Le phénomène Brat : la fan culture en ligne comme culture participative et espace de résistance

De l’œuvre pop au phénomène culturel global
En 2024, le terme brat a connu une trajectoire symbolique remarquable. D’abord associé à une connotation péjorative, « sale gosse » en anglais, il a été réinvesti par la chanteuse Charli XCX à travers son album Brat, avant de circuler bien au-delà du champ musical, dans des contextes culturels, médiatiques et politiques plus larges. L’expression a pris une telle ampleur qu’elle est rapidement entrée dans l’usage courant de la langue : le dictionnaire britannique Collins l’a même désigné « mot de l’année 2024 », en le redéfinissant comme un terme caractérisant une attitude confiante, indépendante et hédoniste. Selon l’éditeur, Brat dépasse largement le succès musical pour devenir une véritable esthétique et un mode de vie, incarné par l’expression brat summer.
Ce glissement sémantique et culturel constitue un point d’entrée pertinent pour analyser les dynamiques actuelles de la fan culture en ligne. Issu à l’origine d’un album pop, le phénomène Brat se transforme rapidement en un ensemble de pratiques participatives, de productions symboliques et de discours identitaires portés par une communauté numérique active. Il ne s’agit donc pas d’un simple engouement, mais d’un phénomène construit collectivement par les fans, illustrant ce que Henry Jenkins définit comme une culture participative, c’est-à-dire un modèle culturel dans lequel les consommateurs ne se contentent pas de recevoir passivement des contenus, mais contribuent activement à leur création, leur circulation et leur interprétation1.
Dans un environnement numérique marqué par la convergence technologique et l’affaiblissement des frontières entre producteurs et publics, le mouvement Brat apparaît comme un objet culturel total : esthétique, communautaire, performatif et politique. L’analyser permet ainsi de saisir concrètement les mécanismes par lesquels les fans deviennent producteurs de sens, médiateurs culturels et parfois acteurs de résistance symbolique.
Définition, caractéristiques et réappropriation du phénomène Brat
Le phénomène Brat repose sur un processus de réappropriation collective. Le terme, historiquement négatif, est resignifié pour désigner un état d’esprit valorisant l’excès, l’audace, l’honnêteté émotionnelle et l’acceptation de l’imperfection. Cette redéfinition ne relève pas uniquement d’une intention artistique de Charli XCX, mais d’un travail interprétatif et performatif mené par les fans eux-mêmes.
Comme l’explique la chanteuse sur TikTok :
« La fille “brat” est une fille un peu bordélique, qui aime faire la fête, qui fait parfois des choses débiles, mais qui est aussi très honnête. »
Cette définition, volontairement floue, fonctionne comme une ressource culturelle ouverte, que les fans peuvent s’approprier, interpréter et décliner selon leurs propres expériences. Elle illustre ce que Jenkins (1992) nomme le braconnage culturel (textual poaching)2: les publics s’emparent d’un texte médiatique pour en extraire des significations adaptées à leurs besoins identitaires et sociaux.
Sur le plan esthétique, Brat se distingue par une forte cohérence visuelle : le vert néon, une typographie volontairement dégradée (Arial étirée et floue), une iconographie brute et un imaginaire oscillant entre punk, grunge, cyberpunk et Y2K. Cette esthétique fonctionne comme un marqueur d’appartenance immédiatement reconnaissable, facilitant sa circulation et sa réappropriation.
Les réseaux sociaux comme infrastructures de la participation
La diffusion du phénomène Brat repose principalement sur les plateformes numériques, en particulier TikTok, Instagram et X. Cependant, comme le rappelle Jenkins (2017)3, ce ne sont pas les plateformes en elles-mêmes qui sont « participatives », mais bien les cultures qui s’y déploient. Les technologies peuvent être interactives, mais la participation relève de dynamiques culturelles et sociales.
Le hashtag #Brat agrège ainsi une variété de productions : vidéos performatives, chorégraphies (comme la danse virale sur Apple), memes, fan arts, détournements graphiques, ou encore outils participatifs comme le Brat Generator, qui permet aux internautes de produire leurs propres visuels inspirés de la charte graphique de l’album.

Ces pratiques illustrent ainsi une distinction essentielle entre interactivité (choisir, cliquer, personnaliser) et participation, entendue comme la capacité à produire collectivement du sens et à influencer une expérience culturelle partagée.
Dans cette perspective, TikTok, et les réseaux sociaux plus largement, peuvent être analysés comme des écologies médiatiques hybrides (Benkler, 2007)4, où coexistent amateurs, artistes, marques, designers et acteurs politiques. Les contenus circulent de manière fluide, se répondent, se transforment et s’enrichissent mutuellement, renforçant la visibilité et la longévité du phénomène.
Fan culture, convergence et production symbolique
Les travaux de Mélanie Bourdaa5 montrent que les créations de fans participent activement à la circulation et à la promotion des œuvres culturelles, souvent de manière non institutionnelle. Dans le cas de Brat, les productions des fans fonctionnent comme une économie numérique gratuite, où l’engagement repose moins sur une logique marchande que sur l’affect, l’appartenance et la reconnaissance symbolique.
Ce phénomène s’inscrit pleinement dans la convergence culturelle (Jenkins)6, où les fans deviennent à la fois consommateurs, producteurs et prescripteurs. Comme pour des séries telles que Games of Thrones, on observe une porosité croissante entre stratégies officielles et initiatives issues du fandom. Toutefois, Brat se distingue par une autonomie forte des fans, dont les créations précèdent parfois toute récupération institutionnelle.
Communauté, identité collective et affect
Le phénomène Brat repose également sur une forte dimension affective. Être brat ne signifie pas seulement aimer un album, mais investir émotionnellement un univers symbolique qui permet de se dire, de se montrer et de se reconnaître. Les fans se constituent en communautés d’affinités, parfois éphémères, parfois durables, circulant entre différentes plateformes dans une logique de « résidence multiple » (Baym)7.
Cette dynamique favorise la construction d’identités collectives numériques, fondées sur le partage de valeurs, d’esthétiques et d’expériences. Comme le souligne Nathalie Paton (2015)8, ces formes de participation peuvent constituer des modes d’individuation subversifs, permettant de s’émanciper des normes dominantes tout en s’inscrivant dans un collectif.
Brat entre résistance symbolique et mainstreamisation
Le phénomène Brat peut ainsi être interprété comme une réponse aux discours normatifs et conservateurs largement diffusés sur les réseaux sociaux, en particulier ceux portés par les mouvements tradwife, qui promeuvent une féminité disciplinée, ordonnée et conforme aux rôles traditionnels. À rebours de ces injonctions, l’esthétique Brat valorise le désordre, l’excès et l’imperfection comme des formes d’affirmation et de résistance symbolique.
Cette posture rappelle les dynamiques des subcultures punk telles qu’analysées par la Birmingham School of Cultural Studies, notamment par Dick Hebdige9. Toutefois, contrairement au punk historique, Brat ne se situe pas en opposition frontale à la culture mainstream. Il s’agit plutôt d’une résistance relationnelle, diffuse et partiellement intégrée, qui joue avec les codes dominants tout en les détournant.
L’anti-design adopté par Charli XCX, choix d’une couleur « moche », typographie volontairement dégradée, minimalisme brutal, s’inscrit pleinement dans cette logique. En cassant les conventions esthétiques, Brat questionne les normes du « beau » et du « professionnel », tout en facilitant la viralité et l’appropriation par les fans. Cette stratégie rappelle que, comme dans le punk, « s’il n’y a rien d’intouchable, tout peut être récupéré et retravaillé » (Hall, 1981)10.
La récupération des codes Brat dans la campagne de Kamala Harris illustre aussi la porosité croissante entre culture populaire, fan culture et communication politique. En mobilisant une esthétique et un imaginaire issus de communautés jeunes, féminines et queer, la sphère politique reconnaît implicitement le pouvoir symbolique et mobilisateur des fandoms.
Ce glissement confirme l’évolution des fan cultures vers des formes d’engagement civique et d’activisme, décrites dans les fan studies comme une troisième phase du fandom : après la résistance et la participation, l’activation politique.
Conclusion : Brat comme symptôme culturel de l’ère numérique
Le phénomène Brat constitue un révélateur puissant des transformations contemporaines de la culture fan en ligne. À travers lui se déploient les logiques de culture participative, de convergence médiatique, de production symbolique et d’engagement affectif. Plus qu’un prolongement d’un album pop, Brat apparaît comme un espace d’identification, de jeu et de résistance symbolique.
En mobilisant l’anti-design, l’imperfection et l’ironie, Charli XCX a su transformer une vision personnelle en un univers culturel ouvert, massivement réapproprié par les fans. Le succès de Brat montre que la singularité, longtemps reléguée à la marge, peut devenir mainstream sans se défaire totalement de sa charge critique.
Enfin, la persistance des réappropriations par les fans, bien au-delà du brat summer, confirme que ce phénomène ne relève pas d’un simple effet de mode, mais d’une dynamique culturelle durable, où création artistique, design et fan culture s’entrelacent pour raconter de nouvelles histoires collectives.
Zoé MOTTE
- Jenkins, H. (2006). Convergence Culture: Where Old and New Media Collide. New York : New York University Press. ↩︎
- Jenkins, H. (1992). Textual Poachers: Television Fans and Participatory Culture. New York : Routledge.
↩︎ - Jenkins, H., Ito, M., & boyd, d. (2017). Culture participative : Une conversation sur la jeunesse, l’éducation et l’action dans un monde connecté. Caen : C&F Éditions. ↩︎
- Benkler, Y. (2007). The Wealth of Networks: How Social Production Transforms Markets and Freedom. New Haven : Yale University Press. ↩︎
- Bourdaa, M. (2016). La promotion par les créations de fans. Raisons politiques, n°62, p. 101-115. ↩︎
- Jenkins, H. (2006). Convergence Culture: Where Old and New Media Collide. New York : New York University Press. ↩︎
- Baym, N. K. (2015). Personal Connections in the Digital Age. Cambridge : Polity Press. ↩︎
- Paton, N. (2015). La e-participation subversive comme mode d’individuation. Revue française des sciences de l’information et de la communication, no. 7. ↩︎
- Hebdige, D. (1979). Subculture: The Meaning of Style. Londres : Methuen. ↩︎
- Hall, S. (1981). « Notes on Deconstructing “the Popular” ». In Samuel, R. (dir.), People’s History and Socialist Theory, p. 227-240. Londres : Routledge. ↩︎
Bibliographie
Ouvrages et articles académiques :
Baym, N. K. (2015). Personal Connections in the Digital Age. Cambridge : Polity Press.
Benkler, Y. (2007). The Wealth of Networks: How Social Production Transforms Markets and Freedom. New Haven : Yale University Press.
Bourdaa, M. (2016). La promotion par les créations de fans. Raisons politiques, n°62, p. 101-115.
Hall, S. (1981). « Notes on Deconstructing “the Popular” ». In Samuel, R. (dir.), People’s History and Socialist Theory, p. 227-240. Londres : Routledge.
Hebdige, D. (1979). Subculture: The Meaning of Style. Londres : Methuen.
Jenkins, H. (1992). Textual Poachers: Television Fans and Participatory Culture. New York : Routledge.
Jenkins, H. (2006). Convergence Culture: Where Old and New Media Collide. New York : New York University Press.
Jenkins, H., Ito, M., & boyd, d. (2017). Culture participative : Une conversation sur la jeunesse, l’éducation et l’action dans un monde connecté. Caen : C&F Éditions.
Paton, N. (2015). La e-participation subversive comme mode d’individuation. Revue française des sciences de l’information et de la communication, no. 7.
Sources journalistiques et web :
Collins Dictionary (2024). Word of the Year: Brat.
https://www.collinsdictionary.com/word-lovers-blog/new/collins-word-of-the-year-2024,456,HCB.html
Les Alfredines (2024). « Le Brat Summer, le vert et l’anti-design ».
https://www.lesalfredines.com/post/le-brat-summer-le-vert-et-l-anti-design
Le Monde (2024). « Brat mot de l’année 2024 pour le dictionnaire Collins ».
https://www.lemonde.fr/culture/article/2024/11/01/brat-mot-de-l-annee-2024-pour-le-dictionnaire-collins_6370684_3246.html
