Cinéphilie, gamification et prestige social, comment Letterboxd nous incite à voir plus de films
Le 8 janvier dernier, la communauté néo-cinéphile était en ébullition à l’idée de recevoir les rétrospectives personnalisées Letterboxd, le réseau social aux 15 millions d’utilisateurs permettant de partager les films que l’on voit. Sur le même modèle que Spotify, Letterboxd propose un retour sur l’année écoulée, nous dévoilant nos statistiques de consommation. La sentence est tombée, j’ai vu 381 films, ce qui me place deuxième dans mon groupe d’amis. Deuxième derrière mon ami sans activité, belle performance. Mais ex-aequo avec mon compagnon, cinéphile lui aussi, de quoi sortir de cette compétition sans mauvais perdant. Compétition, oui. Cet été, quelques jours avant que je parte en vacances pendant une semaine, il m’annonçait “ Je vais pouvoir te rattraper sur Letterboxd”. Horreur ! Il avait osé briser le tabou suprême de la communauté cinéphile : nous scrutons les compteurs Letterboxd des autres. Si j’affichais une attitude détachée, je n’en étais pas moins inquiet. Je comblais ma cinéphilie encore naissance par une boulimie de films qui m’avait permis de prendre une dizaine de points (mince, films !) d’avance par rapport à mon groupe d’amis. Je m’empresse donc de télécharger deux films sur Mubi pour les regarder dans le train…
Il y a ici quelque chose de paradoxal. Le cinéma est un art correspondant à la vision des réalisateurs, auteurs et autres personnes permettant de créer les films. Par essence, l’art devrait être détaché de toute idée de productivité. On ne le consomme pas, on le vit et on le ressent. Comment ce réseau social, destiné à un public de cinéphiles conscients de la dimension artistique et culturelle des films, nous incite-t-il à voir toujours plus films ?
La gamification comme mécanisme incitatif
Ce n’est pas un hasard si mes amis et moi nous y livrons à une compétition silencieuse. Letterboxd nous y incite en intégrant des éléments de gamification 1: des mécanismes de jeu qui favorisent l’engagement.
Cette stratégie passe par la mise à disposition de statistiques. Quantifier la consommation d’un utilisateur, c’est lui faire prendre conscience de comment il agit, et l’inciter à modifier son comportement. En rendant ces données publiques, on lui donne l’opportunité de se comparer aux autres et donc d’entrer dans une compétition. Il y a donc le score de films vus, affiché directement sur le profil des utilisateurs. On y voit à la fois le nombre total de films visionnés, et le nombre de films vus durant l’année. Cette logique de score s’applique également de manière plus classique avec le système de likes. Les critiques les plus likées sont mises en avant, sur la page du film et sur le profil de l’utilisateur. On peut également aimer les différentes listes et classements créés.
Ces listes sont l’incarnation d’un autre mécanisme de gamification : relever des défis. La plus populaire, Official Top 250 Narrative Feature Films, regroupe les 250 films les mieux notés sur la plateforme. Bien que créée par un utilisateur classique, elle est largement relayée par Letterboxd et directement accessible depuis sa page de recherche. Voir ces 250 films, majoritairement considérés comme « classiques », représente le défi suprême pour les cinéphiles. Un pourcentage de progression est affiché, pour rappeler à chacun où il se situe dans cette mission. Ce pourcentage s’affiche également sur les pages d’acteur ou de réalisateur, transformant la filmographie de tous ces artistes en quête à accomplir.
Mais la gamification atteint son paroxysme avec la rétrospective de l’application. On y retrouve le score définitif de films vus lors de l’année, le temps consacré au visionnage de films ou encore le réalisateur et l’acteur les plus vus. Se crée alors un facteur d’identification pour les utilisateurs, qui peuvent se regrouper lorsqu’ils ont des statistiques communes (mes proches cités précédemment et moi-même partageons Chantal Akerman comme réalisatrice la plus vue, quelle union !). La rétrospective nous offre aussi les Diary Milestones, les paliers de visionnages tous les 50 films vus, de quoi nous rappeler le système de niveaux des jeux vidéo.
Il serait cependant trop facile d’attacher le succès de Letterboxd à de simples mécanismes incitatifs. Ils y participent sans doute, mais interviennent auprès d’une population dont le visionnage de film est codifié et lié à des normes sociales.
Cinéma et prestige social
La première étape d’édition d’un compte, c’est le choix de ses 4 films préférés. C’est le cœur du profil de l’utilisateur, le premier élément qui apparaît. C’est en voyant ce top qu’on comprend quel cinéphile un utilisateur est. Se met alors en place une difficile curation : comment illustrer ses goûts et prouver son éclectisme avec seulement quatre films ? Parce que le nouveau cinéphile a compris que c’était cette capacité à regarder différents genres de films qui lui procurait du prestige. Le sociologue Richard A. Peterson met cette notion d’éclectisme au cœur de ces recherches2. Exit Bourdieu et sa consommation de culture légitime comme simple vecteur de distinction sociale3. Désormais, les élites se distinguent par un omnivorisme, une capacité à apprécier des objets culturels issus de courants différents. N’est plus in le film-bro qui se cantonne aux films de Scorcese et Coppola, ni l’intellectuel du quartier latin qui regarde en boucle les films de la Nouvelle Vague. Oui, il faut avoir vu la trilogie Le Parrain et Le Mépris, mais pas seulement ! On valorise ceux qui diversifient leurs visionnages, on jalouse celui qui a trouvé LE film étranger indépendant qui n’a bénéficié d’aucune campagne de promotion. Bourdieu, que l’on ne va finalement pas mettre de côté si vite, nous parlait déjà de ce double choix entre distinction et intégration. On se conforme aux normes du champs social cinéphile en ayant vu les grands classiques, puis on s’en distingue en trouvant le moyen de voir ce que les autres n’ont pas vu pour devenir un consommateur précurseur. Dans les deux cas, on cherche à acquérir un capital symbolique, un prestige social.
Une cinéphilie à l’épreuve des nouvelles technologies
En nous basant sur les travaux de l’historien du cinéma Thomas Elsaesser et de leur reprise par le professeur à l’Université des Arts de Londres David McGowan, nous serions actuellement dans une forme de cinéphilie 3.0. Ce qu’Elsaesser appelait cinephilia take one4 (première cinéphilie) correspond à une pratique liée aux salles de cinéma, seul endroit où l’on pouvait voir des films. Ils ne sont donc pas possédés par leurs spectateurs, qui dépendent d’une programmation. Le cinéma est une expérience collective : on voit le film aux côtés d’autres spectateurs, puis on en discute dans les cafés, centres névralgiques de la critique. Arrivent les années 1980 et les VHS. Puis, une vingtaine d’années plus tard, les DVD. Sans abandonner l’expérience de la salle qui reste encore très importantes, les cinéphiles se tournent vers une consommation individuelle, chez eux. Désormais, on possède les films et on ne dépend plus de la programmation des diffuseurs. C’est la cinephilia take two. Ces deux états de la cinéphilie ont été définis en 2005, à une époque où les nouvelles technologies n’ont pas encore révolutionné les méthodes de diffusion. C’est là qu’intervient David MacGowan, qui, en 2024, propose une c5inephilia take three, orientée autour des SMAD. Les consommateurs font face à deux problèmes : l’accessibilité et la possession. Les films ne sont plus totalement possédés et donc constamment accessibles, mais dépendent à nouveau d’une programmation d’un diffuseur. Un paradoxe à une époque de la sur-disponibilité. Un aspect non traité de la cinéphilie 3.0 par David MacGowan est le degré de collectivité de l’expérience. Tout comme les supports physiques, les plateformes font partie du home entertainment, le divertissement à domicile. L’expérience reste, dans la prolongation de la cinephilia take two, individuelle. C’est là que Letterboxd intervient. En tant que réseau social, Letterboxd peut être un vecteur d’une nouvelle expérience cinéphile collective, qui pallierait le problème d’individualité de la consommation de films en streaming. On suit d’autres personnes, on lit et commente leurs reviews : on interagit. De manière plus générale, les réseaux sociaux, les blogs, forums et internet sont, depuis leur création, des lieux de partage de l’expérience cinéphile. Avant même l’arrivée du World Wide Web, existait sur Usernet en 1990 la base de données rec.arts.movies, qui deviendra plus tard IMDB6. Letterboxd serait alors l’aboutissement de cette appropriation de la technologie. En permettant à ses utilisateurs de retrouver tous les films qu’ils ont vus, la plateforme permet également de constituer une bibliothèque numérique et donc de créer une nouvelle forme de possession de ces films.
Ainsi, les mécanismes de gamification mis en place sur Letterboxd fonctionnent car son public est déjà enclin à voir un grand nombre de films. La gamification n’est qu’un mécanisme d’entretien de la plateforme, mais pas de captation d’utilisateurs. Le système de score de films vus ne pourrait être que le reflet de cet éclectisme valorisé au sein de ce groupe social. On voit beaucoup de films car on doit se construire un capital solide, que l’on entretiendra en cherchant de nouveaux chefs d’œuvre. Me voilà déculpabilisé, ma cinéphilie n’est pas vide de toute dimension artistique, bien au contraire ! En 2025 je débloquerai donc le pallier des 350 films vus.
MAILLE Louis
Sources:
- Duarte, A. et Bru, S. (2021). La boîte à outils de la gamification. https://doi.org/10.3917/dunod.duart.2021.01. ↩︎
- Peterson, R. A. (2004). Le passage à des goûts omnivores : notions, faits et perspectives. Sociologie et sociétés, 36(1), 145–164. https://doi.org/10.7202/009586ar ↩︎
- Bourdieu, Pierre. La Distinction. Critique sociale du jugement. Paris, Les Éditions de Minuit, 1979. ↩︎
- Elsaesser, Thomas: Cinephilia or the Uses of Disenchantment. In: Valck, Marijke de;Hagener, Malte: Cinephilia. Movies, Love and Memory. Amsterdam: Amsterdam University Press 2005, S. 27-43. DOI: 10.25969/mediarep/11988. ↩︎
- McGowan, David. (2023). Cinephilia, take three?: Availability, reliability, and disenchantment in the streaming era. Convergence: The International Journal of Research into New Media Technologies. 30. 10.1177/13548565231210721. ↩︎
- Prat, Nico. Il y a 20 ans, IMDb voyait le jour. Rockyrama. ↩︎
Stockton, Mia. Letterboxd’s Spotify Wrapped for films. The Bubble, 12 décembre 2024.