L’époque des salles de cinéma bientôt révolue ?
Après avoir fermé leurs portes pendant plus de 100 jours durant le printemps dernier, les salles de cinéma ont de nouveau été contraintes de baisser le rideau le 30 octobre 2020, et ce pour une durée toujours indéterminée. Pendant plus d’un tiers de l’année passée, l’ensemble des cinémas aura été fermé, une première depuis la création du 7ème art sur le territoire français.
Aucun scénario n’aurait pu prédire la période inédite que nous vivons aujourd’hui et qui a profondément bouleversé l’industrie du cinéma, et plus largement le secteur de la culture. L’année 2020 a également connu le développement du streaming, avec notamment l’augmentation du nombre d’abonnements et l’arrivée sur le marché de la nouvelle plateforme Disney+. L’expérience des salles de cinéma et celle de la vidéo à la demande sont-elles compatibles ? Les décisions récemment prises par les grands studios américains, comme Warner ou Disney, condamnent-elles l’exploitation en salles ? Il est actuellement difficile d’apporter des réponses évidentes à ces interrogations, et donc un peu de prospective semble de mise pour tenter d’éclaircir l’avenir.
L’opposition de deux modèles très différents : les États-Unis et la France
D’un côté, la France possède un modèle de production relativement vertueux rythmé par une chronologie des médias rigoureuse, à laquelle s’ajoutent les aides du CNC et d’autres organismes de financement spécialisés, comme Coficiné, censés permettre à l’ensemble des maillons de la chaîne d’exister, dont les exploitants indépendants qui disposent de moins de moyens. De l’autre, les États-Unis semblent privilégier la politique du « chacun pour soi », en délaissant les salles de cinéma, dans la précarité, au profit des plateformes.
La situation est dramatique aux États-Unis. Fin septembre, après 6 mois de lutte contre la pandémie, Hollywood a publié un appel à l’aide au niveau du gouvernement fédéral en expliquant que sans aides financières, l’industrie du cinéma pourrait ne pas survivre. Aujourd’hui, 70% des exploitants de petites et moyennes salles sont menacés de faillite et 93% des exploitants de salles ont vu leurs revenus plonger de 75% et plus depuis le début de la crise. L’industrie emploie 150 000 personnes, dont beaucoup travaillent à temps partiel, si bien que les deux tiers des emplois sont menacés. Au mois de décembre dernier, la chaîne AMC Theaters, figurant dans le top 3 des plus gros circuits de salles aux États-Unis, a annoncé être à cours de liquidités et au bord de la faillite. Pour cause, sur leurs 598 salles, 494 ne fonctionnaient qu’avec une capacité de 20 à 40%.
Différentes stratégies ont alors été élaborées par les grands studios américains, mais sauver les salles de cinéma ne semble pas avoir fait partie de leurs priorités… En effet, la Warner a pris la décision de sortir l’ensemble de ses films de 2021 simultanément au cinéma et sur HBO Max pendant 1 mois, délai après lequel ils seront retirés de la plateforme pour être exclusivement diffusés en salles. La société Disney, quant à elle, a préféré dévoiler Mulan, Soul, et bientôt Raya et le Dernier Dragon, uniquement sur Disney+. Les productions américaines semblent ne plus vraiment compter sur le système des salles. Ces choix vont inéluctablement changer les modes de production de l’industrie hollywoodienne. En effet, par exemple, la série The Mandalorian, diffusée sur Disney+, étant un véritable succès, pourquoi investir 200 millions de dollars dans un blockbuster comme Wonder Woman, destiné aux salles, alors que 10 épisodes de The Mandalorian pourraient être produits grâce à cette somme ?
On peut alors légitimement se demander si les salles de cinéma américaines ne projetteront bientôt plus que des films indépendants ou désireux de continuer la course aux Oscars. Par ailleurs, entre HBO Max, Disney+ ou encore Apple+, l’univers des plateformes n’a jamais été aussi fourni, mais à raison d’environ 10 euros par abonnement, pas sûr que les consommateurs puissent souscrire à l’ensemble des offres, là où les abonnements de certaines salles françaises peuvent ne coûter guère plus d’une vingtaine d’euros, à l’instar des cartes UGC ou Gaumont-Pathé, et ce pour un accès illimité. Ce système n’existant pas aux États-Unis, les plateformes y sont plus que jamais sollicitées, afin que le stock de gros films soit écoulé.
En France, difficile d’imaginer cette stratégie, puisque la chronologie des médias en vigueur n’autorise pas ce système de sortie simultanée des films en salles et en streaming. Le problème qui se pose cependant est de savoir quel serait l’intérêt pour un distributeur français de montrer en salle un film américain susceptible d’être piraté des milliers de fois, du fait de sa présence en ligne. Dans l’Hexagone, bien que certains films aient été vendus aux plateformes, comme Bronx et Forte à Netflix ou encore Brutus vs César à Amazon Prime, ceux-ci sont minoritaires. En outre, 700 films sortent chaque année sur le marché français, soit parfois 15 par semaine, ainsi pourrions-nous émettre l’hypothèse suivante : certaines œuvres ne devraient-elles pas sortir uniquement en e-cinéma, afin que les salles privilégient les films que le public a réellement envie de voir ? Pour Patrick Fabre, directeur artistique du Festival de Saint Jean-de-Luz, le cinéma français est capable d’évaluer quel support serait le plus approprié pour une œuvre donnée. Il prend ainsi l’exemple du film Claire Andrieux, réalisé par Olivier Jahan et diffusé sur Arte, dont le succès n’aurait probablement pas été aussi important s’il était sorti en salles, hors pandémie.
Peut-être faut-il accepter les évolutions du système et en tirer profit, comme les salles se sont servies de l’absence de films américains pour justement capitaliser sur le cinéma national, et peut-être rééduquer les spectateurs pour continuer à les faire venir.
Les gens aiment toujours aller au cinéma…
À partir du mois de septembre dernier notamment, les salles françaises ont su attirer un public important, et ce sans films américains. Cette évolution encourageante a pu être observée dès juillet 2020 : avec une part de marché de 53% pour les films français à l’été 2020, ceux-ci ont augmenté de 13% leurs entrées par rapport à l’année passée, récompensant ainsi les producteurs et distributeurs français qui ont sorti leurs films malgré les risques et qui ont pu profiter des salles initialement prévues pour la diffusion d’œuvres américaines. Les films d’auteur français sont ainsi restés plus longtemps à l’affiche, à l’instar d’Antoinette dans les Cévennes, réalisé par Caroline Vignal, qui a fait un meilleur score qu’escompté avec plus de 500 000 entrées. En moyenne, 54% des distributeurs français ont enregistré une progression de leurs films à l’été 2020 par rapport à l’été 2019.
Constat similaire pour Adieu les cons, film d’Albert Dupontel sorti au cinéma le 21 octobre 2020, qui a cumulé plus de 600 000 entrées en moins de 10 jours d’exploitation. C’est bien la preuve qu’aujourd’hui encore, le public est attiré par un cinéma français de qualité. Les gens ont besoin de s’aérer, de s’oxygéner, et ils ont prouvé leur affection pour la salle, de quoi redonner un peu d’espoir à cette industrie dans ce ciel bien noir…
… Mais l’industrie doit se diversifier et évoluer
La France compte aujourd’hui plus de 2000 cinémas, soit 6000 salles, toutes paralysées depuis de longs mois par la crise. Parties intégrantes de la culture française, la population est profondément attachée à ses salles de cinéma qui participent au rayonnement international du pays.
Si rien n’est fait, tant du côté des exploitants que du gouvernement, il est probable que certaines salles de cinéma, et notamment les plus modestes, soient vouées à fermer. Ainsi, Sophie Dulac, présidente de la structure Maison du Lac, productrice, distributrice et exploitante de salles à Paris, estime que la diversification est l’une des clés qui permettraient d’assurer la pérennité des salles de cinéma. En effet, pour elle, la priorité doit être de considérer ces salles comme des lieux culturels, en ce sens qu’il faudrait imaginer pouvoir y diffuser, comme certains exploitants le font déjà, autre chose que du cinéma (opéra, théâtre, danse…), même si celui-ci doit rester prioritaire, afin également d’attirer un public plus jeune dans les salles obscures.
En résumé, plateformes et salles de cinéma sont-elles compatibles ? De toute évidence, oui. D’abord, les abonnés récemment cumulés par ces services ne sont peut-être pas forcément des habitués du cinéma, ensuite, pour Sophie Dulac, « aller au cinéma est aujourd’hui un acte militant » auquel beaucoup sont vraisemblablement prêts à participer.
Comment les films en attente vont-ils sortir ?
En 2021, est prévue une arrivée massive de blockbusters américains, risquant de laisser peu de place aux films français. Comment éviter l’embouteillage ? Certains films pourraient sortir directement sur les plateformes, mais à côté, les exploitants de salles devront résister aux conditions des studios américains, qui les ont visiblement oubliés pendant la pandémie, et ne plus diffuser systématiquement leurs films. Même si ce n’est pas évident, l’industrie française doit à présent imposer ses propres règles, afin de valoriser le cinéma national et mondial, y compris (mais plus seulement) hollywoodien.
« Il faut croire à la magie. Lorsque le monde ne cesse d’empirer, on a besoin de magie. »
Steven Spielberg
Victor ALRIC
Sources
- Publication du ministère de la culture : impact de la crise du Covid-19 sur les secteurs de l’audiovisuel et du cinéma, mai 2020 : www.culture.gouv.fr > Media > Medias-creation-rapide
- À l’heure du coronavirus, les plateformes de streaming se placent en sauveurs des studios de cinéma, 27 juillet 2020, La Dépêche: https://www.ladepeche.fr/2020/07/27/a-lheure-du-coronavirus-les-plateformes-de-streaming-se-placent-en-sauveurs-des-studios-de-cinema- 8996496.php
- Disney : après Mulan et Soul, ce nouveau gros film sortira sur Disney+, 11 décembre 2020, Hitek : https://hitek.fr/actualite/disney-nouveau-film-disneyplus_26041
- Warner Bros : tous les films 2021 seront diffusés en salles ET en streaming, 4 décembre 2020, Allociné : https://www.allocine.fr/article/fichearticle_gen_carticle=18695097.html
- Les salles de cinéma sont-elles menacées de disparition ? Notre débat en podcast, 27 novembre 2020 : https://www.allocine.fr/article/fichearticle_gen_carticle=18694715.html
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