Plateformes musicales et intelligence artificielle : vers une reconfiguration du marché
Depuis le lancement de la plateforme Spotify en 2008, le streaming s’est progressivement imposé en l’espace de deux décennies comme le mode d’accès dominant à la musique enregistrée. Cette mutation a profondément transformé les pratiques d’écoute ainsi que les modèles économiques de l’industrie musicale.
Selon le Global Music Report 20251, publié par la Fédération internationale de l’industrie phonographique (IFPI), les revenus mondiaux de la musique enregistrée ont atteint 29,6 milliards de dollars en 2024, soit une croissance annuelle de 4,8 % par rapport à 2023. Cette dynamique est largement portée par le streaming par abonnement, dont les revenus ont progressé de 9,5 % sur un an. Dans le même temps, le nombre d’abonnés payants a enregistré une hausse significative de 10,6 %, pour atteindre 752 millions d’utilisateurs à l’échelle mondiale. Dans certaines régions, le streaming représente désormais près de 87,8 % des recettes de la musique enregistrée, confirmant son rôle central dans l’économie musicale contemporaine.
Au sein de cet écosystème, déjà largement dominé par les plateformes numériques, l’intelligence artificielle émerge comme un nouveau facteur structurel de transformation. Elle redéfinie les modalités de découverte musicale, de rémunération des artistes et les dynamiques concurrentielles des acteurs. L’IA influence non seulement les modèles de recommandation et d’engagement des utilisateurs, mais aussi la création même des contenus, notamment à travers la production de musique générée automatiquement ou assistée par IA.
Dans ce contexte, se pose la question de savoir si ces évolutions conduisent à une reconfiguration durable du marché au bénéfice des plateformes et des artistes, ou si elles participent, au contraire, à l’émergence de nouveaux déséquilibres au sein de l’industrie musicale.

L’IA et la reconfiguration de l’expérience utilisateur
L’IA occupe aujourd’hui une place centrale dans les systèmes de recommandation des plateformes de streaming musical. Des modèles algorithmiques sophistiqués analysent non seulement les habitudes d’écoute des utilisateurs, mais aussi des informations contextuelles afin de proposer des playlists personnalisées. Cette personnalisation, longtemps perçue comme un simple enrichissement de l’expérience, est devenue un outil de fidélisation et de croissance des abonnés.
À titre d’exemple, la plateforme Deezer a développé la fonctionnalité Flow2, qui repose sur des recommandations pilotées par l’IA pour ajuster les flux d’écoute en temps réel. Ce dispositif propose à chaque utilisateur un « mix » individualisé, combinant des titres familiers et des œuvres inédites, dans une logique d’accompagnement continu de l’écoute. Si de tels mécanismes peuvent favoriser la découverte de nouveaux artistes et de nouveaux genres musicaux, ils soulèvent néanmoins plusieurs enjeux critiques. Leur efficacité repose en effet sur un équilibre délicat entre personnalisation algorithmique et diversité culturelle, mais également sur la transparence des systèmes de recommandation, notamment en ce qui concerne l’origine, la visibilité et la nature des contenus mis en avant.
L’IA et production musicale
Au-delà des systèmes de recommandation, l’intelligence artificielle s’impose désormais comme un véritable outil de création musicale. Comme le souligne une étude consacrée à l’IA dans la filière musicale, publiée par le Centre national de la musique3, ces technologies offrent aux créateurs de nouveaux instruments pour innover, collaborer différemment et renouveler les formes d’expression artistique. Des systèmes tels que Suno, Udio ou d’autres générateurs dits text-to-audio permettent ainsi à tout utilisateur, professionnel ou amateur, de produire des morceaux complets à partir de simples instructions textuelles. Ce phénomène, longtemps marginal, connaît aujourd’hui une phase d’industrialisation à une échelle inédite.
Selon certaines plateformes et études récentes, jusqu’à 28 % des titres déposés quotidiennement sur les plateformes pourraient désormais être entièrement générés par IA4. A titre d’exemple, Deezer indiquait dans un communiqué en 2024, qu’environ1 titre sur 10 soumis à la plateforme avait été créé à l’aide d’outils IA. De son côté, Spotify a annoncé avoir supprimé entre 2024 et 2025 près de 75 millions de morceaux jugés frauduleux5, une opération sans précédent qui illustre l’ampleur du phénomène.
L’impact de l’IA sur les modèles de rémunération des artistes
L’intégration massive de l’IA dans le jeu des plateformes remet en question les modèles traditionnels de rémunération. Les systèmes classiques, fondés sur le nombre de streams payants ou publicitaires, peinent à prendre en compte l’authenticité ou la provenance des contenus.
L’intégration massive de l’intelligence artificielle au sein des plateformes de streaming a aussi remis en question les modèles traditionnels de rémunération des artistes. Les dispositifs actuels, principalement fondés sur le volume de streams, qu’ils soient issus d’abonnements payants ou de l’écoute financée par la publicité, peinent à intégrer des critères tels que l’authenticité des œuvres, l’identité des créateurs ou la provenance des contenus diffusés.
La multiplication des titres générés par l’IA complexifie ainsi la répartition équitable des revenus entre les artistes humains ou les utilisateurs à l’origine des prompts. Par ailleurs, la présence de contenus « spam » ou frauduleux générés automatiquement, souvent conçus pour récolter artificiellement des micro-royalties, complique encore la distribution équitable des revenus. Selon une étude de la Confédération internationale des sociétés d’auteurs et compositeurs (CISAC), l’IFPI, l’IA pourrait capter jusqu’à 24 % des revenus des créateurs traditionnels d’ici 20286, entraînant une perte potentielle de plusieurs milliards d’euros pour les artistes.
Transparence et information des utilisateurs
Enfin, l’un des principaux défis de l’IA dans le streaming est la transparence. Les utilisateurs tendent à ignorer si un morceau est humainement créé ou généré par une IA, tel qu’indiqué par une étude Ipsos, montrant que jusqu’à 97 % des auditeurs ne peuvent pas faire cette distinction à l’écoute seule7.
Cette indistinction soulève des enjeux majeurs en matière de confiance et d’expérience utilisateur. C’est dans cette perspective que certaines plateformes, à l’instar de Deezer, ont développé des outils spécifiques de détection et de signalement des titres générés par l’IA. Ces dispositifs visent à mieux informer les utilisateurs, tout en limitant l’influence des contenus automatisés et potentiellement frauduleux sur les systèmes de recommandation.
Céline BERLAN
- https://www.ifpi.org/wp-content/uploads/2024/03/GMR2025_SOTI.pdf ↩︎
- https://www.deezer.com/explore/fr/features/flow/ ↩︎
- https://cnm.fr/wp-content/uploads/2025/06/20250617_CNM_Cartographie-IA_Etude-complete_VF.pdf ↩︎
- https://newsroom-deezer.com/fr/2025/09/deezer-28-musique-generee-par-ia/ ↩︎
- https://newsroom.spotify.com/2025-09-25/spotify-renforce-la-protection-des-artistes-et-des-producteurs-face-a-lia/ ↩︎
- https://www.cisac.org/fr/Actus-Media/news-releases/une-etude-economique-mondiale-etablit-que-lia-generative-menace-lavenir ↩︎
- https://www.ipsos.com/fr-fr/musique-et-ia-97-des-auditeurs-ne-voient-pas-la-difference ↩︎
