Gouvernance des médias : quelles solutions pour garantir une information indépendante et plurielle ?
La concentration des médias n’est pas quelque chose de nouveau en France. Dans les années 1980, le Groupe Hersant détenait près de 40% de la presse écrite. Cependant, aujourd’hui, nous entrons dans un contexte d’hyper-concentration, où seules 9 personnes possèdent 90% des médias. Le Groupe Vivendi, piloté par Vincent Bolloré, s’inscrit profondément dans le paysage médiatique et culturel français en détenant plusieurs chaînes de télévision (Canal+, CNews, C8, CStar, Planète+, etc.), une radio (Europe 1), des journaux (Le Journal du dimanche, Paris Match), des maisons d’édition (Editis et sûrement bientôt son principal concurrent Hachette Livre) et Prisma media (Capital, Femme actuelle, Geo, Ça m’intéresse, Télé-Loisirs, Voici, etc.). Il y a aussi le milliardaire Bernard Arnault, via LVMH, qui détient maintenant les journaux Le Parisien, Les Echos, la station Radio Classique, mais aussi des parts de Challenge et de Sciences et Avenir. On connaît aussi l’industriel du BTP Martin Bouygues, qui possède 8 chaînes de télévision, Xavier Niel le patron de Free qui investit de plus en plus dans le Groupe Le Monde, ou encore un autre géant des télécoms, Patrick Drahi, qui détient Libération, et NextRadio (RMC, BFM et BFM TV).
Mais ce qui pousse aujourd’hui 250 professionnels de la presse, de la télévision et de la radio à donner l’alerte à travers leur collectif Informer n’est pas un délit, c’est davantage pour éclairer sur le chamboulement que créent parfois ces acquisitions dans le travail des journalistes. Par exemple, Vincent Bolloré a cette réputation de semer la zizanie dès qu’il s’empare d’un nouveau média, en démantelant la rédaction puis en lui instaurant une prise en main idéologique. Ainsi, en 2016, après un mois de grève, un tiers de la rédaction avait démissionné de la chaîne iTélé, devenue CNews, pour dénoncer la tournure polémique que prenait la chaîne. En été 2020, Patrick Drahi avait lui mis en place un plan social pour licencier un tiers des effectifs de BFM TV, qui était pourtant la chaîne d’information la plus rentable.
Les professionnels du secteur souhaitent donc créer le débat afin de continuer d’offrir aux personnes le droit d’accéder à une information indépendante et plurielle, qui est une condition essentielle au bon fonctionnement d’une démocratie. Dans leur livre L’information est un bien public (Seuil, 2021), Julia Cagé et Benoît Huet essaient ainsi de présenter des solutions pour protéger l’indépendance des médias, en séparant le plus possible l’actionnariat de la rédaction.
Mise à jour de la loi de 1986
Au mois de novembre 2021, le Sénat a lancé une commission d’enquête afin d’évaluer les impacts possibles de la concentration des médias sur la démocratie. Cette demande, déposée par des législateurs socialistes, a pour but de “mettre en lumière les conditions d’achat et de regroupement qui ont abouti à ce paysage de la presse et de l’audiovisuel très concentré”. Cette commission d’enquête rendra ses comptes le 2 mai prochain, après avoir entendu tous les propriétaires des médias sur la façon dont ils garantissent l’indépendance de leurs journaux. Une de leurs propositions est la refonte de la loi de 1986, avec notamment la création d’un statut juridique pour les rédactions. Initialement, cette loi s’assure du “respect de l’expression pluraliste des courants de pensée et d’opinion dans les programmes des services de radio et de télévision”. C’est notamment elle qui empêche qu’un propriétaire de médias ne détienne plus de 30% de la diffusion de la presse quotidienne d’information politique et générale. Aujourd’hui, aucun acteur ne possède autant de parts dans l’information. Les 250 professionnels du secteur souhaitent alors que cette loi aille plus loin que la réglementation sur le capital, en donnant plus de pouvoir juridique aux rédactions dans la gouvernance des médias, et en condamnant le ”délit de trafic d’influence en matière de presse » dans le but de « limiter tout interventionnisme des actionnaires”.
La forme juridique des médias
La majorité des médias a aujourd’hui pour statut juridique celui de société commerciale.
Société commerciale | Association | Société coopérative | |
Presse écrite | Presse nationale : Le Monde, Le Figaro, Les Echos-Le Parisien, Prisma Presse, Bayard, Médiapart, etc.Presse régionale : Ouest-France, La Dépêche du Midi, La Voix du Nord, La Provence, Sud Ouest | Disclose, Reporterre, BastaMag, Le Vent Se Lève, etc. | Alternatives Economiques, VoxEurop, Mag2Lyon, Blast |
Audiovisuel privé | TF1, M6-RTL, Altice (RMC, BFM), NRJ Group, Vivendi (Canal+, CNews), Lagardère (Europe 1) | Radio Courtoisie, Télé Bocal, Radio Libertaire | “Le Média” |
Audiovisuel public | Radio France, France Télévisions, Arte, France Médias Monde, LCP-Public Sénat |
Ce statut permet aux médias de garder le contrôle sur la base du principe “1 action = 1 voix”. C’est un schéma qui est rassurant pour les investisseurs car il y a une corrélation directe entre la détention et le pouvoir décisionnaire. Aussi, l’application du droit des sociétés apporte une sécurité juridique, la cessibilité des actions est facilitée, et il y a la possibilité de rendre les actions négociables sur un marché réglementé (bourse). La limite de ce statut juridique des médias dans le partage de l’information est qu’il y a alors une confrontation entre le contrat de travail du journaliste qui le lie hiérarchiquement aux dirigeants du média qui l’emploie, et à l’impératif de mener à bien sa mission d’information résultant de la déontologie. La plupart de ces sociétés commerciales se finançant aujourd’hui par la publicité, les actionnaires, mais aussi les régies publicitaires, peuvent exercer un pouvoir de pression sur les contenus éditoriaux. Ce fut le cas par exemple pour le journal Libération, où un article sur Bernard Arnault avait provoqué une baisse drastique des investissements publicitaires du groupe LVMH dans le journal, par “vengeance”, pour un manque à gagner estimé à 700 000 euros. Néanmoins, les médias ne sont pas des sociétés commerciales comme les autres. L’article 4 de la loi du 1er août 1986 empêche en effet qu’un média de presse puisse être vendu comme n’importe quelle autre entreprise. “Toute cession doit être soumise à l’agrément du conseil d’administration ou du conseil de surveillance”. En ce sens, la juridiction reconnaît qu’un journal de presse touche à la société, et possède donc les caractéristiques d’un bien public. Cependant, cette loi ne s’applique pas aux sociétés par action simplifiée, alors que la plupart des journaux aujourd’hui ont ce type de statut. Aussi, cette loi ne prend pas en compte le fait qu’aujourd’hui beaucoup de sociétés appartiennent à une même holding, leur permettant de répartir les titres de propriétés entre les différentes sociétés qu’elle possède.
Certains journaux ont donc décidé de se référer tout seuls aux principes contractuels pour protéger leur indépendance. C’est par exemple le cas pour Le Canard Enchaîné, qui a décidé que toute cession doit être étudiée par le Conseil d’Administration, et qu’une personne peut détenir une action dans le journal à la seule condition d’être un salarié ou ancien salarié. Aucune entreprise ne peut donc aujourd’hui racheter Le Canard Enchaîné, lui garantissant une entière indépendance éditoriale.
Association et fondation d’utilité publique
Ouest-France, plus grand journal régional sur l’année 2020-2021 en nombre de diffusions, est le principal utilisateur du modèle de l’association. Cette décision avait été prise à l’époque pour se protéger d’un potentiel rachat par le Groupe Hersant. L’indépendance de ce journal est garantie dans le fait que personne ne peut le racheter, mais ce modèle associatif comporte des limites sur la transparence de son mode de fonctionnement et des membres qui en font partie. D’autres journaux régionaux ont préféré quant à eux le modèle de fondation d’utilité publique, tels que La Montagne ou L’Yonne Républicaine. Le journal est rattaché à une fondation, qui n’a pas d’activité commerciale, mais qui détient les titres de la société éditrice, sans avoir de pouvoir de gestion. Comme c’est l’Etat qui désigne un tiers des membres du Conseil d’Administration, ce modèle fonctionne pour certains journaux, mais pourrait poser problème pour des journaux qui ont une position éditoriale plus critique vis-à-vis des activités de l’Etat.
L’importance croissante du modèle de la fondation
Dans leur livre L’information est un bien public (Seuil, 2021), Julia Cagé et Benoît Huet s’intéressent d’abord en profondeur au modèle de la fondation comme alternative à la société commerciale. Le Monde, Mediapart, L’Obs et Libération sont quatre journaux qui ont décidé d’utiliser ce nouveau modèle, qui doit permettre de “sanctuariser l’indépendance” des rédactions. Concernant Le Monde, ce sont les salariés qui sont parvenus à obtenir des deux coactionnaires Xavier Niel et Matthieu Pigasse la création de cette fondation. Pour résumer, les personnes qui dirigent les fondations ne peuvent pas gagner d’argent ni de dividende, ils sont désintéressés financièrement. De plus, les rédactions y possèdent un droit d’agrément, c’est-à-dire qu’elles peuvent s’opposer à toute cession. Dans le cas du Monde, c’est Xavier Niel qui a décidé de transférer les actions qu’ils possédaient (30%) à un fonds de dotation, encourageant les autres actionnaires à faire de même. Ce fonds de dotation, qui est donc dans les faits différent d’une fondation, prévoit un certain nombre de protections en termes d’indépendance accordée à la rédaction du Groupe Le Monde, que sont l’incessibilité par le fonds de dotation de la participation de Xavier Niel dans le groupe, et une représentation du Pôle d’indépendance dans la gouvernance de ce fonds au conseil d’administration duquel Xavier Niel ne siègera pas. Il est toutefois intéressant de souligner que la place de Xavier Niel au sein du fonds de dotation ne pouvant être cédée, cela remplace la problématique de l’indépendance par celle de la gouvernance.
Les propositions de Julia Cagé et Benoît Huet
Finalement, dans les faits, aucune solution optimale n’est disponible en France aujourd’hui pour garantir l’indépendance des rédactions vis-à-vis de l’actionnariat ou du pouvoir, principalement à cause de règles de loi mal adaptées au secteur particulier des médias. Julia Cagé et Benoît Huet ont ainsi réfléchi à des propositions à inscrire dans la “loi de démocratisation de l’information”, afin qu’elles s’adaptent à un média qui se voudrait à but non lucratif. Ils souhaitent notamment :
- que les entreprises éditrices de presse comptent dans leurs organes de gouvernance et conseil d’administration au moins la moitié de représentants des salariés, parmi lesquels au moins deux tiers de journalistes;
- que le directeur ou la directrice de la rédaction soit nommé par un organe de gouvernance paritaire, élu à la majorité des votants et avec un taux de participation d’au moins 50% par l’ensemble des journalistes;
- que tout transfert de titres soit soumis à l’agrément de l’organe de gouvernance paritaire;
- que toutes les informations relatives à l’identité des membres des organes dirigeants et de la composition du capital soit facilement accessible à la connaissance de l’ensemble des citoyens;
- que l’entreprise éditrice de presse consacre au moins 35% de son chiffre d’affaires aux charges de personnel, dont au moins la moitié composés de journalistes professionnels;
- que l’entreprise éditrice de presse affecte une fraction au moins égale à 70% des bénéfices de l’exercice à la constitution d’une réserve statutaire obligatoire consacrée au maintien ou au développement de l’activité de l’entreprise.
- etc.
La question du financement de l’information
Toutes ces idées ont pour racine la question du financement de l’information. Dans un contexte où les individus sont de moins en moins prêts à payer pour accéder à l’information, il faut bien que les journaux gardent les moyens de se financer pour exister. Avec la baisse des revenus publicitaires et la diminution des ventes et abonnements, les médias d’information sont, par la loi du marché, devenus “à but non lucratif”, alors que les charges et les coûts pour produire une information de qualité sont toujours présents. Dès lors, même si on remplace le modèle de la société commerciale par un fonds de dotation, une fondation ou autre, il faut que le média puisse continuer d’exercer une activité commerciale afin de financer son activité. Ainsi, la problématique finale est de réussir à créer un nouveau cadre légal dans la distribution des revenus de la presse, afin de s’assurer qu’ils soient motivés par la simple production d’une information de qualité, indépendante et plurielle.
Léa Moreau
Sources :
- Julia Cagé et Benoît Huet, L’information est un bien public, édition du Seuil, 2021.
- « La concentration des médias nuit-elle au pluralisme ? », France Culture, 26 décembre 2021 https://www.franceculture.fr/emissions/l-esprit-public/quelle-credibilite-accorder-aux-sondages
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