pérenne. Le sit-in des années 1960 a donné lieu à des organisations quasi-militaires (NAACP, CORE), qui mettaient en place des plans d’action, formations, etc.
Pour beaucoup, la tribune de Gladwell est excessive et parfois de mauvaise foi. Pour Léo Mirani, journaliste à The Guardian, le point de vue de Gladwell réduit l’activisme à une protestation physique. Ce point de vue occulte le pouvoir des réseaux sociaux sur l’évolution des mentalités, l’influence d’opinion et la mise en place d’un débat public. Jillian C. Work du Berkman Center for Internet and Society pense que l’activisme numérique ne doit pas être dissocié de l’activisme physique, ils sont complémentaires.
La première campagne Me Too est lancée en 2007 par Tarana Burke pour dénoncer les violences sexuelles et sexistes à l’égard des minorités. Entre 2007 et 2017, le mouvement ne prend pas particulièrement d’ampleur sur les réseaux sociaux et reste peu connu du grand public. C’est à partir d’octobre 2017, à la suite de l’affaire Harvey Weinstein qui l’accuse de 80 agressions sexuelles, que l’actrice Alyssa Milano propose de partager des témoignages sur les réseaux sociaux sous l’hashtag #MeToo. Du harcèlement au viol, des milliers de femmes et hommes de tous les milieux prennent la parole sur Twitter, Instagram, Facebook, etc pour raconter leur expérience. La fièvre se repend dans 85 pays au total et #MeToo est décliné en plusieurs langues. Le 14 octobre 2017, la journaliste Sandra Muller propose d’inclure la France avec le #BalanceTonPorc.
Le mouvement est d’ampleur et de nature inédites dans la lutte féministe. Analysons cette « révolution twittée » à la lumière des théories expliquées plus haut pour comprendre le phénomène.
En premier lieu, il est intéressant de mentionner le fait que la médiatisation est intervenue avant la mobilisation. C’est une réaction directe à la publication de l’affaire Weinstein par le New York Times. L’activisme numérique n’est donc pas à l’origine même de la mise à l’agenda politique. C’est juste une étape du processus, d’abord initié par les médias traditionnels. Cela peut s’expliquer par le fait que la lutte contre le harcèlement sexuel fait partie du débat public depuis longtemps. Le phénomène BalanceTonPorc entend surtout libérer la parole sur ce sujet, briser l’omerta en place et faire ouvrir les yeux à la population sur la fréquence de ce type de délit.
En second lieu, il est important d’introduire le contexte dans lequel cette révolution émerge. Aux États Unis, Donald Trump vient de gagner les élections présidentielles face à Hilary Clinton. Les droits des femmes sont davantage mentionnés dans le débat public. Au lendemain des élections, une des plus grandes marches pour les femmes est organisée aux Etats-Unis. En off-line de ce phénomène numérique, le contexte encourage ce mouvement et assure son prolongement dans la réalité. On retrouve donc une certaine complémentarité entre l’online et l’offline.
En troisième lieu, il est vrai que ce phénomène n’est pas organisé ou hiérarchisé. La revendication est claire mais l’objectif ne l’est pas. Comme Gladwell le disait, il est difficile de structurer ce mouvement, ce réseau, en lutte pérenne. C’est le premier mouvement féministe d’une ampleur pareille qui n’est pas initié par une organisation militante. Une personnalité publique, actrice hollywoodienne aux États Unis et journaliste en France, lance l’hashtag mais ne se charge pas de la suite. Chacun y va de son tweet mais aucune action concrète n’est lancée collectivement. La dynamique de politisation de la question peine à aboutir.
Un an après le premier tweet de Sandra Muller, la plateforme Visibrain révèle l’ampleur du phénomène on-line. Au total, 931 240 tweets sont postés avec l’hashtag #BalanceTonPorc, 292 946 personnes témoignent, dont 47% d’hommes. En off line, les chiffres révèlent autre chose. Au dernier trimestre de 2017, le ministère de l’intérieur affiche une hausse de 30% des plaintes pour agression sexuelle. Cependant, entre 2007 et 2017, le nombre de condamnations a chuté de 40%. Elles étaient de 1652 en 2007 contre 1003 en 2017.
Bibliographie
SMALL CHANGE : Why revolution will not be twitted – Malcolm –The New Yorker – 2010
L’effet Dragonfly : des moyens rapides, efficaces et puissants pour utiliser les médias sociaux pour conduire le changement social (blog) – Andy Smith et Jennifer Aaker – 2010
#MeToo : le rôle des réseaux sociaux dans la mise à l’agenda du harcèlement sexuel au RoyaumeUni – Sous la direction de Dephine DULONG, soutenu par James William RAPLEY CIL Promotion Georges Clemenceau (2017-2018)
Sorry, Malcolm Gladwell, the revolution may well be tweeted – Leo Mirani (2010)
« Insécurité et délinquance 2017 – Premier bilan statistique » – Ministère de l’intérieur
Léa Fournier
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