DATA EN OPN BAR CHEZ PERNOD RICARD

Depuis 3 ans, Pernod Ricard peaufine un prototype de bar à cocktails connecté, l’Opn, qui pourrait disrupter le secteur des spiritueux. Mais la data est-elle le meilleur accompagnement des alcools forts ?

Annoncé depuis 2014 sous le nom de code « Projet Gutenberg », puis rebaptisé« Opn » en 2017 pour un lancement en 2018, le minibar connecté de Pernod Ricard est composé de 29 cartouches amovibles, indépendantes les unes des autres, et dotées d’un bec verseur. Ces dernières sont jetables, une fois vides, et contiennent toutes des alcools brandés Pernod Ricard (Ricard, Chivas, Absolut, Havana Club, Malibu… On recense 15 marques stratégiques locales et 13 marques stratégiques internationales : au total, 28, presque la totalité des cartouches prévues qu’une stratégie de longue traîne pourra ainsi valoriser).

Posée sur un plateau doté d’une puce NFC, la partie physique est reliée à une application mobile via le bluetooth et le wifi. L’application, personnalisée, permet de monitorer les volumes de liquides. Qu’il s’agisse de mixologie, en suivant des recettes de cocktail sur l’application : l’alcool à tirer clignote jusqu’à s’éteindre, quand le bon dosage est enfin atteint. Puis, on passe au deuxième produit à mélanger qui s’allume et ainsi de suite. Ou, qu’il s’agisse de réassortiment : si le niveau d’un alcool est bas, il est immédiatement repéré par l’application en ligne qui le commande automatiquement. L’application est interactive et propose des choix lui permettant de comprendre les goûts de l’utilisateur, au-delà du recensement de ses recherches en pull (300 recettes de cocktails ont été créées à partir des alcools Pernod Ricard et sont disponibles sur l’application dédiée).

La segmentation clients

Ce prototype du BIG (le Breakthrough Innovation Group, la cellule de disruption de la marque) repense la consommation d’alcool autour de trois insights : les nouveaux usages liés à la data, l’accompagnement des produits Pernod Ricard dans une logique de vente et de visibilité soumise aux impératifs de la loi Evin, et la forte culture des bars et de la mixologie. Ces 3 paramètres définissent la cible clients d’Opn : évidemment, un consommateur majeur, connecté, possesseur de nouveaux devices (tablette, smartphone) et utilisateur d’applications. Un consommateur d’alcools, sensible aux innovations produits et technologies (donc, dans un premier temps, des innovators et des early adopters) et indépendant financièrement.

Les baromètres de la consommation de boissons alcoolisées et autres études Nielsen dégagent des trends auxquels les usages d’Opn sont liés et affinent la cible. Dans le monde des vins et des spiritueux, le cocktail reste un puissant créateur de valeur, synonyme d’expérience et d’évasion gustative[1]. En France, les jeunes en sont les premiers consommateurs[2]. Et, 72% des Français déclarent déguster des cocktails chez eux, donc hors des circuits classiques des CHR (Cafés Hôtels Restaurants)[3] [4]. C’est ce segment client plus spécifique qui est visé. En résumé : voilà un consommateur jeune, friand de créativité alcoolisée et que l’on touche chez lui.

L’Opn s’articule ainsi autour d’une logique de commerce everywhere. Le bar connecté transforme un lieu privé avec les marqueurs typiques du CHR (la carte de cocktails, les produits, la mixologie experte du barman) et propose au client une expérience at home riche autour de la convivialité (création d’évènements auxquels on convie ses amis, possibilité de sonder leurs goûts en ligne, création de « before » avant de sortir, etc.).

L’objet connecté inverse la chaîne de valeur usuelle de la consommation de spiritueux. On part du dernier point de contact du parcours client, du « dernier mètre » avant la décision d’achat, pour repenser l’expérience consommateur à rebours d’un marketing top-down. A la question qui travaillait Pernod Ricard, « comment être visible en CHR en proposant des services facilitant l’achat de produits Pernod Ricard », l’Opn a trouvé une réponse inédite : investir les modes de vie cocooning des consommateurs et penser son minibar sur le modèle d’un e-commerce qui agrège les clients ne passant pas par la case CHR.

Un bémol néanmoins : la question de la  substitution des recharges, avec des marques moins chères, pourrait mettre à mal la réussite du business model, à l’instar des fabricants d’imprimante (concurrencées par des fabricants de cartouches d’encre meilleur marché), ou de Nespresso, dont les machines sont devenues compatibles avec des capsules d’autres constructeurs.

L’Opn, une proposition au point ?

Si l’Opn est en dernière phase de test, on peut d’ores et déjà critiquer l’ergonomie du produit et son positionnement.

  • Le pianocktail et la promesse technologique : c’est la source littéraire revendiquée par Pernod Ricard. Dans L’Ecume des jours, l’écrivain crée ce mot-valise (pianocktail) pour désigner un piano bar au sens propre du terme : un piano qui produirait une boisson alcoolisée dont le goût traduirait les sensations éprouvées à l’écoute d’un morceau de musique. Voilà une promesse marketing forte et quasi intenable! C’est davantage la démarche intellectuelle de Vian qui a guidé la cellule BIG : partir d’une expression, « une bibliothèque d’alcools », et la prendre au pied de la lettre pour inventer un produit avec une identité forte. Dans leur communication, le parti pris d’un storytelling revendiquant cette référence brouille l’ADN de l’Opn. On est davantage sur la réinvention de la flasque d’alcool (les cartouches jetables). Les emprunts à l’univers du livre pour customiser l’Opn (ses matières) ne sont justifiés aujourd’hui que pour décomplexer l’achat d’alcool et se rapprocher de la vente en ligne de livres.

Par contrecoup, ce packaging gomme l’aspect tech de l’Opn, à un moment où d’autres solutions connectées existent, notamment le Somabar, une innovation qui intègre les mêmes fonctions en lien avec les nouveaux devices, sans restriction aux marques d’alcool, plus une mixologie automatisée par la machine.

  • L’automation du réassort : jamais à sec, l’Opn propose un réassortiment qui, s’il est vraiment automatique, pose problème. Cette fonctionnalité se démocratise pour les produits de consommation présents en grande distribution. On pense à la Smart Drop d’Evian pour passer commande d’eau ou au Dash Button d’Amazon. Avec Pernod Ricard, on est sur une obligation de rappel de consommation avec modération, et un produit très encadré par la loi. Un réassortiment absolument automatique ne nous parait pas envisageable. On suppose que l’application, quand elle détecte le niveau bas d’une cartouche, envoie un pop-up d’information au client. Ce dernier, s’il souhaite recommander l’item, donne son consentement via un opt-in et un écran où le consommateur doit déclarer être majeur (date de naissance à valider). Rappelons aussi la réglementation des ventes à emporter des boissons alcoolisées, interdites entre 22H et 8h, qui suspend la prise en compte de la commande sur ce laps de temps, sans torpiller la promesse marketing (on ne se fait livrer qu’aux heures ouvrables en France).
  • Autre problème lié à la consommation d’alcool fidélisée par la marque : la santé du client. Nous n‘avons pas d’informations sur des menus de l’Opn où le compte client serait associé à une déclaration santé personnalisée. Dans le cas d’un consommateur diabétique, quelle association est possible pour conjuguer le plaisir de la dégustation et le suivi de son bien-être sans obliger à la collecte de data sanitaires? De plus, nous ne savons pas si l’Opn est associé avec une autre application développée par Pernod Ricard : Wise Drinking (suivi de la consommation en temps réel, calcul du taux d’alcoolémie, appel d’un référent ou d’une compagnie de taxis quand le client est en abus d’alcool).

Au final, l’Opn est un puissant collecteur de data sensibles qui engagent l’identité sociale de la personne (sa propension à être plus ou moins fêtard) et, potentiellement, les déviances liées à l’alcool (l’alcoolisme mondain, notamment). Les mesures propriétaires sur les données posées par Pernod Ricard (via sa régulation technique de l’accès à l’application) vont-elles forcément s’accompagner d’accords stricts de confidentialité ? L’adoption sur le long terme des objets connectés est à ce prix…

Nicolas Bauche

[1] Fédération Française des Spiritueux : http://www.spiritueux.fr/maj/phototheque/photos/pdf/ffs_reperes2013.pdf

[2] Baromètre 2014 de la consommation des boissons alcoolisées

[3] Ibid

[4] 54% des consommateurs de cocktails ne consomment pas les mêmes recettes tout au long de l’année (Etude Cocktail, Nielsen, 2016)

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