Documentaires, lives inédits, clips en NFT, performances à la TV… Entre démarches artistiques et objets promotionnels, jusqu’où va la promotion musicale à l’ère du numérique ?

Depuis que le numérique s’est imposé comme canal principal de distribution et de consommation de musique, l’industrie musicale est confrontée à plusieurs phénomènes qui poussent les artistes et leurs maisons de disque à redoubler d’inventivité pour vendre leur art. En assistant à ces différentes évolutions, la question de savoir en quoi la numérisation de l’industrie musicale pousse les acteurs de la musique à événementialiser au maximum les sorties d’albums, en proposant tout un tas d’activations marketing annexes à l’album en lui-même se pose.

Booba se met aux NFT. Capture du site de vente de NFT du rappeur —  Orelsan, Montre Jamais ça à personne, affiche du film —  Angèle, le documentaire, affiche du film — Travis Scott en concert sur Fortnite, capture

Des activations marketing qui tournent autour des artistes, mais qui s’éloignent parfois de la pure démarche artistique.

Récemment, plusieurs albums très attendus sont sortis en l’espace de quelques jours. Pour ne citer qu’eux, Orelsan et Adele ont sorti leurs albums respectifs le 19 novembre, et Angèle et Ninho l’ont fait une semaine plus tard, le 3 décembre.

Mais qui dit nombreuses sorties d’albums, dit embouteillages à la sortie, saturation de l’espace médiatique et même des canaux de distribution. Sûrement pour répondre à cela, de nouveaux formats promotionnels sont apparus, parfois surprenants, parfois attendus, mais qui ont fait émerger une nouvelle tendance promotionnelle globale.

Parmi ceux-ci, le format documentaire, qui est déjà largement répandu dans l’industrie musicale. Après Nekfeu, Vald, Lomepal ou encore Travis Scott en 2019, c’est au tour d’Orelsan et d’Angèle de nous laisser entrer dans leur intimité à travers des documentaires qui retracent leurs parcours, qui nous ouvrent les portes de leurs univers créatifs, mais aussi et surtout qui font la promotion de leur nouvel album. Si les documentaires musicaux ont la côte depuis de nombreuses années maintenant, ils n’interviennent plus au même moment dans la carrière d’un artiste. Des documentaires ou films comme This is it ! retraçant le parcours de Mickaël Jackson ou encore Bohemian Rapsody pour Queen, retracent l’ensemble de la carrière d’artistes qui ont bouleversé l’histoire de la musique. Mais peut-on en dire autant des artistes qui documentent leur vie eux-mêmes, alors même que leur carrière est loin d’être terminée ? Pourquoi est-ce tant nécessaire d’événementialiser à tout prix la sortie d’un nouveau projet ?

La saturation des canaux de distribution pousse les acteurs à tout mettre en œuvre pour vendre un maximum dès la sortie du projet.

Avec le développement du numérique, nous assistons à une saturation des canaux médiatiques. En effet, comme l’expliquent Benghozi P. et Benhamou, F (2008)[1], l’ouverture de nouveaux canaux de distribution permise par le commerce électronique réduit les coûts de diffusion en ligne, ce qui permet à un nombre plus important de producteurs, de distributeurs et d’éditeurs de proposer leurs productions à la vente, pour un coût marginal très faible.

De ce fait, l’offre disponible en ligne est extrêmement riche, ce qui peut provoquer finalement un effet assez néfaste sur les ventes, ce qu’on appelle « le paradoxe du choix », théorisé par Barry Schwartz en 2005[2]. En ayant une liberté de choix de plus en plus grande, les consommateurs, au lieu de se retrouver de plus en plus libres, sont finalement paralysés et ne parviennent pas à prendre une décision. Ensuite, si le consommateur parvient à sortir de cette paralysie et à faire un choix, alors le choix sera moins satisfaisant. En effet, plus il y a d’options, plus il est facile de regretter le choix fait.

Face à ce constat, les artistes et les professionnels du secteur ont tout intérêt à aider le consommateur dans ce choix en lui amenant le plus d’arguments possible pour que le choix soit porté sur leur œuvre. Forts de ce constat de saturation du marché, les majors doivent jouer sur la « cascade informationnelle » (De Vany, Walls, 2002) qui prend sa source « dans les premiers résultats en termes de vente », car ces premiers résultats vont être déterminants dans le choix du consommateur, sur le mode de l’imitation. Il faut donc tout faire pour vendre un maximum dans les premiers temps de l’exploitation commerciale de l’œuvre ; ce qui permettra de bénéficier d’économies d’échelle, d’optimiser l’efficacité des campagnes promotionnelles et de libérer rapidement de l’espace sur le marché pour les autres produits de la marque. (Debenedetti, S. 2014)[3].

La saturation des canaux médiatiques pousse les artistes et leurs labels à communiquer sur de nouveaux canaux.

Puisque les canaux de distribution sont saturés – il y a trop de biens à vendre – logiquement, les canaux de communication sont eux aussi saturés. Face à l’abondance d’offre sur le marché, les consommateurs sont donc victimes du paradoxe du choix. Mais les médias le sont aussi, et eux avec la responsabilité supplémentaire d’orienter les consommateurs dans leurs choix, et de faire vendre les oeuvres des artistes. En limitant le choix possible du consommateur et en lui conseillant un certain bien plutôt qu’un autre, ils vont permettre aux consommateurs d’avancer dans le parcours d’achat[4], ce qui va amener plus de ventes pour l’artiste. Ainsi, l’enjeu est fort pour les artistes aussi : plus leur projet sera intéressant, plus les médias seront intéressés et vont en parler, et plus les artistes pourront maximiser leurs ventes.

En parallèle de ce phénomène de saturation des canaux médiatiques, se développe la notion « d’économie de l’attention »[5], décrite comme étant un aspect crucial de la modernité et de la société capitaliste par Crary, J. et Ropussel, S. Avec toujours plus de nouveaux produits, de nouvelles sources de stimulation et de nouveaux flux d’information, il est difficile de porter son attention sur une seule chose, sans distraction aucune.

En combinant ces deux éléments, qui font que et les consommateurs et les médias sont saturés d’informations, il apparaît nécessaire pour les artistes de tout faire pour sortir du parcours d’achat et de promotion classique, et de multiplier les points de contacts avec leur public.

Tout ceci participe à la perte d’efficacité des campagnes traditionnelles. Faire le tour des médias traditionnels est toujours requis, mais ce n’est plus suffisant. On l’a vu avec l’intervention de Stromae au journal de 20h de TF1, où la dernière question de la journaliste se transforme en performance de l’artiste. Si cette performance a été décrite par certains comme étant un coup de génie de l’artiste, elle est très critiquée par d’autres, comme le journal l’Obs, qui dénonce la perte de frontières entre information et promotion[6].

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Stromae chante L’Enfer au journal de 20h de TF1, capture

Outre ce besoin d’en faire « toujours plus », les artistes ont aussi besoin de faire différemment. Nous l’avons vu avec l’interview de Vald dans l’émission Salut les Terriens par Thierry Ardisson en 2017, qui avait provoqué un tollé médiatique. Le rappeur, qui avait été réduit à « son statut de rappeur blanc » a décidé à la suite de cette interview d’arrêter la promotion en télé[7]. Les médias traditionnels semblent parfois déconnectés de la réalité des artistes et imposent un cadre trop strict et vieux jeu par rapport à ce que ceux-ci aimeraient mettre en avant. C’est peut-être pour cela que tant de nouveaux formats émergent, permettant à l’artiste de s’exprimer librement et à sa façon, face à des personnes qui vont avoir une plus grande facilité à les comprendre devient essentiel pour les artistes, qui, avec la rapidité de la transmission d’informations sur Internet, peuvent se retrouver au cœur de polémiques en un clin d’œil.

Interview de Jazzy Bazz par Mehdi Maïzi – exemple d’interviews longues, plus personnelles, avec un animateur spécialisé dans la musique

Le format album a perdu en vitesse depuis la numérisation de l’industrie musicale.

Enfin, l’essor du numérique a fait émerger de nouveaux modes de consommation de la musique. Les plateformes de streaming de musique mettent en avant des singles[8], plus que des albums ou des projets entiers. Il devient alors trop cher pour un artiste de promouvoir un album entier ; souvent, la dernière track ne sera pas ou peu écoutée, et la construction artistique de l’album ne sera pas forcément remarquée. C’est d’ailleurs devenu un réel problème pour les artistes, qui voient leur œuvre être consommée autrement qu’ils ne l’avaient pensé. C’est d’ailleurs pour cela que la chanteuse Adele a demandé à Spotify de supprimer la lecture aléatoire des pages albums[9].

Face à cette perte de vitesse du format album[10], il faut alors tout faire pour que la sortie soit remarquée, et inciter les fans à écouter l’album en entier.


Ces nouveaux outils promotionnels permettent de booster les ventes des artistes qui adoptent ces nouvelles stratégies, mais elles ont aussi pour effet de creuser encore plus l’écart qui existe entre les artistes installés, les « stars », et les artistes indépendants qui ne sont pas signés en major. En effet, pour pouvoir disposer d’un plan médiatique innovant, il faut des moyens, et seuls les plus gros artistes signés dans les plus grosses maisons de disque sont à même de sortir des sommes aussi importantes pour la promotion d’un seul artiste…

Ces nouveaux outils promotionnels vont-ils amener l’industrie musicale vers encore plus de concentration, encore moins de visibilité, et donc encore moins de revenus pour les indépendants ?

Joséphine BOËLLE


[1] Benghozi, P. & Benhamou, F. (2008). Longue traîne : levier numérique de la diversité culturelle ?. Culture prospective, 1, 1-11. https://doi-org-s.proxy.bu.dauphine.fr/10.3917/culp.081.0001

[2] Schwartz, B. (2005). Le paradoxe du choix : comment la culture de l’abondance éloigne du bonheur

[3] Debenedetti, S. (2014). Chapitre 7. Le marketing des industries culturelles : film, livre et musique enregistrée. Dans : Dominique Bourgeon-Renault éd., Marketing de l’Art et de la Culture (pp. 241-281). Paris: Dunod. https://doi-org-s.proxy.bu.dauphine.fr/10.3917/dunod.bourg.2014.01.0241″

[4] Résumé d’un ted talk : Le Paradoxe du choix. Agence inbound marketing b2b, stratégie digital et seo. (2018). Retrieved from https://www.inboundvalue.com/blog/resume-ted-talk-paradoxe-choix

[5] Crary, J., Roussel, S., Sansregret, M. & Poncet, P. (2014). Chapitre 1. Le capitalisme comme crise permanente de l’attention. Dans : Yves Citton éd., L’économie de l’attention: Nouvel horizon du capitalisme ? (pp. 33-54). Paris: La Découverte. https://doi-org-s.proxy.bu.dauphine.fr/10.3917/dec.citto.2014.01.0033″

[6] Gonzague, A., & Delassein, S. (2022, January 10). Pourquoi la prestation de Stromae Sur TF1 était Franchement Embarrassante. L’Obs. Retrieved January 29, 2022, from https://www.nouvelobs.com/culture/20220110.OBS53064/pourquoi-la-prestation-de-stromae-sur-tf1-etait-franchement-embarrassante.html

[7] Marie, L. (2017, October 9). Vidéo : Vald Règle Ses Comptes Avec Ardisson après son interview surréaliste dans salut les terriens. Konbini. Retrieved from https://www.konbini.com/fr/musique/vald-regle-comptes-ardisson-interview-salut-terriens/

[8] Jazzy Bazz, l’interview par Mehdi Maïzi. Retrieved from https://www.youtube.com/watch?v=Dbdvub1VOXc&t=1058s.

[8] Prat, N. (2018, November 30). Le single fait toujours les gros titres. Libération. Retrieved from https://www.liberation.fr/musique/2018/11/30/le-single-fait-toujours-les-gros-titres_1695238/

[9] Demotivateur. (2021, November 22). Adele fait supprimer La Lecture Aléatoire des albums Sur Spotify. Demotivateur. Retrieved from https://www.demotivateur.fr/entertainment/a-sa-demande-adele-fait-supprimer-la-lecture-aleatoire-des-albums-sur-spotify-26936#:~:text=Adele%2C%20qui%20vient%20de%20sortir,la%20chanteuse%20britannique%20sur%20Twitter.

[10] Menez, C. (2019, May 21). Quelques impacts du streaming sur la création musicale. LinkedIn. Retrieved from https://www.linkedin.com/pulse/quelques-impacts-du-streaming-sur-la-cr%C3%A9ation-musicale-menez/

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